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Les cheminements, une expérience phénoménologique du paysage

surtout « (est) un trace » en « (griffant) la peau de la Terre, d’une ligne continue » (in. Lévy & Gillet, 2007, p.48). Le sol devient support de mémoire du passage des hommes et œuvre créatrice d’une trace et d’une mémoire.

À cette image Francesco Careri (2002, réédité en 2013), propose une lecture du cheminement comme jalon de l’architecture et du paysage. La marche est l’occasion de rencontrer le territoire dans sa géométrie, ses motifs et ses textures. Elle dynamique les « lignes » du sol qui dessinent le territoire, de fuite « qui crèvent l’écran du paysage dans sa représentation la plus traditionnelle » (Tiberghien, in Careri, 2002, pp.9-10), de pensée. Ainsi l’hodologie par le « sentiment géographique » (Tiberghien, in Careri, 2002) qu’elle génère, préfigure une approche artistique dans la mesure où elle met en œuvre une expérience sensible et affective de la marche. Le paysage se charge de significations culturelles et personnelles qui transforment le lieu (Tiberghien, in Careri, 2002). Et l’architecture dessine et construit la surface de la terre, constitue la superposition de ces signes culturels et naturels acquis. De même, la « Terre des artistes du Land Art est sculptée, dessinée, taillée, excavée, remuée, emballée, vécue et parcourue de façon nouvelle à travers les signes archétypaux de la pensée humaine » (Careri 2002, p.142). La marche par le cheminement est un signe en lui-même qui dessine le monde en un « immense territoire esthétique » où le corps du voyage éprouve les événements du territoire, « intriqué de sédiments historiques et géologiques » dont les « sensations, les obstacles, les dangers, les variations du terrain » se reflètent sur le corps (Careri, 2002, p.142).

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Le cheminement c’est le témoignage d’une rencontre entre le paysage et le sujet perceptif. L’environnement de quelque nature qu’il soit est remodelé selon une succession de couches historiques qui définissent un rapport qui s’établit entre une collectivité et son territoire à une époque donnée. Le paysage par le cheminement est donc une rencontre temporelle dans l’instant et la mémoire, une expression d’un rapport au monde qui peut s’expliquer comme une réelle expérience phénoménologique.

Les cheminements, une expérience phénoménologique du paysage

Par le concept d’hodologie Jackson (1989) et Besse (2004) réouvrent finalement tout un champ de réflexion sur la notion de paysage vécu et éprouvé. Jean-Marc Besse (2004), par ses quatre notes, apportera une relecture des

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courants philosophiques et psychologiques contemporains au travers de l’hodologie.

Chez Lewin, le comportement adopté par un individu dépend de la personne mais également de son environnement. L’environnement est compris sous une dimension géographique physique mais également sous sa dimension psychologique qui constitue alors l’« espace de vie ». Ce dernier est décrit par une réalité qualitative et topologique qui est chargée de significations et de valeurs. Dans le cheminement, il y a finalement l’idée du choix d’un « chemin privilégié » lié à une charge psychique du monde (Besse, 2004). Chez Sartre, l’hodologie est vue dans sa réflexion sur le « corps, le sujet et leurs relations à l’espace » (Besse 2004). L’espace revêt quatre caractéristiques. C’est un espace vécu, qui n’est pas pour autant subjectif car doté d’une réalité physique (son épaisseur, ses textures, ses lumières). Il est également décrit comme décisif car marqué de relations qui connectent les points et objets qui le composent. Enfin, il est « porteur de possibilités », de « promesse » selon Besse. L’espace n’est donc ni purement objectif, ni purement sensible chez Sartre, il est « éprouvé et pratiqué » (Besse, 2004).

