Une fille d’algues et de cire

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© Reece Carter, 2022

This edition is published by arrangement with Reece Carter, Australia, in conjunction with its duly appointed co-Agent Marotte et compagnie, agence littéraire, Paris, France. All rights reserved.

Traduit de l’anglais (Australie) par Amélie Foulatier. Avec les illustrations (couverture, lettrage et cabochons) d’Aurélien Galvan.

Direction : Guillaume Pô

Direction éditoriale : Sarah Malherbe

Édition : Elsa Tirel

Direction de la fabrication : Thierry Dubus

Fabrication : Marie Guibert

Composition : Éloïse Jensen et Text’Oh! (Dole)

Correction : Céline De Quéral

© Fleurus, Paris, 2024. www.fleuruseditions.com

ISBN : 9782215189374

MDS : FS89374

Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011. »

REECE CARTER

Traduit de l’anglais (Australie) par Amélie Foulatier

Avec les illustrations d’Aurélien Galvan

CHAPITRE 0

Si mes cheveux ressemblent à des algues vertes, c’est parce que c’est exactement ce qu’ils sont. Mes yeux : une paire d’ormeaux d’un bleu nacré, polis par le sable. Mes dents : deux rangées de galets.

Quant à ma peau ? Elle est faite de cire.

J’ai passé beaucoup de temps à recueillir la cire de leurs bougies allumées, sachez-le. C’était une chose extrêmement difficile à faire, d’ailleurs. Dans les moments les plus sombres de la nuit, je la dérobais, goutte par goutte, dès qu’ elles regardaient ailleurs. Et j’emportais la cire, petit à petit. Si l’une d’entre elles avait pris la peine de lever les yeux, elle aurait très bien pu voir les gouttelettes scintillantes que je faisais danser

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dans les airs, glisser le long des poutres et disparaître au creux d’une fissure dans le plafond en fer.

Mais personne n’a jamais redressé la tête. Personne n’a rien remarqué.

Je m’en suis assuré.

Il m’a fallu des années pour donner à la cire cette forme de tête un peu étrange. Ce cou fin et ces épaules mal taillées. Ces bras et ces jambes qui, pour être honnête, sont un peu noueux.

Oui, bon… mon apparence n’est pas parfaite.

Mais aussi maigre, étrange et légèrement difforme soit mon corps de cire, c’est toujours tellement mieux que de ne pas avoir de corps du tout. Ça, c’était la pire chose. Peut-être que certains fantômes aiment passer à travers les murs et être invisibles – pas moi. Je n’ai jamais rien voulu de tout ça.

Je n’ai jamais demandé à être une enfant-fantôme.

Enfin, je suppose que personne ne demande vraiment à être un fantôme, non ? Personne n’a envie de se réveiller un beau matin, mort. Comme personne n’a envie d’être arraché à sa famille et enlevé par les Sorcières.

Ah… je n’avais pas encore mentionné les Sorcières, c’est ça ?

Eh bien voilà, il y en a. Et elles n’ont rien de sympathique.

Avant que vous ne commenciez à paniquer, rappelezvous que ces Sorcières-là vivent loin de vous, dans une vieille cabane délabrée construite avec des pilotis pourris et de la ferraille en décomposition. Une vieille cabane nichée tout au fond d’une grotte dans un rocher en forme d’éléphant.

Et ce rocher est entouré par la mer.

Si vous interrogiez la plupart des gens – des gens vivants, je précise –, on vous dirait probablement que le rocher dont je parle n’existe pas. Pourtant, il n’est pas invisible. C’est simplement qu’il disparaît de votre mémoire à l’instant où vous cessez de le regarder. Une minute, il est là, clair comme de l’eau de roche – sans mauvais jeux de mots. Mais dès que vos yeux s’en détournent, c’est comme si quelqu’un avait frotté votre cerveau avec une éponge. Tout ce que vous vous rappelez, c’est l’océan froid et vide.

Ainsi, le rocher-qui-n’existe-pas se trouve au large d’une petite ville de pêcheurs que personne ne visite jamais, nichée au milieu des arbres et surplombée par un phare abandonné. Même l’été, les touristes la négligent, préférant les stations balnéaires clinquantes et les plages de sable blanc situées plus loin. Personne ne fait halte pour s’intéresser à l’histoire de la ville, de ses habitants ou de ses secrets. Même moi , j’ai oublié le nom de cet endroit.

Je sais ce que vous vous dites. Mais ne vous inquiétez pas, je suis certaine que vous n’habitez pas à côté.

Enfin… certaine … C’est un bien grand mot.

