Un été à Sommerby

Kirsten Boie

Titre original : Sommerby © Kirsten Boie-Grotz c/o Andrew Nurnberg Associates limited, London

Illustration de couverture : Sébastien Pelon Direction : Guillaume Arnaud, Guillaume Pô Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Claire Renaud Conception graphique : Cédric Ramadier Fabrication : Thierry Dubus, Marie Dubourg Composition et mise en pages : Pixellence © Fleurus, Paris, 2019 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-6756-3 Code MDS : 592 922 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

Kirsten Boie

Traduit de l 'allemand par Mathilde Ray

S i vous vous trouvez dans cette petite ville dont l’unique

rue est envahie par les touristes l’été, et qui est aussi vide, l’hiver, qu’un seau avant la traite, et si votre regard se porte au-delà de l’étendue d’eau, vous apercevrez, sur le cap qui vous fait face, la maisonnette ancienne.

– Mon Dieu, quelle situation exceptionnelle ! disent les touristes. Mais quel piteux état pour une maison !

Car ils la distinguent sans peine : le bras de mer n’est pas si large à cet endroit.

– C’est la maison de la vieille Inge, disent les habitants du coin.

Et sur ce, ils se taisent.

– La maison est à vendre ? s’enquièrent les touristes.

Mais les habitants du coin font non de la tête.

– Pas question ! disent-ils. Et de toute façon, ce n’est pas aussi idyllique que ça en a l’air. Il n’y a même pas de rue qui y mène.

Et c’est la vérité. Vous n’accéderiez qu’en bateau à la vieille maison d’Inge ; encore feriez-vous mieux de lui en demander 5

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la permission d’abord, sinon vous risqueriez d’avoir une bien mauvaise surprise.

D’ailleurs, pas grand monde ne s’y risque. Les voiliers, qui mouillent par centaines, l’été, dans le port de la petite ville, cherchent à franchir aussi vite que possible les derniers milles marins qui les séparent de la mer Baltique ; ou au contraire, pour certains, à remonter le bras de mer pour atteindre l’ancienne ville des Vikings. Les marins ne s’intéressent pas au cap ; et si par hasard il s’en trouve un pour lancer un regard furtif sur la rive, au-delà des anémones, des marguerites et des roses trémières qui y poussent à foison, il ne verra là que quelques poules qui picorent tranquillement, et, dans un soupir, reportera son regard dans la direction de ­l’estuaire sans plus s’occuper de la petite maison.

Et pourtant, cet été, il aurait pu voir bien davantage que quelques poules. Mais heureusement, derrière les anémones tout reste bien à l’abri des regards, ignoré de tous.

1.

Tout

a commencé par une terrible nouvelle. Il en va parfois ainsi : il arrive quelque chose d’épouvantable, mais quand on y repense quelques années plus tard, on se rend compte que c’est par là, justement, que le bonheur est arrivé.

Seulement sur le moment, on ne le sait pas. Et Martha, bien sûr, ne le sait pas non plus ; ni Mikkel ni Mats.

Papa lui-même l’ignore lorsqu’il fait irruption dans l’appartement cet après-midi-là, avec un visage qu’ils ne lui connaissent pas.

– Maman a eu un accident ! s’écrie-t-il.

Et il jette sa veste par terre dans le couloir avant de disparaître dans le bureau de maman, dont la porte reste ouverte.

– Quel genre d’accident ? s’exclame Martha. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Mais elle est aux États-Unis ! dit Mikkel, comme s’il ne pouvait pas y avoir d’accident là-bas.

Mats ne dit rien ; son regard va de Martha à Mikkel, de Mikkel à Martha. Mats est si petit que lorsqu’il y a un problème c’est en 7

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voyant à quel point Mikkel et Martha ont peur qu’il détermine s’il doit avoir peur.

– Mon Dieu, Martha, je n’en ai aucune idée ! dit papa en fourrageant dans les affaires que maman a laissées sur son bureau. Et qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous ? Je ne peux quand même pas vous laisser tout seuls ici !

Martha n’a jamais vu papa dans cet état-là. Complètement paniqué. Complètement tourneboulé.

– Il faut que vous alliez chez votre grand-mère ! dit-il, et Martha voit que ses mains tremblent. Je ne vois pas d’autre solution ! Ça vous va, Martha, ça vous va ? Leonie a dû noter l’adresse quelque p… mince !

