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aux approches sensorielles

lieux, ces paysages » (Bigando, 2008) pour qu’ils puissent paraître comme porteurs de valeurs et de sens pour ceux qui les vivent et pratiquent au quotidien.

Considérant la configuration des terrains d’études choisis où des paysages remarquables ont été érigés par des politiques d’aménagement du territoire, en zone littorale et montagnarde, il est difficile d’envisager l’écartement de la notion de « paysage remarquable » dans l’analyse de la sensibilité des habitants aux paysages. Eva Bigando a d’ailleurs analysé l’expérience ordinaire et quotidienne d’habitants vivant à proximité d’un paysage exceptionnel que représente le domaine de Saint-Émilion inscrit au patrimoine mondial de l'Humanité (Bigando 2012). En effet, l’intimité et la familiarité qui se dessinent dans ces paysages ordinaires pourraient se former en dehors de toute logique patrimoniale implantée.

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… aux approches sensorielles

Dans notre étude, la question des paysages quotidiens sera éminemment une question de sensibilité et de sensorialité. En effet, chez Jean-Marc Besse, « Le paysage est indissolublement (…) une question politique et sensible. » (2009, p. 13). Dans son analyse du paysage comme une question de géographie où s’entremêlent approches esthétiques, débats philosophiques et politiques, il propose une lecture de la géographie sous deux réalités : « science ou au moins comme un savoir d’un genre spécial » (2009, p. 192) et « sensibilité et (de) sentiment, une géographie de proximité et de contact avec le monde et avec l’espace » (2009, p. 194).

Cependant qu’entendons-nous par paysage sensible ? Théa Manola dans sa thèse Conditions et apports du paysage multisensoriel pour une approche sensible de l’urbain : mise à l’épreuve théorique, méthodologique et opérationnelle dans 3 quartiers dits durables : WGT (Amsterdam), Bo01, Augustenborg (Malmö) (2012) retrace la notion de paysage sensible à travers les courants philosophiques.

Tout d’abord le sensible est une expérience individuelle de l’instant, qui construit notre mémoire et traduit notre capacité à entretenir des relations avec le monde extérieur.

En effet, chez D. Howes et J-S Marcoux (2006, cité par Manola, 2012), le sensible est un terme polysémique qui couvre au moins cinq significations « prêtant à confusion ». La signification médiatique est souvent mobilisée pour désigner les « quartiers sensibles » ou « jeunes de banlieues ». Celle qui est synonyme de fragilité ou vulnérabilité à l’instar d’une « personne sensible ». La signification de la

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sensibilité liée à l’expression « être sensible à » définit une attitude d’attention, d’écoute ou d’hospitalité. La sensibilité peut-être également entendue comme le franchissement d’une graduation, un changement sensible (exemple : la température). Enfin la sensibilité est liée à la vie des sensations, c’est-à-dire aux « relations entretenues avec trois familles de sons (voix, bruits, musique), odeurs, goûts, perceptions visuelles et tactiles ». Le sensible couvre donc une multiplicité de sens parfois même instable.

Le sensible est une question de temporalité. En effet Augoyard (1995, cité par Manola, 2012) décrit le sentircomme une expérience vécue dans l’instant présent, et qui devient « une expérience acquise capitalisée dans le temps ». Le sentir est donc une question d’immédiateté et de mémoire. Dans l’instant présent, il est un changement, un instant-rupture provoqué par une stimulation inattendue et ponctuelle. Parce qu’il est une provocation inattendue produite par l’environnement extérieur, Nathalie Blanc (2009, cité par Manola, 2012) décrira la sensation « plus proche de la révélation que de la perception », une sorte d’enregistrement passif qui est un mode de la synesthésie préfigurant un rapport entre l’individu et le monde (Manola, 2012).

L’expérience métaphysique individuelle que constitue notre sensibilité témoignage du lien essentiel que l’individu entretien avec le monde et de son potentiel à le vivre (Manola, 2012). Cependant chez Manola, le sensible ne se réduit pas à la potentialité qu’il permet. Il est aussi une « actualisation, une puissance et un acte » (Manola, 2012) qui couvre un double aspect : « elle renvoie d’une part à notre vie sensorielle et sensitive (par laquelle notre capacité à percevoir se précise), et d’autre part à la capacité que nous avons de construire le monde comme objet. » (Manola, 2012)

Aussi le sensible n’est pas seulement une conscience de soi, il est également une ouverture aux autres puisque « nos cinq sens sont certes perceptions, mais cette perception influence et est influencée à travers nos relations aux autres » (Manola, 2012). Le sensible alors constituerait une des conditions premières des liens sociaux « trop souvent occultés par le déterminisme sociologique des années 70 » (Manola, 2012).