Il faut bien qu’elle se situe quelque part, cette ville, n’est-ce pas ?

En fait, je devrais plutôt dire que cette ville n’est probablement pas à côté de chez vous – cela dépend je suppose, de l’endroit exact où vous vivez. S’il se trouve que vous habitez réellement près de la ville-que-personne-ne-visite, je vous

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conseillerais de partir le plus vite possible. Je vous dirais de prendre votre famille, vos amis et tout ce qui vous tient à cœur, et de courir.

Et je vous dirais de ne pas cesser de courir. Jamais, sous aucun prétexte.

Parce que si l’endroit où vous êtes – où vous êtes à cet instant précis – est proche de la ville-que-personne-ne-visite, cela signifie que vous n’êtes pas loin du rocher-qui-n’existe-pas.

Avec sa grotte humide et sa cabane branlante. Et ses Sorcières.

Même si vous ne pouvez pas le savoir.

CHAPITRE 1

Je devrais probablement me présenter. Je m’appelle

Macabée. Maca, pour les intimes.

Bien entendu, ce n’est pas le prénom qu’on m’a donné à la naissance. J’ai oublié celui-là dès que je suis morte. Il y a treize ans jour pour jour. Et si mes calculs sont exacts, ou s’il fallait faire une estimation, je dirais que j’ai vécu le même nombre d’années.

À peu près.

Je n’ai pas pu garder mon prénom quand je suis morte, tout comme je n’ai pas pu garder mes souvenirs. Quand on devient un fantôme, toute trace de notre vie d’avant disparaît. Les visages des membres de notre famille. Notre maison. On oublie même la manière dont on est mort.

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Tout s’efface, comme emporté par la marée, et lorsque notre tout dernier souvenir s’échappe, on ne peut pas s’empêcher de se demander si on n’a pas toujours été un fantôme.

Tout s’efface…

… et il ne reste que des questions.

C’est pourquoi j’ai décidé de me prénommer Maca. Je n’ai aucune idée de si j’étais une Alice ou une Annabelle. Une Sophie ou une Sarah. Une Léa ou une Louise.

– Qu’est-ce que tu penses d’eux ? demandé-je à Simon, en lui tendant une paire de bigorneaux.

Je les tourne dans tous les sens, laissant la lumière de l’après-midi se refléter dessus.

– Clic ­ clic ­ clic , répond-il.

– Oui… Tu as peut-être raison.

Je lance les bigorneaux dans la mer, où ils disparaissent sous la surface vitreuse.

– Mais c’est difficile d’en trouver deux qui soient exactement de la même taille, tu sais.

– Clic ­ clic .

– Je te trouve un peu difficile aujourd’hui, Simon.

Pour info, Simon est une araignée. Une araignée chasseuse, plus précisément.

Il a un duvet gris-brun et huit pattes frétillantes qui chatouillent ma peau de cire dès qu’il s’aventure dessus. Là, il est posé sur mon épaule.

– Allez viens, dis-je. Continuons à chercher.

(Oui, je peux parler aux insectes et aux animaux, comme tous les fantômes.)

Je me précipite en avant, gambadant sur la plage, dans les flaques d’eau de mer qui bordent le rocher-qui-n’existe-pas. Je scanne tout ce qui entre en contact avec mes pieds, à la recherche de quelque chose qui pourrait me servir de nouvelles oreilles. Une paire de patelles, peut-être ? Des escargots de mer assortis ? Deux méduses mortes ? Ce sera toujours mieux que les tuniciers dont je me sers en ce moment. Ils n’arrêtent pas de tomber, ce qui n’est pas très pratique. De temps à autre, je ramasse un coquillage et le porte près de ma tête, avant de me tourner vers Simon pour lui demander son avis sincère. Et à chaque fois –  clic ­ clic ­ clic ­ clic !  –, il me conseille de continuer à chercher.

– Très bien, lui dis-je. Mais tu es très pointilleux.

Ce n’est pas comme si j’avais réellement besoin d’oreilles, en plus. Enfin, pas comme les vivants, ceux-de-chair-et-d’os, qui eux, ont évidemment besoin d’oreilles. (Pour entendre, tout ça, tout ça.)

Nous, les fantômes, nous entendons très bien sans oreilles. Tout comme nous pouvons très bien voir sans yeux, et sentir sans nez. Mais j’aime avoir toutes ces choses.

Cela me fait me sentir moins morte.

