Tu vas passer à la télévision, Addy, annonça M. Lawrence, l’air réjoui – comme si toutes les jeunes filles de dix-sept ans rêvaient de s’entendre dire cela, comme si Addy devait bondir de son siège, glousser et le remercier pour cette incroyable chance. L’émission est un mélange de America’s Next Star, Survivor et The Bachelor, avec une pincée de Miss Amérique.
Addy tenta de se calmer. Elle avait eu le temps, entre la salle de classe où elle assistait à un cours d’histoire des États-Unis et le bureau du proviseur, de s’imaginer des dizaines de scénarios différents qui expliqueraient pourquoi il voulait la voir en plein milieu de journée. Dire que je craignais d’avoir raté mes SAT 1… Ça ne me semble plus si terrible…
L’émission s’appelle Le Livre de l’Amour, poursuivit M. Lawrence en regardant Addy, sourcils haussés.
Les rides sur son front ressemblaient furieusement aux lignes de la feuille qu’Addy avait laissée en plan, sur sa table, lorsqu’elle avait été convoquée ici. Feuille sur laquelle elle aurait dû être en train de travailler à cet instant même, d’ailleurs.
Le fils du président va choisir sa cavalière pour le bal de promo, en direct, à la télévision.
1. Le SAT est un examen national, sous forme de questionnaire à choix multiples, utilisé pour l’admission dans les universités aux États-Unis (NdT).
Addy n’aimait pas outre mesure les magazines pour ados, mais il aurait fallu qu’elle soit aveugle pour ne pas connaître Jonathan Jackson. Son look de jeune premier et son statut de fils du dirigeant de la première puissance mondiale faisaient de lui le modèle rêvé pour les posters qui ornaient les murs des chambres de toutes les adolescentes du pays.
Il ne sortait pas avec cette fille de Disney Channel ? demandat-elle.
Janie Smart ? demanda M. Lawrence, penché en avant, les yeux brillants. Tu n’es pas au courant ? Ils ont rompu le mois dernier, ça a fait la une de tous les journaux.
Il cliqua plusieurs fois sur sa souris puis tourna l’écran de son ordinateur vers Addy. Elle lut que Jonathan avait demandé à Janie de l’accompagner à un dîner officiel avec ses parents, et qu’elle avait refusé. Elle avait apparemment déjà prévu de faire la promotion de son nouveau film à Los Angeles. Jonathan aurait été très contrarié – tout comme l’était l’auteur de l’article.
Qui renonce à rencontrer des chefs d’État pour aller fricoter avec Mickey ?
M. Lawrence secoua la tête.
Jonathan avait donc mis fin à sa relation avec Janie. La nouvelle avait dû réjouir nombre d’adolescentes, partout dans le pays.
Il a rompu avec sa copine et il décide de choisir sa future cavalière dans une émission de téléréalité ? (Addy leva les yeux au ciel.) C’est complètement stupide.
Pas tant que ça, si tu y réfléchis. Cela va permettre à Jonathan Jackson de gagner une fortune, précisa M. Lawrence en regardant Addy, plein d’espoir. Et à notre école aussi.
Notre école ?
Oui ! Tu vas représenter le lycée dans cette compétition, décréta-t-il, avec un claquement de mains. Si tu gagnes, ou même si tu fais partie des trente premières finalistes, nous bénéficierons d’une publicité telle que nos effectifs doubleront, voire tripleront, l’an prochain.
Addy savait pertinemment que sa petite école chrétienne avait du mal à attirer de nouveaux élèves. Vu le contexte économique, peu de parents pouvaient se permettre de payer des frais de scolarité toujours plus élevés. Elle avait entendu des rumeurs selon lesquelles l’école fermerait à la prochaine rentrée, si rien n’était mis en place rapidement. Mais même si elle n’avait aucune envie de changer de lycée pour sa dernière année, elle n’était pas prête à renoncer à tout respect d’elle-même pour la maintenir ouverte.
Je suis flattée que vous m’en pensiez capable, M. Lawrence, commença-t-elle, espérant cacher la panique dans sa voix, mais cela ne m’intéresse absolument pas.
Addy était bien la dernière fille à vouloir faire de la téléréalité.
Je ne participe même pas aux pièces de théâtre de l’école. Pas depuis le CE2, quand j’ai dû jouer un gobelet dans Action ou Verre-ité. Trop tard.
Il se redressa et sortit une grande enveloppe blanche d’un tiroir de son bureau. Une parodie de sceau présidentiel était collée au recto : l’aigle était remplacé par un cupidon potelé, qui faisait un clin d’œil en tenant Le Livre de l’Amour. L’angelot avait dans les mains un parchemin avec le nom d’Addy et un autre avec celui de Jonathan. Elle sentit la chaleur lui monter au visage, se leva et se dirigea vers la porte.
Les gens font de la téléréalité pour une seule raison. Ils veulent devenir célèbres. Pas moi. Je veux juste avoir de bonnes notes et entrer dans une excellente université. C’est tout.
Voyons, Addy, tu peux participer et rester toi-même ! En revanche, si tu finis par avoir une communauté de fans suffisante, cela sera un immense atout pour toi, expliqua-t-il en lui faisant signe de se rasseoir. Regarde ce que sont devenues certaines stars de la téléréalité.
Le directeur recommença à taper sur son clavier, mais Addy retourna l’écran de l’ordinateur vers lui.
Sauf que je ne veux pas devenir une star de téléréalité. (Elle retomba sur la chaise en cuir.) En fait, je ne veux devenir star de rien du tout. Pourquoi est-ce que vous ne demandez pas à Alice Harrington, ou Tiffany Weaver, ou une autre fille ? Elles tueraient père et mère pour une telle chance.
C’est exactement pour cela que je ne les ai pas choisies. Cent établissements ont été contactés, après avoir été tirés au sort parmi tous les lycées du pays. Nous avons une chance folle d’en faire partie. Chacun d’entre nous peut présenter une candidate. J’imagine que tous les directeurs vont envoyer les stars de leurs clubs de théâtre ou leurs cheerleaders en chef. Mais moi, je pense que nous aurons un avantage sur la concurrence en t’envoyant, toi.
