9782728936816 Le flambeau des cieux Ex-voto T4

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CANDICE DE GASTINES

Le flambeau des Cieux

« Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! »

(Luc 12, 49)

Chapitre 1

Saint-Christophe-sur-Loire, 4 mars 2020.

D’une main fébrile, Timothée caressa le volant. Il apprécia le contact du cuir encore tiède sous ses doigts… La portière s’ouvrit du côté passager, quelqu’un s’y engouffra et la referma d’un claquement sonore.

– Bonjour, pardon pour le retard, je devais valider les heures de l’élève précédent…

Le moniteur fronça les sourcils en découvrant son nouvel apprenti conducteur.

– On se connaît, non ?

Les paumes de Tim devinrent soudainement moites sur le volant tandis qu’il insistait :

– Comment tu t’appelles ?

– Timothée.

– Moi, c’est Gabin. On s’est vus au cours de Code de la route ?

– Heu, non… Je l’ai passé en ligne, bredouilla Tim.

– Ah bon ? Et tu l’as obtenu facilement ?

– Oui, ça va, parce que j’ai déjà le permis scooter.

– Ah, je comprends mieux. Mais bon, tu vas voir, conduire une voiture, c’est quand même autre chose que ton deux-roues.

Tim dodelina de la tête, un peu gêné, et avoua :

– De toute façon, mon scooter est au fond de la Loire.

Le moniteur le contempla de ses yeux écarquillés.

– Oh, mais oui, je m’en souviens : c’est toi le garçon qui avait eu un accident en septembre dernier !

Timothée opina du chef. Lui avait tout de suite reconnu Gabin, le plus jeune des deux gendarmes qui l’avaient ramené chez lui après ce déplorable événement. Malgré son air affable et le contexte nettement moins angoissant, ce trentenaire brun restait intimidant. Sa double casquette de gendarme et de moniteur d’auto-école laissait deviner le degré de rigueur qu’il attendait de la part de ses élèves…

– Alors, pas de nouveau scooter ? s’enquit-il. Et puis, comme Tim secouait la tête, il s’exclama en tapotant le tableau de bord :

– Bien ! Tu passes aux choses sérieuses désormais !

Un petit frisson parcourut le dos de Tim. Il rêvait de ce moment depuis tout petit…

– Avant de démarrer, je vais t’expliquer les quelques règles pour s’installer convenablement au poste de conduite.

Réglage du volant, du siège, du rétroviseur… Autant d’éléments que l’adolescent n’avait jamais eu à considérer sur son scooter. Gabin expliqua que, pour cette première séance, il allait garder les commandes des pédales, à savoir : embrayage, frein et accélérateur ; et que Tim n’aurait qu’à se concentrer sur le volant. Puis, enfin, il déclara :

– Maintenant, tu peux mettre le contact. Timothée ne se fit pas prier. Une ombre de sourire passa sur ses lèvres au premier vrombissement. En suivant les instructions de son passager, il engagea prudemment le véhicule sur la chaussée. Loin d’être angoissé par les autres automobilistes, il se sentait au contraire assez assuré. Il découvrait le sentiment sécurisant d’être aux commandes d’un engin plus volumineux qu’un scooter, tout en ayant l’aisance des kilomètres qu’il avait déjà parcourus.

Le trajet n’était pas véritablement défini. Ils sillonnaient les rues de Saint-Christophe-sur-Loire, que Tim connaissait par cœur bien qu’il n’y habitât que depuis quelques mois seulement. Ils passèrent même devant sa maison, cette majestueuse bâtisse donnant sur le fleuve. Elle appartenait en réalité à sa grand-mère paternelle… Mais actuellement, seul son père devait s’y trouver. Après une série de ronds-points et de feux tricolores, la voiture quitta le centre du bourg en remontant la départementale. Alors qu’elle longeait le centre hospitalier, le cœur de l’apprenti conducteur se serra. Il essaya de ne pas penser à Mamie qui était là, derrière ces murs, toujours dans le coma. À la visite qu’il lui avait rendue juste après son voyage dans le sud de la France avec l’aumônerie1… Contrairement à ce qu’il avait espéré, elle ne s’était pas réveillée. Son état avait même empiré.

1. Voir Le Soupir des âmes, Ex-voto tome III.

– Attention, tu es trop proche du trottoir, intervint Gabin. Redresse le volant !