Et je suppose que c’est une chance, d’être un petit peu différente des autres fantômes. Ce que je peux faire, la plupart n’en sont pas capables. Des tas d’enfants-fantômes sont venus et repartis du rocher-qui-n’existe-pas, mais je n’en ai jamais

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rencontré un qui puisse se répandre dans un corps comme moi. Pas un seul. Et posséder ce corps…

… eh bien, c’est ce qui se rapproche le plus d’être en vie, pour un fantôme.

Ce corps me permet de toucher des choses, d’essayer de me rappeler à quoi elles ressemblent. Je peux ramasser des objets. Les déplacer. Mais plus important encore, le fait d’avoir ce corps m’aide à rester dans les parages. Il m’aide à éloigner ce qui vient après qu’on est devenu fantôme.

Il m’aide à échapper aux griffes de la Mort avec un grand M.

– Et ceux-là ? demandé-je à Simon.

Cette fois, je lui présente une paire de janthines.

– … Clic .

– Pas besoin d’être désagréable, fais-je remarquer en grommelant. Un simple « non » suffirait.

Dans un soupir, je rejette les janthines à l’eau. Puis, je continue à avancer.

Je ne l’admettrai pas alors qu’il se comporte comme ça, mais je suis heureuse que Simon se joigne à moi dans ma mission d’écumer les plages. Normalement, les araignées sont des créatures assez peureuses. Elles n’aiment pas quitter leur maison, à moins d’y être obligées. Mais pas Simon. Il est plutôt courageux pour une araignée.

– AAAAH !

En frissonnant, je retire mon pied de la chose molle et visqueuse que je viens de piétiner. Avant même de baisser les yeux, je sais ce que je vais voir.

Trois cormorans morts.

Beurk.

Encore un coup des Sorcières, sans aucun doute. Je les ai vues jeter ce sort des milliers de fois auparavant. Pour quitter le rocher-qui-n’existe-pas et traverser l’océan jusqu’à la ville-quepersonne-ne-visite, chacune des trois Sorcières qui habitent ces lieux doit d’abord prendre la forme d’une créature qui peut nager ou voler. Mais ce sort a un prix, et aujourd’hui, ce sont les cormorans qui l’ont payé.

– Je déteste les Sorcières de tout mon cœur.

– Clic ­ clic ­ clic , approuve Simon.

Je scrute le ciel, au cas où, mais il n’y a rien d’autre à voir que des nuages austères et brillants. Plus loin, à l’horizon, il commence à prendre une couleur d’encre et à devenir menaçant. Les premiers signes d’une tempête se dessinent dans l’air. Mais c’est tout… aucune trace des Sorcières.

Malgré tout, je sais qu’elles vont bientôt revenir.

– Cela fait des heures qu’elles sont parties.

– Clic ­ clic .

– Elles sont souvent absentes en ce moment.

– Clic ­ clic ­ clic .

Je n’ose sortir que lorsque les Sorcières s’en vont du rocherqui-n’existe-pas. Étonnamment, elles n’ont jamais compris que je hantais le toit de leur cabane. Elles ne se doutent pas

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une seconde qu’un fantôme de cire cohabite avec elles, juste au-dessus de leur grotte. Et je ne peux pas prendre le risque qu’elles le découvrent. Je n’ai pas envie d’imaginer ce qui se passerait si cela arrivait.

– Clic ­ clic ­ clic , dit Simon.

J’acquiesce.

– Peut-être encore quelques minutes.

Je m’élance et effraye accidentellement une famille de tourteaux, avant de m’arrêter au bord d’une flaque cristalline pour observer un poulpe se glisser dans une fissure. Il termine de se camoufler en roche, quand j’aperçois une jolie chose posée à ses côtés.

– Et ça ?

Je plonge ma main dans l’eau glacée pour l’attraper. Un morceau de verre de mer ambré. En passant mon pouce dessus, je souris en remarquant à quel point il est lisse, frais et dur. Un peu comme un bijou, ou quelque chose dans le genre.

– Oui, j’ai bien conscience qu’il m’en faudrait deux, m’exclamé-je avant que Simon ne puisse faire une remarque sur la nécessité de ne pas avoir qu’une oreille. Mais ça n’a pas besoin d’être une oreille. Ça pourrait être un nez ! Je n’ai pas eu de nouveau nez depuis des lustres. Qu’est-ce que t’en penses ?

– Clic .

– Bien. C’est déjà ça.

Et j’emporte le verre de mer dans ma salopette. Elle est tout usée et pas à ma taille, mais je l’aime pour des raisons qui me sont propres.

– CLIC !

– Quoi ?

– CLIC ­ CLIC ­ CLIC !

