Ensemble nous conquérons
« Dans l’immense déploiement du décor de la guerre, tendu de la terre à la mer et au ciel blanchissant, les hommes étaient à peine visibles. Pourtant, c’était d’eux, fragiles et tout-puissants, qu’allait, une fois encore, dépendre l’issue et, parmi eux, de ceux que le plan de bataille désignait pour être, en petit nombre, les premiers à ouvrir l’invasion. »
Jean Marin, Les Français parlent aux Français, BBC.
Gare de Spean Bridge, Écosse, lundi 22 juin 1942
L’officier anglais les attendait sur le quai, les mains jointes derrière le dos, les jambes à demi écartées, le pied fermement ancré dans sa terre natale, le visage figé par le détachement blasé de celui qui n’a pas de temps à perdre. À ses côtés, ses subalternes tentaient d’afficher la même attitude, l’aplomb légendaire
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en moins. Celui qu’on appelait le loup de Badenoch ou le Rommel du Nord s’apprêtait à recevoir les premiers volontaires français désireux d’intégrer les commandos britanniques. Et il n’avait pas du tout l’intention d’ouvrir la porte au premier venu. Pas du tout. Il peinait à cautionner cette idée de Winston Churchill de vouloir créer une force d’élite franco-britannique, et les gamins allaient devoir faire leurs preuves avant de prétendre se mêler à ses hommes.
À l’arrivée du train, le regard acéré du colonel sauta d’un wagon à l’autre sans que son corps ni sa tête ne bougent d’un iota jusqu’à l’immobilisation complète de la machine. Bientôt, frais et dispos dans leur uniforme flambant neuf et étrennant leur sac à dos lesté de l’équipement complet, les prétendants au fameux béret vert de commando débarquèrent sur le quai par petites grappes hésitantes. Il ne leur fallut que très peu de temps pour comprendre instinctivement vers qui il fallait se diriger. L’aura du colonel les attira tout naturellement, et un silence gêné s’installa lorsque la soixantaine d’hommes fut massée devant la petite mais cérémonieuse délégation militaire.
La mâchoire serrée du colonel dessinait sur ses joues deux barres symétriques qu’on avait du mal à imaginer se détendre pour accueillir un sourire. Il balaya l’assemblée d’un œil soupçonneux avant de s’exprimer dans un français presque parfait teinté d’un accent britannique très appuyé qui ne faisait qu’ajouter à son autorité naturelle et rendait crédibles toutes les médailles et les distinctions qu’il arborait sur sa veste.
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– Messieurs, je ne serai pas long. Je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous faites ici. Peu m’importe que vous soyez fusilier marin, boulanger ou fils de diplomate. Je me lave aussi les mains de qui vous a ouvert les portes pour arriver jusque-là. Moi, je n’ai besoin de personne, à moins que vous me prouviez le contraire. Et ce, dès à présent. Le camp de formation d’Achnacarry est situé à plus de vingt kilomètres d’ici, je vous y attends pour le dîner dans moins de deux heures, et il n’y aura pas de deuxième service. Rompez, ajouta simplement et avec flegme le colonel avant de leur adresser un salut militaire auquel ils répondirent de manière un peu désordonnée.
Mais le gradé n’en avait cure. Il avait déjà fait volte-face et se dirigeait vers un camion bâché qui attendait moteur tournant avant de s’y engouffrer. Perplexes, les volontaires suivirent un instant du regard le véhicule qui s’ébroua dans un nuage de fumée. L’un d’eux brisa tout à coup l’inertie du moment. – C’est nord-ouest, les gars. Allez, c’est parti, il faut tout donner, là !
L’homme s’élança en réajustant son sac à dos, et la décharge électrique de son départ se propagea à la vitesse de l’éclair, comme une onde animale. Les plus matheux effectuèrent un rapide calcul mental. Il leur fallait courir en moyenne à plus de onze kilomètres à l’heure pour être sûr d’atteindre l’objectif à temps, sans compter les hésitations quant à l’orientation. Les plus instinctifs se contentèrent d’emboîter le pas à celui qui avait lancé le top départ et qui semblait savoir où aller. Les plus
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sceptiques, eux, se consultèrent rapidement pour s’assurer de la bonne direction avant de concéder que c’était bien celle que le peloton de tête venait de prendre, puis se ruèrent à leur tour pour tenter de rattraper le petit retard.
Le soleil avait déjà basculé derrière les montagnes écossaises, irisant les collines verdoyantes et les sommets rocheux, faisant miroiter le ciel bleu foncé sur les eaux majestueuses des lochs. Mais les apprentis commandos n’avaient que faire du paysage. Ils ne le décryptaient qu’en termes d’obstacles à franchir sans se blesser, de gués à traverser sans tenir compte du poids de l’eau qui venait alourdir leurs chaussures, tout en s’assurant régulièrement qu’ils étaient dans la bonne direction. Les moins sportifs avaient déjà ralenti la cadence infernale depuis longtemps, vaincus par les dix kilos supplémentaires contenus dans le havresac qui affolaient leur rythme cardiaque et éprouvaient leurs capacités respiratoires.
