

David Laufer
Meurtre et spoliations d’un collectionneur
Des centaines de Renoir, Degas, Picasso et Matisse en déshérence
David Laufer
Meurtre et spoliations d’un collectionneur
Des centaines de Renoir, Degas, Picasso et Matisse en déshérence
Éditions Favre SA
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Dépôt légal : avril 2025.
Rang : 01
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Mise en pages : Éditions Favre
ISBN : 978-2-8289-2257-3 © 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse.
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Introduction
C’était une pièce lambrissée de bois clair, autrefois une salle à manger bourgeoise. Le décor soigné mais sobre devait inspirer la confiance sans intimider.
Derrière son bureau, l’Avocat s’était levé pour me recevoir. Après une abondante pluie nocturne, ce dimanche matin de février 2014 était lessivé et ensoleillé.
Paris soudain paraissait vivable. L’horaire inhabituel de notre entrevue en soulignait la nature exceptionnelle.
La fenêtre encadrait une vue du parc Monceau et de ses allées sages comme une scène de Caillebotte, et désertes comme dans un tableau de Hopper.
Je vivais alors en Suisse et mon séjour à Belgrade me paraissait lointain. J’ignorais que j’y retournerais très bientôt pour m’y établir définitivement. Dans mon esprit, j’avais quitté la Serbie pour toujours. Mais j’imaginais encore pouvoir résoudre l’Affaire, celle qui ce matin nous réunissait dans ce bureau. Il s’agissait d’un collectionneur juif serbe, de tableaux de maîtres, d’un marchand d’art français et de sommes
d’argent plus proches d’un budget militaire que de quelques tubes d’huile écrasée sur de la toile de lin.
Cette Affaire refusait de me lâcher, comme un enfant s’accroche aux jambes de sa mère. À travers les années passées à m’informer de toutes ses péripéties, elle avait fini par m’apprivoiser. J’étais devenu responsable de ma rose. Or cette rose intéressait l’Avocat, qui avait prêté serment l’année de ma naissance et me scrutait d’un œil gris.
Sa réputation était immense, son nom ouvrait toutes les portes, les procureurs le redoutaient comme l’orage. Devant cet astre explosant d’éclat j’étais à peine une lointaine comète, mon nom serait oublié aussitôt que j’aurais franchi son pas de porte en sens inverse. Pourtant j’en savais plus sur l’Affaire que tous ceux avec lesquels l’Avocat s’était entretenu.
Peut-être même, mais je m’avance, en savais-je plus que quiconque, peut-être l’Affaire n’avait-elle jamais rencontré de serviteur plus zélé et idéaliste que moi.
Avant d’entrer plus avant dans ce récit, je dois préciser que connaître l’Affaire signifie non pas que l’on possède suffisamment d’informations ; au contraire, cela signifie que l’on sait que les informations essentielles demeureront cachées. Connaître l’Affaire signifie que, pour toujours, se déterminer à son sujet restera lié, à parts égales, aux faits, et à l’instinct de celui qui les absorbe. Et c’était, j’en avais la conviction intime, à celui-ci que je devais d’être assis dans ce bureau.
C’était mon instinct qui était, en ce matin d’hiver parisien, l’objet véritable de notre entretien. Les faits,
l’Avocat les avait tous absorbés, et probablement bien plus méticuleusement que moi.
S’il connaissait les faits et s’il s’intéressait à mon instinct, l’Avocat avait donc besoin d’éclairer le sien propre. Et si son instinct, qui ne le trompait jamais, avait besoin d’éclairage, c’est qu’il n’était pas certain de sa position dans l’Affaire.
Sa position était, pour résumer les choses, exactement opposée à la mienne. Nous représentions des points de vue ennemis et incompatibles. Pour moi, le protagoniste était un homme exceptionnel et une victime. Pour lui, cet homme était un escroc, au mieux, et au pire un assassin. Notre opposition se doublait d’une circonstance cruciale : je défendais mon point de vue par idéalisme et conviction ; lui était payé pour défendre celui d’une plaignante.
Et l’espoir qui m’avait saisi, qui sapait son insidieux chemin dans mon cerveau depuis que j’avais été contacté par l’Avocat, consistait à imaginer que mon voyage à Paris puisse modifier, même à la marge, sa position. En m’endormant je ne parvenais pas à chasser de mon esprit cette image grotesque : l’Avocat stupéfait par ma plaidoirie maladroite, mais frappée du sceau d’une absolue sincérité. Le jeune idéaliste retournant comme une crêpe le plaideur éprouvé, la terreur des prétoires, et le ramenant à sa cause. Ensemble nous allions démontrer que justice et vérité ne font qu’un. Ma vie serait faite, mon
héros vengé. Ces illusions fiévreuses me harcelaient comme l’acouphène du moustique dans la moiteur obscure de juillet.
