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Percevoir le paysage temporel

Cette attention aux éléments de détail et qui sont paysagés dans la narration d’un cheminement se fait aussi par le point de vue de l’animal chez les agriculteurs (108). En effet, le comportement animalier sera l’occasion d’évoquer des éléments singuliers du paysage (rivière, plage, source) alors que le paysage n’est que très peu décrit (uniquement par la sensorialité animale comme nous l’avons vu précédemment).

«Aujourd’hui quand je regarde la rivière, je rappelle à l’époque, vers là, il y avait une espèce de plage où on amenait les vaches àboire. Aujourd’hui ça a changé, on ne pourrait pas emmener les vaches boire. Et ça je vous parle de changement en 50 ans.» Interviewée SJLV6 - Extrait de narration de l’entretien

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Ces éléments sont paysagés parce qu’ils stimulent la curiosité. En effet, la stimulation sensorielle a le potentiel d’étonner, amuser et le cheminement est finalement l’occasion de rencontre avec ce qui change ou surprend. Un lien affectif alors s’établit parce que l’élément a procuré l’émotion de surprise ou parce qu’il possède de fait un caractère éphémère.

«C'est plus des moments agréables de par ce que l'on voit, qui change. Le côté un peu «surprise» des nuages qui sont différents des autres jours.» Interviewée SJLV4 - Extrait de narration de l’entretien

2.2. Percevoir le paysage temporel

L’étude a révélé que le paysage était vécu également dans ses réalités temporelles par les stimulations tactiles et visuelles éprouvées par l’individu lors de ses cheminements quotidiens. Précisons que la collecte des témoignages et les expériences de marches exploratoires a eu lieu entre mars et juin. Cette dimension temporelle relève à la fois des aspects climatiques et saisonniers mais également des aspects historico-évolutifs. La dimension temporelle du paysage est vectrice de cheminement.

Le paysage sous ses aspects climatiques

La dimension temporelle du paysage la plus évoquée relève d’aspects climatiques et saisonniers perçus par les sensations tactiles et visuelles.

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Le climat est d’abord un spectacle observé. Les montagnes permettent d’élever le regard vers les nuages. L’océan offre une nuance bleutée qui dépend de la météorologie. Le végétal est bien vert et luxuriant grâce à l’humidité de l’air. Le sol aussi est marqueur de cette saisonnalité par le changement des couleurs et textures qui le caractérisent (109). La perception du végétal (visuelle et parfois même olfactive) informe sur la saisonnalité.

«Toute la chaîne de montagnes. Je suis allée le matin, l’après-midi, j’ai fait des photos mais c’était dans la brume, un peu, voyez, on voyez pas. Avec la neige, c’était grandiose et même sans neige pour la première fois. » Interviewée B7 – Extrait denarration lors de l’entretien

« GJ: Alors c'est vrai que quand on démarre d'ici, on va vers la route de Jaxu, on a en plein l'Arradoy devant, toutes les vignes là. On trouve que c'est très joli ça. Suivant les saisons, ça change à chaque temps.

EM: Qu'est-ce qui change ?

GJ: Ben la couleur. En hiver, y a rien, puis tout d'un coup ça devient tout vert. On voit bien les rangées au départ. Après les rangées on les voit plus pratiquement, tellement y a de feuillage. Et après en automne ça donne une couleur jaune, rouge.» Interviewée SJLV4 – Extrait de narration lors de l’entretien

Les perceptions climatiques se font également par les sensations tactiles du vent, de l’air ou de l’eau qui entrent en contact avec la peau (interviewé SJLV6). Le climat est aussi vécu par la sensorialité podotactile notamment sur les chemins terreux où la pluie conditionne une attitude de cheminement et une appréhension du paysage différente (110). Au-delà de sa dimension sensorielle, il favorise le bien-être (la brise lors des grosses chaleur), les sensations corporelles sont confrontées aux dynamiques météorologiques et conditionnent un état de ressentis voire de sentiments.

«Un paysan n'est pas en train de s'extasier comme un citadin devant les paysages où il vit. Oui, c'est beau, il fait bon, c'est beaucoup plus, il fait bon, il fait beau, il fait bon.» Interviewé SJLV6 – Extrait de narration lors de l’entretien

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109. Photographie employéepour montrer une portion de paysage (les vignes) beaucoup appréhendée sous l'effet des saisons(interviewée SJLV4). 110. Photographie employée pour montrer les effets de la pluie sur le paysage cheminé qu'elle éprouve quotidiennement par les sensations podotactiles(interviewée B1).