– Oups, pardon.

– Très bien. Au feu, nous irons à droite. Timothée chassa de son esprit ces sombres pensées. Il devait rester concentré. En prenant la direction du centre-ville, ils croisèrent une silhouette vêtue d’un sweatshirt et d’un pantalon de jogging noirs, qui avançait rapidement sur l’un des trottoirs. Sous la capuche, il crut reconnaître les traits d’un garçon de son aumônerie, Martin, membre des jeunes sapeurs-pompiers. Mais ils l’avaient déjà dépassé, et quand l’église apparut au bout de la rue, le moniteur désigna une place sur le parking :

– Tu vas te garer ici en bataille, tout doucement. C’est un bon exercice pour prendre conscience des volumes du véhicule…

Tim inséra doucement la voiture entre deux autres sans les esquinter.

– Super, le félicita Gabin. Coupe le contact, on va faire un point théorique sur les différents types de stationnement.

Après quelques minutes de schémas et d’explications, Timothée n’eut plus qu’une envie : passer de la théorie à la pratique.

– Ce sera pour la prochaine fois ! déclara le moniteur en ouvrant un gros cahier. Je profite de ce qu’on soit à l’arrêt pour noter mes remarques sur ce premier cours, mais

sans surprise, tu te débrouilles très bien. On verra comment tu t’en sors avec les pédales.

Pendant qu’il couchait sur le papier toutes ses observations, l’adolescent promena son regard derrière le volant, puis fronça soudain les sourcils.

– M’sieur…

– Oui, oui, je sais, il est presque 17 heures. Tu peux redémarrer, on rentre à l’auto-école.

– Non, mais, M’sieur…

Gabin leva la tête de ses notes.

– Oui ?

– Il… Il y a de la fumée, là… De la fumée qui sort… Il suivit des yeux la direction que montrait Tim derrière le pare-brise. – … de l’église !

Chapitre 2

« Il y a le feu à l’église ! »

Léopoldine se figea devant le message qui venait de s’afficher à l’écran de son téléphone. Autour d’elle, ses camarades discutaient en retirant leur tenue, inconscients de la panique qui l’avait saisie. Puis soudain, la sirène déchira l’air.

Les jeunes sapeurs-pompiers se lancèrent des regards alarmés au milieu du vacarme. De ses doigts fébriles, Léo tapa : « On arrive ! » et envoya cette brève réponse à Timothée. Elle glissa ensuite son téléphone dans la poche de sa veste, claqua la porte de son casier, et se rua hors du vestiaire. Malgré le bruit assourdissant, elle perçut des pas précipités et des cris qui résonnaient dans la caserne.

Le cœur de la jeune fille battait à tout rompre en remontant le couloir. Quand elle atteignit le hangar à véhicules, elle vit quatre sapeurs-pompiers s’activer autour du fourgon pompe-tonne, le camion rouge équipé pour lutter contre les incendies. Parmi eux se trouvait son instructeur, le caporal Binet. Léo sentit une bouffée d’espoir… Prenant son courage à deux mains, elle l’apostropha : – Caporal, est-ce que je peux venir ?

Le pompier se retourna, étonné. En reconnaissant l’élève de première année, sa figure passa de l’incrédulité à la contrariété. Anticipant son refus, Léo ajouta d’une voix suppliante :

– Juste pour assister à l’opération ! Je ne vous dérangerai pas, promis…

Il parut hésiter, déstabilisé par le regard déterminé de l’adolescente. Il remarqua qu’elle portait toujours sa tenue d’intervention : veste et pantalon ignifugés, rangers, casque et gants en main. Elle l’avait enfilée quelques heures plus tôt pour sa première manœuvre de mise en situation d’incendie ; mais à présent, il ne s’agissait plus d’un exercice. Le caporal jeta un rapide coup d’œil alentour pour vérifier qu’il n’y avait pas d’autre tête brûlée prête à lui faire la même demande, et aucun collègue qui pourrait lui reprocher de l’accepter… – Une simple observation, prévint-il, c’est bien compris ? Interdiction d’intervenir ! Tu es JSP ! – Compris, Caporal. Merci, Caporal ! – Mets ton casque et grimpe. Léo s’exécuta, dissimulant son sourire de triomphe. Une vague d’excitation l’envahit lorsque le véhicule s’ébranla et quitta la caserne en trombe, sirène et gyrophares allumés. Dans l’habitacle, personne ne posa de question, comme si les sapeurs-pompiers n’avaient même pas remarqué la présence incongrue de la jeune fille. Le caporal et ses deux équipiers étaient absorbés par la préparation de leur équipement, tandis qu’à l’avant, le conducteur maniait habilement le volant en suivant les indications de son copilote. À la voix qui grésilla soudain dans la radio pour connaître leur position, il répondit :

– Ici le fourgon pompe-tonne léger 3 de Saint-Christophe. Arrivée prévue sur place dans moins d’une minute. Terminé.