– Grand-mère, je ne la connais pas, fait Mats indigné.

– Mais qu’est-ce qui s’est passé au juste, papa ? s’exclame Martha.

Alors papa comprend peut-être qu’il n’a pas le droit d’alarmer ainsi ses enfants. On voit bien qu’il prend une large respiration pour se ressaisir.

– Maman a eu un accident à New York alors qu’elle allait au travail, dit-il. Sa banque m’a appelé. Elle est à l’hôpital. J’ai déjà pris mon billet d’avion.

Puis il se remet à fouiller, feuilletant des carnets, mais il est évident qu’il ne trouve pas ce qu’il cherche.

– Rien de rien ! Ça m’aurait étonné, il faut dire !

– Maman va mourir ? C’est sûr ? demande Mikkel.

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Il y a deux ans, pour son anniversaire, il a reçu un hamster.

Maintenant, dans une belle boîte achetée exprès à la papeterie, le hamster repose dans la cour de l’immeuble, trois étages plus bas, au milieu d’une plate-bande de fleurs, sous une petite croix de bois. Aucun voisin ne s’est opposé à ce qu’on creuse la tombe.

– N’importe quoi ! réplique Martha, bien qu’elle n’en sache pas plus que Mikkel.

Mais qui sait, peut-être qu’on peut écarter le danger comme avec une formule magique. Il suffit de penser, d’espérer et de dire que tout va bien se passer, et tout se passera bien.

– Elle ne va pas très bien, murmure papa, et Martha se rend compte qu’il est vraiment inquiet.

Les formules magiques, ça ne marche pas toujours.

– Mon avion décolle ce soir. Je ne sais pas combien de temps je vais devoir rester auprès de Leonie. Et je ne peux pas vous laisser tout seuls à la maison. Surtout maintenant, en pleines vacances, alors que tout le monde est parti.

Pendant ce temps-là, il cherche dans le carnet d’adresses de maman, sur l’ordinateur, et on sait bien ce qu’il cherche. Mais là non plus, il n’y a pas trace du numéro de téléphone de la mère de maman.

– Mais on ne la connaît pas du tout, grand-mère ! dit Martha à son tour. Tu ne peux quand même pas nous…

Mais elle s’interrompt.

– Tu vois une autre possibilité, toi ? s’exclame papa. Alors vas-y, dis-la-moi ! Vas-y !

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Quelque part à New York, dans un hôpital, il y a maman, et papa ne sait pas comment elle va, et papa a peur. Martha comprend tout à coup que ça ne sert à rien de le contredire.

Il faut que papa aille à New York. Et peut-être même que ce sera super de revoir cette grand-mère dont maman et papa ne parlent plus depuis bien des années. Et puis ça ne va sûrement pas durer longtemps. Papa reviendra vite. Et maman aussi. Il vaut mieux ne pas rendre les choses encore plus compliquées pour papa.

– Annika peut nous emmener demain, dit Martha en prenant son courage à deux mains. Ne t’inquiète pas, papa.

Annika peut venir tout de suite, dormir à la maison et nous emmener chez grand-mère demain. Tout va bien se passer !

– Oui, si la vieille sorcière est encore en vie ! murmure papa sans s’apercevoir que sa remarque fait sursauter Mikkel et Mats. Même ici je ne vois pas son numéro de téléphone, c’est incroyable à la fin !

– C’est vraiment une sorcière ? demande Mats. Ça y est, il a fini par prendre le parti d’avoir peur.

– Appelle Annika, papa ! dit Martha. Il faut qu’elle vienne ici ! Je t’assure, on peut compter sur elle !

Annika est la meilleure amie de maman. Elle et maman ont fait leurs études ensemble. Elle est déjà partie en vacances avec maman et les enfants ; et parfois, le soir, quand papa est en voyage d’affaires, ou qu’il est encore au bureau, ou qu’il travaille à la maison au bout du couloir, elle reste au salon avec 10

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maman, une bouteille de vin rouge sur la table, et elles parlent, parlent sans s’arrêter. C’est sûr, Annika sera là tout de suite. Et c’est sûr, elle emmènera les enfants chez cette grand-mère.

