La vraie recette

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Nouvelles, contes ou chroniques, les menus récits de la collection Mise en appétit livrent autant de plaisirs de bouche que de mots d’estomac. Sous forme de souvenirs, d’anecdotes et de fictions, chaque auteur y dévoile de subtiles, drôles et émouvantes liaisons entre mots et mets.

12 €

ISBN : 978-2-35255-327-4

LA VRAIE RECETTE | LUCIE DE LA HÉRONNIÈRE

« Vous croyez connaître les recettes ? Détrompez-vous. Et bon appétit. » Voilà le mot d’ordre de la rubrique « La vraie recette » que tient Lucie de la Héronnière sur Slate.fr. Journaliste pour la presse écrite, elle travaille souvent sur des sujets liés à l’alimentation et à la gastronomie. Faut-il mettre de la crème dans la tartiflette ? Et de la moutarde dans la mayonnaise ? De l’ail dans le gratin dauphinois ? Véritable enquête au pays des traditions culinaires les mieux gardées, le texte s’attache à décortiquer vingt recettes et débats gastronomiques plus enflammés les uns que les autres. Après ça, vous ne direz plus jamais que Jules César a inventé la salade Caesar.

Lucie de la Héronnière


© Les Éditions de l’Épure, Paris, 2019


Lucie de la Héronnière

MISE EN APPÉTIT



Faut-il mettre de la moutarde dans la mayonnaise ? Peut-on parsemer un gratin dauphinois de fromage râpé ? Pourquoi estce que crêpe n’est pas synonyme de galette ? Quelle est la préparation originelle des sœurs Tatin ? Pourquoi ne pas mettre de petits pois dans le guacamole, puisque c’est très bon ? La crème est-elle autorisée dans la tartiflette ? Autant de questions existentielles posées par la rubrique « La vraie recette » de Slate.fr. « Vous croyez connaître les recettes ? Détrompezvous. Et bon appétit », promet, un brin provocateur, le magazine en ligne. En 2013, la flamboyante « vraie recette des pâtes à la carbonara »1 inaugure la rubrique. « Jetez donc cette crème fraîche, malheureux ! Et rangez-moi ces lardons en plastique », écrit alors Floriana. Un petit précis de cuisine italienne fustigeant une manie française consistant à préparer des « pâtes carbo » avec des ingrédients peu appropriés… « Alors. Arrête le massacre. Pitié. Diffuse la bonne parole. Deviens ambassadeur du Carbonara Club. Redonnons ensemble à ce plat ses couleurs romaines », tonne l’auteure. S’en suit toute une série d’articles décortiquant des recettes : croque-monsieur, chocolat chaud,

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carbonnade flamande, canelés, confiture ou encore couscous. Qui a vraiment inventé la salade Caesar ? Quelles sont les meilleures techniques pour réussir une galette des rois à la frangipane ? Comment l’œuf à la coque cuit-il ? Chercher la « vraie recette », c’est débusquer les origines, les usages, les techniques, les secrets de professionnels… mais aussi les controverses gastronomiques et les débats enflammés. Cette quête gourmande mène à une évidence : la « vraie recette » est totalement subjective. Et c’est tant mieux ! Car la plupart des recettes ont des origines floues. Les mets voyagent, évoluent et s’adaptent. Restent les habitudes et les traditions. Voire parfois un certain conservatisme gustatif. La véritable recette, c’est toujours celle de votre grand-mère ! Cet héritage culinaire des générations précédentes – réel ou fantasmé – est parfois quasi sacré. Dans un climat d’inquiétude autour du contenu de nos assiettes, on protège les bonnes vieilles formules, car « on veut se rassurer, retrouver des racines, des repères, de l’authentique. Se raccrocher à des choses immuables » 2, m’expliquait en 2017 le sociologue et ingénieur