Simon tend une de ses longues pattes crochues en direction de la grotte qui abrite la cabane des Sorcières. Dans son ombre, une silhouette inconnue s’avance péniblement vers nous.

Recroquevillée et lente, elle est faite de plis invisibles, de couleurs estompées et de contours mouvants. C’est un autre fantôme, surgi de nulle part !

Ce fantôme n’a pas de corps. Il n’est pas comme moi.

C’est juste un fantôme ordinaire. Alors qu’il s’approche, une mouette passe à travers lui en piqué.

– C’est… un fantôme de vieillard ?

Je me précipite pour me cacher derrière une sorte de rocher, où je peux m’accroupir et jeter un coup d’œil sur le côté pour mieux observer l’intrus. Je n’en crois pas mes yeux.

– Pourquoi un fantôme de vieux monsieur serait-il ici ?

– Clic ­ clic ? suggère Simon.

Je secoue la tête.

– Non. Les Sorcières ne l’ont pas enlevé.

Les Sorcières prennent uniquement des enfants, parce que, pour pouvoir préparer les plus horribles de leurs sorts et les plus dégoûtantes de leurs potions, seuls les enfants leur sont utiles.

Il a dû se noyer en mer, ou alors trouver un autre chemin pour venir ici… Sauf qu’il n’y a pas d’autre chemin.

Une

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Aucun moyen d’arriver ou de partir du rocher-qui-n’existepas. Si c’était possible, je le saurais. J’ai cherché un chemin depuis mon premier jour ici.

– Attends… où est-il ? murmuré-je.

Je n’ai détourné le regard qu’une seconde, mais le vieux fantôme a disparu. Quelque chose d’étrange parcourt ma peau de cire, se promenant là où devrait se trouver ma colonne vertébrale, puis remontant le long de mon cou. Une sensation qui semble vouloir m’avertir d’un danger.

– Simon, as-tu vu où…

– Te voilà !

Une voix rauque et bourrue s’est élevée juste derrière moi.

Je me retourne pour constater que le vieux fantôme n’est pas du tout parti. Mon corps se fige.

Il avance d’un pas lourd.

– Je t’ai trouvée, grogne-t-il.

Je me lève dans un sursaut.

– Allez-vous-en !

Pourtant fébrile, je sens mes jambes prêtes à bondir, comme dressées sur ressorts. Chaque partie de mon corps est tendue, sur le qui-vive.

Je ne sais pas qui est ce fantôme…

… mais sa présence ne me dit rien qui vaille.

CHAPITRE 2

Ne vous approchez pas !

– Calme-toi, petite, grommelle le vieux fantôme.

Je suis un ami.

Je sens mes sourcils se froncer.

Un… ami ?

J’en doute.

De près, il ressemble à un sac de pommes de terre. Son odeur est bizarre – un mélange de laine humide, de paille moisie et de vieux tabac. Son sourire est large, de travers et surtout sans dents. Ce n’est pas un sourire méchant ni effrayant. Mais il n’est pas tout à fait amical non plus.

(Je n’arrive pas à dire pourquoi, mais je sais que je ne lui fais pas confiance.)

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– Tu es Maca, c’est ça ? demande-t-il.

Je m’éloigne d’un pas, je penche la tête en arrière pour le jauger du regard.

– Peut-être. Ça dépend à qui j’ai affaire. Vous , vous êtes qui ?

Le vieux fantôme hausse les épaules.

– Je n’en ai pas la moindre idée !

Je suppose que j’aurais dû m’y attendre. Bien sûr qu’il ne sait pas qui il est, ni quel est son nom, étant donné qu’ aucun fantôme ne se souvient de qui il est, ni de son nom.

– Ton amie m’appelle le Vieillard, finit-il par dire, avant de hausser les épaules. Tu n’as qu’à faire pareil… si tu veux.

Revoilà ce mot.

– Je n’ai pas d’amis.

Ça sort automatiquement.

–  Clic ? me rappelle Simon.

– Pardon, murmuré-je, évidemment que tu es mon ami.

Le fantôme qui se fait appeler le Vieillard observe Simon d’un air amusé, sans faire de commentaires, mais je crois que j’aperçois un petit sourire.

– Tu as une autre amie, affirme-t-il. Et elle m’a demandé de t’apporter ce message. Enfin… c’est plutôt un avertissement.

Il se retourne et commence à s’éloigner.

Elle ?

– Nous n’avons pas beaucoup de temps, ajoute-t-il.

(Je ne lui suis pas. Hors de question.)

– Vite, insiste le Vieillard.