– Et si Annika restait avec nous à la maison ? demande Mikkel dont le visage s’illumine brusquement. Ce serait encore mieux, non ?

Mais bien sûr, même Mikkel sait qu’Annika doit aller au travail tous les matins. C’est là qu’elle passe ses journées, et qui s’occuperait des enfants pendant ce temps-là ?

Et il est évident aussi que papa n’a plus le loisir de réfléchir à qui s’occupera de Martha, Mikkel et Mats. Papa doit partir pour l’aéroport.

– Oui, c’est une bonne idée, Martha ! dit-il, et il attrape déjà son téléphone portable. Annika sera sûrement d’accord !

– Moi j’aime bien Annika, dit Mats.

PREMIER JOUR

2.

E t bien sûr, Annika est venue. Sans tarder, avant même que

papa parte pour l’aéroport.

– Ne vous mettez pas la rate au court-bouillon ! a-t-elle dit à Martha et Mikkel.

Mats jouait par terre dans sa chambre.

– Tout va s’arranger. C’est une dure à cuire, notre Leo !

Et maintenant, on va se commander une pizza.

Puis ils ont mangé de la pizza, et Annika a appelé quelqu’un pour lui demander de dire à quelqu’un d’autre qu’elle ne pourrait pas venir demain au travail et qu’elle préviendrait directement tous les collègues dès que possible. Ça avait l’air d’être un jour comme un autre. Ça leur est déjà arrivé de rester tout seuls à la maison avec Annika, quand maman et papa sortaient faire la fête.

Le lendemain matin, Annika leur a dit de faire leurs bagages.

– N’emportez pas trop de choses ! Vous n’allez pas vous éterniser là-bas, a-t-elle ajouté. Vous serez sûrement rentrés d’ici quelques jours. Un petit sac suffira.

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N’empêche, Martha a pris sa valise à roulettes. On ne sait jamais qui on peut rencontrer ni ce dont on pourrait avoir besoin. Et Mats a serré dans ses bras Haldór Schröderson, son doudou-chien à la veste rouge, qu’il a tant étouffé de ses câlins que, d’après Martha, il ressemble maintenant à un rat. Quant à Terrible Treize1, il l’a mis dans son sac de Bob l’éponge ; un tyrannosaure peut bien supporter les épreuves.

Mais quand Annika a rouvert le sac, elle n’a vu ni chaussettes, ni slips, ni jeans de rechange. Heureusement, il restait assez de place pour qu’elle les rajoute.

Ils en ont pour deux heures de trajet. Papa a laissé à Annika la clé de la BMW X5 de maman : il trouvait ça plus sûr qu’un trajet dans la vieille petite Polo d’Annika. Et puis elle n’a pas de sièges enfant.

Martha est assise à l’avant.

– Vous ne l’avez jamais vue, votre grand-mère, c’est ça ? demande Annika en quittant la place de parking.

Martha fait non, puis oui de la tête.

– Plusieurs fois, quand j’étais petite, dit-elle. Mikkel n’était pas encore né. On a été la voir plusieurs fois. Je sais juste qu’elle était bizarre.

– Je ne l’ai jamais rencontrée, dit Annika. Mais bien sûr j’en ai entendu parler. Ça oui.

Les voilà déjà presque sur l’autoroute.

1. Le nom de la peluche de Mats est une référence à un roman bien connu en Allemagne, Jim Bouton et les terribles Treize, de Michael Ende.

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Martha avait peur qu’ils ne trouvent pas la bonne route, mais avec le GPS tout va bien, évidemment. Il les mène dans des rues de plus en plus petites, et les voilà enfin devant le panneau du village. Il est un peu penché, comme si quelqu’un se l’était pris un jour, peut-être au retour d’une fête, après quelques gorgées d’alcool de trop ; et sur la tôle, la couleur est passée, au fil des décennies, sous l’effet du soleil et de la pluie.

Mais on peut toujours lire ce qu’il y a écrit.

– Sommerby, dit Annika. Joli nom. Bon, on y est bientôt.

Martha se rend compte avec surprise qu’elle se souvient. Des maisons aux toits de chaume qui bordent de-ci, de-là la rue tortueuse. Des jardins qui donnent sur la rue, où fleurissent soucis, marguerites et arbres fruitiers aux troncs noueux.

