9782383861003 Marie de Beaujeu NE

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Élisabeth Bourgois

ARIE DE EAUJEU

Roman historique

Note de l'auteur

Ce livre s’inspire de la véritable histoire de Marie de Beaujeu, qui vécut dans la vieille Tour dominant le village de Beaujeu en Franche-Comté au XIIIe siècle, sous le règne de Louis IX.

Jeune fiancée, je fis la connaissance de toute ma future belle-famille dans cette Tour. C’est là que naquit ma belle-mère en 1921. Elle me parla de Marie et d’un seigneur qui lui était contemporain, nommé Érard de Blamont.

Trente ans plus tard, en 2004, j’en fis un roman. Fille du Nord, j’y ai ajouté les personnages de Marguerite et de Jeanne de Flandre, deux figures historiques qui vivaient également à cette époque et avaient un lien particulier avec le roi.

Ces femmes et ces hommes qui s’inscrivent dans l’Histoire de France, évoluant dans ce livre aux côtés de personnages romanesques, nous permettent de mieux comprendre cette période historique, riche et complexe, qui ne doit pas être oubliée.

Élisabeth Bourgois

« Il faut savoir risquer la peur comme on risque la mort, le vrai courage est dans ce risque. »

PARTIE I

Printemps 1267

Le seigneur Érard de Blamont se sentait à l’étroit dans son château construit aux abords des montagnes du Jura. Il s’évertuait depuis plusieurs mois à trouver un fief digne de son appétit de luxe et de puissance. Élargissant ses investigations à une région plus lointaine, il était arrivé dans la Comté 1, sur les bords de la Saône qui roulait ses profondes eaux d’hiver contre les berges d’herbe verte. L’air était frais et les bourgeons des arbres étaient encore emmitouflés dans leur gangue sombre et collante de suc.

Cela faisait déjà une heure qu’il chevauchait quand il s’arrêta, subjugué par ce qu’il découvrait. Au loin, déchirant les dernières brumes de l’aube, le Clos de Beaujeu dévoilait sa forteresse qui semblait pouvoir résister, des siècles durant, à tout assaillant. À l’orée de la forêt dominant légèrement la vallée, Érard de Blamont et ses quelques hommes d’armes, se tinrent immobiles un long moment. Cachés par les arbres, ils observaient le village fortifié.

1. La Comté faisait partie du comté de Bourgogne, elle est devenue par la suite la Franche-Comté.

« Magnifique, se dit le seigneur de Blamont, ce château est admirablement situé, il est grand, solide, bien entretenu… voilà exactement ce qu’il me faut. »

Avec le plus de discrétion possible, il en fit le tour et comprit rapidement que ses hommes d’armes ne pourraient aisément en venir à bout. Il y avait plusieurs larges enceintes et de nombreux gardes.

Dans une des chambres du château, un fin rayon de soleil s’était glissé à travers le volet de bois de l’étroite fenêtre et les courtines mal fermées d’un large lit. Il jouait sur les paupières closes d’une jeune fille endormie dont les boucles blondes s’échappaient de son bonnet de toile fine. Elle se retourna et enfouit son visage sous la lourde couverture de fourrure. Elle resta un instant immobile, goûtant la tiédeur des draps. Elle pensait à la journée qui s’annonçait calme et agréable. Elle s’étira, sourit de bonheur et se tourna vers la fenêtre d’où jaillissait la lumière. Elle attrapa une tunique suspendue à côté du lit et l’enfila sous les couvertures.

Frissonnante dans la fraîcheur du petit matin, elle courut jusqu’à la fenêtre taillée dans l’épaisseur du large mur de pierre et en ouvrit le volet. Sur le rebord velouté par une mousse verte, un oisillon releva la tête, surpris, pépia d’une voix un peu enrouée et s’envola brusquement d’un coup d’aile.

La jeune Marie le regarda virevolter dans le ciel limpide. Elle se pencha légèrement pour apercevoir ce qui se passait dans la cour du château qui bruissait déjà d’activités. Des hommes soulevaient de grosses poutres de bois et les déposaient sur un chariot.

Elle se précipita dans la chambre, prit un petit pot dont elle versa l’eau froide dans une cuvette de terre cuite et s’aspergea le visage.

Elle s’habillait quand sa nourrice Bérengère entra.

