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De l’expérience multisensorielle du paysage au paysage émotionnel

De l’expérience multisensorielle du paysage au paysage émotionnel

Entre regard artialisé et expériences paysagères multisensorielles

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Cette enquête a en effet confirmé les nombreux travaux déjà effectués sur le sujet du paysage multisensoriel (Manola et Geisler, s. d.; Manola, 2012; Fraigneau, 2019). L’expérience des cheminements, racontée à l’occasion des entretiens ou des marches exploratoires, traduit une sensibilité multisensorielle aux paysages autant sur la commune de Saint-Jean-le-Vieux que sur celle de Bidart. Cette sensibilité permet un attachement aux paysages qui se construit au-delà du regard artialisé communément associé à la vue. Ce présent paragraphe reprendra brièvement les sens évoqués lors des entretiens et des marches pour révéler les connexions qui peuvent s’établir entre les sens eux-mêmes traduisant des expériences différenciées ou connectées.

«La marche qu'on fait le plus souvent à Saint-Jean-le-Vieux ici, c'est calme. Il y a rarement de voitures, mais ensuite, il y a pas mal d'endroits où on voit à 180 degrés la montagne. Ensuite, c'est vrai que je suis aussi sensible aux odeurs, surtout les foins, à ce genre d'odeurs. Après, je trouve que je suis toujours là. Ça me fait du bien. Je le fais aussi bien pour une épreuve physique sportive parce que ça fait du bien. Mais je le fais aussi parce que ça me relaxe et parfois en vélo quand je suis seule.» Interviewée SJLV2– Extrait de narration lors de l’entretien

« RC: Pareil alors là, c’est les chants d’oiseaux. C’est très calme. Très apaisant. Y a même un petit ruisseau. Puis y a les odeurs enfin. Là pour le coup on a les odeurs, même les barbecues des voisins. Pleins d’odeurs qui viennent. C’est un peu ça. » Interviewée B4– Extrait de narration lors de l’entretien

Tout d’abord la vue est le sens de l’étonnement qui met à distance mais aussi qui déploie par l’attention aux différents plans de vision, construisant des liens entre l’individu et son territoire. Le visuel est surtout le sens de la contemplation, dont le champ lexical est particulièrement mobilisé pour décrire un panorama par exemple. Il est également le sens du jugement esthétique, du témoignage de la présence de l’autre et du temps qu’il fait et qui passe.

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« Ça. Belle vue. Belle vue. Vue mer et village. Le village et tout le haut du village de Bidart. C’est une splendeur. » Interviewé B7– Extrait de narration lorsde la cartographie

Le paysage visuel est en partie culturellement marqué par une appréhension artialisée des panoramas paysagers. La vue dirige de fait le cheminement et les pratiques du territoire, en particulier à Bidart où quelques trouées urbaines plus ou moins connues sont recherchées pour apprécier le panorama entre montagne et océan propre à la commune (interviewé B11). Ainsi le panorama visuel devient ainsi le moment d’identification de repères, de lieux connus (cf. Le cheminement par le point d’arrêt comme volonté de s’établir dans son territoire) mais également le temps d’une projection à la fois vers un ailleurs mais également vers soi (cf. Du paysage par les émotions au paysage émotionnel et ressenti). Enfin, la vue qualifie un paysage éprouvé dont l’ambiance peut se résumer à la possibilité même de voir. (83).

« Après ça dépend des générations. Nous, nous, les locaux, les jeunes, des jeunes d’ici. C’est souvent le cas sur la terrasse à Guéthary. Alors des fois, oui bah avec David, on se pose à Erretegia, vu qu’il est à côté. Mais on s’embête plus à aller en bas pour faire le sunset. On prend les endroits où on est sûr d’avoir la plus belle vue. Chacun voit midi à sa porte. Mais c’est surtout sur les endroits où il y a moins de monde et moins facile d’accès, moins de monde. Après les Alcyons, L’accès est facile, mais surtout que là, y a tout le monde qui vient en voiture, on se gare tous. Et on zone tranquille tous ensemble, reste parfois la nuit faire la teuf. Hier on a fini à 0h30 làbas. »

