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Quelle distinction entre paysages ordinaires et paysages remarquables ?

ou plus l’assignation de valeurs paysagères aux territoires « du quotidien et de l’ordinaire » (Cloarec, Collomb, et Kalaora, 1989).

Luginbuhl mobilisera particulièrement les sciences sociales pour pallier ce qu’il diagnostique comme une perte de « sens social » du concept de paysage. En effet, selon lui, ordinaires ou élitaires, ces paysages sont le produit d’ « un même mode de fabrication » fruit d’un regard avant tout esthétisant dont la priorité est un « modèle formel vidé de son contenu social et économique » (1989, p. 237). Initialement les pratiques sociales ont « dans l’espace, par leur aspect, des connaissances empiriques de la nature et des territoires et un imaginaire social comparable à celui des élites » (1989, p. 238). « Resocialiser le paysage » permet donc de réattribuer aux pratiques « vernaculaires et populaires le sens de savoirfaire au même titre que les savoir-faire des paysagistes » (1989, p. 233). L’ethnologie chez Gérard Lenclud (1995) permettra de s’intéresser au paysage propre à un individu ou une communauté identifiée au-delà des stéréotypes et préconceptions de ce que la société moderne occidentale considère comme étant paysage.

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La refonte de cette grille de lecture classique incompatible avec l’appréhension des paysages se base dans notre cas sur une lecture sensorielle et affective de l’ordre de la familiarité. D’ailleurs Eva Bigando a mis en perspective, à propos des paysages ordinaires, une relation paysagère quotidienne qui s’établit par un individu ou un groupe d’habitant faisait « naître des pratiques paysagères collectives » (Bigando, 2006). Le paysage ordinaire y est dépeint par une médiation affective fondée essentiellement sur des valeurs d’identité et de bien-être. C’est précisément cette médiation affective qui nous intéresse qui naît par l’épreuve des sens, d’une sensorialité lors d’une pratique spécifiquement banale, le cheminement quotidien.

Quelle distinction entre paysages ordinaires et paysages remarquables ?

Puisque notre étude n’exclura pas les paysages remarquables des paysages ordinaires, ce volet a pour but de définir les deux concepts pour entrevoir les relations entretenues.

Selon le Larousse, l’adjectif « ordinaire » renvoie à l’habitude, le normal, le courant ou encore l’établi. L’« ordinaire », c’est ce « qui ne dépasse pas le niveau commun » et qui relève donc du « banal, quelconque, médiocre ». L’adjectif

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« remarquable » quant à lui, désigne ce qui attire l’attention, « qui est susceptible d’être remarqué » et « se distingue par ses hautes qualités » (Larousse). La notion de point de vue et de caractéristique est intrinsèquement liée à la notion de « remarquable » en étant ce « qui se signale à l’attention par tel point » (Larousse).

John Brinckerhoff Jackson, dans son ouvrage-thèse À la découverte du paysage vernaculaire (1984), positionne le paysage en deux typologies : « le paysage politique » et « le paysage vernaculaire » dont les caractéristiques préfigurent les notions de « remarquable » et d’ « ordinaire ».

Le « paysage politique » est celui de la grande échelle, de l’imposition et de la préservation d’ « une unité et un ordre » (1984, p.266) et défini de larges vues, des panoramas remarquables. La mise en visibilité, l’unité et l’ordonnancement régissent la conception de l’espace devenu homogène. Le « paysage vernaculaire » met l’accent sur les traces matérielles de la petite échelle qui témoignent de nos modes de vie. L’irrégularité, la modestie, la tradition locale, l’adaptation au contexte physique et culturel et une grande évolutivité en fonction des usages et du temps sont autant de composantes qui l’ont formé. Il reflète ainsi les relations personnelles et communautaires qui s’établissent sur le territoire. Cependant, Jackson mobilise un troisième paysage, le « paysage habité/vécu » comme projet de paysage permettant de dépasser les frontières typologiques établies pour redéfinir par la profession de paysagiste de nouvelles manières d’être au monde. L’individu devient un élément et une partie de la nature et non plus un habitant de la nature comme dans le paysage politique. (Besse, 2003, préface de Jackson, 1984, p.23). Ce paysage non pas statique mais évolutif définit une forme paysagère incluant mobilité et infrastructures stables.