Je dois prendre ça comme un compliment ? se hérissa Addy, de nouveau prête à partir.
Pardon. Ce n’est pas ce que je voulais dire. S’il te plaît, rassieds-toi.
M. Lawrence patienta tandis qu’Addy reprenait place sur son siège. Il contourna son bureau et s’assit à côté d’Addy.
Je ne pense pas que notre lycée ait été choisi par hasard. Dieu est intervenu dans ce tirage au sort. Ma femme et moi en
avons beaucoup parlé hier soir. Nous t’avons vue grandir et nous savons quel genre de jeune femme tu es. Tu seras une digne représentante de notre école, mais surtout, tu seras une digne représentante du Christ. Je suis sûr que notre école a été sélectionnée pour cela : pour que Jésus ait un peu bonne presse, pour une fois.
Addy sentit son cœur s’emballer. Depuis qu’elle était toute petite, les gens s’attendaient à ce qu’elle devienne un modèle de foi, juste parce que ses parents avaient été missionnaires. Comme elle savait qu’elle ne serait jamais à la hauteur, elle avait appris à rester discrète et à vivre dans l’ombre. Jusqu’ici, sa tactique avait été payante.
Regarde ce que Lexi et toi avez accompli avec le groupe de lectrices de la Bible, cette année, ajouta le directeur en retenant ses larmes. Vingt filles restent tous les lundis soir après les cours pour étudier la Parole de Dieu. Grâce à toi.
Addy haussa les épaules. Elle s’était pas mal disputée avec Dieu avant de se décider enfin à parler à Lexi de ce groupe d’étude de la Bible. L’idée avait été accueillie avec enthousiasme par son amie, mais la perspective d’être responsable d’un groupe rendait Addy nerveuse. Et si elle gâchait tout ? Et si personne ne venait ? Mais finalement, elle savait que c’était ce que Dieu attendait d’elle, donc elle s’était exécutée.
Mais cette émission de télé ? C’est beaucoup plus compliqué que de gérer un groupe de lycéennes qui étudient la Bible ! Cela ne la gênait pas de parler de sa foi avec d’autres chrétiens, mais le faire avec des gens qui n’étaient pas croyants la terrifiait.
Je ne peux pas, murmura-t-elle d’une voix quasi inaudible. Confie ça dans ta prière, Addy. S’il te plaît. C’est ce que j’ai fait, et je suis sûr que c’est là que Dieu veut que tu sois.
Mais, M. Lawrence…
Dieu t’indiquera si c’est une bonne chose pour toi.
C’était exactement ce qu’elle craignait.
Quand dois-je me décider ?
Ton avion décolle demain matin à 9 heures.
Chapitre 2
Le livre de l’amouuur… s’exclama Lexi, la meilleure amie d’Addy depuis le CE2, en regardant le cupidon joufflu sur la couverture brillante du livre.
Les deux amies avaient eu le droit de sortir de cours plus tôt.
M. Lawrence voulait qu’Addy puisse avoir le temps d’étudier le dossier d’informations fourni par l’émission. Lexi, elle, devait servir d’aide psychologique. Les filles s’installèrent dans leur café préféré et sirotèrent des frappuccinos. La clochette suspendue à la porte indiqua qu’un nouveau client venait d’entrer.
C’est Spencer, Addy, lança Lexi comme si elle était sur le point de se mettre à chanter : « Un bisou ! Un bisou ! Un bisou ! »
Lexi, je t’ai déjà dit un milliard de fois de chuchoter ! rétorqua Addy en plaçant le menu devant son visage.
J’ai parlé fort ? s’étonna Lexi, en fronçant les sourcils.
Addy jeta un œil par-dessus la carte. Oh non. Le voilà. Je vais te tuer.
Eh, Spencer ! Tu veux t’asseoir avec nous ? proposa Lexi avec un geste de la main.
Addy baissa le menu et leva les yeux. Spencer Adams était le garçon le plus mignon de tout le lycée. Son héritage cubain transparaissait dans sa peau bronzée et ses cheveux marron foncé, assortis à ses yeux. Des yeux posés en ce moment sur Addy.
Merci, mais je dois retourner direct au lycée, indiqua-t-il en se dirigeant vers la porte. La machine à café de la salle des profs est cassée, et ils m’ont appelé à l’aide.
Il tira une liste de commandes de sa poche. Lexi ouvrit la bouche, mais Spencer s’éloigna avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit.
Ça s’est bien passé ! dit-elle en regardant Spencer s’approcher du comptoir et s’adresser à la jolie serveuse. Il t’a parlé. Pour la première fois depuis cinq ans. Peut-être que d’ici vos trente ans, vous réussirez à avoir une vraie conversation.
Addy s’éventa avec le menu.
Je doute qu’il connaisse mon prénom.
Évidemment, puisque tu ne lui parles pas. Tu as un faible pour lui depuis… quoi ? Nos douze ans ?
Addy adressa un regard noir à son amie.
Je le trouve mignon, c’est tout. J’aime les garçons aux yeux bruns.
Comme Jonathan Jackson, alors ? la taquina Lexi.
Non, mais arrête. Si Spencer Adams m’ignore complètement, je doute que le fils du président s’intéresse à moi.
Tu n’en sais rien, répondit Lexi en s’emparant du dossier. Vos noms pourraient être inscrits dans Le Livre de l’Amour.
Très drôle.
N’empêche, c’est quoi ce titre ? Le Livre de l’Amour !
C’est extrait d’une vieille chanson des années cinquante, Lex.
Sérieux ? Mais qui écoute encore de la musique des années cinquante ?
Mon oncle Mike, rétorqua Addy avec un air de défi.
Cette musique de vieux ? dit Lexi avec un reniflement dédaigneux. Je pensais qu’il avait commis un crime et qu’écouter ça était sa punition.
Évite de le lui dire en face ! rit Addy.
Et pourquoi pas ? Je fais sa taille maintenant, je n’ai pas peur de lui, répliqua Lexi, souriante, en faisant gonfler ses biceps.
Addy observa son amie en hochant la tête. Avec son mètre quatre-vingt et ses quatre-vingt-dix kilos, Lexi Summers était une vraie force de la nature.