— Déjà debout et habillée Damoiselle Marie ! s’exclama-t-elle, pourquoi tant de hâte ?

— Père conduit le bois au moulin, j’ai envie de regarder.

— Laissez-moi le temps de vous coiffer, gronda la nourrice, vous êtes tout échevelée !

— Vite, vite, ils vont partir.

— Vous n’aurez aucun mal à les rattraper, bougonna-t-elle, asseyez-vous !

Docile, Marie se laissa faire, grimaçant quand le peigne tirait un peu trop ses longs cheveux.

Pendant ce temps, Érard de Blamont était remonté vers la forêt, se retournant sans cesse pour admirer l’objet de ses désirs. Il lui fallait trouver un stratagème pour s’approprier ce magnifique château. Il le voulait et il l’aurait !

Il en était là dans ses réflexions, marchant de long en large sous le couvert des arbres, quand il aperçut au loin un groupe d’une dizaine d’hommes pauvrement vêtus qui avançaient sur un chemin boueux, poussant un chariot chargé de lourdes poutres de bois. Bandant leurs muscles, ils peinaient dans une côte.

À cheval près d’eux, un homme vêtu d’une longue robe brune avançait au pas, surveillant attentivement le transport. Il était accompagné d’enfants qui couraient en tous sens, excités par la manœuvre délicate.

— Il eut fallu faire plusieurs voyages, gronda Hugues de Beaujeu. Dans cette boue, il devient impossible d’avancer.

— Il n’y a qu’un petit passage difficile, Messire, ensuite le chemin descend vers la rivière et le chariot roulera tout seul, lui répondit un homme à la large carrure et au dos voûté.

— Oui, Pierre, mais veillez à ce que personne ne lâche, sinon vous risquez de faire de gros dégâts. La prochaine fois, vous prendrez un cheval, ce sera plus facile… Reculez les enfants ! Restez sur le côté !

— Un cheval est utile pour tirer, mais comment pourrait-il retenir la charge ? bougonna Pierre.

S’arc-boutant, les hommes firent un effort colossal pour glisser les grosses roues de bois hors de la terre collante qui semblait aspirer le chargement.

— Marie, recule ! cria Hugues à sa fille qui venait d’arriver.

— Ne peut-on les aider, Père ?

— Que peux-tu faire face à un tel poids ! Tu vas les gêner, reste dans la clairière avec ton frère Charles.

Obéissante, elle rejoignit ce dernier.

— C’est dommage que Jehan n’ait pas voulu venir avec nous, dit-elle, c’est amusant de voir comment on porte ces grosses poutres pour réparer le moulin.

— Oh, je renonce à ce qu’il nous suive, répliqua Charles, un garçon de quinze ans à la puissante carrure, j’aurais pourtant apprécié d’avoir un frère aîné avec qui je puis faire de nombreuses choses, mais il n’aime que ses livres… heureusement que tu es là !

Tous les enfants du village étaient sortis de Beaujeu pour assister au transport des énormes planches de chêne qui devaient servir à réparer le moulin, endommagé pendant l’hiver par une grosse crue.

Les arbres avaient été coupés depuis longtemps en prévision de l’agrandissement d’une aile du château de Beaujeu. Ils avaient ensuite été mis dans l’eau tout un hiver pour durcir. Séchés pendant plusieurs mois, puis découpés en grosses et belles poutres, ils avaient été fumés et salés, ce qui assurait ainsi leur excellente conservation.

La réparation du moulin était devenue cependant plus urgente à entreprendre que les travaux du château, car il était indispensable de pouvoir moudre le grain pour fournir la farine à tout le village.

Les paysans s’étaient regroupés pour aider Pierre le meunier et leur châtelain Hugues de Beaujeu à qui appartenait le moulin.

Des dizaines d’enfants s’égayaient ainsi dans la prairie. Les petits paysans étaient chaussés de lourds sabots de bois et vêtus de tuniques de grosse toile, les fillettes relevaient leurs longues robes pour éviter qu’elles ne se mouillent au contact des herbes humides.

— Regarde ! cria soudainement Marie à Charles.

L’effort des hommes avait permis de pousser le chariot en haut du petit chemin. Il y était resté un instant immobile, puis avait pris un élan inexorable vers la rivière en contre bas. Hugues s’était précipité de son cheval et au milieu des paysans, retenait le chargement dans un effort inouï. Charles accourut et s’accrocha, lui aussi, aux poutres, se blessant les mains sur les fins éclats de bois. Il regarda son ami Guy, le fils du meunier, du même âge que lui et qui était rouge d’effort. Les deux jeunes gens éclatèrent de rire.