Par l’expérience sensible, l’individu s’inscrit dans une relation dynamique de communication, de mise en mouvement vers l’autre. Le sentir ne se restreint donc pas à la sensation il est un acte qui est à la fois une construction individuelle et sociale (Augoyard, 1995, cité par Manola, 2012). En effet, la sensibilité appelle à une hiérarchisation des sens influencée par la pensée et la sensibilité de chacun elle-

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même conditionnée par la société et son époque. Le paysage n’est pas réduit à la simple perception mais il est le résultat d’un sentir et d’une représentation personnelle qui conditionne notre capacité à établir des liens sociaux.

Cette question du sensible dans l’approche paysagère a remis au goût du jour l’apport de la sensorialité dans la construction des paysages. Tantôt monosensoriel, tantôt multisensoriel, Théa Manola (2012) a établi un tableau de ce que pourrait être le paysage multisensoriel en cinq sens, comme une construction historique ancrée dans la pensée occidentale.

Tout d’abord le visuel est l’aspect sensoriel le plus souvent saisi pour parler de paysage. Son origine réside dans son « invention » inscrite dans le domaine de la peinture, en ce qui concerne la culture occidentale et qui a conduit à une appropriation par la société principalement par son caractère visuel et plaisant. Dans la langue française le terme de « paysage » apparait dans un texte de 1493 pour définir un tableau représentant un pays (Franceschi, 1997 cité par Manola, 2012) et son rapprochement avec le terme de « lointain » érige la vue au sens privilégié de sa perception. Les travaux en sémiotique ont observé une pérennité du sens du paysage (Filleron, 2005 cité par Manola, 2012) mais la multiplicité des usages du terme (politiques, sciences sociales, arts) forcent le requestionner surtout en ce qui concerne « la primauté du visuel » par la multisensorialité, « les rapports distanciés et particuliers (vues horizontales ou obliques) de l’être percevant et de l’objet perçu (immersion dans un paysage) » et de « l’accolement de la « beauté » au paysage » par les paysages ordinaires (Manola, 2012). La vision est assimilée à ce qui prouve l’existence de quelque chose.

Le paysage sonore est apparu en réaction aux nuisances provoquées par la période d’industrialisation. Chez le Corbusier, l’espace soit être insonorisé. Encore aujourd’hui la sonorité dans l’espace urbain est souvent associée à la nuisance. Ensuite quatre grandes étapes ont construit l’approche du paysage sonore dans la notion de cadre de vie (Torgue, 2005, cité par Manola, 2012). La première étape est donc celle décrite précédemment d’une lutte contre le bruit. La seconde s’est construite à partir de l’ouvrage de Schafer, Soundscapes (1979) qui propose de sortir d’un rapport monosensoriel du paysage en posant la ville comme « un lieu identifiable par les bruits qu’elle produit » (Manola, 2012). La troisième est celle du paysage sonore en rapport au patrimoine et à la vie culturelle dont le champ a été notamment réinvesti par Nathalie Simmonot à propos du patrimoine sensoriel des paysages industriels à Nantes (2014). Enfin la quatrième s’est articulée autour du

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design sonore et des interventions artistiques événementielles ou temporelles dans l’espace urbain.

Le paysage olfactif apparaît dans la littérature romancière par le tableau des villes et des odeurs générées par l’industrie. La pensée aménagiste s’est d’ailleurs construite autour de la lutte contre les odeurs. Deux approches du paysage olfactif se côtoient : l’approche quantitativiste qui s’articule autour de cette lutte et de l’extermination des nuisances et l’approche sensible qui vise à envisager de nouvelles pratiques d’odorisation urbaine. Ces dernières sont souvent des approches marginales et éphémères. En effet, la difficulté de renouveau de la question de l’odorat dans le paysage et l’espace urbain (en dehors des travaux établis sur la question des nuisances et de la lutte) réside dans les caractéristiques mêmes des odeurs et de l’odorat à « disparaître ». En effet par le renouveau constant des cellules olfactives, l’odorat est un sens qui s’adapte. De plus, il relève de deux niveaux de perceptions : la détection d’une odeur et l’identification de cette dernière. L’odorat est lié au goût et à l’individu. Chaque individu ne sent pas de la même façon.