L’information était exacte. À peine les roues s’étaient-elles immobilisées sur la place de l’église que le caporal et ses coéquipiers sautèrent à bas du camion. Léo suivit le mouvement. Une fois à l’extérieur, l’odeur la saisit immédiatement à la gorge. Levant les yeux, elle vit la fumée émanant de l’église… Un nuage gris, épais et menaçant, s’élevant de la porte latérale restée entrouverte.

– Mon Dieu, murmura la jeune fille en imaginant les dégâts causés par les flammes. Elle détourna le regard et constata que les sapeurspompiers avaient déjà déroulé leurs tuyaux pour les raccorder à la borne d’incendie la plus proche. Ils se criaient leurs instructions les uns aux autres, s’activaient dans un ballet parfaitement orchestré. Comme Léo les observait, elle se rappela soudain que Timothée devait être dans les parages. Elle aperçut la silhouette d’un garçon blond au sweat à capuche gris, un peu plus loin sur le parking. – Tim !

L’adolescent fronça les sourcils en voyant un sapeurpompier venir à sa rencontre. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître son amie.

– Léo ! s’étonna-t-il. Tu… Tu es de service ?

La jeune fille esquissa un petit sourire malicieux, tentée de lui faire croire qu’elle était là au même titre que les 17

autres, et non en simple observatrice, mais elle n’en eut pas le temps. Une cacophonie soudaine de sirènes annonça de peu l’irruption de trois nouveaux véhicules sur le parvis. Un autre camion rouge et deux voitures bleues : Gabin avait prévenu ses collègues gendarmes pour sécuriser le périmètre.

– Tu étais à l’intérieur de l’église ? demanda Léo en se tournant brusquement vers Tim. Tu as vu ce qui a pris feu ?

– Non, j’étais en cours de conduite, expliqua-t-il en tapotant le capot de la voiture derrière lui. Le moniteur m’a demandé de me garer ici, et c’est là que j’ai vu de la fumée sortir par la porte…

– OK. Espérons que le feu n’aura pas eu le temps de faire trop de dégâts. Tu as appelé les secours avant de m’envoyer le texto ?

– Hum, non, en fait c’est Gabin, mon moniteur, qui s’en est chargé. Il est gendarme réserviste… Moi, je ne savais pas quoi faire, alors je t’ai prévenue, mais j’avais oublié que tu étais aux JSP aujourd’hui. Tu ne dois pas aller les aider, d’ailleurs ?

Léopoldine rosit légèrement.

– Je ne fais pas partie de l’équipe. Les JSP ne partent pas au feu, on ne fait que des entraînements… Là, il se trouve qu’on revenait justement d’une mise en situation d’incendie. Comme j’étais toujours en tenue, mon instructeur a bien voulu que je vienne pour observer.

À cet instant, un bruit particulier éclata : celui d’une immense gerbe d’eau jaillissant de la lance à incendie, dirigée tout droit sur l’entrée fumante de l’église. Pendant que les pompiers se battaient contre les flammes, les gendarmes déployaient un grand ruban tout autour de l’édifice pour éviter que les curieux ne s’approchent.

Les deux jeunes restèrent un long moment à scruter la bataille des éléments, eau contre feu… Puis un grand gaillard en tenue de civil s’avança vers eux, l’air soulagé. – Quelle veine que tu aies remarqué le départ de feu ! déclara-t-il en direction de Tim. J’ai passé la tête dans l’ouverture tout à l’heure, mais il y avait tellement de fumée que j’étais incapable de mesurer l’ampleur…

Léo comprit qu’il s’agissait de Gabin, le moniteur d’autoécole, gendarme sur son temps libre.