— Ces poutres sont... si lourdes que... le moulin va résister... des milliers d’années, s’exclama Charles en soufflant.

— Sauf si la nature se fâche ! répliqua Guy.

— Ou qu’il y ait bataille ! Dieu du ciel... nous allons être emportés !

Il n’est jamais bon de rire dans l’effort et lâchant soudainement prise, Charles glissa sous le chariot.

— Charles ! cria Hugues en voyant son fils sur le point d’être écrasé par les roues, dégage-toi, vite !

Le chariot avançait toujours et les grosses roues s’approchaient des jambes du garçon qui, collé à la terre gluante, avait toutes les peines du monde à se glisser sur le côté. Le regard affolé, le cœur battant à tout rompre, il faisait des efforts désordonnés et inutiles sous l’emprise de la panique. Tout le monde hurlait, mais personne ne pouvait l’aider.

Marie s’aperçut de l’imminence du drame et se précipita sous le chariot toujours en mouvement.

— Marie ! Que fais-tu ? rugit Hugues qui n’osait lâcher prise.

La jeune fille ne prit garde au cri de son père, elle tira violemment sur les bras de son frère qui glissa sur le côté du chemin, ses jambes frôlant la lourde roue.

— Ouf ! souffla-t-il, allongé près de Marie qui avait roulé à côté de lui. Merci. Seul je n’y arrivais pas !

Ils étaient tous les deux couverts de boue et assis dans une grosse flaque d’eau glacée. Elle se mit à rire en repoussant les boucles qui s’étaient échappées de son voile.

— Il eut été triste que tu sois aplati comme une galette !

Il se releva et aida sa sœur à se mettre debout. Elle secoua la terre mouillée qui collait à ses vêtements, sans s’attarder davantage sur son acte héroïque.

Pendant ce temps, la boue venait à l’aide des hommes et ralentit enfin le convoi.

— Cela suffit maintenant, s’écria Hugues, que l’on mette des cales aux roues et que l’on porte les poutres les unes après les autres jusqu’au moulin, la distance est faible maintenant.

L’accident dont avait failli être victime son fils lui avait fait peur et il craignait d’autres blessures graves ou même mortelles pour ses hommes.

C’est à ce moment-là qu’arriva Érard de Blamont, droit et l’allure fière, sur un magnifique cheval. Il salua respectueusement Hugues.

— Bienvenue en notre fief, lui répondit celui-ci, constatant les intentions pacifiques de ce voyageur. Permettez que je guide encore un instant cette manœuvre et je serai heureux de vous recevoir.

— Je vous en prie Messire, lui répondit Érard avec un grand sourire, ne retardez pas vos gens. Mais notre voyage est long, une halte nous fera du bien, à nous comme à nos chevaux et je vous remercie infiniment pour votre hospitalité.

Hugues de Beaujeu était le seigneur du village de Beaujeu dans le comté de Bourgogne. Il possédait le château, dont les quatre hautes tours rondes et le donjon central massif et de forme carrée dominaient toute la vallée de la Saône.

Hugues avait le droit de justice haute, moyenne et basse sur tout le Clos de Beaujeu. Il était parfois sévère, mais n’avait cependant jamais utilisé le pilori dans lequel on enfermait la tête d’un malfaiteur pour l’exposer à la curiosité des passants, ni même le gibet, malgré son droit de condamner les criminels à la pendaison.

Ses gens reconnaissaient en lui un maître bon, exigeant et juste et en son épouse Charlotte, une femme sensible et charitable. Chacun avait bien compris l’importance de la fidélité et de la soumission au seigneur qui lui apportait en échange, aide et protection en toute circonstance.

S’écartant légèrement du groupe, Érard de Blamont observait tous ces gens qui s’affairaient avec plus ou moins de bonheur autour du chariot. Il remarqua la jeune Marie et fut frappé par sa grâce et la finesse de ses traits. Elle avait une démarche légère, un port de tête noble et volontaire. Il se dégageait d’elle une étrange aura de fraîcheur et de vigueur. Le seigneur de Blamont fut subjugué. Il se ressaisit quand Hugues s’approcha d’elle.