Le leader tenait toujours sa place, suivi à une cinquantaine de mètres par douze autres gaillards qui avaient parfaitement calé leur rythme sur le sien, portés par une force mentale hors norme, ignorant les lanières du sac qui leur meurtrissaient les épaules et les buissons de ronce qui leur lacéraient parfois les jambes à travers la toile épaisse de leur uniforme. Ils ne relevaient la tête que pour s’assurer que la silhouette mouvante de leur meneur était toujours en vue, surtout dans les parties les plus boisées du parcours. Le reste du contingent suivait toujours, mais à plus de
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quatre cents mètres en contrebas, et le fait d’avoir perdu le fil les ralentissait davantage encore. Néanmoins, ils s’étaient inconsciemment étalonnés les uns sur les autres.
Les douze ne couraient plus, ils volaient. Leurs pieds ne touchaient plus terre. Ils sautaient, enjambaient, franchissaient, avalaient les kilomètres comme on vide un verre d’un trait. Ils avaient déjà transpiré toute l’eau possible, épuisé toute l’énergie disponible, alors ils puisaient dans une réserve insoupçonnée la force de continuer.
Ils n’étaient plus qu’un corps en action.
Jusqu’à ce que l’un d’eux glisse et que son genou se fracasse sur une pierre plate.
Son voisin avait à peine entendu son cri étouffé mais il stoppa net, contenant la frénésie de sa course alors que les autres s’éloignaient déjà.
– Ça va, mon gars ?
– Hum, j’ai connu mieux, souffla le blessé la main sur le genou et grimaçant de douleur.
– Attends, je vais t’aider à te relever.
– Non, non, ne… ne t’en fais pas, continue sans moi. Vas-y ! s’énerva-t-il par dépit.
– Tu rigoles ou quoi ? Tu vas pas t’arrêter si près du but, si ? Allez, debout ! ordonna son bienfaiteur en lui tendant la main. Tes muscles sont encore chauds, là. Je dis pas qu’après ça ne va pas te faire une douleur de chien, mais pour l’instant…
– Oui, ça va, je sais, j’ai fait mes classes en tant qu’infirmier.
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– À la bonne heure ! Comme ça tu t’auto-soigneras quand on arrivera là-bas !
Leurs mains se rejoignirent ; l’estropié se releva avant de reprendre un appui maladroit sur sa jambe gauche et de trottiner quelques pas en boitant, tenu au coude par son nouveau compagnon qui se chargea aussi de son sac et l’encouragea jusqu’à ce qu’il reprenne une petite foulée. Ils furent bientôt dépassés par le peloton suivant mais parvinrent à maintenir un rythme jusqu’à ce que s’élèvent devant eux les parois du château d’Achnacarry dans le crépuscule naissant. Avant de franchir les grilles, le duo remarqua des croix blanches sur la partie herbeuse du perron. Sur l’une d’elles, une inscription les fit déglutir péniblement, d’autant que l’épuisement était total. Soldat mort en service commandé le 12 avril 1942 par éclats de grenade à la tête.
Une exécution plus rapide des ordres aurait évité l’accident. Drôle d’accueil. Ils apprendraient plus tard que ces tombes étaient fictives, même si la rudesse d’Achnacarry provoqua tout de même des décès parmi les stagiaires…
Pour l’heure, le colonel les attendait dans la même posture que celle qu’il avait à la gare. À ses côtés se tenait un autre officier.
Ils approchèrent en clopinant puis se postèrent devant eux avant de leur adresser un salut.
– Messieurs, je crains que votre dîner ne soit refroidi…
– Mon colonel, je…
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– Est-ce que je vous ai autorisé à prendre la parole ?
– Non mon colonel, répondit, penaud, le soldat qui était encore valide.
– Bien. Alors, comme je le disais, l’heure du dîner est passée, mais je pense qu’exceptionnellement nous allons faire un deuxième service. Je vous présente le commandant. C’est lui qui vous a menés jusqu’ici et aura la charge de votre formation.
Les deux compères étaient éberlués. Ils reconnurent en effet le visage de l’homme qui les avait guidés au pas de charge vers le château, et qui avait revêtu depuis ses attributs de gradé. Un visage qui ne portait aucune marque de l’effort intense qu’il venait de fournir alors qu’il paraissait être largement leur aîné.
Il ne s’était pas contenté de donner des ordres, il avait partagé leurs conditions. Respect ! Le colonel continuait.
– Vos collègues nous ont rapporté ce qui s’était passé. Personne n’est à l’abri d’une défaillance, mais quand cela arrive, chaque commando doit pouvoir compter sur l’aide de son camarade. Et c’est ce que vous avez prouvé, alors que vous étiez en tête. L’esprit commando, ce n’est pas seulement les aptitudes physiques, c’est aussi et surtout la solidarité. United we conquer. Ensemble nous conquérons, telle est notre devise. Maintenant, allez à l’infirmerie me soigner ce genou, et au trot ! intima le colonel en indiquant la direction d’un hochement de tête et en se fendant d’un début de sourire.
Le duo s’éloigna alors, ragaillardi.
– Merci… Tu ne m’as même pas dit comment tu t’appelais.
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