Je ne fais même pas un pas en avant. Je reste plantée là. Je ressens le chatouillement familier de Simon qui grimpe jusqu’à mes cheveux.

–  Clic ­ clic ?

– Mais non je n’ai pas peur, chuchoté-je.

Clic ?

– Je te dis que non !

Et c’est vrai. Je n’ai pas peur. Pas vraiment.

Bon, OK. J’ai juste été un peu surprise quand le vieux fantôme est sorti de nulle part, mais n’importe qui l’aurait été. Et puis, être surprise et avoir peur sont deux choses très différentes.

Si les Sorcières m’avaient trouvée, là, oui, j’aurais pu avoir peur. Avec un seul sort, elles sont capables de faire exploser mon corps de cire en morceaux ou de le faire fondre en une grosse flaque collante. Mais le Vieillard n’est qu’un autre fantôme. Il ne peut pas me faire de mal. Alors non, je n’ai pas peur.

Pour autant, cela ne veut pas dire que je dois le suivre n’importe où.

– Non, l’interpellé-je.

Le Vieillard s’arrête et se retourne.

– … non ?

– Non, répété-je en croisant les bras. Je ne vous suivrai pas.

Je ne sais même pas qui vous êtes ! Si un inconnu débarquait sur votre rocher, vous le suivriez ?

Le vieux fantôme fronce les sourcils.

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– Je ne sais pas si j’ai un rocher.

– Je ne bougerai pas d’ici tant que je ne saurai pas comment vous êtes arrivé là, sur ce rocher-qui-n’existe-pas que je hante depuis que je suis morte ! (Je décroise les bras juste le temps de les agiter.) Et puis, je sais bien qu’il n’y a aucun moyen d’arriver sur ce rocher ou d’en partir !

Je m’attends à ce qu’il argumente… mais au lieu de cela, il ricane.

– Elle ne m’avait pas prévenu que tu serais aussi têtue.

Et il se remet à boiter dans l’autre direction, en secouant sa tête.

– Allez, viens.

Je reste impassible.

–  Qui ne vous a pas prévenu ?

Puis j’ajoute :

– Et de quoi vous parlez ?!

Il me répond, par-dessus son épaule :

– Tu as beaucoup de questions importantes qui se bousculent dans ta tête de cire, je me trompe, petite ? Des questions qui attendent des réponses.

Quelque chose se tortille à l’endroit où devrait être mon estomac.

Des réponses ?

Le Vieillard continue de marcher.

– Eh bien, si ce sont des réponses que tu veux, autant te dire que je sais où les trouver. Mais pour ça, il va falloir me suivre.

Il a touché mon point faible, alors je m’élance après lui.

– Attendez !

Je le rattrape facilement en quelques enjambées. Il ne se déplace pas très vite. Je suis son rythme sans aucun effort.

–  Quel genre de réponses ?

J’essaie d’avoir l’air détaché, comme si je m’en fichais.

(Mais c’est tout le contraire.)

– Le genre de réponses qui comptent, répond-il simplement.

Quelque chose de chaud palpite derrière l’endroit où devrait se trouver mon nombril. Et en même temps, de vieilles questions anciennes et familières se frayent un chemin dans mon cerveau-qui-n’en-est-pas-un. Elles se multiplient, jusqu’à bourdonner comme des insectes. Des questions sur mon nom. Des questions sur ma famille.

– Comment pouvez-vous les avoir ?

– Elle me l’a dit.

– Qui ça ?

– Ton am…

Le Vieillard s’arrête subitement. Il passe une main devant son visage comme pour l’inspecter, et je remarque avec un étrange électrochoc qu’il commence à devenir plus transparent.

En fait…

… c’est tout son corps qui commence à devenir plus transparent.

Alors que nous restons là, le vieux fantôme s’évapore de plus en plus. Ses contours deviennent flous. J’ai déjà vu cela se produire, mais ça ne devient jamais plus facile à regarder.

Une

fille d’algues et de cire

C’est ce qui se passe juste avant qu’un fantôme meure pour la deuxième fois. Juste avant qu’il disparaisse dans la Mort avec un grand M.

– Vous partez… déjà ?

Le Vieillard hoche la tête.

– J’avais moins de temps que je ne le pensais.

Il se penche vers moi, et lorsqu’il reprend la parole, ses mots semblent animés par l’urgence.

– Je ne pense pas pouvoir repousser ma deuxième mort très longtemps. Alors écoute-moi bien, petite. Ces Sorcières mijotent quelque chose. (Une pause.) Il faut qu’on te fasse partir de ce rocher.

Je secoue la tête.