Et pourtant, ça fait si longtemps !

Elle se sent gagnée par la curiosité ; pour un peu elle se réjouirait, c’est tout de même insensé !

– On arrive bientôt à l’église, je crois qu’après il faut tourner à gauche, dit-elle.

Son portable bourdonne.

Bien atterri ! écrit papa. Et vous, quelles nouvelles ?

– C’est là ? demande Annika.

Martha fait oui de la tête. La rue devient encore plus étroite ; encore quelques maisons, encore des jardins fleuris. On arrive à une clôture et la route s’arrête tout à coup.

Annika, interloquée, regarde le GPS. 17

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– Tiens ? fait-elle, stupéfaite. Et il ne nous dit pas qu’on est arrivés ? Mais on est juste à Acker !

Le regard de Martha va du GPS à la clôture.

– Je ne sais pas non plus, murmure-t-elle. Ce n’était pas comme ça avant, je crois. Il faut peut-être qu’on passe par le champ. C’est là derrière. Là où il y a des arbres. Là-bas, au milieu.

Annika est toujours interloquée ; son regard se reporte vers le champ.

– Il n’y a pas de chemin ? demande-t-elle en coupant le moteur. Pas possible !

– Aucune idée, dit Martha d’un air malheureux. Mais on n’est pas loin.

Elles sortent du coffre la valise à roulettes de Martha, le sac à dos de Mikkel et le sac de Bob l’éponge de Mats.

– Je vais grimper par-dessus la clôture et vous allez me passer les sacs, dit Annika.

Sa voix s’est raffermie.

– Ensuite vous me suivrez. Franchement, je n’en reviens pas.

– Il y a des vaches, dit Mikkel.

Il se tient debout, là où la clôture est au plus bas. Il se demande peut-être s’il compte vraiment sauter dans le champ.

Qui sait si les vaches ne sont pas dangereuses.

– Ce sont… euh… des femmes, dit Martha.

Ce n’est pas qu’elle soit vraiment tranquille. Les vaches, qu’est-ce qu’elle y connaît ? Mais s’ils veulent aller chez cette grand-mère, il n’y a pas d’autre solution.

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– Ce ne sont pas des taureaux. Les taureaux, ce sont les hommes. Les taureaux sont dangereux, pas les vaches.

De l’autre côté du champ, les vaches aussi les ont remarqués.

Dix ou douze bêtes brunes. Elles fixent les enfants ; puis la première d’entre elles fait pensivement un pas dans leur direction.

– Je ne m’y connais pas trop en vaches, dit Annika, mais s’il y a des pis on peut être sûr que ce sont des femelles. Et là, elles ont toutes des pis. Donc on peut y aller !

Et sans se retourner vers les enfants, elle se dirige d’un pas décidé vers le bosquet.

– Le pis, ce n’est pas dangereux ? s’enquiert Mats d’un air inquiet en serrant Schröderson sous son bras gauche.

De sa main droite, il porte son sac. Il n’a plus de main libre pour tenir celle de Martha.

– Elles n’ont pas de cornes ! dit Mikkel.

Il est le seul à avoir l’air presque plus optimiste qu’inquiet.

D’un coup d’épaule, il redresse son sac sur son dos, et saute dans l’herbe.

– Viens, Mats.

Ils suivent Annika dans le champ ; de l’autre côté, la vache les regarde. Sa paresse l’a emporté sur sa curiosité.

– Attention à la bouse de vache ! s’exclame Martha.

Mais Mikkel et Mats regardent déjà bien où ils mettent les pieds. Même si Mats tombe en trébuchant sur une taupinière, il se contente de se frotter les genoux d’un air contrarié, et reprend sa marche, décidé. Personne ne pipe mot.

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Pendant tout ce temps, à leur droite, à quelques pas d’eux, d’innombrables voiles blanches gonflées par le vent d’été filent sur l’eau en direction de la Baltique ; derrière, Martha distingue la forêt de mâts dans le port de la petite ville. Et devant eux, Annika les attend près du bosquet, devant un portail tout de guingois.

– Ça y est, vous êtes tous là ? demande Annika. Les vaches ne vous ont pas mangés ?