Interviewé B11– Extrait de narration lors de l’entretien

Dans notre étude ce sens sera également mobilisé pour décrire les moments désagréables du paysage : obstacle à la vue ou élément dérangeant, dénotant de l’ambiance générale perçue ou désirée (déchets, architecture qui dénote). Ainsi la vue ne se limite aux panoramas. En effet, lors des marches exploratoires à SaintJean-le-Vieux et à Bidart, les éléments de taille plus minimale sont également paysagés par la vue et font parfois l’objet d’un reportage photographique scrupuleux. La vue devient alors l’amorce d’éveil des autres sens (84). En effet l’attention à un végétal, un animal ou à un élément comme l’eau seront l’occasion de déploiement d’une description sensorielle beaucoup plus plurielle (sonore,

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83. Extrait de cartographie qui montreles ambiances paysagères parfois résumées à la « belle vue »(interviewée SJLV2).

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85. Àla vue de ce pittosporum, les participants se sont approchés pour le toucher et le sentir(Clara Chavanon, marche MEB2). 84. Post-its qui transcriventl'expérience multisensorielle et contrastée par l’ouïe (présence de voiture, d'animaux, de machines agricoles) et la vue(participants, arrêt B, marche MEB1).

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olfactive, gustative). De l’aspect contemplatif, le sujet entre donc en immersion dans son paysage.

Les perceptions sonores font également parties de l’achalandage sensoriel du paysage. Le son est le sens qui atteste de la présence ou de l’absence de l’autre. Il est évoqué majoritairement par la qualification des milieux « calme(s) » (absence soit de personnes soit de voitures) et a contrario les milieux « bruyant(s) », « fréquenté(s) » ou encore « animé(s) ». Le son est lié au visuel et peut traduire des expériences contrastées voire contradictoires du paysage. En effet, lors de la marche exploratoire MEB1, les perceptions liées à une vue dégagée sur les Pyrénées à proximité d’une route fortement fréquentée génère des sensations et sentiments « mitigé(s) » (85). Le son est également associé au règne animal en l’occurrence le « chant des oiseaux » évoqué régulièrement montre le lien établit entre perception sonore et déduction de la présence d’une faune à proximité, que le marcheur ne peut observer. Enfin le son peut être associé à des éléments comme l’ « océan », à des activités comme « un tracteur », ou à une animation. Le son peut caractériser un territoire. En effet lors de la marche exploratoire MESJLV1, le son du clocher de l’église du centre-ville est pour un habitant reconnaissable parmi tant d’autres.

Cependant, le son peut constituer un obstacle au cheminement, il inhibe une expérience affective du paysage et peut générer une attitude particulière du cheminement. En effet lors de la marche exploratoire MEB2, l’arrêt réalisé près de la célèbre vue d’Erretegia (arrêt A) qui surplombe l’océan à proximité de la départementale est décrit comme un moment d’arrêt bref, qui fait ralentir, mais qui ne génère pas un temps de contemplation multisensorielle du paysage par la prédominance du bruit des voitures.

Les odeurs font l’objet d’une attention particulière notamment à Saint-Jeanle-Vieux par la présence de productions agricoles de proximité et des émanations qu’elles génèrent. Les odeurs sont associées tantôt au végétal comme les « foins » ou les « fleurs ». L’expérience olfactive est d’ailleurs recherchée. Lors des trois marches exploratoires, l’absence ou la présence d’odeurs de fleurs a fait systématiquement l’objet de commentaires. Finalement les rapports olfactifs qui se dessinent sont liés au monde de la nature, rapportée à ce qui est extérieur au domaine humain et/ou urbain. Aucune source d’odeurs d’inconfort n’a été évoquées lors des entretiens à propos de cheminements. Les odeurs font parties d’un réel paysage du quotidien en évoquant les changements de saisons (période de coupe des « foins », la floraison des « fleurs », « l’herbe fraiche coupée »). Elles sont

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presque le sens majoritaire évoqué par les agriculteurs (interviewé SJLV6). Les odeurs naturelles comme celles de « l’océan » ou « des foins » déterminent une localité précise dans territoire, un milieu spécifique (interviewée B12). Cependant les odeurs ne sont que très rarement cartographiées.