– Partir ? Du rocher-qui-n’existe-pas ? Ce n’est pas…

– Possible ? termine-t-il.

J’acquiesce.

– Bien sûr que ça l’est. Laisse-moi te montrer.

– Je ne vois pas ce que tout cela a à voir avec moi.

D’après le vieux fantôme, si les Sorcières sont si souvent éloignées du rocher-qui-n’existe-pas, c’est parce qu’elles sont à la recherche d’une sorte de trésor.

– Quel genre de trésor ? demandé-je en le suivant à travers les flaques laissées par la marée.

– Un trésor qui ne leur appartient pas à la base, affirme-t-il avec une sorte de mépris.

Mais ça ne répond pas vraiment à ma question.

– Les Sorcières l’ont volé il y a des années, avant de l’échanger avec quelqu’un de cette ville, précise-t-il en pointant du doigt la ville-que-personne-ne-visite. Quelqu’un qu’elles appellent la Marchande.

– Donc… cette Marchande, c’est elle qui a le trésor ?

Le Vieillard secoue la tête.

– Non, elle l’a vendu. Quand les Sorcières sont allées pour le récupérer, la Marchande leur a annoncé ne plus l’avoir. Qu’il avait été emporté ailleurs, très loin d’ici.

– Où est-ce qu’il est alors ?

– Il a disparu.

Le Vieillard s’arrête. C’est là que je me rends compte qu’il m’a amenée à un endroit du rocher-qui-n’existe-pas où je ne vais jamais – enfin, plus maintenant en tout cas.

C’est un endroit où la roche se replie sur elle-même, creusant une sorte de gouffre, avec des murs qui s’élèvent audessus de la tête, projetant tout l’espace dans l’ombre. À marée haute, un bassin se forme au fond. Lorsque les eaux se retirent, elles laissent derrière elles de gros tas de sable et d’algues. En ce moment, la marée monte et le niveau de l’eau augmente.

Le vieux fantôme descend dans la cuvette de marée sans faire la moindre vague. C’est comme si le bas de ses jambes disparaissait. Et ce qu’il reste de lui au-dessus de l’eau s’estompe rapidement.

Pendant tout le trajet, l’emprise de la Mort avec un grand M s’est resserrée sur lui. Il n’y a plus grand-chose à faire

Une fille d’algues et de cire

maintenant. Pourtant, pendant une seconde, j’imagine opérer un demi-tour et l’abandonner ici.

Parce que cet endroit… je le déteste.

Il me fait trop penser à elle .

– Allez, dit le Vieillard. Dépêche-toi, petite.

Je pourrais facilement le distancer. Je pourrais courir jusqu’à mon toit au-dessus de la cabane des Sorcières et le sceller. Je pourrais oublier toute cette histoire étrange.

Mais quand je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule, je vois le phare abandonné au loin. Et à côté, le cimetière. De là, je regarde à travers les arbres sombres et recroquevillés, vers la ville et son port, ses routes sinueuses et ses petites maisons.

Cette ville-que-personne-ne-visite.

J’ai dû y vivre autrefois, avant que les Sorcières ne m’enlèvent. Je suis certaine que c’est là que ma famille doit attendre. Peut-être est-elle même à l’intérieur d’une de ces petites maisons en ce moment même.

Tu as beaucoup de questions importantes qui se bousculent dans ta tête de cire, je me trompe, petite ?

Oui, c’est vrai.

Je me retourne vers là où le Vieillard m’attend, en essayant d’oublier la dernière fois que je me trouvais ici.

Et je pénètre dans le bassin.

L’eau m’arrive aux genoux et imbibe ma salopette. Le froid pique ma peau de cire. Mais je m’avance quand même, suivant le vieux fantôme plus loin dans l’eau.

(Et plus loin dans l’ombre aussi.)

Il n’arrête pas de jeter des coups d’œil dans chaque recoin, tout en marmonnant dans sa barbe.

– Où est-ce que c’est ? grommelle-t-il. Elle a dit que je le trouverais ici.

– Qu’est-ce qu’on cherche ?

Il pointe du doigt devant lui.

– Ça !

Tout ce que je vois, c’est un tas épais contre la paroi rocheuse. Un énorme monticule d’algues – et pour être honnête, il y en a plein d’identiques de part et d’autre.

– Il n’y a rien ici, lui fais-je remarquer.

– Faux. Regarde mieux.

Une excitation grandissante s’empare de moi lorsque je me rends compte qu’il a raison. Il y a bien quelque chose. Un croissant blanc comme un os émerge des algues.