— Tu m’as désobéi Marie, en te précipitant sous le chariot alors que je t’avais demandé de rester à l’écart, dit-il d’une voix rude.

— Oui, Père, je vous en demande pardon, admit-elle en baissant la tête.

— Rentre au château et c’est dans la confession que tu en demanderas le pardon. Ta faute est grave, car tu as également risqué ta vie.

— Oui Père.

— Cependant, tu as fait une bonne action en sauvant ton frère. Je t’en rends grâce.

— Merci, Père, répondit-elle en osant un regard malicieux sur Hugues qui eut des difficultés pour ne pas sourire car il était tout de même fier de ce que sa fille avait osé faire.

— Rentre tout de suite, tu es mouillée et vas prendre mal.

Elle partit en courant, légère et vive. Hugues la regarda s’éloigner et secoua la tête.

— Votre fille est courageuse et fière, dit Érard de Blamont avec un charmant sourire de séduction.

— Marie est aussi têtue que sa mère et... aussi jolie, lui répondit Hugues en riant.

— L’homme qui sera son époux aura de la chance !

— Oh, elle n’a que quatorze ans... Allons, venez vous restaurer, mes gens vont finir le déchargement.

Les deux hommes chevauchèrent tranquillement vers le château. Érard posait de nombreuses questions sur toutes les terres qui étalaient les jeunes cultures, sur les moulins ou sur la vie à Beaujeu.

La jeune Marie arriva rouge, essoufflée et sale dans la Tour et sa mère Charlotte poussa un petit cri.

— Quand donc te comporteras-tu en jeune damoiselle et non en garçon ! Va te changer et te laver, et retrouve le père Esmengard pour ta leçon de latin.

Charlotte tenait un parchemin en main. Elle le montra à sa fille.

— J’ai reçu bonne nouvelle. Nous allons bientôt accueillir notre cousin Thomas d’Oiselay, qui est conseiller auprès du roi

Chapitre 1 de France, Louis IX. J’espère que tu sauras te montrer belle et noble damoiselle !

— Oh quelle joie ! Mais ne craignez rien Maman, répliqua Marie en l’embrassant, vous m’avez enseigné bonnes manières et toutes choses utiles pour tenir mon rang. Je ne vous ferai pas honte.

Elle quitta la salle et s’engagea en courant dans l’escalier construit dans le mur épais de la haute tour du château.

Hugues de Beaujeu accueillit Érard de Blamont qui fut particulièrement aimable et courtois, surtout avec la jeune Marie dont la beauté l’émerveillait.

Il se fit charmeur, doux et prévenant, essayant de combler le peu de charme dont la nature l’avait pourvu, car il avait des traits épais, la peau du visage piquetée de cicatrices de la petite vérole et des yeux ronds globuleux.

Il avait maintenant une seule idée en tête, celle de revenir rapidement pour demander la jeune fille en épousailles à son père, ce qui lui permettrait d’avoir une belle épouse mais surtout ce magnifique fief... sans frais ni risque ! De quoi satisfaire toutes ses ambitions !

Son plan aurait été presque parfait s’il ne s’était trouvé face à des obstacles qu’il n’aurait pu imaginer. Non seulement le cœur de la jeune Marie n’était pas facile à capturer, mais des évènements dramatiques allaient venir troubler la quiétude de Beaujeu, en cette année 1267.

2Marguerite, comtesse de Flandre, avançait à petits pas pressés dans les allées de terre serpentant au milieu des plans d’herbes médicinales qui exhalaient leurs nouvelles senteurs printanières. Sa lourde silhouette était drapée d’une large cape bleue qui cachait à moitié sa robe sombre, cintrée sous sa forte poitrine. Une coiffe blanche laissait échapper quelques cheveux gris et de nombreuses rides sillonnaient son visage. Elle semblait soucieuse.

Elle pénétra dans l’hôpital de Seclin. C’était un vaste établissement qu’elle avait créé en 1246 dans ce comté de Flandre, sur l’emplacement d’une ferme qui lui appartenait. Dans l’entrée, une grande croix dominait une vingtaine de malades et d’infirmes qui attendaient tranquillement assis par terre sur les dalles froides recouvertes d’une jonchée d’herbe fraîche. Elle s’arrêta, les regarda et son sourire effaça instantanément son apparente anxiété.