«Tandis, que moi je pourrais vous décrire quand on allait chercher l'eau avec les vaches, je pourrais par exemple, les odeurs. Les odeurs au printemps par exemple, actuellement, il y aurait eu une odeur à la fois, selon les prairies où l'on passait, il y aurait eu une odeur de fumier composté, mais le compost d'aujourd'hui n'a pas du tout la même odeur que le compost que l'on faisait il y a 50 ans. Pourquoi ? Parce qu'on utilisait la fougère etc. Le paysage a changé et les odeurs ont changé et la perception de l'air a changé. Par exemple, hier, j'ai retrouvé la météo. Et en cette saison, je disais à mon petit fils. Et voilà cette odeur, cette odeur là où il n'y a pas eu d'engrais, moi, je l'ai connue quand j'étais petit. Je n'ai pas du tout la même odeur de l'herbe qui a reçu des engrais chimiques. Ce qui fait que je suis effectivement cette génération qui a connu à la fois des paysages différents et des odeurs différentes.» Interviewé SJLV6– Extrait de narration lors de la cartographie

« Donc là, c’est pareil, ça reste au goudron. Ici, il y a une forêt. C’est rigolo parce que tu te crois, t’as la mer, ici, c’est tout ce qui est l’air, les odeurs et les odeurs de la mer. Quand tu sens les embruns, tu vois, tout ce qui est odeur de la mer et tout ça et là, en fait, juste en face, t’as la forêt, c’est humide. C’est vachement chouette. C’est juste en face du Bil-Toki. Tu as déjà été là ? » Interviewée B12–Extrait de narration lors de la cartographie

Aussi la sensation olfactive est associée aux sensations tactiles. Ces dernières préfigurent un rapport direct de l’être humain à son environnement matériel, terrestre et aérien. En effet, nous avons évoqué les sensations podotactiles qui dessinent une première perception du paysage dans le chapitre précédent (01.Le paysage cheminé, la rencontre du paysage par le contact du sol) qui n’est pas exclu de ce paragraphe. Les sensations tactiles touchent aussi l’enveloppement corporel en général. La peau devient une matrice intermédiaire entre l’environnement et l’individu. Ces rapports sensoriels se rapportent aux diverses sensations d’« humidité » ou de milieux « plus secs » (interviewé B5), ils caractérisent un milieu (86).

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86. Extrait de cartographie qui montre les perceptions tactiles du paysage(interviewé B5). 87. Extrait de cartographie qui dévoilel'expérience multisensorielle et surtout gustative du paysage (orties, marrons) associée à la perception visuelle des lieux(interviewée B8).

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«Oui ça alterne un petit peu. Donc on va suivre un peu l’arrière du camping. C’est plutôt boisé et cetera.Après le milieu c’est un peu moins, déjà parce qu’on va longer l’autoroute. C’est la partie un peu plus urbanisée. Puis la fin c’est encore différent. On voit le ruisseau de l’Uhabia et donc c’est un peu plus, c’est marécageux, c’est encore mieux. C’est encore un côté différent. C’est une zone humide un peu. (…) Après on va traverser la voie ferrée donc c’est difficile de l’éviter. Parce que c’est pas la plus grosse partie. Après le reste, ce qui est intéressant. Ce que j’ai un peu plus découvert, c’est ces côtés un peu zone humide. Interviewé B5– Extrait de narration lors de l’entretien

Les sensations tactiles soulignent aussi un rapport au temps saisonnier, climatique qui sera développé plus tard dans ce même chapitre, au paragraphe Percevoir le paysage temporel. Elles sont très fortes dans les témoignages d’agriculteurs qui établissent un rapport au temps saisonnier très intime par leur profession. Ces rapports sont qualifiés par Manola de passifs au sens où ils présentent des « situation(s) dans lesquelles ils (les individus) ne contrôlent pas le fait d’être touché » (2012). Des formes de rapports tactiles actifs, c’est-à-dire « quand ils (les individus) ont touché à leur initiative » par les membres des extrémités, des pieds mais également des mains, sont évoquées notamment lors de la cueillette de fleurs ou de la recherche de contact avec un animal. En effet, de manière implicite, le toucher est évoqué lors de l’entretien avec une assistante maternelle de SaintJean-le-Vieux qui décrit la rencontre entre les enfants et les animaux lors d’une promenade (interviewée SJLV10). Dans chaque circonstance, le toucher permet finalement une découverte du monde, les prémisses d’une relation beaucoup plus intimiste qui se tisse avec le territoire.

