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De la patrimonialisation à l’intérêt général, les enjeux de la demande de paysage

« imagination créatrice » dont l’œuvre est le produit d’un imaginaire collectif. (Demers-Pelletier, 2019).

Nous accepterons la notion de patrimoine comme un construit culturel qui relève d’une pratique vivante. La patrimonialisation sera vue comme processus d’attribution de valeur, qui fait l’objet d’une forme de préservation plus ou moins formelle, et dont le bien (matériel ou immatériel) est transmis selon des modalités diverses. La pratique patrimoniale sera envisagée comme une création spontanée qui revêt d’une pluralité de modalité propre à l’individu ou à un groupe d’individus.

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De la patrimonialisation à l’intérêt général, les enjeux de la demande de paysage

Anne Sgard (2010) analyse le phénomène de patrimonialisation comme la réponse quasi-systématique à une « demande de paysage » balancée entre une volonté de figer les paysages hérités et celle de se projeter dans un avenir incertain. La notion de patrimoine a cet avantage de fournir « un argument consensuel et fédérateur, fondé sur la référence au passé, sur la mémoire locale pour cimenter un groupe autour d'un projet » (Sgard, 2010). Aussi Sgard explique que la référence au passé se légitime plus facilement dans le cadre d’un projet que son ancrage dans une projection future, qui plus est incertaine.

L’émergence des « patrimoines naturels » a certes, participé à la construction des valeurs collectives de nations mais soulève encore des questions spécifiques qui découlent de la difficulté à cerner la « nature » en termes d’essence, de dynamique et d’échelle (Dérioz, 2010). Aussi, lorsqu’il s’agit de se pencher sur la question des « objets naturels » susceptibles d’être patrimonialisés, l’incertitude se porte sur « leur degré d’autonomie par rapport aux interventions anthropiques » (Dérioz, 2010). Ainsi le paradoxe de la patrimonialisation de ce qui serait qualifié de « naturel » se pose sur la valeur de « naturalité » qui fait l’objet même de leur reconnaissance à laquelle est attribuée une valeur patrimoniale, s’inscrivant ainsi dans le champ social et culturel. Un second paradoxe réside dans le degré d’acceptabilité des mutations propres « à la nature » des objets patrimonialisés par rapport au fait même qu’il soit un objet à préserver. (Dérioz, 2010).

Cependant la notion de patrimoinepour les éléments « naturels » met en avant les écueils de la patrimonialisation dans les formes de « fétichisation nostalgique » (Sgard, 2010) qu’elle peut entraîner au travers de la transmission des éléments matériels du paysage au détriment des pratiques, codes et regards qui l’ont

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façonné. Cet écueil est également identifié par Vernières (2011) qui parle de sentiment de dépossession des habitants au patrimoine. Selon lui, la reconnaissance du patrimoine doit être le résultat d’un compromis entre acteurs. La patrimonialisation est un construit social qui élève la reconnaissance d’un patrimoine identifié à un patrimoine reconnu. Aussi, dans un contexte global marqué par la « faiblesse administrative et politique des autorités locales », « les problèmes de corruption », « la non-maîtrise de l’information », la mise en place de règles accompagnées de sanctions pour les contrevenants renforce le sentiment d’une politique d’imposition descendante, de dépossession de ce patrimoine pour les habitants et favorise le risque de conflit. Ces conflits peuvent être liés à la fois à une politique conséquente trop accentuée sur le tourisme et qui de fait accroit les inégalités « selon que les habitants participent ou non à l’activité touristique » (Vernières, 2011). Finalement d’après Leblon (2012, cité par Demers-Pelletier, 2019) le patrimoine serait même devenu une nouvelle ressource de gestion du territoire où la patrimonialisation interviendrait comme une nouvelle forme de territorialisation et de contrôle de l’espace.