Sansot dans son article Pour une esthétique des paysages ordinaires, éclaircit ce que pourrait être le « paysage ordinaire » en le décomposant en trois catégories : le « paysage banal », traversé quotidiennement auquel nous nous accoutumons, le « paysage oublié » qui n’est érigé en remarquable ni légitimé, auquel nous tournons le dos et enfin le « paysage interstitiel » de l’entre-deux et qui nous permet « de passer d’un ailleurs à un autre » (1989, p.239). Ils sont caractérisés par leur éphémérité et une reconnaissance de l’ordre de l’ « intensité émotionnelle » qu’ils permettent (1989, p.242).

Lelli (2000) apporte une lecture des paysages ordinaires par la familiarité. Ils sont caractérisés par leur fréquentation quotidienne et non par leur aspect qualitatif. Le quotidien se situe alors partout tant qu’il « concerne le cadre de vie »

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(Lelli et Paradis-Maindive 2000). L’ordinaire peut donc concerner les habitants d’un haut-lieu paysager. Le paysage ordinaire est donc associé à celui du cadre de vie, à contrario du « remarquable », il n’est pas l’objet d’une artialisation avec une volonté de « conserver en l’état ». Ils sont donc caractérisés par leur constante évolution et par la multiplicité des acteurs. Ils sont liés à un grand nombre d’acteurs publics ou privés, d’actions individuelles ou collectives d’aménagement à différentes échelles. Pour le déceler, Lelli précise que « l’ordinaire est (donc) une affaire de perception mais aussi question de temps » (2000, p.32), il existe à travers les habitants et leur appropriation physique et affectives. Enfin, les enjeux des paysages ordinaires diffèrent des paysages remarquables par leurs aspects « qualitatifs », « identitaires » et « « patrimoniaux et culturels » (2000, p.32). Il pose une évolution du statut du paysage « ordinaire » au rang de « remarqué » lorsque le paysage est défendu comme appartenant à un territoire donné et que les individus qu’ils l’identifient réclament un devenir de qualité.

Le paysage ordinaire semble alors se distinguer du « remarquable » plutôt statique, par cet aspect évolutif dont les espaces se dessinent « en fonction des relations qu’entretiennent les habitants avec leur environnement » (Temple‑Boyer, 2014). Il n’est donc pas un a-priori mais un construit par la perception et l’appropriation des habitants, dont les transformations se font « sans intentionnalité » (Temple‑Boyer, 2014). Son identité se construit au fur et à mesure, comme si le regard de l’habitant lui permettait son déploiement et est donc compris par son aspect évolutif. En cela, il se distingue du paysage « remarquable » ou « politique » pour reprendre les termes de Jackson car l’intérêt qui lui est porté en termes de préservation répond à des temporalités différentes. L’un est de l’ordre de la conservation dans une perspective de prévention, le second dans une perspective d’urgence.

Ces travaux mettent bien en évidence la naissance d’un nouveau paysage, ordinaire par la sensibilité de ses habitants qui l’éprouvent, dont les caractéristiques semblent répondre à des dynamiques et temporalité différentes. Cependant n’y a-t-il pas une superposition à penser dans certaines circonstances entre territoires remarquables et quotidiens ? Certains paysages remarquables sont toujours habités et sont donc familiers pour les habitants. Ni y a -t-il donc pas cette relation de familiarité, de relation intime qui se tisse sur ces paysages remarquables par ceux qui les habitent ? Si le paysage ordinaire se forme par la

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