«C'est incroyable, je ne sais pas, mais en tout cas, ça leur fait des réactions absolument impressionnantes. C'est fascinant de les voir réagir. Ils sont attirés par les animaux. N'importe quelle taille. Y a une espèce de connexion. Enfin connexion, je ne sais pas si c'est réciproque. Mais en tout cas, eux ça les rend très joyeux. Mêmeavec les chevaux, parce qu'au départ, je pensais que c'était plutôt côté dominateur, par exemple avec des poules ou autre. Mais non les chevaux, les vaches. Heureux, voilà.» Interviewée SJLV10– Extrait de narration lors de l’entretien

Enfin le goût n’a été évoqué qu’à trois reprises à Bidart et dans la perspective des sensations olfactives et tactiles. En effet, l’interviewée B4 évoquera l’odeur du

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barbecue, l’interviewé B7 les « marrons » et « orties » collectés et utilisés en cuisine (87). Lors de la marche MEB1 la vue d’un acacia amène deux participants à s’en approcher pour en sentir les fleurs (88) et échangeront ensuite sur les recettes de beignets de fleurs d’acacia et plus largement des cultures culinaires françaises et australiennes (puisque l’autre participante était originaire de ce pays). Le goût est donc naturellement associé à la nourriture sous le prisme de l’odorat puisque ces deux sens sont mêlés, mélangés et parfois « dépendants de l’autre » (Manola 2012). Les rapports gustatifs sont aussi l’occasion d’échanges et de partage puisqu’il s’agit dans nos cas de transmettre une recette, une manière de cuisiner le végétal goûté. Le goût ne sera pas évoqué sur le territoire de Saint-Jean-le-Vieux, bien que le territoire soit majoritairement agricole. En effet les odeurs animales semblent pas suggérer des sensations gustatives bien que les élevages soient inscrits dans une dynamique de production alimentaire.

Ces perceptions sensorielles sont encore une fois évoquées par les agriculteurs visà-vis du comportement de leurs animaux où le corps de l’animal semble être une extension de l’individu. La logique déductive établit le lien entre la perception d’un fait visuel observé sur le comportement animal et l’association à une perception sensorielle (sonore, olfactive, tactile) liée à l’environnement et éprouvée par l’animal (interviewé SJLV8). Cette perception est multisensorielle : visuelle, auditive (le bruit des motos) mais également tactile (humidité).

« Ça oui parce que quand y a un bruit de moto, quand ça pète un peu. Elles ont vite peur. Une voiture c'est pas grave mais les motos, ça fait beaucoup de bruit. Elles ont vite peur. »

« Y a beaucoup de facteurs de boiteries. Y a l'humidité, l'alimentation qui n'est pas toujours équilibrée. L'humidité c'est mauvais. Mais même quand c'est sec aussi. On dit que quand c'est sec c'est bien, mais quand c'est sec, elles ont les ongles encore plus durs et j'ai l'impression qu'elles sont encore plus sensibles. Aprèsla brebis boite beaucoup mais à la montagne, elle ne boite pas beaucoup. Et je pense que quand on commence à bien les alimenter avec du grain et tout ça. Elles doivent avoir des excès d'azote ou en énergie tout ça et puis c'est ça. » Interviewé SJLV8– Extraits de narration lors de l’entretien

88. Photographie qui révèle l'éveil multisensoriel (visuel, tactile, gustatif) permis par cet acacia (à gauche, photographie personnelle, arrêt B’, marche MEB1).