C’est une drôle de sensation qu’on éprouve là, si près de cette maison qui ressemble à une maison de poupée ou à celles qu’on voit dans ces dessins animés avec leurs gentils personnages en pâte à modeler : il y a des murs bas, tout blancs, avec des colombages et de petites fenêtres, sous un toit de chaume moussu si bas que Martha se demande comment un adulte peut se tenir debout là-dessous. Et pas un bruit : rien ne bouge.

Tout à coup, on se croirait seuls au monde ; pourtant, les voiliers continuent à glisser à côté d’eux, et s’ils tendent l’oreille, les rires et les cris des vacanciers leur parviennent de la petite ville, portés par le vent par-dessus l’eau. Mais ici, tout est parfaitement tranquille.

– Peut-être qu’elle n’est pas à la maison ? chuchote Martha.

Annika secoue la tête.

– C’est ce qu’on va voir ! dit-elle. Hého, il y a quelqu’un ?

Et elle ouvre le portail.

3.

– S top ! crie une voix.

Une voix que Martha reconnaît, à sa grande surprise, alors que cela fait si longtemps. Une voix de femme, grave et rauque.

– C’est une propriété privée, ici. Vous n’avez pas vu le panneau ?

Et voici la grand-mère qui s’avance de derrière un buisson de sureaux. C’est une vieille femme en bottes de caoutchouc, un pull élimé flottant sur son jean taché ; et sous son bras droit elle serre, l’air nonchalant, une carabine à air comprimé.

– Partez d’ici tout de suite.

– Au secours ! crie Mats en laissant tomber son sac.

Mais il serre bien fort Schröderson contre lui ; il tourne les talons et se met à courir pour regagner le champ.

– Elle va nous tuer !

– Mats ! hurle Martha. Reviens ! Les vaches !

– Mats ? demande la vieille femme en baissant lentement son fusil.

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Celui-ci était pointé sur l’herbe plus que sur les enfants, maintenant il vise carrément le sol.

– Qu’est-ce que vous faites ici ?

C’est à Annika qu’elle s’adresse. Après tout, Annika est la seule adulte du groupe. Et pourtant Martha se dit que c’est elle qui devrait répondre. « Bonjour, mamie ! devrait-elle dire.

Tu ne me reconnais pas ? C’est moi, Martha, ta petite-fille ! Et voici Mikkel que tu ne connais pas encore, et le petit là-bas, celui qui a déguerpi comme si le diable était à ses trousses, c’est bien Mats ; lui non plus, tu ne l’as jamais vu, évidemment. Et nous sommes là parce que maman a eu un accident, et qu’elle est à l’hôpital à New York, et que nous ne savons pas où aller. Tu es contente de nous voir ? » Et là, la grand-mère la prendrait dans ses bras en s’écriant : « Martha ! » Elle aurait peut-être les larmes aux yeux tant l’émotion des retrouvailles serait forte. Tous les films montrent ça.

Mais Martha ne dit rien et la grand-mère non plus. Tout ça, ce sont des histoires. À la place, Annika demande, l’air un peu sceptique : – Vous ne voulez pas poser un peu votre fusil ?

Elle se demande sans doute si c’est bien raisonnable de confier les enfants de son amie à une femme qui accueille les étrangers fusil en main. Qui sait, elle est peut-être vraiment folle ?

– Je suis Annika, l’amie de Leonie, et voilà vos petits-­ enfants. Est-ce qu’on pourrait entrer un instant ?

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« Un instant », mon œil ! Annika n’a aucune intention de repartir avec les enfants. Mais elle évite de le dire comme ça, de but en blanc, entre les arbres qui bordent le portail.

La vieille femme lui jette un regard méfiant, puis elle montre la maison du bout de son fusil.

– S’il le faut, dit-elle.

– Mats ! crie Martha. Reviens ! Ne t’inquiète pas !

4.

A nnika s’est assise près de la porte d’entrée sur un banc en

bois qui aurait bien besoin d’un coup de peinture, et Martha est adossée à un arbre qui lui semble être un pommier ; quant à Mikkel et Mats, ils tournent la tête pour regarder les poules picorer. La grand-mère a posé le fusil, crosse au sol, et elle attend.

Elle a sûrement aperçu la valise à roulettes de Martha. Et le sac à dos de Mikkel.

– Et donc ? dit-elle.

– Hum oui, donc je suis Annika, l’amie de Leonie, dit Annika.