— Que se passe-t-il mon brave homme ? demanda-t-elle à un vieillard dont la jambe enveloppée de charpie brunâtre dégageait une affreuse odeur.

— Je me suis blessé avec la charrue, il y a quelque temps, Dame Marguerite et cela ne veut pas guérir, au contraire ! Marguerite soupira.

— Ne savez-vous pas qu’une blessure doit toujours être rapidement soignée ?

— Si fait, ma femme l’a enveloppée d’un emplâtre de boue.

— Ce n’est pas une bonne idée, car c’est toujours ainsi que les mauvaises humeurs entrent.

— Ah... mais c’est de coutume !

— C’est une mauvaise coutume, j’espère qu’il ne sera pas trop tard.

— Trop tard ? Vous voulez dire que l’on va me couper la jambe ? s’écria l’homme affolé.

— Je ne dis rien de pareil, mais le médecin va vous examiner rapidement. Sœur Gertrude, continua-t-elle en apercevant une jeune religieuse qui sortait de la grande salle des malades, peut-on s’occuper de tous ces gens ? Où est le médecin ?

— Il soigne un blessé, Dame Marguerite, mais je n’ai plus assez de lits.

— Tout le monde n’en a sans doute pas besoin et si tel était le cas, le seigneur pourvoirait à vos besoins, en doutez-vous ?

— Euh non, non, bien sûr.

— Allez, dépêchez-vous.

La petite sœur Gertrude avait une grande foi, mais elle se demandait parfois si le seigneur n’avait pas tendance à exiger plus qu’il n’était possible de donner, car, à moins de plusieurs décès dans la journée, elle était dans l’incapacité d’accueillir plus de malades et d’indigents. Ils étaient souvent à deux et parfois trois dans le même lit immense. Elle aurait pu en mettre quatre mais elle trouvait que ce n’était guère confortable pour des personnes qui souffrent et peu commode pour s’en occuper.

La comtesse Marguerite pénétra dans la grande salle bruissante d’activités et de souffrance. Des dizaines de lits étaient alignés contre les hauts murs de pierre. Les courtines de drap blanc qui les entouraient étaient relevées dans la journée, ce qui facilitait les soins et permettait à la chaleur de l’immense cheminée de mieux

circuler. Un grand autel était construit au fond de la salle et les malades pouvaient, de cette façon, assister à la messe du matin et aux prières qui s’égrenaient de l’aube à la nuit.

Marguerite regarda les uns et les autres en faisant des petits sourires.

— Je reviendrai vous voir tantôt, disait-elle à chacun.

Elle alla jusqu’au bout de la salle où un lit était resté clos. Elle ouvrit les tentures.

— Comment allez-vous Messire Thomas ? demanda-t-elle avec un ton d’inquiétude dans la voix.

— Bonjour Dame Marguerite, n’ayez crainte je vais bien, grâce à vos bons soins.

L’homme avait vingt-cinq ans, son visage était aussi volontaire que rieur. Ses yeux sombres étincelaient de malice. Il remit en place son bonnet qui avait glissé.

— J’ai bien dormi et cette petite égratignure ne sera qu’un mauvais souvenir. Il regardait son bras bandé.

— Petite égratignure ! Quel inconscient êtes-vous Messire Thomas, vous avez été embroché comme un poulet, à tel point que mon médecin a eu toutes les peines du monde à retirer la pointe de la dague qui vous transperçait le bras.

Thomas d’Oiselay se redressa sur son gros oreiller et regarda la comtesse de telle façon qu’elle ne put que baisser les yeux.

— Peu importe ce qui m’est arrivé, mais je voudrais simplement comprendre pourquoi cela m’est arrivé. Pourquoi vos enfants ont-ils attaqué un ami de la famille ?

— Je... Je ne peux vous expliquer tout ceci en cet endroit. Quand vous irez mieux, nous en parlerons.

— Eh bien, je vais mieux !

En disant cela, il se leva d’un bond.

— Oh, pardon !

Il prit conscience soudain qu’il était sans chausse et pour recouvrir ses jambes nues, il attrapa le drap de son bras valide. Ce faisant, il fit vaciller une cruche d’eau, essaya de la rattraper, lâcha son drap, reçut sur les pieds le contenu glacé du récipient, sauta en l’air et finit sur le postérieur.