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Finalement, l’expérience multisensorielle est systématique. Chez certain, elle sera évoquée de manière explicite par l’évocation des « sons » ou « odeurs ». Chez d’autres, en situation de cheminement en groupe, elle sera évoquée de manière implicite par l’évocation d’attitudes associées à la sensorialité comme celle des enfants qui s’approchent des animaux ou des brebis qui boitent par temps humide. Elle est aussi implicite par l’intention de cheminement. Une personne qui travaille à Bidart et qui court quotidiennement évoquera le plaisir à parcourir la forêt, l’océan et le discours suggèrera une réelle sensibilité multisensorielle au milieu.

En effet, l’expérience multisensorielle du paysage peut être vectrice de cheminement. En effet, sur les deux territoires, les contextes propices à une expérience multisensorielle, tant liée à la temporalité, comme la nuit qui est évoquée similairement à Bidart (interviewé B3) et Saint-Jean-le-Vieux (interviewé SJLV12), qu’à l’environnement (l’évocation de la forêt lors des marches exploratoires à Bidart et Saint-Jean-le-Vieux).

« La nuit, j’y vais parfois la nuit quand y a pas le couvre-feu ou le confinement. Parce qu’on entend le bruit des vagues et voilà y a plus de bruit, y a plus de gens, y a plus de voitures. Y a plus d’autres, entre guillemets, nuisances. C’est vraiment ce genre de moment où tu peux faire communion avec l’océan, écouter juste le bruit. » Interviewé B3– Extrait de narration lors de la cartographie

« Et donc voilà Saint-Jean-le-Vieux, on ira se promener. On ira le soir. Parce que la fraicheur et pour le petit c'est mieux. T'as pas de voitures, c'est calme. Et tu vois je vais te dire, des lampadaires des fois c'est joli. Moi j'aime bien. Comme la neige. Quand il neige, je vais me promener. » Interviewé SJLV12– Extrait de narration lors de l’entretien

Les sensations corporelles comme description du paysage

Au-delà d’une relation sensorielle corporelle et globale qui se dessine au paysage, les marches exploratoires ont été l’occasion de comprendre la place de ces sensations dans l’appréhension de celui-ci en étant l’objet même d’une description.

Le paysage est perçu par les effets au corps que produit l’environnement. Cette expérience peut être vécue négativement comme l’exprime une jeune Donazatare

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qui parlera d’une expérience d’oppression vécue à un moment de son parcours sur l’Arradoy entre deux rochers (89). Ce paysage des sensations physiologiques est également esquissé dans une perspective agréable par la sensorialité que dégagent certains éléments géographiques comme la rivière (90). Le paysage est celui de l’épreuve du corps. Le rythme cardiaque qui s’accélère ou les temps de repos, les ralentissements sont des phénomènes également paysagers notamment par les coureurs. Il s’agit alors de décrire l’environnement par ce qu’il génère sur le corps, les sensations voire bénéfices qu’il lui apporte (interviewé B6). Le cheminement devient une quête de (re)découverte de ce corps par la recherche de relief, de vues, d’expériences multisensorielles, éphémères ou rares. Aussi décrire l’environnement pour certaines personnes qui effectuent surtout des cheminements dans le contexte d’une pratique sportive ou de loisirs, c’est d’abord revenir à soi, à ses sensations cardiaques, sonores, pour ensuite décrire l’ambiance extérieure.

«C’est pour faire du fractionné. On a l’avantage, ici c’est du naturel. Ça permet de faire varier le rythme, des choses comme ça. Après nous on suit le relief du parcours. Les marches, il se trouve que ça permet de couper le rythme, de faire travailler le cardio, c’est ça qui est intéressant.»

Interviewé B6– Extrait de narration lors de l’entretien

Le paysage est alors associé à ses effets sanitaires. Le relief n’est pas nécessairement vécu comme une contrainte mais plutôt comme une opportunité à entretenir sa santé (interviewée SJLV5). La fatigue corporelle apporte un sentiment de satisfaction et de bien-être chez les marcheurs interrogés. Le climat, au-delà de sa dimension sensorielle, il favorise le bien-être, les sensations fortes du corps confrontés aux dynamiques météorologiques, le climat est une sensation à lui-même dans sa dimension globalisante. Enfin, l’épreuve corporelle construit le souvenir d’un paysage. Une retraitée Bidartare (interviewée B10) par exemple évoquera la présence d’anciennes marches comme « ancien paysage » dont l’agencement rendait l’expérience « magnifique » et « remarquable ».