Oh, je comprends mieux, dit Addy en pointant le milieu de la première page. Chad Beacon a enregistré une nouvelle version de la chanson. Elle va sortir la même semaine que le premier épisode de l’émission.
Chad Beacon ? C’est qui ?
C’est une blague, Lex ? Tu étais où au printemps dernier ?
Chad Beacon a notre âge et il a gagné The Voice. Tu ne te souviens pas que la moitié des filles de l’école ne parlaient que de lui ? Elles sont même allées jusqu’à afficher des posters de lui dans les toilettes ! C’était de la folie furieuse.
Au printemps dernier ? réfléchit Lexi en se tapotant le menton des doigts. Qu’est-ce que je faisais au printemps dernier ?
Ah, ça y est, je m’en souviens. Au printemps dernier, je devenais la première fille de seconde à marquer mille points au basket.
Bon, OK. Revenons à nos moutons, s’il te plaît, dit Addy en remettant les papiers en ordre. Tu dois m’aider à trouver une bonne raison de refuser de participer à cette émission.
Tiens, c’est curieux parce que M. Lawrence m’a demandé de t’aider à trouver une raison d’y participer, répondit Lexi en prenant une gorgée de sa boisson. Quel dilemme, n’est-ce pas ?
Tu ne peux sérieusement pas penser que c’est une bonne idée, voyons !
Pourquoi pas, Addy ?
Tu me connais depuis que je suis née, voyons, tu penses vraiment que c’est un truc que j’aimerais faire ?
Tu ne m’as pas demandé si je pensais que c’est un truc que tu aimerais faire, précisa Lexi en terminant son frappuccino. Tu m’as demandé si je pensais que c’était une bonne idée.
OK. Alors en quoi est-ce une bonne idée ?
Non, mais c’est pas vrai ! s’exclama Lexi en se penchant vers Addy, les coudes croisés sur la table. D’abord, raison numéro un, Jonathan Jackson est canon. Vraiment canon. Tu es aveugle ?
Addy se renfonça dans la banquette.
Ça, c’est une raison parfaite de ne PAS y aller. Il a en permanence une foule de filles prêtes à se jeter à ses pieds. Il ne s’intéressera donc jamais à moi. Et, en plus, il est certainement extrêmement arrogant.
OK. Disons donc que tu n’as aucune chance avec ce garçon.
Addy se massa les tempes.
Mais, raison numéro deux : tu passeras à la télé. Addy Davidson, superstar du petit écran. N’importe quelle fille de l’école voudra te ressembler. N’importe quel garçon voudra sortir avec toi, renchérit Lexi, en imitant la voix grave de Spencer : « Oh, Addy. J’ai été aveugle si longtemps. Pourquoi est-ce que je suis sorti avec les cheerleaders et les jolies serveuses alors que tu étais là, tout ce temps, juste devant moi ? Je t’aime, Addy. »
Lexi lança des baisers bruyants en l’air et plusieurs clients se retournèrent, dont Spencer, qui terminait de récupérer sa commande.
Addy se recroquevilla sur son siège en murmurant un « Chuuut ! » désespéré.
Spencer passa devant elles sans même les saluer. La clochette sonna lorsqu’il passa la porte, et Addy soupira.
Écoute, je ne veux même pas avoir de copain. C’est pas le moment.
Tu dis ça parce que personne ne t’a demandé de sortir avec lui.
Addy tira la langue à son amie.
On en a déjà parlé. D’abord Dieu, les garçons plus tard.
Je sais, soupira Lexi. Mais nous pouvons admirer les produits en vitrine sans pour autant acheter quelque chose…
Addy éclata de rire.
Je n’ai pas envie de faire du lèche-vitrine. Je veux juste terminer mon lycée avec un super dossier.
Et entrer dans une excellente université. Je sais, la coupa Lexi. Mais, Addy, honnêtement, tu as été choisie pour passer à la télé. Et ça va durer, quoi ? Un mois ? Un mois de ta vie pour profiter de la célébrité, te faire chouchouter et… Attends…
Lexi lut rapidement le dossier devant elle. Elle montra la deuxième page.
Ah ah ! Des challenges et des compétitions. Ça a l’air rigolo.
Tu ne m’écoutes même pas, répliqua Addy en essayant sans succès de récupérer les papiers, tandis que Lexi se tournait sur le côté pour continuer de lire. Je ne veux pas participer à une émission dont le but est de pouvoir sortir avec un garçon. Je trouve ça humiliant.
Lexi lui tendit la troisième page.
Regarde, ça dit que tu n’auras de toute façon pas de rendezvous romantique avec Jonathan avant la toute fin. Seulement une fois que tu auras prouvé ta valeur.
Je ne veux pas prouver ma valeur, s’exclama Addy en lui arrachant les papiers des mains pour les fourrer dans leur enveloppe. Arrête de faire ta tête de mule. Participe à l’émission. C’est l’occasion d’une vie.
Je sais que tu veux mon bien, Lexi. Mais c’est non. Ce n’est pas pour moi.
Addy regarda son téléphone et reprit :
Je rentre à la maison. Au moins, je sais qu’oncle Mike sera de mon côté. Il m’aidera à dire non à M. Lawrence.
Tu as dit oui à M. Lawrence ?
Son oncle l’attendait lorsqu’Addy était rentrée à la maison. Il avait déjà préparé sa valise et plié tout son linge propre sur son lit.
Calme-toi, Addy chérie, dit-il en sortant une petite bouteille de shampoing et d’autres crèmes d’un sac Walmart2. Tu n’as pas à t’inquiéter. C’est une occasion incroyable d’être une lumière. Tes parents seraient si fiers.
Ne les mêle pas à ça, oncle Mike. Ça n’a rien à voir.
Il allait lui répondre, mais Addy l’arrêta d’un signe de main.
Et même si c’était le cas, je n’ai pas envie de le faire. Papa et Maman sont MORTS d’avoir été des « lumières ». Tu veux vraiment que je finisse comme eux ?
C’était un coup bas, ils en avaient tous les deux conscience. Mike posa le sac et saisit Addy par les épaules.