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agronome Éric Birlouez. Ces liens forts entre les mangeurs et leurs recettes sont passionnants : ils interrogent la transmission, mais aussi l’identité culturelle. Si les Dauphinois sont tant attachés à leur fameux gratin, c’est parce que ce dernier les représente. « L’alimentation est un facteur d’identité collective, de cohésion. On se sent proche des gens parce qu’on partage la même nourriture », soulignait aussi Éric Birlouez. Notre rapport à la cuisine, à ses règles et à ses normes est un sujet très, très sensible… C’est bien plus qu’un simple assemblage d’ingrédients ! En témoignent les nombreuses polémiques, injonctions et sacrilèges, sur telle manière de faire, tel ingrédient. « En vérité, il n’y a jamais une seule façon de cuisiner un plat. Il n’y a que de la bonne cuisine et de la mauvaise cuisine »3, écrivait le critique gastronomique britannique Jay Rayner en 2016. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ? Pourquoi préférez-vous cuisiner les pâtes à la carbonara dans les règles de l’art (ou l’inverse, malappris !) ? La recette de quiche lorraine de vos parents est-elle indiscutablement la « vraie » ? Autant de questions pour lesquelles la réponse est quasiment une affaire d’intime

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conviction… ou tout simplement de goût. Ce livre regroupe des « vraies recettes » déjà publiées sur Slate.fr et des textes inédits. À la fin de chaque article, une recette en bonne et due forme synthétise les gestes et les grammages des professionnels, passionnés et ardents militants interviewés. Loin de moi l’idée de graver dans le marbre une recette « authentique ». Contentons-nous d’une « bonne » recette, et observons les histoires croustillantes et les débats brûlants, qui nous en disent long sur nos attaches si tendres et fortes avec la bonne chère.

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1. Floriana, « La vraie recette italienne des pâtes à la carbonara », Slate.fr, 08/02/2013. 2. De la Héronnière Lucie, « Pourquoi la cuisine nous rend conservateurs », Slate.fr, 29/05/2017. 3. Rayner Jay, « Why it’s OK to play with your food », The Guardian, 15/09/2016.

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La vraie recette des crêpes et des galettes Le principe de la crêpe est quasi universel. Dans beaucoup de cultures du monde, on retrouve une sorte de galette fabriquée avec des céréales et garnie de sucré ou de salé : crumpet au Royaume-Uni, msemmen au Maghreb, tortilla au Mexique, blini en Russie, injera en Éthiopie… Rien qu’en France, si l’on s’en tient à ce terme générique de « crêpe » (fine couche de pâte cuite sur une plaque très chaude), on en cuisine bien des espèces différentes, des ratons (avec de la bière) dans le Nord, de la socca (à la farine de pois chiche) dans le coin de Nice, ou encore du matefaim ou matafan dans le sud-est du pays. Mais, mais, mais, nous nous limiterons ici aux plus connues, les fameuses crêpes et galettes bretonnes. Martine Bleuzen du Pontavice, cheffe et auteure notamment de Crêpes et galettes, du froment au blé noir, un tour de Bretagne gourmand4 nous raconte ainsi : « Ces préparations sont très anciennes. C’est lié à la culture du blé noir. Mais autrefois, c’était un plat que l’on mangeait à la maison. Dans les années 1920, les crêperies ont commencé à

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ouvrir, de plus en plus nombreuses avec l’essor du tourisme. Quand j’étais petite, on allait encore à la crêperie en amenant notre propre fromage ou jambon. » Parlons de la pâte, élément de base de notre sujet. Pour résumer, la Bretagne est partagée par une solide frontière gastronomique et sémantique. De part et d’autre d’une ligne traversant le territoire, une crêpe n’est pas une galette, et une galette est loin d’être une crêpe. Accrochez-vous. La galette de Haute-Bretagne : sarrasin, sel et eau

La Haute-Bretagne, c’est l’est de la Bretagne, dont les frontières historiques, sociologiques et géographiques ont quelque peu évolué au cours des années. Linguistiquement, c’est le territoire du gallo. Culinairement, c’est le territoire de la galette, moelleuse et épaisse. Selon Martine Bleuzen du Pontavice, la limite se situe plus précisément à l’est d’une ligne Vannes-Saint-Brieuc. Dans la galette, défendue