De là où elle est, adossée à l’arbre, Martha balaye du regard la pelouse un peu inégale : elle voit les hortensias roses et bleus, les roses trémières qui fleurissent dans un feu d’artifice de couleurs allant du jaune pâle au pourpre ; et, derrière, les eaux scintillantes du port de la petite ville. C’est beau à en pleurer.

Ou ça le serait, s’il n’y avait pas cette vieille au fusil.

– Votre fille a eu un accident hier à New York, dit Annika.

Et Nils a immédiatement pris l’avion. Votre gendre.

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– Je sais qui est Nils, dit la grand-mère.

Mais Martha a vu l’inquiétude se dessiner sur son visage.

– Et alors ? C’est grave ?

Qu’est-ce que ça peut bien te faire que ce soit grave ou pas ? songe Martha. Tu ne donnes jamais de nouvelles à ta fille, pas plus que tu ne lui en demandes. Même à Noël tu ne lui envoies pas la moindre carte ! Tu dois te moquer éperdument qu’elle ait eu un accident, qu’elle soit même peut-être en danger de mort.

Mais Martha sursaute. Pas seulement parce qu’il ne faut pas qu’elle prononce le mot « mort », qu’elle n’a pas le droit d’y penser, pas plus qu’à toutes les autres choses terribles qu’elle refuse d’imaginer. Mais parce qu’elle vient de comprendre pourquoi la grand-mère se soucie de savoir comment va maman.

C’est que la grand-mère ne veut pas les garder ici ! La grand-mère a compris qu’Annika ne va pas tarder à se lever pour repartir. Et qu’elle a amené les enfants pour que leur grand-mère s’en occupe puisque leur mère ne peut pas le faire. La grand-mère a peur de devoir garder les enfants chez elle.

– Nous ne savons pas grand-chose encore, dit Annika. Nils ne va sûrement pas tarder à donner des nouvelles. Mais pour le moment, il n’y a personne pour s’occuper des enfants.

Presque tout le monde est parti en vacances, et Nils et moi avons pensé que…

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La vieille femme renifle.

– Tenez-moi au courant dès que vous en savez plus ! dit-elle.

Immédiatement.

Annick opine.

– Bien sûr, dit-elle. Est-ce que vous pouvez me donner votre numéro de téléphone ?

Ils attendent sa réponse. Pendant ce temps, Mats a lâché même Schröderson et il s’est glissé en catimini vers les poules.

Il tape des mains tout doucement et elles se dispersent en caquetant frénétiquement.

– Ne fais pas peur à mes poules ! l’interpelle la grand-mère d’une voix rude. Sinon elles ne me pondront pas d’œufs !

– Martha, elles ont peur de moi ! s’écrie Mats.

Est-ce qu’il n’en serait pas fier, par hasard ? D’habitude pas grand monde n’a peur du petit Mats. D’habitude c’est toujours Mats qui a peur des autres.

– Oui, hum, donc, dit Annika.

Elle attend.

– Oui, c’est moi la grand-mère, c’est ça ? dit la grand-mère lorsqu’elle voit que les poules ont retrouvé leur calme. Tout à coup on se rappelle que c’est moi la grand-mère.

Elle jette un regard noir à Annika. Mais Annika n’y peut rien.

– Viens, Annika, on repart ! dit Martha en empoignant sa valise à roulettes d’un air décidé.

Tant pis, cette fichue grand-mère-là pourra dire ce qu’elle voudra. Martha n’a pas l’intention de rester chez une 26

Un été à Sommerby

grand-mère qui n’a pas envie de l’accueillir. Elle saura bien s’occuper toute seule de Mikkel et de Mats. Et qui sait, Annika pourra peut-être quand même venir s’installer chez eux jusqu’au retour de papa. (De papa et de maman.) Ils sauront bien se débrouiller.

– Tu es le portrait craché de ta mère quand elle avait ton âge, dit la grand-mère.

Et pour un peu on croirait voir un léger pétillement dans ses yeux. Ça ne se fait pas, ce regard insistant dardé sur Martha.

– Eux par contre, pas du tout.

Et, d’un signe de tête, elle indique Mikkel et Mats.

– Ils ressemblent plutôt à leur père. Espérons que ça s’arrêtera à l’apparence.