Marguerite avait fait un petit bond en arrière pour échapper à la cruche. Elle essaya de retenir le blessé, mais il était trop grand et fort. Elle se mit à rire doucement tandis que deux religieuses accouraient pour le relever.

— Vous me semblez être un homme particulièrement vigoureux et pressé, Messire Thomas d’Oiselay, dit-elle en souriant, faites attention cependant à ne pas choir dans vos élans trop précipités, une blessure affaiblit toujours un être humain, même le plus vaillant... Je vais demander au médecin s’il vous est possible de quitter cette salle qui n’est guère confortable pour vous, d’autant que nous avons besoin du lit pour deux autres personnes. Vous me seriez très agréable en étant mon hôte quelques jours, le temps de la guérison... Je vous dois bien cela.

Elle le laissa et alla trouver un homme vêtu d’un bonnet et d’une longue robe noire austère. Il se lavait consciencieusement les mains. Thomas la vit lui parler et le désigner. Le médecin hocha la tête en acquiesçant puis s’approcha de lui.

— Je vous laisse partir. Faites cependant attention à ce bras qui sera encore fragile quelques semaines. Le muscle a été fortement entamé et il lui faut du repos. Interdiction de vous en servir pendant plusieurs jours Messire, pas de combat, ni de joute. Je passerai chez Dame Marguerite pour refaire le pansement demain et voir si tout se passe bien.

— Merci infiniment Messire, pour l’art avec lequel vous m’avez porté secours et soigné.

— Oh, je voudrais tant réussir à faire plus pour tous ces malheureux, dit le médecin en soupirant, surtout à cause de ces plaies qui pourrissent, comme chez cet homme arrivé ce matin ! Les fièvres sont fortes, les humeurs sont putrides et nos prières ne suffisent souvent pas à guérir les corps, même si elles adoucissent les tourments des âmes.

— Les écoles de médecine sont cependant réputées dans le royaume de France. Où avez-vous appris à soigner ?

— J’ai beaucoup voyagé : à l’université de Paris, j’ai étudié la théorie, tandis qu’à Montpellier j’ai découvert l’observation des malades et l’analyse des maladies, tout ceci est très complémentaire. Mais j’aimerais tant comprendre ce qui se passe à l’intérieur du corps : le mystère du cœur qui bat, pourquoi une plaie devient-elle rouge et laisse alors échapper des flux ? Pourquoi la toux, cette fièvre hectique qui atteint les poumons, les écrouelles, l’hydrocéphalie... Quel est le mécanisme du sommeil, des fièvres ? Pourquoi l’opium calme-t-il les douleurs, le camphre allège-t-il la respiration ? Un nouveau parfum nous est parvenu d’Arabie : la myrrhe dont l’Évangile nous enseigne qu’elle fut offerte au Christ par les Rois mages. C’est un liquide au parfum étrange, il calme les spasmes du ventre et endort quand il est mélangé au vin... Sans doute est-ce pour cette raison qu’il fut offert au Christ sur la croix et qu’il n’en voulut point... Il parlait tout en parcourant des yeux les malades dormant ou gémissant au fond de leurs lits. Il se retourna vers Thomas.

— La médecine vous intéresse-t-elle, Messire Thomas ?

— Tout m’intéresse dans la mesure où cela concerne l’homme et ses mystères.

— Vous êtes bien sage ! Thomas rit.

— Je ne suis guère sage mais curieux, n’est-ce pas le propre de l’être humain ? Je puis vous assurer que mon confesseur a fort à

faire avec moi ! Je ne suis pas pieux comme notre roi Louis IX et je bataille sans cesse.

— Mais vous êtes à son service et sa sainteté rejaillit sur vous.

— J’ai beaucoup de chance il est vrai, d’être aux côtés d’un homme si religieux et si avisé et de pouvoir le servir.

Thomas tendit la main au médecin.

— Que Dieu vous bénisse pour tous vos bienfaits et qu’Il vous aide à trouver les remèdes qui peuvent guérir.

— Merci Messire, que Dieu vous garde également.

Aidé par une religieuse, Thomas s’habilla avec difficulté. Il serra plusieurs fois les dents pour ne pas gémir sous la douleur.

— Dame Marguerite vous donne ces vêtements, les vôtres sont déchirés et tâchés.

— C’est vraiment aimable de sa part, dit Thomas.