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et promue par la Confrérie Piperia La Galette5, on se limite au strict minimum (mais avec des ingrédients d’une irréprochable qualité) : farine de sarrasin (appelé aussi blé noir), sel et eau (et éventuellement un œuf). La cheffe explique que quand on a l’habitude, « on fait au pif. On sait quand c’est assez liquide. » Mais pour ses ouvrages, elle a quand même défini des proportions qui fonctionnent : pour 500 g de farine de blé noir, vous ajouterez 15 g de gros sel et 1 litre d’eau. L’auteure bretonne précise que « cette pâte est très difficile à travailler, notamment parce qu’elle ne contient pas de gluten. Et il faut faire attention à ne pas la noyer avec de l’eau. » Il faut aussi la battre très longtemps pour incorporer de l’air. Cette étape indispensable permettra l’apparition de bulles et donc de petits trous dans votre future galette complète. Olivier Kozyk, chef de la Crêperie La Saint-Georges, à Rennes, explique qu’il bat d’abord son kilo de farine de sarrasin avec 1 œuf, une poignée de gros sel et la moitié des 2,4 litres d’eau. 4 ou 5 minutes de battage plus tard, il ajoute le reste de l’eau. Et enfin, phase très importante, il fait reposer la pâte dans un récipient hermétique. Pas

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1 heure, comme ça, pour dire. Mais 4 heures au minimum, pour laisser le temps à la fermentation d’entrer en action ! Plusieurs techniques sont possibles. Olivier Kozyk met ses saladiers au frais pendant 24 heures, en une fois. Gilles Isola, formateur et chef de travaux à l’École de Maître Crêpier, Pizzaïolo et Cuisinier, à Rennes, procède ainsi en deux temps, du solide au liquide : « On mélange d’abord 1 kg de farine de blé noir, 1 litre d’eau et 25 g ou 30 g de sel. On lisse et on met un petit film d’eau pour éviter la formation d’une croûte. Le lendemain, on rajoute entre 1 et 1,5 litre d’eau. » C’est avec la galette de Haute-Bretagne qu’on fabrique la galette saucisse : il suffit de rouler une saucisse de porc dans une galette préalablement pliée en deux. La galette se mange en effet généralement avec une garniture salée. Mais pas seulement : Olivier Kozyk de la Crêperie La Saint-Georges propose « une galette avec du chocolat noir au piment d’Espelette. La galette se marie très bien aussi avec la confiture et le caramel au beurre salé .» La crêpe au blé noir de Basse-Bretagne

En Basse-Bretagne – l’ouest de la région, si

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vous suivez bien – la langue traditionnelle est le breton. Et on parle de crêpes au pluriel. Les crêpes garnies de salé sont à la farine de blé noir, mais ne sont pas fabriquées comme les galettes de Haute-Bretagne. Martine Bleuzen du Pontavice précise : « Elles sont plus fines et croustillantes… et il y a autant de recettes que de pays et de foyers. Là, la pâte est faite avec de la farine de blé noir, un peu de farine de froment, du lait et des œufs. » En gros, il ne faut pas que la farine de froment (c’est-àdire la farine de blé blanche « classique ») dépasse 30 % de la quantité totale de farine. Martine Bleuzen du Pontavice met par exemple 500 g de farine de blé noir, 100 g de farine de froment, 1,25 litre de lait ou d’un mélange laiteau, 1 cuillère à soupe de gros sel et 1 œuf. La pâte se travaille plus facilement grâce à la présence de gluten. Faut-il faire reposer cette pâte ? À vrai dire, les réponses divergent. Dans Crêpes et galettes, du froment au blé noir, un tour de Bretagne gourmand, on lit ceci : « Si les écoles de crêpiers et les professionnels préconisent le repos de la pâte quelques heures voire une nuit […], je peux assurer que faire la pâte au dernier moment est possible pour les crêpes au blé

