Expressions 623

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HISTOIRE

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Mercredi 19 avril 2017 - n° 623 - www.expressions-venissieux.fr

Aux racines de la migration algérienne La communauté d’origine algérienne de Vénissieux a aujourd’hui cent ans. Elle puise ses racines dans des villages de Kabylie, et passa par des débuts bien éprouvants. ALAIN BELMONT

rintemps 1926. Mouloud niaux”, que l’on avait attirés en Ben Saïd Chalmi se pré- France en leur promettant des sente au bureau du recen- salaires mirifiques, et peut-être aussi sement militaire. Il vient en leur forçant un peu la main… d’atteindre 20 ans et est Une fois la guerre terminée, presque donc mobilisable pour partir à la tous sont rentrés en Algérie, mais guerre, s’il le faut. Un sous-officier un petit groupe est resté à Vénisl’interroge sur son parcours et ses sieux, préférant garder leur emploi aptitudes. Il est né au village de dans leur ville d’adoption plutôt Bouzouar, situé sur la commune de que de retourner au pays, où parfois Draâ-El-Mizan, près de Tizi- la faim les attendait. Ce sont ces Ouzou, à 100 kilomètres au sud-est hommes, arrachés au bled par la d’Alger et en pleine montagne de guerre, qui ouvrirent la voie de la Kabylie. Il a franchi depuis peu la migration algérienne. Méditerranée et a trouvé un emploi de La pauvreté serait-elle une fatalité manœuvre aux usines Berliet. Il habite près pour ces migrants d’hier ? Pas forcément. de l’usine, rue PaulCertains, un peu mieux lotis Bert, dans un ensemgrâce à un métier qualifié, se marient ble de baraques que et fondent une famille. l’on appelle alors “le cantonnement BerAnnée après année, le petit liet”. Les questions du sous-officier fusent comme des balles de mitrail- groupe des débuts s’étoffe. En 1927, leuse. Sait-il monter à cheval ? ils sont trois à passer par le recensemilitaire, Mohammed Conduire une charrette ? Faire de la ment bicyclette ? Nager ? Lire ? Écrire ? Akouche, Lounès Chemoun et Jouer d’un instrument de musique ? Mohammed Dahmani, et trois Piloter un avion ? La dernière a dû encore en 1928. Avec une caractéfaire sourire le jeune Mouloud, tout ristique commune : tous sont nés à droit descendu de son bled si loin- Draâ-El-Mizan, cette commune de tain. À toutes les questions, il Kabylie d’où était venu Mouloud répond non, mais précise que son Chalmi. Peut-être ont-ils suivi les frère aîné est mort pour la France conseils de leurs aînés déjà installés durant la Première Guerre mon- à Vénissieux depuis plusieurs années. Ou bien ils ont été recrutés diale. Mouloud Chalmi n’est pas le par un représentant des usines de premier Algérien à vivre à Vénis- notre ville, chargé de jouer les rabatsieux. De 1916 à 1918, plusieurs teurs de main-d’œuvre, alors que la milliers d’hommes nés sur l’autre France, saignée par la Grande rive de la Méditerranée sont venus Guerre, manque cruellement de comme lui travailler dans les usines bras, et fait venir par flots entiers Berliet, à l’Arsenal, dans la société des migrants d’Espagne, d’Italie et des Électrodes ou dans la fabrique donc pour partie aussi d’Algérie. En de poudres Planche. La moitié était 1936, à l’époque du Front Popudes militaires mobilisés pour les laire, la petite communauté algébesoins de la guerre, tandis que l’au- rienne atteint ainsi 106 personnes à tre moitié était composée de civils Vénissieux, hommes, femmes et employés comme “travailleurs colo- enfants confondus. C’est encore