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89. Photographie utilisée pour décrire des moments désagréables liées aux sensations corporelleslors d’une marche sur la montagne Arradoy(interviewée SJLV5). 90. Extrait de cartographie décrivant le paysage par les sensations corporelles, tactiles et psychologiques, qu'il produit (interviewée SJLV1).

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«Ouais après monter faut avoir la capacité. C'est juste moi, la descente, je suis nulle. Après aussi y a un petit passage étroit, faut pas être claustrophobe. C'est des roches en fait, elles sont très serrées. Mais c'est pas très connu l'endroit.» Interviewée SJLV5 – Extrait de narration lors de l’entretien

«Et du coup, ce chemin avant, il y avait juste une série de marches qui allaient tout droit jusqu’en bas des blocs, par blocs de 10-15 marches. Ça allait jusqu’en bas, tout droit, tout droit. C’était magnifique parce que vous aviez vraiment direction l’océan, direct. Bon là, c’est pareil. Les sentiers y sont en parallèle avec les marches, mais ça s’est vraiment abîmé. C’est vraiment dommage.» Interviewée B10 – Extrait de narration lors de l’entretien

Cette sensation de souvenir corporel est particulièrement forte chez les agriculteurs lors de leurs itinéraires ou travaux effectués à pied ou chez le pêcheur et le chasseur interrogé. Dans le cas de ce dernier, lorsqu’il est demandé à la personne de relater son expérience, son ressenti de l’environnement, de l’expérience de marche attribuée à la chasse, la personne évoque ses sensations corporelles, de fatigue, d’effort ou de repos (interviewé B9). Son attention est portée au comportement de ses chiens, mais également à leur état physique, à leur santé. Le rythme de marche est marqué par une sorte de symbiose, de communion qui se fait entre le chasseur et ses chiens, c’est une expérience qui semble ne pas distinguer le corps humain du corps des compagnons canins. L’effort corporel sera aussi dépeint par un ancien agriculteur qui évoque les itinéraires à pied quotidien de son enfance notamment pour aller chercher l’eau. Le paysage prédomine par l’effort physique qu’il générait (interviewé SJLV6). L’effort n’est ni positif ni négatif juste relaté dans l’expérience qu’il constitue. Le paysage de l’effort permet de deviner la configuration de l’environnement cheminé.

«Dans les pins, il y a une végétation de ronce qui est dense et les chiens, ils souffrent pour traverser, les chiens, même pour nous. Il faut lever les jambes beaucoup plus haut.»

«C’est assez plat. Là, je m’en morfle moins. C’est de l’entretien pour les chiens, c’est de la balade pour moi.» Interviewé B9 – Extraits de narration lors del’entretien

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« Disons qu'on ne se posait pas la question. Si ça nous faisait plaisir ou pas, il fallait y aller. Je me souvenais toujours que les brocs, ils étaient un petit peu comme ça. Et on n'aimait pas faire ça parce qu'on avait des pantalons courts donc avec le bas, on touchait ici le mollet. Donc ça faisait mal au mollet. Et arrivé en bas, les 5 litres qu'on avait là-bas, il nous manquait un litre. Mais je dirais que ça faisait partie des corvées pour les enfants, mais qui n'était pas ressenti comme une contrainte. »

Interviewé SJLV6 – Extrait de narration lors de l’entretien

Du paysage par les émotions au paysage émotionnel et ressenti

Lors des marches exploratoires, il était demandé de décrire par un mot : un souvenir ou ressenti, l’ambiance du lieu et l’environnement du lieu si différent. Le ressenti et l’émotion ont été des sujets plus facilement abordés en marches exploratoires (bien que quelques entretiens en aient fait la mention) puisqu’ils correspondent au vécu instantané liés à la conjonction entre un état personnel et la rencontre d’un milieu. Réitérer l’expérience avec les mêmes participants sur le même parcours pourrait ne pas générer les mêmes ressentis exprimés. Le ressenti émotion est donc lié à la sensorialité vécue dans une expérience immersive du paysage. Manola et Geisler ont d’ailleurs évoqué cette relation affective et émotionnelle au paysage que génèrent les rapports multisensoriels (Manola et Geisler, 2012). La dimension émotionnelle du paysage est également propre à l’individu et à sa capacité à exprimer un ressenti, à dévoiler une forme d’intimité.