— C’est notre bonne comtesse, répliqua la religieuse, comme sa sœur Jeanne de Flandre qui fit de grands bienfaits à Lille. De nombreux hôpitaux et hospices ont pu voir le jour grâce à leur courage et à leur générosité... Passez votre bras comme ceci Messire... Voilà... Mais elles ne se sont pas contentées d’édifier des bâtiments, Dame Jeanne par exemple a assaini toute la ville de Lille en asséchant les marais qui étaient sources de nombreuses maladies.

— Mais il y a longtemps que la comtesse Jeanne de Flandre est morte !

— C’était en 1244, elle avait alors quarante-quatre ans. Mais qui pourrait l’oublier ? Elle est enterrée à l’abbaye de Marquette qu’elle a fondée. Sa sœur, Dame Marguerite, a deux ans de moins qu’elle. Elle a pris sa succession en construisant cet hôpital de Seclin. Elle a réussi à faire bénir notre ville de Lille par le bon roi Louis, c’était en 1255 quand il est venu près d’ici à Gand pour rencontrer Guillaume, l’empereur de Germanie.

La religieuse semblait particulièrement fière de tout ce qu’elle racontait.

— Quelle curieuse destinée que celle de ces deux sœurs : Jeanne et Marguerite. Quelles femmes extraordinaires ! Comment ont-elles réussi à construire tant de choses ? dit Thomas qui connaissait cette histoire mais avait laissé à la religieuse le plaisir de la raconter.

Elle sourit.

— La femme ne perd peut-être pas son temps et ses forces en vaines batailles.

Thomas grimaça.

— Les batailles ne sont pas vaines, ma Mère, il nous faut défendre le Royaume.

— Le Royaume des Cieux ?

— Tout se tient, il faut que le Christ et son amour règnent sur cette terre comme au ciel !

— Oui, mais la guerre crée tant de malheurs, ici comme en Outremer.

— Êtes-vous opposée aux croisades ?

— Non, non, bien évidemment... mais j’ai des difficultés à admettre qu’il faille toujours jouer de son épée, y compris pour convertir les infidèles.

Elle aidait Thomas à mettre ses chausses.

— Merci ma Mère, pour votre aide.

— Soignez-vous bien Messire, dit-elle en inclinant la tête, et soyez assuré de mes prières.

Un hurlement les fit sursauter. Dans une petite pièce attenante à la grande salle des malades, le médecin était penché sur la jambe du vieil homme qui criait.

— Non, non, ne me coupez pas la jambe, je vous en prie... je vous en prie. Son cri se transforma en sanglots.

— Si je ne la coupe pas, le mal va rapidement gagner tout votre corps et vous mourrez. Ne croyez-vous pas que votre femme préférera un homme avec une seule jambe que d’être veuve ?

— Ne la coupez pas, je vous en supplie... je vous en supplie... je vais aller prier Notre-Dame de la Treille, elle fait tant de miracles, elle me guérira.

— Elle guérit surtout les maux des âmes mais pas toutes les maladies du corps, mon pauvre ami.

Le médecin soupira.

— Je veux bien patienter encore quelques jours, mais surtout ne touchez pas au pansement que je vais vous faire, pas de boue, rien. Votre femme a cru bien agir, mais cela n’a fait qu’empirer la situation. Revenez ce soir, puis deux fois par jour, les religieuses vous soigneront. Comment vous appelez vous ?

— Antoine.

— À ce soir Antoine, mais priez beaucoup car votre jambe est en vilain état !

— Merci, merci, Messire, notre bonne Vierge va me guérir, j’en suis sûr !

Il se tut, soudain inquiet.

— Je... je ne peux pas vous payer Messire.

— Ne vous inquiétez pas de cela, vous n’avez rien à payer, rien du tout.

— Mais...

— Allez, allez !

Tout en parlant, le médecin avait nettoyé la plaie avec des linges propres et de l’eau bouillie, il en avait cautérisé les bords avec un fer rougi sans que l’homme ne crie. Peu importe sa souffrance, s’il pouvait garder sa jambe !

Thomas quitta l’hôpital de Seclin assez perturbé, non par sa blessure, il en avait déjà eu tant, mais par un monde de souffrance et de misère qu’il découvrait, un monde pour lequel des hommes et des femmes se dévouaient tant. Était-ce la seule foi qui les faisait agir ainsi ? Les médecins laïcs étaient de moins en moins pourvus de bénéfices ecclésiastiques et travaillaient en demandant des émoluments aux riches malades. Beaucoup se dévouaient aussi dans les hôpitaux en recevant un soutien financier aléatoire des nobles qui ainsi espéraient s’acquitter de leurs fautes et péchés.