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Dans les années trente, les Algériens venus s’installer à Vénissieux arrivent pour une quarantaine d’entre eux de Draâ-El-Mizan, commune située en pleine montagne de Kabylie, à 100 km au sud-est d’Alger

bien peu pour une ville de 16 222 habitants : seulement 0,7 % de la population. Bien peu aussi au regard des Espagnols et des Italiens, qui sont près de 5000, soit le tiers de la ville. Ces Algériens de 1936 viennent pour une quarantaine d’entre eux de Draâ-El-Mizan, qui s’impose ainsi comme le berceau de la communauté. Mais les provenances s’étendent désormais à tout le nord de l’Algérie, avec des personnes originaires des environs de Constantine, d’Alger, de Tipaza, de Biskra même, aux portes du Sahara, ou encore de “Colbert”, Aïn Oulmène aujourd’hui, une commune située à 30 kilomètres de Sétif. Sétif d’où partiront au cours des années 19601970 l’essentiel des migrants vénissians. Venus pour la quasi-totalité sans aucune formation, ils exercent presque tous la profession de manœuvre, autrement dit d’hommes à tout faire, portant de lourdes charges, servant les machines du matin jusqu’au soir, dans la chaleur, la crasse et le bruit, chez Berliet essentiellement ou encore chez Maréchal, à l’Arsenal ou aux chemins de fer, le tout pour un salaire de misère. Mais déjà beau quand ils échappent au chômage, qui frappe 10 % d’entre eux, victimes de la crise économique commencée aux États-Unis en 1929. La pauvreté serait-elle une fatalité pour ces migrants d’hier ? Pas forcément. Certains, un peu mieux lotis grâce à un métier qualifié, se

marient et fondent une famille. Ainsi Amar Kettal, miroitier chez Berliet, qui vit boulevard LaurentGerin avec son épouse Oria, immigrée espagnole. Quant à Ahmed Kettal, polisseur chez Berliet, il habite chemin des Balmes avec sa femme Julie. Le couple a quatre enfants, qui à une exception près portent des prénoms français : Gisèle, Hélène et Maurice. Signe d’une rapide intégration ? Peut-être. À moins que l’officier d’état civil ait refusé d’inscrire des prénoms à consonance algérienne, et les ait forcés à choisir parmi les noms de saints portés sur le calendrier ! Les mariages entre migrants et Vénissianes prouvent donc que la route des hommes venus du bled n’est pas toute tracée à l’avance. Leur appartenance à des associations également : en 1928, le jeune Ahmed Abed se distingue par une intense pratique sportive - il sait nager, monter à cheval, fait du vélo et surtout du foot, tandis que son conscrit Amar Kettal s’adonne à la gymnastique. Reste que le sort du plus grand nombre n’a rien de reluisant. Faute d’argent, ils restent célibataires toute leur vie et s’entassent dans des “garnis”, des pièces aux couleurs de taudis où ils couchent à plusieurs sur des paillasses, avec un robinet dans la cour en guise de salle de bains. Ainsi en 1936, 28 Algériens, tous manœuvres chez Berliet, vivent en garni au 138, rue Victor-Hugo, et 6 encore au numéro 18 de la rue ; au

14, rue Parmentier, on en compte 8 dans “un garni possédé par Lafay”. Et la liste ne s’arrête pas là. Le maire de Vénissieux a beau intervenir sans cesse contre ces “locaux insalubres où sont logés en trop grand nombre des ouvriers nord-africains”, rien n’y fait. En 1925, il effectue même une inspection en règle au 19, avenue JeanJaurès, près de la place Léon-Sublet, révolté par les immondices entassées dans la cour et les conditions de vie de la douzaine de migrants occupant les lieux ; il ordonne au propriétaire de “faire cesser un état de choses scandaleux et dangereux pour la salubrité et l’hygiène publique”. En pure perte : les locataires prennent la défense de leur marchand de sommeil, et écrivent au préfet pour se plaindre de l’attitude du maire ! Le mal ne fait que s’accroître au cours du temps, les bidonvilles s’ajoutant bientôt aux garnis. En 1953, ce sont désormais 524 Algériens qui vivent en garnis ou “dans des locaux impropres à l’habitation (caves, greniers, baraques en bois ou vieux wagons)”, nous dit l’historien Maurice Corbel. Il faut attendre les années 1960 pour que leur logement s’améliore enfin, avec l’ouverture d’un foyer Sonacotra destiné aux ouvriers célibataires et, surtout, avec la construction de la ZUP des Minguettes. Sources : Archives municipales de Vénissieux, 1 H 72/2, 7 F 56/1 et 1 F 35. Archives du Rhône, 5 M 119 et 248 W 366.


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