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Le climat confère au paysage son caractère informatif (111) annonçant les conditions météorologiques du jour. En effet, une mère de famille Bidartare soulignera le rituel avec ses enfants d’observer un panorama, plus précisément la montagne de la Rhune pour constater le climat du jour sur le chemin de l’école.

La saisonnalité est le premier paysage perçu par les agriculteurs, chasseurs et pêcheurs. Ces catégories de cheminements sont directement liées aux saisons et au climat qui les rythment. En effet, les chasseurs se trouveront dans les forêts à créer leurs propres cheminements durant la saison hivernale de chasse tout comme les pêcheurs qui se rendront à la pêche entre le printemps et l’automne pour la truite par exemple. Les agriculteurs transhumeront autour de la commune tout au long de l’année jusqu’en période estivale où ils se rendront aux estives, en montagne, beaucoup plus loin de la commune de Saint-Jean-le-Vieux, pour laisser pâturer leurs troupeaux.

Notre interviewé chasseur décrira des cheminements dessinés en dehors des sentiers balisés lorsqu’il s’agit en hiver de chasser. Le cheminement est guidé par les chiens et la connaissance du lieu de la personne. Les cheminements se dessineront physiquement par une empreinte de bois écrasés progressivement dans la saison mais « disparaîtront » à la saison suivante par la végétation qui poussera pendant les huit mois restants de l’année. La personne en dehors de cette saison cherchera à expérimenter une autre forme d’épreuve du paysage. En effet, elle décrit des besoins de cheminer dans des ambiances relativement contrastées à celles vécues pendant la saison hivernale.

Notre interviewé pêcheur décrira des cheminements de rapport d’épreuve forte avec le milieu de la rivière pendant la saison de pêche. Tandis qu’en dehors de la saison de pêche, la rivière sera toujours source de cheminement mais plus dans un rapport distancé physiquement de contemplation et d’observation.

Le paysage qui évolue

Le paysage est donc perçu par ses caractéristiques évolutives et éphémères liée ou non aux conditions climatiques (interviewée B10). En effet, le paysage changeant, évolutif est également évoqué notamment avec le changement d’attribution des terres à Saint-Jean-le-Vieux, les phénomènes d’érosion de falaises à Bidart. Il est alors question de cheminement qui ne sont plus réalisables dans ce contexte de falaise ou simplement d’un décor, d’un territoire qui se transforme.

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111. Photographie utilisée pour montrer le panorama observé tous les jours pour se renseigner sur le temps qu'il fait(interviewée B12).

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«Et le paysage change tout le temps. Des fois, ça fait un peu, quel que soit le temps, d’ailleurs, quel que soit le temps, c’est toujours. C’est différent. C’est très joli. Donc oui, il fait beau. On voit jusqu’à Biarritz. Alors des fois par contre je descends sur le sable aussi, jusqu’à la Milady. Ça change en fonction de la météo aussi.» Interviewée B10 – Extrait de narration lors de l’entretien

Ces évolutions sont perçues sous le prisme du changement climatique. En effet le paysage marqué par le temps pointe les enjeux de transformation du climat mais également de transformations de l’environnement. Elles initient les marcheurs à des enjeux globaux par des perceptions locales de ces changements sur leur territoire. Cette perception est particulièrement forte chez les pêcheurs (interviewé SJLV7), chasseurs et agriculteurs (interviewé SJLV11) qui entretiennent une relation très forte avec les milieux et écosystèmes dans le contexte de leur pratique professionnelle qui induit une connaissance des mécanismes naturels.

« C'étaient des endroits bien spécifiques. En général, sur les rivières, y a des poissons partout mais il y a des endroits qui sont plus porteurs que d'autres. Si vous avez des quantités d'eau plus importantes automatiquement y a plus de poisson. Ensuite à un tel moment de la journée, le poisson ne va pas se trouver dans le même endroit le matin que l'après-midi, que le soir. Donc ilfaut trouver les endroits à force de pêcher. On apprend ça. Ça s'apprend. On sait que le matin on va être à tel endroit, après l'après-midi à tel endroit, et le soir sera encore un peu différent. Avant, on voyait beaucoup de poissons sur la rivière. On les voyait, on les apercevait. C'était visuel. Maintenant on en voit pas du tout, ou presque. C'est plus délicat. C'est plus délicat pour les jeunes qui cherchent à pêcher, c'est encore plus délicat. Parce que pour leur apprendre, pour leur donner goût.» Interviewé SJLV7 – Extrait de narration lors de l’entretien