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noir… Mais pas pour les galettes au blé noir ! Une envie de manger du blé noir doit pouvoir être satisfaite dans l’heure. » La crêpe au froment

Enfin, en ce qui concerne les crêpes au froment, c’est beaucoup plus simple. Ce sont donc les crêpes tartinées de choses sucrées, en Haute et en Basse-Bretagne. Gilles Isola, formateur à l’École de Maître Crêpier, nous donne bien volontiers ses proportions idéales : « 8 à 12 œufs par kilo de farine, pour 1,8 litre de lait. Et un peu de sucre aussi, pour obtenir une belle coloration. » Évidemment, il faudra diviser ces quantités professionnelles (sauf si vous nourrissez 12 personnes). Là, « le repos permet de détendre le gluten et d’éviter la rétractation à la cuisson ». Olivier Kozyk y met quant à lui « pour 1 kg de farine, 2 litres de lait, 300 g de sucre, 50 g de sucre vanillé, 6 œufs », et ne fait pas reposer cette pâte. Voilà pour les pâtes des trois cousines bretonnes. Mais pour compliquer cette histoire, il y a aussi des spécialités encore plus locales. Par exemple, chez Martine Bleuzen du Pontavice, à Sainte-

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Brigitte, dans le Kost ar c’hoad, un petit pays au cœur de la Bretagne, on fait aussi des galettes dites « pato », confectionnées avec de la farine de blé noir, de la purée de pommes de terre, des œufs et du lait (et ça a l’air délicieux). Une fois que votre pâte préférée est prête et bien reposée, vient la délicate phase de la cuisson. Faut-il faire sauter les crêpes et les galettes ? Ce n’est pas nécessaire, sauf pour épater des individus de moins de 8 ans. Peut-être avez vous la chance d’avoir une billig, cette plaque de fonte circulaire, sans rebord – « Les Bretons travaillent sans garde-fou ! », lit-on dans le livre de Martine Bleuzen du Pontavice. La cheffe explique : « Ce qui fait la spécificité et l’ancrage des crêpes et galettes bretonnes, ce sont les outils spécifiques, billig – très souvent dans les listes de mariage ! – rozell [une raclette qui sert à étaler uniformément la pâte, ndlr] et spatule. La billig au gaz est plus aléatoire. J’utilise plus la billig électrique, avec un thermostat : 200 à 220 oC pour le blé noir, 220 à 250 oC pour le froment. » Après avoir graissé la tuile – on pense innocemment au beurre ou à l’huile, mais une tradition consiste à utiliser du « lardigenn », un mélange de saindoux et de jaune d’œuf ! – il

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faut pour étaler la pâte utiliser la rozell, ce petit râteau très utile. « Tout est dans le coup de main à prendre. Il ne faut pas tourner autour, c’est un travail de rotation du poignet », recommande encore la spécialiste. Le résultat doit être fin, régulier et constant. Et la pâte doit être saisie. Chaque maison a sa pâte et ses techniques. À la Crêperie La Saint Georges, Olivier Kozyk travaille plutôt à une température de « 300 oC pour les galettes. Et on ne les retourne pas, pour garder un côté plus croustillant. On baisse la température pour garnir, puis on plie. » L’autre côté demeure super moelleux. Donc, retourner ou ne pas retourner, à vous de voir ce que vous préférez. N’ayant « rien à cacher ! », Olivier Kozyk évite les pliages qui occultent la garniture. Et c’est vrai que c’est quand même plus sympathique de voir ce qui se passe dans notre galette, même si traditionnellement, on pliait plutôt deux fois, pour obtenir un grand triangle. Dans tous les cas, répartissez bien la garniture, pour éviter de tomber sur une bouchée peu fournie. Si vous n’êtes muni que d’une poêle, pas de problème, même si, on ne vous le cache pas, « c’est beaucoup plus compliqué à reproduire.