– Et maintenant ? Que disent les pompiers ? demandat-elle à brûle-pourpoint.

L’homme fronça les sourcils en remarquant la jeunesse de celle qui s’adressait à lui, portant le casque et la tenue ignifugée des soldats du feu. Il répondit d’une voix hésitante :

– L’incendie est quasiment maîtrisé.

– Génial ! bondit la jeune fille. Je vais tenter de m’approcher…

– Fais gaffe quand même, cria Tim alors qu’elle s’éloignait.

Pour toute réponse, elle fit un vague signe de la main vers eux.

Elle a le droit d’y aller ? demanda Gabin d’un air sceptique.

– Je crois que oui, il y a son instructeur sur place.

En réalité, Léo espérait ne surtout pas avoir affaire à lui. Elle embrassa du regard les différents intervenants qui s’activaient encore autour de la zone de danger et des véhicules. Au bout de quelques secondes, elle fut certaine d’avoir repéré le caporal Binet : il enroulait un tuyau à l’arrière du camion. Elle savait que cette tâche lui prendrait un petit moment… Une poignée de pompiers se trouvait un peu plus loin, discutant avec les gendarmes et des civils, dont le maire, sans doute. Il ne devait pas rester grand monde à l’intérieur de l’église.

En se retournant, Léopoldine constata avec satisfaction que plus aucune fumée ne s’en échappait. Elle prit une grande inspiration, rabattit la visière de son casque et s’avança en essayant d’adopter une démarche assurée.

Depuis le parking, Tim suivit des yeux la silhouette de Léo. Inconsciemment, il retint son souffle en la voyant disparaître dans l’embrasure de la petite porte du bâtiment sinistré.

Une lourde odeur de brûlé planait encore sous la voûte. Le clapotis des rangers sur les dalles détrempées résonnait dans un écho étourdissant. À mesure qu’elle avançait, les craintes de Léo se confirmaient : le feu était parti de la

chapelle de la Vierge. La sueur perlait sous son casque et sur ses tempes dans lesquelles le sang battait furieusement. Elle dépassa les rangées de chaises pour découvrir que les flammes avaient eu le temps de détruire celles qui étaient les plus proches de l’autel. Elle ne s’attarda pas sur leurs carcasses noircies jonchant le sol inondé. Son regard resta figé, arrondi d’horreur devant le vide sidéral à l’endroit où aurait dû se tenir la statue de NotreDame de Lourdes. Le fond habituellement tapissé de plaques de marbre clair semblait avoir disparu, remplacé par un noir abyssal. Détournant les yeux de cette large trace de suie qui dissimulait les ex-voto, Léo remarqua les milliers de débris éparpillés sur les marches de pierre, tout autour de l’autel. Des morceaux de plâtre de taille inégale au blanc sali… Le cœur brisé, Léo comprit : c’était la Vierge qui gisait à ses pieds. Alors que les larmes affluaient au bord de ses paupières, l’adolescente recula de quelque pas, se heurta aux vestiges d’un banc incendié et tomba en arrière. Un peu sonnée, elle prit appui sur ses paumes de mains pour se redresser. Son regard capta alors un élément étrange sur le sol, parmi les brisures. Un petit rectangle blanc, juste à côté d’un lambeau de rose et d’orteils en plâtre. Intriguée, Léo se pencha pour le ramasser. Elle essuya du bout de ses gants les traces de suie humide et collante sur la surface… – Hé, toi ! Qu’est-ce que tu fais ?

La jeune fille sursauta. Un pompier venait de surgir derrière elle.

– Hum, rien, j’essayais de comprendre l’origine du départ de feu.

Il la toisait d’un œil suspicieux.

– Qui t’as permis d’entrer ?

– Je… Je suis venue avec l’accord du caporal Binet.

Il émit un grognement et lui conseilla d’aller le rejoindre au-dehors. Léo ne se fit pas prier pour quitter ce lieu de désolation. Une fois à l’extérieur, elle contourna habilement les équipes de secours pour gagner le parking.

Timothée était toujours là, devant sa voiture d’auto-école.

– Alors ? fit-il d’une voix anxieuse en la voyant arriver.

– Alors c’est terrible, souffla-t-elle. La chapelle de la Vierge est… ravagée.

Elle décrivit les dégâts d’une voix tremblante, puis elle lui tendit le petit objet clair et plat qu’elle tenait toujours entre ses doigts.