«Oui je prends mon chien, je m'en vais. On fait un petit tour de quartier, y'a vachement de parcours, on passe par les petits chemins où tu peux éviter la circulation. J'aime bien aller, regarder, voir le paysage, tout, tout ce qui change. Par exemple, moi je suis très pessimiste, pas climatosceptique, mais dans le sens où je suis très pessimiste par rapport à l'avenir.(…)Parce que les générations d'avant on pas du tout fait gaffe à tout ce qui était environnement. Alors ici, tu le vois moins l'impact. Mais pour moi, c'est irréversible. Et voilà, moi je me fais chier quelque part à arrêter les produits phytosanitaires, à des systèmes vachement conciliants, vachement

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respectueux de l'environnement. Des trucks qu'on appelle, l'agriculture raisonnée. Je pars du principe que le changement se fait par les petits efforts. Mais je reste conscient que tout ce qui a été fait avant, c'est irréversible. Chaque année, même moi je le vois, l'an dernier, par exemple, on fait du maïs et on a récolté moitié moins l'an dernier parce qu'il y a une sécheresse. Ça fait deux ans qu'on bouffe les sécheresses ici, alors qu'on n’est pas du tout, du tout habitué parce que la moyenne de pluviométrie en France, elle est de 600 mm annuel. Ici on est à 1800. C'est à dire qu'on a trois fois plus de pluie que dans le reste. On est une région qui est quand même épargnée par les sécheresses. Ça fait quand même deux ans qu'on fait. Chaque année je regarde des arbres, par exemple cette année au mois de mars, il y avait des arbres qui étaient fleuries déjà et c'est pas normal ça. Normalement ici on a un hiver jusqu'à avrilmao, on a des gelées. Là, ça fait trois ans que chaque année, les arbres commencent à fleurir en mars. C'est pareilpour les vignes qui ont commencé à fleurir au mois de mars. Après tu te bouffes une gelée au mois d'avril, ce qui était pénalise complètement la culture.»

Interviewé SJLV11 – Extrait de narration lors de la cartographie

Un affect s’est construit autour de ces paysages qui évoluent. Pour reprendre l’exemple de l’évolution de la falaise évoqué par un fervent pratiquant des falaises bidartares (interviewé B5), c’est le territoire du cheminement qui se transforme et l’affect se porte sur le fait de ne plus pouvoir y accéder ou de le voir se dégrader. Cet affect se traduit tantôt par le sentiment de désolation (comme évoqué précédemment par notre agriculteur interviewé SJLV11) ou par le simple fait de la constatation d’un enjeu plus large (interviewé B5).

«Vous n’y allez pas parce qu’il y a soit une barrière soit au final ce n’est pas fait pour être pratiqué? Des obstacles, de temps en temps y a un peu les rochers mais enfin ce n’est pas vraiment un obstacle. Il faut faire un peu plus attention tout simplement. Non y a des choses maintenant où on ne peut plus aller, ce sont les falaises. Parce que si on veut monter un petit peu dans les falaises, donc ce sont des zones un peu interdites. Il a des éboulements, c’est dangereux. Même un peu plus loin vers Erretegia, on ne peut pas trop s’approcher parce qu’il peut tomber des morceaux de falaises et de rochers. Donc ça c’est logique aussi que, malheureusement, on ne puisse pas y aller, pour respecter et sauver la flore. Mais après on ne peut pas dire qu’il y ait d’obstacles.» Interviewé B5 – Extrait de narration lors de l’entretien

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Le temps vecteur de cheminement

Le temps sous ses aspects climatiques, saisonniers et évolutifs conditionnent le cheminement en étant moteurs ou contraintes. La pluie peut être évoquée comme contrainte au cheminement car elle rendra impraticable les chemins terreux. D’ailleurs ces chemins impraticables feront l’objet d’un reportage photographique pour une jeune femme qui court quotidiennement à Bidart et une retraitée qui marche souvent en forêt. Les saisons conditionnent alors les moments de cheminement. En effet, les personnes interrogées à Saint-Jean-le-Vieux comme à Bidart évoqueront des moments de marche plus tôt le matin en été qu’en hiver évitant la chaleur et la sur fréquentation des parcours (interviewé SJLV12).