Je sais que ce n’est pas ce que tu choisirais spontanément, mais Dieu pourrait t’envoyer pour…
Pourquoi est-ce que Dieu voudrait m’envoyer, MOI ? s’écria
Addy en se dégageant et en serrant les bras contre son corps pour lutter contre le sentiment de panique qui l’envahissait. Je ne suis pas comme mes parents. Je suis juste… moi.
2. Chaîne de magasins américaine (NdT).
Addy chérie, assieds-toi.
Il patienta tandis qu’elle s’asseyait de mauvaise grâce sur son lit.
T’ai-je déjà dit à quel point ta mère avait peur lorsqu’ils sont partis dans la jungle ? À l’aéroport, elle nous a dit – à ton grand-père et moi – qu’elle avait l’impression de laisser tomber les gens. Je crois l’entendre en t’écoutant. Elle était sûre que les autres seraient bien meilleurs qu’elle. Et sais-tu ce que ton grand-père lui a répondu ?
Elle secoua la tête.
Il lui a dit que ces doutes provenaient de l’ennemi, pas de Dieu. Dieu l’avait appelée dans ce village, elle pouvait donc avoir confiance : Il l’aiderait à accomplir sa mission pour Lui, là-bas.
Mais ils ont été tués, oncle Mike, répondit Addy, les joues couvertes de larmes.
Elle luttait pour s’empêcher de s’effondrer complètement. Mike s’assit à côté d’elle et la prit dans ses bras.
Dieu avait une raison de les rappeler à Lui. Il sait retirer du bien de tout mal.
Addy doutait qu’elle puisse un jour voir l’assassinat de ses parents comme une chose positive, mais elle avait compris – depuis longtemps – que Lui faire confiance était un choix plus sage que Le haïr.
Tu sais ce à quoi j’ai tout de suite pensé quand M. Lawrence m’a parlé de cette émission ? demanda oncle Mike.
C’est de la folie et ma nièce va être mal à l’aise de participer à une émission pareille – c’est pourquoi elle n’y participera pas ?
Non, répondit-il en lui plaçant un bras autour des épaules. J’ai pensé à Daniel et la fosse aux lions.
Quoi ? s’exclama Addy en levant les yeux vers lui.
Daniel a été jeté dans la fosse aux lions à cause de sa foi. Mais qu’en est-il ressorti ?
Dieu l’a sauvé, dit Addy.
Et ensuite ?
Et ensuite quoi ? demanda la jeune fille.
Ensuite, le roi a compris que le Dieu de Daniel était le vrai
Dieu et cela a changé l’histoire du pays.
Je pourrais à la rigueur voir la comparaison entre une émission de téléréalité et une fosse aux lions, dit Addy en s’éloignant de son oncle. Mais je ne suis pas Daniel.
Je te parie que Daniel non plus ne savait pas qu’il était Daniel.
Il déposa un baiser sur la tête de sa nièce et la laissa seule, conscient qu’elle avait besoin de temps pour réfléchir. Addy se rendit dans la salle de bains et se frictionna le visage à l’eau froide. Elle se regarda dans le miroir, mais ne vit qu’une adolescente extrêmement banale. Ses cheveux bruns étaient juste bruns – aucune mèche, aucun reflet. Juste un brun très ordinaire. Ils étaient suffisamment épais pour que ce soit pénible de les coiffer, mais comme
Addy n’avait aucunement l’intention de s’embêter, elle se contentait, le matin, de les regrouper en une queue-de-cheval haute. Et c’était tout. Ses yeux étaient marron. Pas le marron profond des yeux de sa mère, mais – comme ses cheveux – un marron ennuyeux, banal. Sa taille était dans la moyenne, son poids, un peu en dessous de la moyenne.
Elle savait que son oncle cherchait à l’encourager, mais elle savait aussi que, même aux pires moments de sa vie, sa mère était quand même dix fois meilleure qu’elle-même ne le serait jamais. Sa vie était plus droite, elle était une meilleure chrétienne, elle savait sortir de son confort pour faire des choses qui l’effrayaient.
Je ne suis pas ma mère. Et je ne suis certainement pas Daniel. Je ne peux pas. S’il te plaît, Dieu. Choisis quelqu’un d’autre.
Chapitre 3
C’est le truc le plus dingue que j’ai jamais fait.
Addy regarda son oncle.
Puis Lexi.
Puis les Lawrence.
Tous l’avaient accompagnée tôt ce matin-là à l’aéroport. Après une nuit passée à prier et se rebeller, elle avait finalement accepté ce qu’elle savait être le plan de Dieu pour elle.
Qui a écrit Le Livre de l’Amour ? chantait Lexi d’une voix horriblement fausse.
Addy leva la main :
Arrête, s’il te plaît. Tu as chanté ça depuis qu’on est parties.
Je devrais l’enregistrer et te le mettre comme sonnerie de téléphone, plaisanta son amie.
Oncle Mike prit Addy dans ses bras, affectueusement.
Je t’aime, Addy chérie, murmura-t-il à son oreille. Je prierai pour toi tous les jours.
M. Lawrence tendit à Addy une enveloppe kraft dans laquelle se trouvait tout son travail scolaire pour la semaine à venir.
Je t’enverrai tes devoirs chaque semaine. Tes notes ne pâtiront pas de ton absence. Promis. Nous sommes si fiers de toi, ma femme et moi.
Addy attrapa son sac à dos et s’éloigna, ne se retournant qu’une dernière fois avant d’embarquer dans l’avion qui l’emmènerait dans la fosse aux lions.
Trois heures plus tard, Addy et quatre-vingt-dix-neuf autres filles étaient entassées dans quatre bus. À l’aéroport de Nashville, elles avaient été accompagnées jusqu’à l’un des longs bus noirs qui les conduiraient jusqu’au Manoir, l’immense demeure du fin fond du Tennessee où les « élues » rencontreraient Jonathan Jackson pour la première fois.
Plus le trajet s’étirait en longueur, plus Addy se sentait mal. Elle n’avait rien à voir avec les autres filles. Elles étaient belles, compétitives et déterminées. Addy se sentait comme le vilain petit canard, sauf qu’elle aurait été heureuse, elle, d’être exclue de la famille et de devoir vivre toute seule sur une île. Sans même parler du fait de se transformer en cygne à la fin. L’invisibilité était un sort bien préférable.