Ensuite le paysage tactile se retrouve sous différentes appellations par les chercheurs issus de l’anthropologie sensorielle. David Howes (2005, cité par Manola, 2012) parlera de Skinscapes; Laroque et Saint Girons parleront de « paysage tangible » (2005, p.7, cité par Manola, 2012) et enfin Nadia Seremetakis parlera de « paysage somatique » dans Somatic landscapes (1994, p. 9, cité par Manola, 2012). L’ensemble de ces approches pose le rapport tactile au monde comme celui de la traduction de sa matérialité qui dans notre culture occidentale s’établie par nos extrémités. Cependant le toucher est également celui du contact de la peau avec la surface de corps solides ou fluides et les sensations cutanés peuvent s’étendre aux muscles et articulations par une détection passive ou une exploration active du monde. Chez Sola (2007, cité par Manola, 2012), deux formes de rapports tactiles se dessinent. Un rapport passif et cutané qui « consiste en une stimulation de la peau alors que la partie du corps concernée reste immobile » (Sola, 2007, p.37, cité par Manola, 2012) et un rapport tactilo-kinesthésique ou « haptique ou active (qui) nécessite, quant à (lui), des mouvements intentionnels » (Sola, 2007, p.37 cité par Manola, 2012). D’un point de vue biologique, le toucher serait l’organe perceptif le plus important du corps par la densité des réseaux nerveux de l’épiderme mais dans la culture occidentale, il est souvent restreint à son côté érogène voire sexuel. Aujourd’hui le toucher est porté par des connotations

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négative, « le toucher, le corps est considéré comme quelque chose de « sale » (Manola, 2012) et « connote le comportement enfantin, l’arriération, la rusticité, la vulgarité, voire le vandalisme : associé à la sexualité, il peut prêter au soupçon de mauvaises intentions » (Bromberger, 2007,p.6, cité par Manola, 2012).

Enfin le goût est l’organe le plus délaissé dans sa relation au paysage. En effet, Manola rappelle que lors de l’exposition dédiée aux sens et à la ville au Centre Canadien d’Architecture de Montréal en 2005, le goût était le seul sens absent. Beaucoup d’études en Sciences Humaines et Sociale se sont intéressées aux odeurs de cuisines multiethniques mais pas au goût en lui-même. En effet, nous l’avons vu précédemment, odeur et goût sont liés par leurs capteurs et ces deux sens sont difficilement dissociables. Les mauvaises odeurs par exemple sont souvent associées à un sentiment de dégout et particulièrement « la pollution est souvent accompagnée d’un sentiment de goût « pâteux » ou « poussiéreux » » (Manola, 2012). De même le vocabulaire de la langue française porte à confusion. Les expressions « goût de pomme ou de fumé » peuvent être employées pour qualifier les odeurs. Manola relève tout de même des initiatives centrées sur le rapport du goût aux paysages et patrimoines comme les démarches de patrimonialisation émise par les locaux, les visites gustatives aux musées et la création d’une université populaire du goût à Argentan.

Le paysage sensoriel peut couvrir un panel de réalités par chacun des sens qu’il déploie, mais notre étude s’attachera plutôt à le comprendre sous l’aspect multisensoriel. En effet, des liaisons parmi les sens peuvent déjà se préfigurer : le goût et l’odeur, le visuel et l’ouïe. Le paysage sera donc abordé par les aspects sensoriels et affectifs qu’il produit. Le sensible nous permettra une approche immersive du paysage temporellement et spatialement.

En effet, le sensible associé à la notion de multisensorialité permet d’appréhender l’expérience du paysage dans son instantanéité. Le paysage en tant que succession de traces de ce rapport sensible et immédiat au monde, articule différentes temporalités : le passé, le présent et éventuellement le futur lorsqu’il s’agit de projection (Berque, 1996 cité par Manola et Geisler, 2012). Encore une fois, le paysage sensible permet de dépasser les dualismes nature/culture et nous intéresse particulièrement parce qu’il aborde le rapport immédiat quotidien dans n’importe quel contexte.

Le sensible permettra d’introduire un rapport de l’individu à son territoire par la prise en compte des affectes. En effet la notion de territoire est le « fruit d’une

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