«Ouais mais c'est trop fréquenté. A Iraty j'y vais en hors saisons. En pleine saisons c'est trop fréquenté. En plus c'est des mecs qui respectent pas. Ils respectent pas la montagne. Moi, je veux aller dans un endroit où je suis tranquille et ne pas entendre gueuler. Je connais des endroits, on est tranquille, pas tous tassés. Et puis au mois d'octobre y a personne et même temps que juillet. Et donc voilà Saint-Jean-le-Vieux, on irase promener. On ira le soir. Parce que la fraicheur et pour le petit c'est mieux. T'as pas de voitures, c'est calme. Et tu vois je vais te dire, des lampadaires des fois c'est joli. Moi j'aime bien. Comme la neige. Quand il neige, je vais me promener. »

Interviewé SJLV12 – Extrait de narration de l’entretien

La saisonnalité peut aussi dévoiler de nouveaux cheminements, des parcours éphémères appréciés pour leur rareté. Sur le littoral à Bidart, les marées dessinent de nouveaux parcours. En effet, les grands coefficients dessinent de nouvelles ouvertures sur la côte, de nouveaux paysages et possibilités de cheminer grandement désirée. Le paysage éphémère qu’il soit visuel, sonore ou plus généralement propre à n’importe quel sens, dirige les cheminements, anime le parcours. La saisonnalité dessine donc le parcours et chez certains elle offre une expérience des paysages réellement contrastée. Un commerçant à Bidart (interviewé B6) évoquera les différents parcours saisonniers et climatiques qu’il

112. Cartographie pour montrer les itinéraires réalisés pendant la période estivale (page suivante, à gauche, interviewé B6). 113. Cartographie pour montrer les itinéraires réalisés pendant la période hivernale (page suivante, à droite, interviewé B6).

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prévoit pour son groupe de coureurs. Le parcours estival (112) s’établit sur la partie littorale et sud de la commune puisqu’il est l’occasion de parcourir la falaise sans danger (lumière, raréfaction de la pluie). Les grandes chaleurs dessinent le parcours « fraicheur » qui consiste à explorer les sensations tactiles et corporelles entre course sur le sable et nage dans l’océan. Le parcours hivernal, effectué de nuit (puisque le rendez-vous établi avec le groupe est à 19heures) est l’occasion d’une expérience sensorielle singulière par le fait de courir avec une lampe frontale sur des terrains moins marqué par le relief au nord de la commune (113).

« Lavariante fraîcheur, donc on descend après là et jusqu’à la plage. Je vais même plus loin parce qu’on va dans l’eau.»

(À propos de la variante hiver):

«On croise quelques voitures, mais ça dépend des jours. Ça dépend. On croise un peu de trafic, mais on n’a pas le choix làdessus. Parce que si on avait le choix d’aller courir là-bas, on peut pas. Mais c’est compliqué. Après, une fois qu’on est là, il n’y a plus de personnes. Parfois, il y a une voiture qui va se garer au parking du blue cargo. Mais voilà, quasiment personne. Et puis bon, ce sont des chemins côtiers. (…) Alors c’est pas éclairé, à part cette petite partie qui, y a quelques... Je n’ai pas de souvenirs. Non. On est en frontal là. Généralement. Il faut avoir sa frontale. Là, c’est pas du tout éclairé sur cette partie-là. Ça, c’est sûr. C’est pas du tout éclairé. Parfois, c’est un peu éclairé, mais là, là, c’est vraiment noir. Il faut avoir la frontale, en effet. (…)C’est un côté sympa de courir avec la frontale. La nuit avec la frontale.»

Interviewé B6 – Extraitsde narration lors de la cartographie

Finalement le temps est vecteur de parcours et aussi moteur. Le spectacle du coucher du soleil (interviewé B6) ou des tempêtes seront autant d’occasions de se rendre à certains points de vue connus et reconnus pour offrir un panorama favorable à l’observation de cette caractéristique du paysage.

240 «Tout le temps, parce que les couleurs changent à chaque fois, en fonction de la météo, en fonction des jours qui rallongent ou diminuent. Le coucher de soleil, le soleil on l’a au fond. Y a des journées où on attend le coucher de soleil. Souvent même on prévoit la course à pied pour terminer sur la petite chapelle de Bidart, pour regarder le coucher de soleil. Parce que le point de vue ici est superbe.»