Sa voisine, une superbe Afro-Américaine, commença à se mettre du vernis à ongles. L’odeur envahit ses narines, si bien qu’Addy se leva pour ouvrir la fenêtre et faire entrer un peu d’air frais.
Non !
Qu’est-ce que tu fais ?
J’ai passé cinq heures chez le coiffeur, ferme cette fenêtre immédiatement !
Cinq paires de mains agrippèrent la vitre à peine entrouverte. Addy s’écarta tandis que les filles fermaient la fenêtre avec des regards courroucés. Sa voisine retourna à son vernis et Addy ferma les yeux. Quelques-unes des candidates essayèrent d’engager la
conversation avec elle, mais elle prétendit être endormie. Elle ne voulait pas leur parler. Elle n’avait rien à leur dire. Elles ne savaient que glousser et piailler sur l’émission, le fils du président et leurs plans pour être choisies comme cavalière pour le bal.
Une heure plus tard, les bus se garèrent devant le Manoir. L’attente commença. Des caméras avaient été installées tout autour des bus, des projecteurs braqués sur les portes. Addy resta au fond – croisant les doigts pour qu’il y ait une panne de secteur – tandis que les autres se repoudraient le nez, se parfumaient et vérifiaient leurs tenues.
Numéro soixante-quatorze, appela un homme, une casquette des Yankees vissée sur le crâne.
Parfait. Nous sommes un troupeau et aucune n’a de nom. Juste un numéro, pensa Addy. À chaque fois qu’elles entendaient leur numéro, les filles jetaient un dernier regard à leur miroir de poche, plaquaient un sourire « Miss Amérique » sur leurs lèvres et sortaient du bus, prêtes à être photographiées en gros plan.
Addy était le numéro quatre-vingt-dix-sept. Lorsqu’on l’appela enfin, il était 2 heures du matin. Elle ne s’était pas maquillée, pas recoiffée, et encore moins regardée dans un miroir. Elle savait, l’ayant lu dans le dossier, que seules trente filles seraient retenues parmi les cent du début. Et elle était bien décidée à être dans le lot des rejetées. M. Lawrence pourrait la mettre en retenue jusqu’à la fin de l’année, elle s’en fichait. Ça lui apprendrait à la choisir plutôt que Tiffany. Elle l’avait bien prévenu qu’elle n’était pas le bon choix.
Numéro quatre-vingt-dix-sept, cria Casquette Yankee, le ton de sa voix témoignant autant de sa fatigue que du grand nombre de parfums sucrés inhalés.
Addy se dirigea vers l’avant du bus en marmonnant.
C’est toi, le numéro quatre-vingt-dix-sept ? s’étonna
Casquette Yankee.
On peut en finir, là ? Je veux être exclue le plus vite possible. Pas de souci.
Les flashs au-dehors éblouirent Addy.
Retourne dans le bus, quatre-vingt-dix-sept. Ne plisse pas les yeux.
J’étais dans l’obscurité pendant treize heures, répliqua Addy en se frottant les tempes. Vous vous attendiez à quoi ?
Recommence, quatre-vingt-dix-sept.
Addy remonta dans le bus et chercha ses lunettes de soleil dans son sac.
Pas de lunettes de soleil, ronchonna Casquette Yankee. Il faut que Jonathan puisse voir ton visage. C’est la première impression qu’il aura de toi, tu sais.
Addy le savait. Les coachs et le producteur qui avaient voyagé avec les candidates leur avaient bien dit que Jonathan les attendrait à la porte du Manoir pour accueillir chacune d’elles personnellement.
« Vous sortirez du bus, marcherez lentement vers le porche, serrerez la main de Jonathan puis entrerez dans le Manoir », leur avait-on répété, encore et encore.
La plupart des candidates avaient passé le trajet à se demander ce qu’elles diraient au si charmant fils du président. Les répliques préférées d’Addy étaient : « J’aime beaucoup le baseball, moi aussi. / Je suis déléguée de ma classe, donc la pression, je sais ce que c’est ! / J’ai hâte de faire plus ample (profonde inspiration, poitrine en avant, clin d’œil) connaissance. »
Elle se força à garder les yeux ouverts en sortant à nouveau du bus. Elle fit un sourire modeste à la caméra deux, comme on le lui
avait prescrit, puis se dirigea vers une marque au sol sous le porche, à un mètre du fils du président.
Salut, je suis Jonathan, dit-il en plongeant ses yeux marron foncé dans les siens.
Un instant, Addy oublia pourquoi elle était si énervée. Jonathan Jackson était le garçon le plus beau qu’elle ait jamais vu d’aussi près. Ses cheveux châtain cendré lui retombaient parfaitement sur le front, il avait un nez droit, des dents blanches bien alignées, un léger bronzage et même l’ombre d’une barbe. Et il sentait si bon… Pas l’odeur musquée d’eau de Cologne de bas étage dont s’aspergeaient les garçons comme Spencer, mais plutôt une fragrance subtile, très masculine. Addy ne put s’empêcher de fermer les yeux et d’inspirer.
Coupez ! hurla au loin son fan de la première heure. Quatrevingt-dix-sept, tu dois parler ! Et GARDE LES YEUX OUVERTS. Retourne dans le bus et recommence.
Elle se souvint soudain pourquoi elle était énervée. Oubliant la lueur dans les yeux de Jonathan et son odeur incroyable, elle se concentra sur son désir profond d’être le plus loin possible des projecteurs et de Casquette Yankee. Elle retourna vers le bus, fit demi-tour et repartit en direction du fils du président pour lui serrer la main.
Bonjour, Jonathan. Je m’appelle Addy Davidson. Je n’ai absolument aucune envie de participer à cette émission et je suggère que mon nom soit le tout premier que vous retiriez de la liste.
Tremblante, sous le coup de l’adrénaline, elle tourna les talons et s’engouffra dans le Manoir, non sans avoir vu l’ombre d’un sourire dans les yeux du fils du président.