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Une Tefal ne monte pas à la température de la fonte ! » dit Olivier Kozyk. Si on bosse avec cet ustensile, « il faudra alors fluidifier un peu plus la pâte. Elle roulera plus facilement dans la poêle », conseille Gilles Isola. N’hésitez donc pas à rajouter un poil d’eau à votre recette. Et comment fait-on pour savoir si on est à la bonne température ? Il suffit de « jeter quelques gouttes d’eau sur la poêle. Elles doivent se vaporiser instantanément. » Il paraîtrait que des grands-mères bretonnes réalisaient cette opération sur leur billig à gaz en crachant tout simplement dessus. Les Bretons ne sont pas trop pointilleux sur les recettes de crêpes et de galettes. Certains rajoutent du cidre, du miel ou du lait ribot à la pâte. Il suffit juste d’être intransigeant sur la qualité des ingrédients. Et Gilles Isola de conclure : « Il n’y a pas d’interdit. On est capable de faire les crêpes comme les gens les aiment. » Avec toujours un bon beurre salé, quand même.

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Galettes au blé noir (Haute-Bretagne)

Pour une quinzaine de galettes 500 g de farine de sarrasin – 1 litre d’eau 15 g de gros sel Mettez la farine et le sel dans un saladier. Ajoutez l’eau petit à petit en battant bien. Continuez à battre énergiquement pendant 5 minutes. Recouvrez le tout de film étirable. Laissez reposer toute la nuit au réfrigérateur. Le lendemain, faites cuire vos galettes dans une poêle bien chaude et généreusement graissée. Crêpes au blé noir (Basse-Bretagne)

Pour une douzaine de crêpes 300 g de farine de sarrasin 60 g de farine de blé – 50 cl de lait 25 cl d’eau – 1 œuf 1 cuillère à soupe de gros sel Mettez les farines et le sel dans un saladier. Ajoutez l’œuf, puis les liquides petit à petit en continuant de battre. Laissez reposer quelques heures si vous n’êtes pas pressé, avant de faire

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cuire vos crêpes à la poêle. N’oubliez pas le petit morceau de beurre avant chaque crêpe. Crêpes au froment (Haute et Basse-Bretagne)

Pour une bonne douzaine de crêpes 300 g de farine de blé – 50 g de sucre 4 œufs – 60 cl de lait Battez les œufs. Ajoutez la farine et le sucre, puis le lait petit à petit. Laissez reposer au frais si votre dîner n’est pas dans 5 minutes. Graissez la poêle entre chaque crêpe.

4. Bleuzen du Pontavice Martine, Crêpes et galettes, du froment au blé noir, un tour de Bretagne gourmand, Coop Breizh, 2012. 5. http://piperia.lagalette.free.fr

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La vraie recette du gratin dauphinois Avant toute chose, précisons de quoi on parle. Un gratin a par définition une garniture tendre et un dessus bien croustillant. Dans Mots de table, mots de bouche6, Claudine BrécourtVillars raconte que l’appellation est attestée au xvie siècle. Le terme évoque à l’origine ce qui reste attaché sur les parois d’un plat, ce qu’il faut détacher en grattant. Depuis le début du xixe siècle, le gratin évoque un mode de préparation « de certains apprêts salés, recouverts de sauce, de chapelure ou de fromage râpé, dont la cuisson se termine au four pour que se forme sur le dessus une croûte légère et dorée destinée à conserver le moelleux des ingrédients. » Quant à « dauphinois », c’est bien sûr ce qui vient du Dauphiné, ancienne province de l’Ancien Régime, qui correspond aujourd’hui à l’Isère, la Drôme, les Hautes-Alpes, un bout du département du Rhône et un petit morceau des Alpes italiennes aussi. Claude Muller, journaliste retraité et auteur d’ouvrages évoquant ce fameux gratin comme Les mystères du Dauphiné7 ou Cuisine traditionnelle des Alpes8, raconte que