Chez Di Méo (2007), les paysages interviennent dans leur fonction patrimoniale comme l’interprétation d’une territorialité. Il établit les liens qui existent entre patrimoineet territoire, deux concepts qui n’existent d’ailleurs pas a priori. Le patrimoine relève de processus historiques analogues de définition et de sélection (ou de délimitation pour les enjeux d’espaces naturels et de paysages). Aussi les processus patrimoniaux et territoriaux relèvent des mêmes étapes de construction que sont la reconnaissance, l’appropriation la compréhension de significations et l’identification à travers ces derniers. (Di Méo, 2007)

Patrimoine et territoire sont liées essentiellement par l’enjeu de la ressource, en terme d’usus collectif du patrimoine, et de dépendance. En ce qui concerne la notion de territoire elle se définit par ce à quoi une collectivité dépend, tient et perçoit (Latour, 2017). De fait, l’exploitation d’une ressource patrimoniale lorsqu’il s’agit de paysage, est toujours potentiellement porteuse de menace d’altération ou de destruction. En effet, la patrimonialisation du paysage par l’attribution de valeurs collectives renforce son appropriation symbolique par les acteurs locaux et son attractivité pour d’autres. Elle engendre de fait, souvent une dimension économique où le paysage devient une ressource support comme cadre de vie mais également comme terrain de pratiques. (Dérioz, 2010).

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Le paysage en tant que projet patrimonial pose de fait les enjeux d’attribution de valeurs, d’accès à une ressource et de transmission de cette ressource. C’est dans ces enjeux-là qu’Anne Sgard invite à envisager le paysage sous la forme d’un bien commun plutôt que d’un patrimoine.

Le bien commun est notion qui a été largement employée et appropriée par les diverses disciplines notamment en sciences sociales, ce qui a entrainé une confusion de sa compréhension, dont l’expression est tantôt employée au singulier pour se rapprocher de l’idée d’intérêt général et tantôt au pluriel pour se rapprocher de la notion de ressources.

Le paysage comme bien commun est envisagé par Hélène Harzfeld et Odile Marcel (2006, cité par Sgard, 2010) par la « convergence de valeurs, de modes d'actions, de mythes qui définissent la possibilité d'un projet partagé » (2006, p. 284, cité par Sgard, 2010). Selon Micoud (2004, cité par Sgard, 2010) la notion de bien commun vient alimenter la fonction patrimoniale du paysage par sa visée éthique qui tend à définir un projet partagé du territoire qui permette de « concilier la fréquentation de tous en limitant l’impact de chacun » (Sgard, 2010).

La notion d’intérêt général devenant une nouvelle perspective de la patrimonialisation du paysage pose alors la question des valeurs collectives, des acteurs définissant le projet et des règles la concernant. Cependant la notion de bien communapporte au patrimoine l’idée de responsabilité des usagers vis-à-vis du collectif qui aurait contribué à façonner les paysages perçus aujourd’hui, qui nous ont été transmis. Cette responsabilité est à la fois à l’échelle individuelle et collective. En cela les démarches participatives permettent à la fois, le succès de projet de paysage par l’implication de la population dans les enjeux de conservation (Deslauriens, 1992, cité par Demers-Pelletier, 2019) mais également la mise en débat du territoire facilitant la compréhension des perceptions, enjeux et valeurs portées par chacun. Cette même question participative est défendue par Le Scouarnex (2004, cité par Demers-Pelletier, 2019) comme une condition de définition d’un patrimoine culturel immatériel puisque la communauté « doit pouvoir reconnaître, au moins de façon implicite, ses pratiques et ses traditions afin de se les approprier et les transmettre » (Demers-Pelletier, 2019). L’appropriation est donc au cœur même du concept de patrimoine culturel.

Et c’est précisément en cela que l’étude s’intéressera à l’idée de ce qui fait « sens collectivement ». La recherche par les marches exploratoires groupées aura pour objectif non pas de sensibiliser ou de responsabiliser les individus mais bien

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