Chapitre 4
Tiens, tiens, voilà donc la petite vedette ! s’exclama Hank Banner, le présentateur – et l’un des producteurs de l’émission.
Un vrai stéréotype d’Hollywood. Addy lui donnait la trentaine, mais avec son bronzage factice, ses dents blanchies, ses cheveux décolorés et son jean déchiré à 300 dollars, elle n’en aurait pas donné sa main à couper.
Je croyais connaître toutes les candidates, mais il semblerait que je me sois trompé. Bien joué, conclut-il en levant le poing en l’air.
Addy fit un signe d’excuse.
Non, vous ne comprenez pas. Je ne voulais pas dire ça. J’étais fatiguée et…
Eh oh, pas besoin de me raconter des bobards. Nous sommes dans la même équipe. Je veux que l’émission marche, tu veux de la pub, expliqua Hank en tendant les mains.
Je ne veux pas de pub, précisa Addy en haussant les épaules. Je ne veux vraiment pas participer à l’émission. Mais je n’aurais quand même pas dû dire ce que j’ai dit.
Le sourire de Hank s’évanouit.
Tu ne veux pas passer sur une chaîne nationale et avoir une chance de devenir célèbre ? Tu ne veux pas essayer de gagner une soirée avec le garçon le plus célèbre du pays ? Tu ne veux pas
qu’on te couvre de vêtements hors de prix, de voyages et de cadeaux ?
C’est un immense honneur, je sais… Non, je ne crois pas que tu comprennes, répliqua Hank. (Il avait élevé la voix et son attitude avait changé du tout au tout.)
Sais-tu combien de filles se sont battues pour être sélectionnées ?
Combien j’ai reçu de coups de téléphone de parents me suppliant de donner une chance à leur fille chérie ?
N… non.
Il jeta un œil vers la prairie et désigna une très belle Hawaïenne. Là-bas, Lila Akina. Ses parents possèdent une plantation d’ananas. Ce sont de généreux mécènes de cette émission et ils souhaitent qu’elle ait du succès. Ils ont donné des preuves de leur sincérité et leur fille est ravie d’être là. Elle s’en sortira bien.
Souriant brusquement à nouveau, Hank regarda Addy et croisa les bras.
Écoute, voilà ce que nous allons faire : tu vas suivre mes consignes, et je m’assurerai que tu aies une place en finale. Tu as un potentiel d’outsider, ajouta-t-il en se penchant vers elle, à quelques centimètres de son visage. Mais si tu ne suis pas mes règles, c’est fini pour toi. Compris ?
Non, pas compris. Addy trébucha en essayant de retrouver un peu d’espace personnel. Et de dignité.
Tu as dix minutes pour te rendre à la roseraie, lança Hank en s’éloignant. Je te suggère d’en profiter pour réfléchir à ce que je viens de te dire.
« Vous êtes complètement fou », voulut s’écrier Addy. Essayait-il vraiment de lui faire comprendre qu’elle devait le soudoyer pour rester ? Ou même qu’oncle Mike serait prêt à le faire ? C’était ridicule.
Oh, Seigneur. Peut-être qu’en fait, je ne T’ai pas compris. Tu ne peux pas vouloir que je sois ici, dans cette émission. Si c’est ça, la fosse aux lions, alors c’est bon, j’y ai passé la nuit. Ramène-moi à la maison. Dix minutes plus tard, Addy se retrouva en face du même homme… qui n’était plus tout à fait le même. Il s’était transformé en grand frère jovial et parlait aux candidates comme s’il les adorait.
Vous devez vous vendre à l’Amérique, les filles. Que vos jolis visages soient à l’écran le plus possible. C’est comme ça que ça marche. Les gens vous voient, ils vous reconnaissent et ensuite… toutes les portes vous seront ouvertes. C’est peut-être votre chance de percer.
Il passa dans les rangées des filles, souriant, faisant des clins d’œil, sans oublier de toujours être face aux appareils des paparazzis, pour s’assurer sans doute d’être en bonne place dans l’un de leurs magazines.
Et n’oubliez pas que Jonathan regardera les prises toutes les semaines. D’ailleurs, il est en train de les regarder en ce moment même. Il apprend à mieux vous connaître pour décider qui sera dans son Top 30.
Des gloussements enthousiastes percèrent les tympans d’Addy. Elles se mirent toutes à parler en même temps, se demandant ce que Jonathan pouvait bien penser, qui serait dans le Top 30, combien elles aimeraient que toutes puissent y être puisqu’elles étaient les meilleures amies du monde – est-ce que la caméra avait bien enregistré ça ? Non ? Il valait mieux le répéter une fois de plus.
N’oubliez pas, jeunes demoiselles, que l’émission est en direct. Chaque épisode, chaque semaine. L’Amérique aura les yeux braqués sur vous.
Une fille à côté d’Addy cria et applaudit fort, suivie de plusieurs autres.
C’est bien plus excitant ainsi, dit Hank, les yeux sur la caméra. Rien de téléguidé ou prévu. La téléréalité dans toute sa splendeur. Peut-être même que nous lancerons une mode.
Il rit et jeta un dernier coup d’œil à la caméra.
Du moins, c’est le but.
Il fallait qu’elle parte. Aussitôt que Hank eut fini son petit discours et congédié les filles, elle se dirigea vers les bois qui entouraient le Manoir. Elle devait cependant passer devant la foule amassée aux portes. Des gardes du corps y étaient stationnés, pour vérifier que nul importun n’entrait dans le domaine, mais des dizaines d’hommes et de femmes avec des caméras et des badges de presse étaient agglutinés en rangs contre la clôture et criaient en direction des filles.
Eh toi, là-bas !
Comment tu t’appelles ?
Qu’est-ce qui se passe à l’intérieur ? Eh, Mademoiselle !
Addy marmonna une vague réponse et passa, tête baissée, devant eux, espérant qu’ils comprendraient qu’elle voulait être laissée tranquille. Les caméras et les micros se rapprochèrent. Ces gens n’étaient clairement pas familiers de la communication non verbale.
Laissez-moi tranquille, hurla Addy en continuant de marcher. Quelques minutes plus tard, elle leva les yeux. Elle était désormais assez loin de la presse pour pouvoir admirer le paysage.