Le contact sensoriel au paysage étant d’abord corporel, le terme de « bienêtre » a souvent été employé pour décrire l’état de la personne cheminant. Pour évoquer des moments de points de vue en particulier, le vocabulaire de l’émerveillement et le champ lexical de la sensorialité ont été sollicité. Notamment lors des entretiens, un jeune Bidartar (interviewé B3) parlera de « liberté » pour décrire un point de vue offrant un panorama à 180 degrés du territoire en bord de falaise. Plus généralement les participants des marches exploratoires à Bidart ont décrit assez facilement l’état émotionnel et physiologique généré par la marche.

« Alors là pour le coup la notion de liberté, d’espace. En fait je sais pas, quand je vais dans ces endroits ça m’évoque, tu vois loin, donc si tu as cette vision, je l’ai peut-être dit tout à l’heure, ça libère l’esprit, ça donne l’impression que tout est possible. » Interviewé B3 – Extrait de narration lors de la cartographie

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Ainsi le paysage décrit devient celui des ressentis, un véritable paysage émotionnel qui prend le pas sur les éléments caractéristiques et physiques extérieurs observables. Les termes employés pour décrire l’ambiance paysagère sont parfois ambigus entre ce qui est de l’ordre de la description extérieure et de la description d’un état intérieur. C’est en cela que réside le fait que la marche est l’occasion d’une perception du paysage en tant que fusion entre un ressenti et ce qui est perçu. Le paysage correspond finalement à ce lien qui est créé.

Au-delà de l’aspect physiologique, l’état psychologique du marcheur, que ce soit dans un état de stress ou d’apaisement, sera lié à ces éléments perçus par les sens : bruit des voiture, végétal, spectacle panoramique et/ou phénomènes naturels.

Lorsqu’elle est positive par exemple, telle qu’expérimentée à de nombreux arrêts lors de la marche exploratoire MEB2, l’expérience physiologique et psychologique laisse place à une dimension métaphorique et imagée (91). L’expression « mon cœur s'ouvre, je vole », le terme d’ « insouciance » sont autant d’expression de volontés et de désirs de dépassement des réalités physiques et psychologiques de son quotidien. Parfois l’expérience décrite est difficile à qualifier et des termes annexes sont employés comme celui de lasai en basque qui désigne le fait d'être « calme », « tranquille » pour allier perception personne, mode de vie, d’être et ambiance.

Cette dimension psychologique du paysage caractérise l’occasion du marcheur à se situer hors du temps et à éprouver divers sentiments de paix ou d’insouciance durant sa pratique. Le rythme de la pratique lente ou à contrario très rapide (dans le cas de moments de courses) sont des conditions physiques ouvrent la libération sensorielle. Les participants ont en effet évoqué l’occasion de la marche et l’action de cheminer comme la possibilité de se déconnecter du paysage quotidien en zone urbaine ou rurale. Ces paysages constituent bien des paysages d’un territoire de vie quotidien dans l’occasion qu’ils permettent de justement se déconnecter de ce quotidien.

Finalement, le marcheur paysage son territoire par ses ressentis et ses affectes et son paysage ne correspond pas à celui d’autrui. En effet, la perception des paysages par le cheminement est aussi une question d’interprétation. À l’arrêt C de la marche MEB1, situé en pleine forêt, un des participants entend le bruit de fond de l’autoroute dans la forêt, les autres ne l’entendaient pas avant qu’il ne l’exprime et une autre propose une nouvelle interprétation : le bruit des vagues.

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91. Post-its qui traduisentun réel paysage émotionnel qui est dépeint(participants, arrêt D, marche MEB2).

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