Sans réfléchir, je m’élance. J’arrache deux brassées d’algues à cette masse informe. Elles se déchirent entre mes doigts, mais je les jette sur le côté et je me dépêche d’en retirer d’autres. Et je recommence. Encore et encore.

Quoi que soit ce qui est enterré, c’est incurvé et fait d’un bois pourrissant. Il doit être là depuis un moment, le temps l’a rendu mou et plein d’aspérités. Mes doigts de cire se parsèment de petites échardes alors que je m’attelle à cette tâche. Mais je ne m’arrête pas tant que l’objet n’est pas découvert.

Une fois que c’est fait, je recule pour mieux le contempler. C’est un petit canot.

Une fille d’algues et de cire

Ce bateau, à peine assez grand pour deux personnes, a dû s’échouer ici à marée haute et est resté coincé.

– C’est ce qui te permettra de quitter ce rocher et partir à la recherche de la Marchande, m’informe le Vieillard derrière moi. Et tu vas pouvoir retrouver le trésor et le reprendre.

Ces mots me prennent au dépourvu.

– Comment ça, « le reprendre » ?

Je me retourne pour faire face au Vieillard, alors qu’il fait un pas vers moi. Pour la première fois depuis que j’occupe le rocher-qui-n’existe-pas, j’aperçois un visage traversé par une expression de douceur.

Peut-être même une sorte de… tristesse ?

Et tout à coup, je comprends.

– C’est le mien, c’est ça ? lui demandé-je. Le trésor est à moi ?

Le vieux fantôme acquiesce.

– Je t’ai dit tout à l’heure que les Sorcières ont volé ce qu’elles considèrent comme leur trésor, avant de l’échanger avec la Marchande. Mais la personne à qui elles l’ont volé – l’enfant à qui elles l’ont volé – était une personne qu’elles avaient enlevée.

Il marque une pause, solennel.

– Cette personne, c’était toi, termine-t-il. Trouve la chose que les Sorcières appellent trésor, et tu retrouveras tous les souvenirs qui te manquent.

Quel genre de trésor peut contenir de vrais souvenirs ?

J’imagine une couronne qui confère la sagesse à son porteur,

ou peut-être une conque en or murmurant des secrets qui sonnent comme les soupirs de l’océan. Je m’enquière :

– Mais qu’est-ce que c’est exactement ?

Le Vieillard ne semble pas vouloir me répondre. Il a plutôt l’air de regretter de m’en avoir parlé. Ou plutôt, de regretter ce qu’il a à dire ensuite.

– Qu’est-ce que c’est ? insisté-je.

Il soupire.

– Très bien, petite.

Et ce qu’il me dit fait parcourir un frisson sur ma peau de cire. Le froid s’infiltre en moi. Il se répand jusqu’à l’intérieur de ma poitrine-qui-n’en-est-pas-une et gèle tout sur son passage.

– Elles ont pris…

Je n’arrive pas à le dire.

– Elles ont pris… ça ?

Le vieux fantôme hoche la tête.

– Oui, ce sont les voleuses les plus tordues qui existent.

Autour de nous, c’est comme si l’orage prévu avait soudain disparu. Tout devient calme et silencieux.

C’est à ce moment-là que je remarque, avec un sentiment d’angoisse, que le Vieillard ressemble à un dessin à l’encre sur lequel on aurait renversé de l’eau. Juste sous mes yeux, ses traits commencent à se fondre les uns dans les autres. Simon doit le constater aussi, parce qu’il choisit ce moment pour se détacher de mes cheveux et revenir à sa place sur mon épaule.

–  Clic ­ clic ­ clic , dit-il au Vieillard.

Une

fille d’algues et de cire

Le vieux fantôme qui disparaît retrouve son petit sourire suffisant. Ou peut-être est-ce juste son sourire. Peut-être qu’il est gentil, même. Je n’arrive pas à l’interpréter. Mais quoi qu’il en soit, il s’adresse à Simon :

– Prends soin d’elle, petite araignée.

–  Clic ­ clic , promet Simon.

– Mais… tu ne peux pas venir avec moi ?

Il secoue la tête.

– Tu sais bien que non. Je suis déjà resté plus longtemps que je n’aurais dû. (Il marque une pause.) Juste assez longtemps pour faire un peu de bien après la vie pourrie que j’ai menée.

Et là, ses yeux semblent fixer le vide.

Ils deviennent tout vitreux et distants.

Lorsqu’il reprend la parole, sa voix ressemble à celles qui sortent d’un vieux poste de radio. Chaque mot grésille et s’écrase.