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« le terme de gratin dauphinois a été pour la première fois consigné par écrit à l’occasion d’un banquet en 1788. Mais ce plat paysan existait déjà bien avant. Car la Savoie et le Dauphiné, grâce à leur proximité avec la Suisse, ont connu la pomme de terre bien avant sa popularisation dans toute la France par Parmentier. » Le chef Michel Rostang, né dans une famille de cuisiniers dauphinois, a vu ses parents et grands-parents cuisiner le fameux gratin. Pour lui, « c’est la recette la plus simple du monde ! » Voyons. Comme souvent, le choix du produit de base est crucial. Régis Aribert, chef du restaurant La Buffe, à Autrans, et ancien organisateur du concours du meilleur gratin dauphinois, tient sa recette de sa grand-mère, cultivatrice dans le Vercors : « J’utilise de la Monalisa, qui tient bien à la cuisson. La pomme de terre ne doit pas partir en miettes. » Luce Emeriaud, auteure de Cuisine des Alpes dauphinoises9, préfère la Charlotte qui « forme une liaison très moelleuse lors de la cuisson dans la crème ». Évitez surtout les pommes de terre dites « à purée ». Et ne les lavez pas après les avoir épluchées. Elles perdraient l’amidon qui sert à créer la cohésion du gratin.

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Les pommes de terre devront ensuite être coupées en tranches très, très fines, appelées taillons. Michel Rostang précise : « On coupe les pommes de terre à la mandoline. On doit voir à travers ! » Il n’y a pas des tonnes d’autres ingrédients : le lait, la crème et le sel. Régis Aribert utilise le strict minimum : « Ma recette est ancienne, je fais comme les agriculteurs du Vercors du début du xxe siècle, qui n’avaient pas de muscade ni d’ail, et pas de poivre non plus. » Ceci dit, « à Grenoble, certains mettent une pointe d’ail. L’important, c’est de bien doser pour que le plat soit équilibré. » Par contre, il est clair qu’on ne met ni fromage, ni œufs dans le vrai gratin dauphinois. Au printemps 2013, le magazine Lyon Capitale s’est insurgé quand l’émission « Top Chef a assassiné le gratin dauphinois »10. L’arme du crime : de simples œufs de poule. Le journal citait alors pour appuyer son propos René Fonvieille, auteur de La Cuisine dauphinoise à travers les siècles11, dissertant sur le mélange lait-crème : « Surtout, n’ajoutez pas d’œufs ni de fromage. Sinon ce n’est plus le gratin dauphinois. Les œufs privent le gratin du moelleux et de l’onctueux qui sont ses caractéristiques, en y laissant

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des caillots qui en gâtent l’aspect et la finesse. Le fromage enlève la délicate saveur du lait crémeux. » Avec du fromage, ce serait un gratin savoyard… peut-être excellent, mais pas dauphinois. Lyon Capitale cite encore l’ouvrage de Jean-Pierre Barus, Cuisine des Alpes12, plutôt catégorique. « Le gratin, chez nous, c’est comme on veut, sauf pour les œufs et le fromage qui sont interdits. » Bref, la muscade ou l’ail font donc partie de la diversité des interprétations. Mais sûrement pas le saupoudrage d’emmental râpé. Pour la cuisson, il y a plusieurs écoles. La façon de faire typique du Vercors consiste à cuire les pommes de terre avant la cuisson au four, pour un résultat extra-tendre. C’est la méthode du chef Régis Aribert : « Je fais un mélange de crème à 35 % et de lait, moitié-moitié. Je fais bouillir ce mélange, et j’ajoute les lamelles de pomme de terre. Je laisse cuire sur le feu tout doucement, pendant 45 minutes. Ensuite, je mets un peu de crème dans le fond d’un plat à gratin, j’ajoute les pommes de terre avec la crème et le lait. Je remets encore un peu de crème par dessus et je mets au four à 180 oC, pendant 30 minutes environ. » La crème, en