– J’ai trouvé ça par terre.

– Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-il en l’attrapant.

– Une carte de lycéen. Tu le connais ?

Tim plissa les yeux pour lire le nom inscrit. « Félix Lévêque ». Il sentit comme un coup en pleine poitrine. Sur la photo salie, il reconnut sans peine le garçon aux cheveux bruns et au regard clair.

– Oui, dit-il enfin, la voix enrouée de sidération. C’est un ami.

Chapitre 3

Sans un mot, Timothée fit glisser la carte dans la poche de son blouson. Sa main encore au chaud, il vit trois personnes quitter le parvis, soulever la Rubalise rouge et blanc qui en limitait l’accès pour venir dans leur direction. Il reconnut son moniteur d’auto-école, accompagné d’un collègue gendarme, et d’un pompier à la stature imposante dont le regard lançait des éclairs sur Léopoldine…

– Dis donc, il paraît que tu es entrée dans l’église ? lui demanda-t-il, furibond.

Les joues de la jeune fille rougirent, sa bouche restait entrouverte, comme si elle tentait de laisser échapper une explication qui ne venait pas. Tim dévisagea son amie, surpris qu’elle ne réponde pas avec son aplomb habituel.

– Je… Oui, Caporal, souffla-t-elle à mi-voix.

La mâchoire du pompier se contracta.

– Tu as fait preuve à la fois d’insubordination et d’inconscience. Un tel comportement est indigne de la tenue que tu portes.

– Je voulais… essayer de comprendre ce qui s’était passé. Sa voix tremblait, mais elle disait la vérité.

– Une enquête de gendarmerie est ouverte, déclara Gabin. Pour trouver la cause de l’incendie.

– Tu n’as touché à rien, à l’intérieur ?

Le ton brutal de la question, venant de son supérieur,

désarçonna Léopoldine. À la façon dont elle se mordit la lèvre, Tim sut qu’elle allait vendre la mèche.

– J’ai juste trouvé… une carte, par terre.

– Une quoi ?

La question avait jailli des trois adultes en même temps, tandis que leurs sourcils opéraient un même froncement. Léo se tourna vers Tim, qui avait toujours la main au fond de la poche de sa veste. Il serrait entre ses doigts le mince rectangle dur et plat, regrettant de devoir s’en dessaisir.

– Tenez, finit-il par dire en la tendant à Gabin.

Le réserviste s’en empara, les deux autres lorgnèrent pardessus son épaule en silence.

– Où se trouvait-elle ?

– Près de l’autel de la Vierge, à côté des bancs qui ont brûlé.

– Et ce garçon, vous le connaissez ?

– Oui, répondit immédiatement Tim, la voix ferme. Il n’a rien à voir avec cet incendie, j’en suis sûr.

– C’est ce que nous verrons, marmonna le gendarme en déposant avec précaution la pièce à conviction dans une pochette en plastique.

– Messieurs ! héla soudain quelqu’un.

Un homme s’approchait, transpirant et rouge… Tim et Léo furent surpris de reconnaître don Louis-Marie, qui avait délaissé son habituelle soutane noire pour revêtir T-shirt, short et baskets.

– Mon Dieu, souffla-t-il, complètement hors d’haleine. Je n’avais pas pris mon téléphone pour faire mon footing… Que se passe-t-il ici ?

– Il y a eu un départ de feu dans la chapelle de la Vierge, expliqua le caporal, mais rassurez-vous, l’incendie a été maîtrisé.

Le prêtre blêmit, se tourna vers son église, les yeux exorbités.

– Comment… Comment est-ce arrivé ? balbutia-t-il.

– Une enquête de gendarmerie est ouverte, répéta Gabin, mais les premiers éléments laissent penser à un départ de feu volontaire.

– Volontaire ? Mais qui pourrait… Qui voudrait…

– Ne vous inquiétez pas, monsieur le curé, intervint le gendarme. On va retrouver le coupable.

Timothée pensa immédiatement à Félix. Son esprit refusait qu’il puisse être lié de près ou de loin aux scandaleuses dégradations que Léo lui avait décrites. Il y avait sûrement une erreur.

– Et si c’était un accident ? demanda-t-il confusément, tout en sachant que cette hypothèse ne tenait pas la route.