Dès le début de notre entretien je compris, presque à mon effroi, que mon illusion n’était pas sans fondement. L’Avocat ne se cachait même pas de sa sympathie pour ma position. Il hochait du chef et se grattait le menton en m’écoutant attentivement. Mes propos confirmaient ce que ses rapports avec sa cliente lui faisaient soupçonner. À mesure que je déroulais mes arguments sous le feu de son questionnaire, je saisissais mieux sa position. Après une heure environ de discussion, il laissa s’échapper un soupir de dépit puis, après un bref silence, une phrase tomba de ses lèvres comme une réplique d’Audiard :
– Il faut bien le dire, ma cliente, elle bat la campagne.
Sa décision était donc prise. Il lâchait sa cliente.
J’aurais dû jubiler, j’aurais dû danser les claquettes sur le boulevard Haussmann en sortant de son bureau. Sa cliente était enfin désavouée, ma cause était validée, tout espoir était permis. Pourtant c’est la mélancolie qui se saisit de moi. Dans mon rêve, je serais parvenu à ébranler l’Avocat au point de lui faire changer de camp et rejoindre le mien. Mais son attitude et le choix de ses mots me faisaient comprendre qu’en lâchant sa cliente, il lâchait également l’Affaire. Et s’il la lâchait, c’est qu’il n’y voyait aucun intérêt. De son point de vue d’avocat, il m’indiquait que
ma position était intenable et ne méritait donc pas d’être défendue.
Il avait accepté de défendre sa cliente sur la base de l’historique de l’Affaire, et sur le potentiel de gain tout à fait formidable que celle-ci représentait. Je n’avais décelé aucun scrupule d’ordre moral chez lui. Le fait que le protagoniste fût une victime de l’Holocauste, dans lequel sa propre famille avait été décimée, ne le motivait pas. Il réfléchissait et agissait en avocat, selon des motifs rationnels. Et comme il était également honnête homme, il s’était rendu compte que le volet de l’Affaire (car il y en a plusieurs) qu’on lui demandait de plaider était indéfendable. Que sa cliente « battait la campagne » et que, surtout, l’Affaire était trop indigente et bancale pour y risquer son temps et sa réputation. Sans me le dire mais sans le cacher non plus, il me faisait comprendre que ma position ne reposait pas sur autre chose que sur mon instinct, et que les choses sérieuses doivent être traitées par des personnes sérieuses, ce que je n’étais apparemment pas.
En descendant dans la rue, puis en poussant la porte de Bofinger pour y engloutir une choucroute, mon état d’esprit était exécrable. Je ruminais les circonstances qui m’avaient amené jusqu’à ce matin de février parisien. Je traînais cette Affaire depuis douze ans maintenant, seul. J’avais épuisé des litres de salive et des dizaines d’heures à rédiger des courriers pour des avocats, des ministres, des
ambassadeurs, des historiens, des marchands et des critiques d’art ; j’avais publié des articles dans la presse de plusieurs pays, une postface pour un livre ; j’étais passé plusieurs fois à la télévision et à la radio ; j’étais allé à New York et à Paris ; j’avais dépensé des sommes énormes pour acquérir tout ce que je pouvais en lien avec l’Affaire ; et j’avais fait tout cela en pure perte. Rien de ce que j’avais accompli n’était parvenu à modifier la destinée d’une collection qui me semblait désormais condamnée à la dispersion et à l’oubli. Ma choucroute n’y pouvait rien, la gentillesse des serveurs et la beauté du lieu ne parvenaient pas à me défriser.
Tout ou presque est question de perception, sauf la mort. La réalité ne nous atteint, comme la lumière du soleil à travers l’atmosphère, qu’à travers les nombreux filtres que nous mettons, ou avons reçu de naissance, entre elle et nous. Chacun d’entre nous se promène avec ses propres filtres, qui déterminent notre perception. Une des tâches principales de l’âge adulte consiste, petit à petit, à reconnaître les filtres avec lesquels on contemple sa réalité, et à en changer au besoin.