L’hodologie prend également place dans les courants de pensées phénoménologiques notamment portés par Heidegger. En effet, chez les phénoménologues, l’espace de vie est distingué de l’espace vital. L’espace est d’abord chargé d’une pluralité de sens et significations puis relève d’une réalité matérielle (Besse, 2004). Ainsi un ensemble d’espaces, propres à chaque individu coexistent et se superposent sans pour autant fusionner. C’est précisément dans cette « pluralité des mondes et des spatialités » (Besse, 2004) vécus et éprouvés en étant chargés de sens, d’affect et d’imaginaires, construits par le cheminement, que se rencontrent l’hodologie et la phénoménologie.

Lévy et Gillet (2007) abordent la marche dans la perspective d’une géographie humaniste aussi appelé « géographie de l’expérience » comme l’opportunité de vivre une expériencedu territoire. L’expérience a une résonnance particulière dans ce courant de pensée car elle permet d’appréhender le territoire non plus seulement par des données scientifiques mais par une pratique et une épreuve in situ dont découlerait le savoir et qui donne accès au paysage (Lévy, in Lévy & Gillet, 2007). Lévy décrit alors la relation phénoménologique qui s’établit, en évoquant les écrits de Jean-Jacques Rousseau Les Rêveries du promeneur solitaire (1770), lorsque le « mouvement des pas met en branle celui de l’esprit » et que « survient l’ivresse de la sensation pure » (Lévy, in Lévy & Gillet, 2007).

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Cette « expérience du lieu » est approfondie dans une perspective géopoétique par Kenneth White. La géopoétique, rappelons-le « part à la recherche d'un langage, et prépare la mise en place d'un autre espace. » (Lévy, in Lévy &Gillet, 2007). Les frontières entre nature/culture sont abolies pour proposer une réelle ouverture au monde permettant à l’homme de librement cheminer, et générant ainsi un monde de relations entre l’individualité et « le Grand Tout, dans une logique de complexité croissante » (ibid.). Le chemin alors devient « un territoire en soi » (ibid.). à la fois comme « lieu de déambulation », « comme forme liée à un tracé et à des vestiges » et « comme accès au paysage » (ibid.). Il est donc à la fois la rencontre du territoire et rencontre avec sa propre capacité décisive, la mémoire et sa capacité à percevoir. En ce sens par le cheminement l’individu établit un lien entre le territoire de l’environnement et son territoire intérieur et constitue une réelle expérience phénoménologique générant des relations géopoétique au territoire. Bien que cet éclairage du rapport phénoménologique qui s’établit entre le paysage et le marcheur soit largement étayé dans cet ouvrage, il en reste qu’il en relève d’une pratique spécifique de loisirs supposant une libre déambulation permise par le temps.

En ce qui concerne les paysages du quotidien, Eva Bigando (2013) souligne l’inscription dans le temps d’une sensibilité paysagère habitante par la routine d’un vécu paysager qui se développe « au gré d’actes et de gestes routiniers » (Bigando, 2013). Cette expérience du paysage peut relever de différents niveaux de consciences directes de celui qui le vit. En s’appuyant sur le sociologue Anthony Giddens (1987), la sensibilité au paysage relève chez Bigando d’une conscience discursive lors que l’expérience paysagère d’un individu qui ressent et éprouve le paysage est vécue consciemment. Elle relève en revanche d’une conscience pratiquesi l’individu est non attentif à ce qu’il ressent ou éprouve, notamment dans le cadre de pratiques routinières.

Le potentiel de l’acte de marcher ou d’être à pied réside chez Hélène Douence (2019) dans la mise en disponibilité sensorielle de l’état corporel de l’individu amené à entamer un processus d’une certaine lenteur par rapport à d’autres modes de déplacement. Une mise hors du temps ordinaire est possible par la lenteur de l’action, qui rompt avec les dynamiques accélérées et globalisantes qui nourrissent le quotidien. La promenade et la marche à pied par les cheminements comme espace hodologique pratiqué invitent à une immersion pleine paysagère qui devient l’occasion de découverte d’un rapport à soi (émotions, dimension

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