– J’ai encore deux choses à te dire avant de partir. Premièrement, je ne me souviens peut-être pas de grandchose de ma vie, mais il y a une vérité qui ne m’a jamais quitté : il n’y a rien de plus puissant ou de plus terrifiant qu’un enfant qui agit de tout son cœur.

Je lève mes mains en l’air.

– Ça ne veut rien dire. Reste .

Je sais que c’est inutile. On ne peut pas empêcher la seconde mort.

La voix du vieux monsieur résonne tout autour de moi, comme une brise qui se faufile entre les feuilles d’un arbre.

– Deuxièmement, les Sorcières ont répandu une maladie dans cette ville. C’est dangereux… mais tu ne serais pas seule… elle sera…

Sa voix s’évanouit avant qu’il ait pu terminer.

Le silence afflue pour prendre sa place.

Quelques petits plis restent dans l’air, à l’endroit même où il se tenait il y a quelques secondes. Et tandis que je les regarde, ils se déforment et disparaissent à leur tour.

Le Vieillard n’est plus là.

– Reviens ! crié-je, même si c’est peine perdue.

J’ai vu suffisamment de fantômes s’évaporer pour savoir qu’ils ne reviennent jamais. Ce vieux fantôme qui est apparu sur mon rocher, comme sorti de nulle part, a disparu tout aussi rapidement. Je ne m’attends à aucune réponse de sa part.

Et pourtant, j’en reçois une. L’air tourbillonne autour de moi, pour me murmurer un dernier mot :

– Va, semble-t-il me dire.

CHAPITRE 3

Même une fois que je suis certaine que le Vieillard a été emporté par la Mort avec un grand M, je ne dégage pas le canot de l’endroit où il est coincé. Je ne saute pas dedans pour prendre le large. Je ne pars pas à la recherche de la chose que les Sorcières m’ont apparemment volée.

Au lieu de ça, j’opère un demi-tour et je me précipite loin d’ici, Simon dans mes cheveux.

Je retraverse en courant les cuvettes d’eau, puis je franchis l’entrée en forme d’éclair pour me précipiter vers le rocherqui-n’existe-pas. J’escalade la paroi de la grotte en suivant le chemin que je connais par cœur, et je saute sur le toit de la cabane. J’écarte un morceau de tôle mal fixé et je me glisse à l’intérieur.

Puis je reste là, enveloppée par les ténèbres.

Mes genoux repliés sous mon menton.

Mes bras qui les serrent fort.

Crrr ­ ri­ i­ c. Crrr ­ ri­ i­ c.

Le vent qui souffle de plus en plus fort ne peut pas m’atteindre ici, cachée dans la grotte, mais la cabine oscille et grince quand même. De quelque part en haut, on entend un bruit régulier et métallique de gouttes d’eau qui tombent des parois rocheuses et frappent la tôle ondulée.

Ploc ­ ploc ­ ploc.

Ploc ­ ploc.

Ploc.

– On ne va pas partir à sa recherche, annoncé-je finalement.

– Clic ­ clic ? répond Simon au-dessus de moi. Même si je ne le vois pas, je sais qu’il se trouve dans le coin le plus exigu du toit – son endroit préféré.

– Parce que, rétorqué-je. On n’ira pas.

–  Clic ?

– Parce que… c’est comme ça et c’est tout, Simon.

Parce que je n’aurais jamais dû faire confiance à un étrange fantôme qui s’est pointé sur mon rocher , me dis-je. Parce que c’était idiot d’écouter le Vieillard, et peut­ être même dangereux de le suivre.

Parce que même si le trésor existe – et je suis presque sûre qu’il n’existe pas –, le vieux a dit qu’il avait été vendu. Qu’il avait été emporté dans un endroit très éloigné d’ici.

Et puis, bon… Je ne peux pas partir d’ici, n’est-ce pas ?

Pas pour longtemps, en tout cas.

Moi, c’est Macabée. Maca, pour les intimes. Je suis un fantôme . J’ignore tout de celle que j’étais avant de… eh bien, avant de mourir.

Je ne sais qu’une chose : si j’en suis là, c’est à cause des Sorcières . Alors que je hante paisiblement le rocher-qui-n’existe-pas , on me confie une mission : retrouver le trésor que mes ennemis convoitent… avant eux.

Ce serait le seul moyen de les empêcher de répandre le mal à Elston-Frousse . Et de retrouver mes souvenirs  ! J’aurais volontiers décliné. Mais… la vie en a décidé autrement !

(Enfin, façon de parler .)

Illustration : Aurélien Galvan Traduction : Amélie Foulatier

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