Don Louis-Marie eut l’air surpris de découvrir la présence de Timothée, et plus encore de reconnaître le visage de Léopoldine sous la visière du casque de JSP. La présence de ces deux jeunes commençait d’ailleurs à agacer le brigadier.

– Écoute, mon garçon, laisse-nous faire notre travail.

Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour découvrir la vérité. Dans un premier temps, nous devons interroger Lévêque.

– Ah bon ? s’étonna le prêtre. Laissez-moi juste le temps de le prévenir, il ne doit pas être au courant…

– Non, intervint l’adjudant, on profitera de l’effet de surprise pour obtenir les informations.

– L’effet de surprise ? Mais…

– Il n’a rien fait, je vous dis ! intervint Tim d’un ton anxieux.

Gabin lui rendit un regard empathique.

– S’il n’a rien à se reprocher, tout ira bien, sois tranquille. Don Louis-Marie se gratta le menton, perplexe.

– L’évêque ne peut pas être tenu responsable. S’il y en a un, c’est plutôt moi. Laissez-moi lui passer un coup de fil…

– Non, n’en faites rien, je vous assure, déclara fermement le brigadier.

– Enfin, c’est mon supérieur, tout de même !

– Votre sup… Ah, mais non ! Il y a un malentendu, ce n’est pas de votre évêque qu’il s’agit. Venez, je vais vous expliquer…

Tout en démêlant le quiproquo, les deux gendarmes entraînèrent le prélat vers son église. L’attention du caporal Binet revint alors sur sa jeune sapeur-pompier : – Toi, tu me suis. Je te raccompagne à la caserne.

Léopoldine obtempéra sans dire un mot, et Timothée se

retrouva seul sur le parking, déboussolé. Sa raison était tiraillée. Il connaissait et appréciait bien trop Félix pour envisager qu’il fût à l’origine d’un tel acte. En même temps, il avait beau avoir confiance en son ami, il ne pouvait s’empêcher de se demander : que faisait sa carte dans l’église, entre les bancs calcinés ? D’après ce qu’il savait, il n’était pas croyant, et fréquentait les lieux de culte encore moins que lui ; mais alors comment cette carte avait-elle pu se retrouver dans l’église, et qui plus est, à l’endroit même où l’incendie avait été déclenché ? Timothée aurait pu lui téléphoner, là, sur le vif, pour obtenir une explication, mais il préférait lui parler en face… D’autant que la gendarmerie était certainement déjà en chemin pour l’interroger. L’heure de conduite ayant largement été dépassée, Gabin était retourné à l’auto-école, après s’être assuré que Timothée pouvait rentrer chez lui par ses propres moyens.

Tracassé par le sort de Félix, Tim ne songea même pas à prendre des nouvelles de Léo dans la soirée. Ce n’est qu’en voyant sa mine chiffonnée dans le bus scolaire, le lendemain matin, qu’il mesura sa maladresse. Il désigna la place vacante à côté d’elle :

– Elle n’est pas là, Judie ?

– Non. Malade.

– Ah. Pas cool, fit-il en s’y installant. – Ouais.

– Et heu… Ton retour à la caserne a été chaud ?

Elle émit un petit rire nerveux.

– On peut dire ça. Je me suis pris un avertissement par le sergent-chef en personne.

– Oh… désolé…

– T’inquiète, ils me gardent chez les JSP, c’est tout ce qui compte. Je dois juste me tenir à carreau.

Après un raclement de gorge, elle ajouta :

– Pardon d’avoir dit que j’avais trouvé la carte… Je…

Je voulais éviter d’avoir encore plus d’ennuis.

Timothée soupira tout en regardant les champs défiler derrière la grande vitre.

– Je comprends. J’espère juste que Félix n’aura pas d’ennuis non plus.

– Les gendarmes ont dû l’interroger hier soir… Tu penses qu’il sera au lycée aujourd’hui ?

Bien sûr que oui, il sera là ! Il n’a rien à voir avec l’incendie !

Étonnée du ton soudainement agacé de son ami, Léo resta muette quelques instants, avant de reprendre d’un ton conciliant :

– Tu as certainement raison. Tu me raconteras ce qu’il t’a dit ?

– Oui, évidemment, souffla Tim, radouci.

Le bus freina brutalement, secouant tous ses occupants.