Annika s’est levée. Elle estime sans doute qu’on peut leur épargner les insultes puisque la vieille sorcière, de toute façon, ne veut pas des enfants.

– Viens, Martha ! dit-elle. Vous aussi, Mikkel et Mats.

N’oublie pas Schröderson, Matsi.

C’est alors qu’il se produit quelque chose d’inattendu.

– Non ! dit Mats.

Pas si fort que ça, mais d’un ton qui ne souffre pas de réplique. Entre-temps il a découvert le chat qui, étendu au soleil sur une grosse pierre ronde au milieu de la pelouse, se lèche la patte.

– Je veux rester ici avec les animaux ! Tu n’as qu’à venir nous chercher ce soir.

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Et il s’approche en catimini du chat, du même pas furtif que tout à l’heure avec les poules. Mais cette fois-ci, il ne tape pas des mains, et le chat le regarde d’un air blasé sans cesser de faire sa toilette.

– Allez, viens, Mats ! dit Martha à son tour, la valise à la main.

Mats ne se rend pas compte ! Dès qu’Annika sera hors de vue, il va se mettre à pleurer. Et Martha devra le consoler. Et elle ne sait pas du tout si elle y arrivera. Martha elle-même ne serait pas mécontente d’avoir un peu de réconfort, là.

La vieille femme secoue la tête d’un air résigné.

– Bon, d’accord ! dit-elle à Annika.

On dirait qu’elle réprime un soupir.

– Après tout, ce sont mes petits-enfants, hein ? Mais faites-moi signe dès que vous avez des nouvelles de ma fille.

Immédiatement.

Puis elle tourne les talons et disparaît dans la maison. Elle revient avec un petit bout de papier.

– Martha ? demande Annika en empochant le numéro de téléphone.

Martha hésite un moment avant d’opiner.

– Après tout, c’est pour ça qu’on est venus ici, non ? chuchotet-elle. Je t’appelle en cas de problème. J’ai ton numéro dans mes contacts.

Annika hésite un moment.

– Mais quand on a décidé que vous viendriez ici, on ne savait pas… dit-elle à voix basse.

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Que ma grand-mère était une vieille sorcière ? pense Martha.

Mais papa le savait, lui, il la connaît bien. Et puisqu’il nous a envoyés ici quand même, ça veut dire que ça va aller. Ça ne va pas durer, après tout.

– Je peux toujours t’appeler au cas où ! dit-elle.

Annika la prend dans ses bras.

– Comme tu es courageuse, Martha ! dit-elle. Mais promets-moi que tu le feras vraiment ! S’il le faut, je laisse tout en plan et je viens immédiatement vous chercher !

Martha fait oui de la tête.

– Papa ne va sûrement pas tarder ! dit-elle. Avec maman.

Elle suit des yeux Annika qui zigzague entre les taupinières et les bouses de vache pour regagner la clôture. Mats a déjà ramassé Schröderson et attend sur le pas de la porte de la maison. Et Mikkel a l’air si malheureux que Martha sent qu’elle doit se ressaisir.

– Au revoir, Annika ! crie Martha en agitant la main. Allez, Mikkel et Mats ! Dites au revoir à Annika !

Puis, franchissant pour la première fois la porte basse, ils pénètrent dans la maison, dans le plus bel endroit du monde.

Et c’est ainsi que commence l’été le plus fabuleux qu’on puisse imaginer.

« i vous vous trouvez dans la petite ville dont l’unique rue est envahie par les touristes l’été, et qui est aussi vide, l’hiver, qu’un seau avant la traite ; et si votre regard se porte au-delà de l’étendue d’eau, vous apercevrez, sur le cap qui vous fait face, la maisonnette ancienne.

– Mon Dieu, quelle situation exceptionnelle ! disent les touristes.

Mais quel piteux état pour une maison !

Car ils la distinguent sans peine : le bras de mer n’est pas si large à cet endroit.

– C’est la maison de la vieille Inge, disent les habitants du coin.

Et sur ce, ils se taisent. »

Le temps d’un été, trois enfants, Martha et ses deux frères Mikkel et Matts vont rencontrer pour la première fois une grand-mère qu’ils n’ont jamais connue et partir à la découverte de la nature et d’eux-mêmes.

Un merveilleux roman initiatique.

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