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cuisant, va gratiner et dorer bien joliment, sans un gramme de fromage. Le miracle du gratin dauphinois ! « On sent la pomme de terre sous la dent, mais cela reste hyper moelleux », promet Régis Aribert. Autre technique, mettez directement les pommes de terre dans le plat à gratin en terre ou en grès, comme le fait Luce Emeriaud : « Beurrez généreusement le plat. Frottez-le avec une gousse d’ail. Remplissez le plat avec 1,5 kg de pommes de terre en lamelles. Au fur et à mesure salez, poivrez, et ajoutez un peu d’ail. Recouvrez de 600 g de crème et 800 g de lait. Et faites cuire pendant 1 h 30 à 140/150 oC. » Là aussi, il faut cuire lentement, doucement, tranquillement, pour que la crème imprègne bien les patates et que le résultat soit douillet. Le chef Michel Rostang cuit également les pommes de terre directement dans le plat, mais ajoute une petite manœuvre concernant la croûte, toujours dans le but d’atteindre le moelleux parfait : « Après avoir disposé les pommes de terre dans le plat en terre beurré et frotté à l’ail, je recouvre avec ½ litre de lait et 400 g de crème épaisse ou fleurette, du sel et du poivre. Je fais juste bouillir sur le feu avant

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d’enfourner à 150 oC pendant une heure. À ce moment-là, j’enlève la croûte et je remets 150 g de crème, je mélange, et je mets de nouveau au four pendant 45 minutes. Cela permet d’avoir une belle croûte, bien dorée, pas trop épaisse, et des pommes de terre très moelleuses. » Ajoutons que certains sont partisans du gratin cuisiné avec uniquement de la crème. D’autres, avec uniquement du lait sans une goutte de crème. Dernier conseil de Claude Muller pour la route : « Dans les fermes, on le préparait la veille, et on le faisait saisir le lendemain. C’est valable pour beaucoup de recettes traditionnelles, cela permet d’avoir beaucoup plus de moelleux. »

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La recette

Voilà donc une recette de base, à adapter si vous préférez précuire les pommes de terre comme Régis Aribert, ou enlever la première croûte pour sublimer la seconde, comme Michel Rostang. Pour 4 personnes 1 kg de pommes de terre – 40 cl de crème entière 40 cl de lait – une gousse d’ail – sel poivre Épluchez les pommes de terre et coupez-les en fines tranches, avec une mandoline si vous êtes équipé. Préchauffez le four à 150 oC. Beurrez un plat à gratin et frottez-le avec la gousse d’ail. Disposez une couche de pommes de terre, salez, poivrez. Puis une autre, salez et poivrez de nouveau. Après la dernière couche de pommes de terre, couvrez avec la crème et le lait. Encore un peu de sel et de poivre, et c’est le moment d’enfourner votre gratin, pour 1 h à 1 h 30 de cuisson. Vous pouvez plantez un couteau dans le gratin pour vérifier la texture des pommes de terre. Le plat doit être parfaitement doré avant de sortir du four.

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6. Brécourt-Villars Claudine, Mots de Table, Mots de bouche, Dictionnaire étymologique et historique du vocabulaire classique de la cuisine et de la gastronomie, La Table Ronde, 2009. 7. Muller Claude, Les mystères du Dauphiné, de Borée Éditions, 2001. 8. Muller Claude, Cuisine traditionnelle des Alpes, de Borée Éditions, 2007. 9. Emeriaud Luce, Cuisine des Alpes dauphinoises, Glénat, Carnets d’ici, 2002. 10. Lamy Guillaume, « Top Chef a assassiné le gratin dauphinois », Lyon Capitale, 27/03/2013. 11. Fonvieille René, La Cuisine dauphinoise à travers les siècles, Éditions Terre et Mer, 1983. 12. Barus Jean-Pierre, Cuisine des Alpes, Libris, 2001.

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