– Et le stop, c’est pour les chiens ? rugit Marcel, derrière le volant.

La moto fautive avait filé, et le bus redémarra dans un

soubresaut, son conducteur marmonnant un chapelet de noms d’oiseaux dans sa moustache. Quand il s’immobilisa devant l’entrée du collège-lycée, quelques instants plus tard, Léo ne se leva pas immédiatement. Déjà engagé dans l’allée centrale, Tim se retourna et surprit son air tracassé.

– Qu’est-ce que tu as ?

– Oh, heu… rien, fit-elle en se redressant. Je repensais à l’état de la chapelle… Et je réalisais que l’église va sûrement rester fermée un certain temps, pour l’enquête et les travaux…

– Ouais, sûrement. On pourra voir mardi ce qu’en dit le Padre…

Ils durent couper court à leur discussion, car ils atteignaient l’avant du bus où l’autoradio débitait les informations de 8 heures à plein volume.

« … de l’actualité ce matin, ce virus inconnu qui inquiète de plus en plus les autorités sanitaires… Il toucherait en particulier les personnes âgées… »

Une fois à l’extérieur, Léo fit un signe de la main vers son ami pour le saluer, il le lui rendit et se hâta de franchir la grille du lycée. En une seconde, il avait disparu, et elle dut se résigner à rejoindre l’espace des collégiens, le sien pour quelques mois encore… Combien de fois s’était-elle imaginée franchir enfin cette démarcation, intégrer le côté des « grands » ? Comme il lui tardait… Mais cette impatience n’avait rien de comparable à celle

qui dévorait Timothée, du fond de sa salle de classe. Sans surprise, il n’avait pas pu retrouver Félix avant le début des cours, la sonnerie retentissant juste après l’arrivée du bus.

À la récré de 10 heures, il le chercha partout dans la cour, en vain. Il dut encore ronger son frein jusqu’à l’heure du déjeuner. Dès lors, il se précipita au CDI, monta à l’étage pour gagner le coin lecture où Félix s’installait habituellement. En apercevant la silhouette de son ami tassée sur un fauteuil en mousse vert, la tête penchée sur un livre, il ressentit un immense soulagement.

– Salut !

Le garçon leva les yeux.

– Ah, salut.

À peine ce mot prononcé, il replongea dans sa lecture.

Tim se racla la gorge avant de se lancer.

– Tu vas bien ?

– Mmmh.

– Dis-moi, tu… Tu n’aurais pas perdu ta carte de lycéen, par hasard ?

Félix se redressa d’un coup, comme électrisé, et manqua de tomber du fauteuil. Il plongea son regard au bleu pétrifiant dans celui de Timothée.

– Qu’est-ce que tu dis ? Comment… Tu es au courant ?

À voix basse, Tim lui raconta les circonstances dans lesquelles il avait découvert la présence de sa carte dans l’église incendiée. À mesure qu’il parlait, il voyait son ami

se recroqueviller, comme écrasé par ces révélations. Il conclut son récit sur un ton qu’il voulait léger :

– Dis-moi, tu n’as rien à voir avec cet incendie ?

– Je te le jure, Tim : je n’ai pas mis les pieds dans cette église ! Je l’ai dit aux gendarmes. Je ne suis pas croyant, mais je ne suis pas antichrétien ou je ne sais quoi, je n’en ai rien à faire, moi, de tout ça… Pourquoi j’irais mettre le feu ?

– Je te crois, mais ta carte…

– Je l’avais perdue !

– Depuis quand ? Tu te rappelles ?

– Je pense que c’est arrivé… lundi. Je suis tombé en sortant du CDI… Je terminais mon chapitre, je ne regardais pas… je me suis pris la porte, bref. J’avais laissé mon sac entrouvert pour y glisser le livre, mais avec la collision, tout s’est renversé. Comme des gars se moquaient de moi, je me suis dépêché. Et je n’ai peut-être pas vu ma carte, elle a dû rester sur le sol.

– Alors un de ces gars te l’aurait prise ?

– C’est… possible.

– C’était qui ?

– Je… Je sais plus.

– Dis-moi, Félix. Si ce n’est pas toi qui as incendié l’église, c’est celui qui a ramassé ta carte qui l’a fait !

Il laissa planer un silence lourd puis, de mauvaise grâce, lâcha trois noms :

– Yanis, Lucas et Martin.

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