Que c’était beau ! En Floride, il n’y avait que des palmiers et des maisons aux couleurs pastel. Et il n’y avait pas beaucoup de différence entre janvier et mars. Ici, Addy avait sous les yeux une forêt touffue, au feuillage vert tendre printanier, des collines vallonnées et des arbres majestueux. Elle trouva un endroit pour s’asseoir au sec à la lisière de la forêt et savoura la paix et le silence. Elle jeta un regard en direction du Manoir et soupira. Dans n’importe quelle
autre circonstance, elle aurait adoré être là. On leur avait dit que la maison avait été construite cent cinquante ans plus tôt, juste avant la guerre de Sécession. Ses propriétaires militaient pour l’abolition de l’esclavage et ils avaient acheté la maison pour y accueillir des esclaves en fuite. Cet endroit était une des étapes du célèbre « Chemin de fer clandestin3 ». Hank n’avait obtenu l’autorisation de l’utiliser que grâce à celui qui était la star de l’émission. Qui aurait pu dire non au fils du président ?
Addy ne pouvait s’empêcher de penser à la maison d’Autant en emporte le vent, un de ses films préférés. Elle le regardait avec oncle Mike chaque année, à Noël.
« Ta mère et moi le regardions à chaque fois qu’il passait à la télé, se rappelait son oncle, puisque nous n’avions pas de lecteur DVD, lorsque nous étions enfants. (Comme à chaque fois qu’il se remémorait son enfance, oncle Mike fermait les yeux et Addy savait qu’il revivait chaque souvenir.) Le film était tellement long que notre mère nous prévoyait un pique-nique à manger dans le salon.
Nous avions toujours une carafe de jus de raisin et une fournée de ses cookies aux pépites de chocolat, précisait-il en riant. Nous avions une maman géniale, Addy. La meilleure. Bon, la seule chose, c’est qu’elle ne savait pas cuisiner sans faire brûler son plat et nous avions donc besoin de toute la carafe pour faire passer le goût des cookies. »
3. L’Underground RailRoad, aussi appelé le « Chemin de fer clandestin », était un réseau secret d’itinéraires, de maisons, de cachettes et de moyens de transport permettant aux esclaves américains de fuir les États du Sud. Ils rejoignaient ainsi ceux du Nord où ils pouvaient vivre libres, voire le Canada où l’esclavage avait été aboli par le vote du Slavery Abolition Act par le Parlement britannique en 1833.
[Source : « L’Underground RailRoad, le chemin secret des esclaves », Jean-Baptiste Bonaventure, www.midnight-trains.com] (NdT).
Oncle Mike avait poursuivi cette tradition en l’honneur de sa mère et de sa sœur : il étalait une couverture au sol, préparait un pique-nique, faisait des cookies (souvent brûlés !), et Addy et lui regardaient le film en citant les répliques qu’ils connaissaient par cœur. Addy avait aussi lu les romans et ne se lassait ni du film, ni des livres.
Elle se demandait souvent à quoi sa vie aurait ressemblé si elle avait grandi avec sa maman. Elle adorait Mike, mais elle regrettait de ne pas avoir de présence maternelle à ses côtés pour l’aider à traverser les moments de son adolescence que seule une femme peut comprendre.
Sa mère aurait beaucoup aimé le Manoir. Il ressemblait tant à Tara d’Autant en emporte le vent : une maison de deux étages en brique rouge, dont la façade était soulignée de quatre colonnes s’élançant jusqu’au toit. L’entrée était abritée sous un porche, et un balcon courait le long du deuxième étage. De confortables chaises à bascule blanches, recouvertes de plaids chamarrés, et assorties de tables d’appoint blanches, elles aussi, étaient disposées sous le porche. Sur chaque table se trouvait un bouquet de fleurs sauvages.
« Cette maison est classée aux monuments historiques, leur avait expliqué Hank lorsque les filles avaient demandé pourquoi elles ne dormiraient pas là, avant de reprendre (en s’étant assuré qu’aucune caméra ne filmait), nous ne pouvons pas prendre le risque que vous cassiez quoi que ce soit. Mais les caravanes que nous avons prévues pour vous sont le top du top, ce sont les mêmes que celles utilisées par les grandes stars sur les tournages. Et vous passerez à tour de rôle au Manoir, nous avons besoin de prises de vue naturelles là-bas. L’Amérique doit croire que vous y vivez. En revanche, vous ferez attention aux meubles, OK ? »
Addy avait hâte que tout se termine. La première serait diffusée quelques jours plus tard et, le soir suivant, Jonathan sélectionnerait son Top 30. Addy était sûre de recevoir immédiatement la « marguerite de l’adieu » de sa part. Elle rentrerait alors rapidement à la caravane et ferait ses bagages pendant que les soixanteneuf autres filles se battraient pour que l’on filme leur tristesse de n’avoir pas été sélectionnées, alors que Jonathan et elles étaient faits l’un pour l’autre.
Addy se retourna en entendant un bruit de sabots derrière elle.
Jonathan était là, tirant sur les rênes d’un puissant cheval gris et blanc.
Salut.
Ces yeux…
Salut, répondit Addy, laissant s’installer un silence gênant que seuls rompaient les renâclements du cheval.
Tu te plais, ici ?
Question de pure politesse. Addy fut toutefois surprise d’être si heureuse de cette marque d’attention. Voilà, elle n’était pas différente de toutes les autres filles. Une ado stupide qui se pâmait devant un garçon mignon.
Cet endroit est magnifique.
Mais quelle idiote ! Elle était seule avec le fils du président et tout ce qu’elle trouvait à dire c’était que l’endroit était magnifique. Elle fit une grimace.
Je t’embête ? demanda Jonathan.
Elle leva les yeux vers lui et fut stupéfaite de le voir si vulnérable.
Se sentait-il gêné, lui, avec elle ? Ou lui faisait-elle peur ? Après tout, elle était l’abrutie qui l’avait rembarré. Jonathan se racla la gorge, tirant Addy de ses pensées.