Il longea le cloître de l’hôpital qui était également un couvent de religieuses soignantes. Il retrouva près du puits son fidèle compagnon Simon, qui attendait impatiemment des nouvelles de son maître.

Il sauta littéralement sur ses pieds quand il le vit arriver, le bras en écharpe.

— Oh Messire, quel bonheur de vous voir ! Vous étiez en pâmoison hier soir et j’ai eu bien peur.

— En pâmoison, moi ? Comme une damoiselle ? C’est impossible !

— La douleur était aiguë et vous êtes tombé sur la tête qui est apparemment solide !

— Un instant de faiblesse que je compte bien compenser en retrouvant mes assaillants. Que diable, on ne met pas Thomas d’Oiselay à terre sans qu’il ne se fâche !

— Cela vous apprendra à vous rendre en ces contrées sauvages de Flandre.

— Ce ne sont pas des contrées sauvages, Simon ! Regarde ces bâtisses magnifiques, cette terre riche, peuplée d’hommes courageux, c’est une terre convoitée qui lui vaut beaucoup de batailles.

— Sans doute, mais je n’ai toujours pas compris pourquoi vous nous avez entraînés ici, Messire.

Tout en parlant Thomas et Simon se dirigeaient vers les écuries où leurs chevaux avaient passé la nuit.

Thomas retrouva le sien, un magnifique cheval arabe sombre.

— Ah, quel plaisir de te revoir Cumpanio, mon fidèle ami. Il le caressa et l’embrassa.

— Hum, je me demande en effet ce que vous feriez sans nous deux, bougonna Simon.

— Rien, mon brave Simon, tu le sais, tu es irremplaçable ! dit Thomas en éclatant de rire. En route Cumpanio ! Aide-moi à monter, Simon, ce bras me gêne un peu ! La comtesse Marguerite nous attend, mais j’ai diablement envie de prendre un peu l’air. Allons jusqu’à la forêt de Phalempin où se trouve une très belle abbaye dédiée à saint Christophe.

— Vous ne préféreriez pas une taverne pour étancher notre soif ? répondit Simon en bougonnant.

— Canaille assoiffée, tu y boiras dans cette abbaye, les moines sont réputés pour leur excellente cervoise, pourquoi penses-tu que je t’y emmène ?

Ils chevauchèrent lentement. Thomas se sentait un peu faible et respirait à fond pour retrouver son énergie habituelle.

— Diantre, est-il possible qu’une simple blessure transforme un homme en chiffon !

— Vous avez perdu beaucoup de sang, Messire, c’est naturel d’être faible.

— Non, un sire d’Oiselay n’est jamais faible ! Simon haussa les épaules, fataliste devant les réactions d’orgueil de son maître qui n’en faisait qu’à sa tête.

À l’horizon de la grande plaine de Flandre, le ciel clair rejoignait la campagne qui ondulait à perte de vue sous le doux soleil. Les paysans s’activaient dans les champs, des charrettes lourdement

Chapitre 2 chargées avançaient lentement sur la route de terre vers la ville. La paix régnait.

— Messire Thomas, vous ne m’avez pas répondu tout à l’heure, je ne sais toujours pas pourquoi nous avons fait ce long voyage pour ces contrées lointaines du Nord.

— C’est la comtesse Marguerite qui m’a fait mander. Je n’en connais point encore la raison, mais il me semble que son entourage proche est quelque peu belliqueux ! À peine fûmes-nous arrivés en son domaine, que nous avons été attaqués de basse façon. L’habileté de ces brigands me laisse croire qu’ils sont gens d’armes ou chevaliers envahis de noirs desseins !

— Pourquoi nous faut-il y retourner alors ?

— Parce que l’on ne refuse jamais l’invitation d’une noble dame et par ma foi, mon épée me démange aussi ! Je ne laisserai point cet affront impuni !

Thomas se sentit soudain exténué et jugea prudent de partir directement vers Lille sans passer par la forêt et l’excellente cervoise des moines. Il leur fallait encore chevaucher deux bonnes heures.

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