Non. Pardon. Désolée. Parfois, je pense et j’oublie de parler… Hmm, ça sonnait mieux dans ma tête.
Addy ferma les yeux et grogna. Pourquoi n’était-elle pas à mille lieues de là ? Il rit, descendit de cheval et prit place à ses côtés sur l’herbe.
Tu es différente, dit-il en souriant.
Quel sourire incroyable ! songea Addy. Parfait. Comment t’appelles-tu, déjà ?
Addy Davidson, répondit-elle en tendant la main. Heureuse de faire ta connaissance.
Vraiment ? la taquina-t-il, en lui serrant la main. Je ne m’en serais jamais douté vu notre première rencontre.
Addy sentit ses oreilles s’enflammer. Elle lâcha sa main et baissa les yeux.
Oui, bon, je ne suis pas enchantée d’être ici.
Jonathan regarda autour de lui et chuchota :
Je peux être franc avec toi ?
Addy fut à nouveau stupéfaite de ce qu’elle vit dans son regard. C’était plus que de la vulnérabilité, presque de la terreur enfantine. Son cœur s’adoucit. Peut-être n’est-il pas affreux, après tout. Ou alors il la manipulait. Peut-être était-il exactement comme Hank, faisant le spectacle quand il était avec du monde, pour se montrer sous son meilleur jour pour les caméras. C’était forcément ça. Pourquoi Jonathan serait-il différent de Hank ? C’était lui la star de l’émission, après tout. Elle s’était déjà ridiculisée devant Hank. Et elle avait été assez stupide pour se ridiculiser à nouveau lors de sa première rencontre avec Jonathan. Ça suffit maintenant. J’ai causé assez de dégâts. Je vais me taire jusqu’à ce que je sois dans l’avion du retour.
Addy ? demanda Jonathan, sourcils relevés.
Je dois y aller. Désolée. Mais je suis sûre que n’importe quelle autre fille sera heureuse de discuter avec toi. Tu veux que je t’en envoie une ?
Non, merci. Je pensais juste que…
Il s’interrompit, complètement déconcerté.
À plus tard, s’écria Addy en s’éloignant le plus vite possible.
Elle ne ralentit que lorsque le claquement des sabots disparut, bientôt remplacé par celui des flashs des paparazzis. Elle fut de nouveau assaillie de demandes d’informations, de photos, de suppositions sur ce qui allait suivre. Elle se fraya un chemin au milieu des flashs et des caméras, en râlant.
Combien de temps lui restait-il avant d’être libérée de cette prison grotesque ?
Kara
LE LIVRE DE L’AMOUR : Kara, racontez-nous un peu comment vous êtes arrivée ici.
KARA : Mon père a soudoyé ma directrice… (Elle rit.) Tout s’est passé tellement vite, en fait. Le plus dur, ça a été de faire mes valises. Enfin, MA valise. Vous imaginez ça ? Une seule valise, quoi. En plus, tous mes produits devaient être dans de mini bouteilles. Et vous avez vu mes cheveux ? 90 ml ne me suffisent pas pour faire un shampoing. Où va le monde si une fille de mon âge n’a droit qu’à une valise et quelques mini bouteilles de produits pour les cheveux ? C’est tragique. Vous pouvez répéter votre question ? Comment je suis arrivée ici, c’est ça ? Je parie que Mme Kawolski nous regarde en se posant la même question. Je n’en ai aucune idée. Peut-être que mon père lui a vraiment versé un pot-de-vin. J’espère qu’elle en profitera bien.
LE LIVRE DE L’AMOUR : Je vois que vous avez l’esprit new-yorkais, Kara. C’était dur de partir de chez vous et de venir à Nashville pour l’émission ?
KARA : Oui, c’était dur de quitter la maison. Je n’étais jamais restée loin de ma famille plus d’une semaine, et c’était pour aller en colo, l’été. Papa voulait m’accompagner et être mon garde du corps. Mais bon, comme vous le savez, c’est rempli de gardes du corps ici, et nous sommes surveillées de près. Donc ne t’en fais pas, Papa. Et sinon, le Tennessee… (Elle siffle.) Les gens sont adorables. Nous avons des traiteurs, des femmes de ménage, des personnes pour nous coiffer, nous maquiller et tout le monde est très gentil. Mais leur accent ! Je veux absolument apprendre à parler comme eux
avant de partir. (Elle tente d’imiter l’accent chantant du Tennessee)
« Salut, tout l’monde. Comment ça va aujourd’hui ? »
LE LIVRE DE L’AMOUR : (rires) Continuez à travailler l’accent du Sud, Kara ! Bon, et qu’aimez-vous faire pendant votre temps libre ?
KARA : Temps libre ? Qu’est-ce que c’est ? (Elle rit.) Je suis super occupée. L’école reste ma priorité. Si je peux réussir la physiquechimie sans que mon cerveau explose, je serai contente. Après le lycée, je vais à mes cours de danse, de chant et de théâtre, aux répétitions ou je traîne avec mes amies au centre commercial. Et sinon, j’aime bien regarder des émissions de téléréalité avec des copains. J’adore ça. (Elle fait un clin d’œil.)
LE LIVRE DE L’AMOUR : J’ai le sentiment que vous êtes faite pour la téléréalité. Et maintenant, Kara, la dernière question : décriveznous « le garçon idéal ».
KARA : Ce n’est pas un oxymore ? Je plaisante. Le garçon idéal ? Voyons… il faudrait qu’il ressemble à mon papa. Il est génial. Il sait me faire rire quand je suis énervée. Il m’écoute et me donne quelques conseils, mais sans que j’aie l’impression qu’il me dicte ma conduite. Il est drôle, fait le pitre et il est toujours là pour moi.
LE LIVRE DE L’AMOUR : Votre père a l’air d’être quelqu’un de bien.
KARA : Il l’est… Il vous a payé pour dire ça ?
LE LIVRE DE L’AMOUR : Non, et vous ?
KARA : (rires) Elle est bonne, celle-là ! Merci pour l’interview.
LE LIVRE DE L’AMOUR : Eh, c’est ma réplique, ça. Merci, Kara. Je vous souhaite bonne chance, même si vous ne semblez pas en avoir besoin.