Lorsqu’arriva la crème brûlée, une idée me fit me redresser sur la banquette de moleskine. Le choc de mon entretien avec l’Avocat avait produit son effet : a près le sentiment initial de défaitisme et au bout de douze ans d’obstination, je venais de reconnaître mon filtre, celui par lequel je considérais
l’Affaire depuis le début. Depuis douze ans, je me sentais investi d’une mission, j’étais la voix vivante d’un martyr, sa destinée était devenue mon affaire personnelle. Je m’imaginais en Churchill, celui qui possède l’éloquence et la conscience de la gravité de la situation, et qui sera capable de mobiliser des forces extérieures dont il ne dispose pas lui-même. Dans ce décor d’opérette, au milieu des serveurs qui jonglaient avec des assiettes et des plats fumants, la réalité de ma situation m’apparut, enfin. Qu’étais-je venu faire dans ce cabinet d’avocat mondialement reconnu, sinon par pure fatuité. De quelle illusion grandiose étais-je la victime, dans quel rôle avais-je pu m’égarer au point d’imaginer pouvoir agir sur un dossier dans lequel je n’avais aucune compétence, aucun mandat et aucun pouvoir. Je me mis à rire doucement, pour moi-même et de moi-même. En passant, un serveur le remarqua et me décocha un clin d’œil qui me fit sursauter.
Il suffisait donc que je modifie mon filtre. Si mon chemin avait croisé celui de ce collectionneur disparu, ce n’était pas pour obtenir une décision de justice ou un règlement à l’amiable. Cela était réservé à ceux dont c’était le métier. Je m’étais égaré dans un rôle qui n’était pas le mien. Le mien, c’était de raconter. Je ne devais me tenir qu’à cette mission, sans aucun espoir de succès, littéraire ou juridique. Et je devais commencer par être reconnaissant d’avoir eu le privilège de rencontrer une telle histoire. Il était temps, enfin, que je me mette à la transmettre sans espérer
la résoudre. Même si cela m’a pris encore dix ans pour m’y mettre.
Tout avait commencé par hasard, par un matin de printemps belgradois, dans le Cabinet des arts graphiques du Musée national.
Chapitre 1
Ce siècle avait deux ans, donc. Depuis quelques mois je vivais à Belgrade. Belgrade en 2002 était encore la capitale de la Yougoslavie, qui n’était plus que l’union de la Serbie et du Monténégro. Les quatre autres républiques – Slovénie, Croatie, Macédoine et Bosnie – avaient largué les amarres dans un chaos meurtrier qui avait fait environ 300 000 victimes. Dans le récit officiel – on parle de narration désormais – la Serbie était le salaud indiscuté toutes catégories. Les quatre autres étaient les victimes, mais toutes partageaient le titre de sauvages, bons ou mauvais. Le Monténégro se préparait lui-même à faire chemin seul, laissant la Serbie indépendante et n’ayant pas, elle, choisi de l’être.
Quelques mots sur Belgrade à cette époque. Tout comme Casablanca, la capitale serbe usurpe le nom de « ville blanche ». Comme sa consœur marocaine, sa couleur générale est plus proche du gris-jaune. Il y a vingt ans, la couleur était en réalité gris foncé,
parfois même noire. Douze ans de régime autoritaire et d’isolement, de cessation de tout entretien, de chauffage au charbon et de tout autre combustible à disposition, tout cela avait fait des façades une grande peinture anthracite monochrome. Dans les rues on pouvait admirer le musée de l’automobile communiste : Yugo, Trabant, Wartburg, Fiat Polski, Dacia, Lada, Golf bosniaques, Renault 4 slovènes, le tout évidemment agrémenté de grosses berlines allemandes noires aux vitres fumées pour les membres du crime organisé et ceux qui rêvaient d’en faire partie. Ce défilé d’antiquités contribuait bruyamment à la pollution qu’entretenait avec soin la centrale thermique toute proche. Le soir, je pouvais peindre en noir une serviette blanche rien qu’en la passant sur mon visage. Les deux chaînes de supermarchés locaux offraient des copies des marques occidentales dont j’allais observer, durant les décennies suivantes, l’étonnante endurance parmi les consommateurs. À ces magasins on préférait les marchés ouverts, où j’ai réappris à me nourrir selon les saisons et non selon mes envies. Le coût de la vie ne suffisait pas à épuiser mon salaire de 500 euros mensuels, une aubaine en ces années où la plupart des Serbes plafonnaient autour des 200 euros. Je pouvais aller au restaurant et m’y faire sauter la panse sans parvenir à dépasser 10 euros. Tout le monde fumait partout, tout le temps, dans les taxis, les autobus, les bureaux, les restaurants et les salles d’attente des dentistes. La vie se déroulait surtout dans les cafés, innombrables et bondés. Les Ottomans, qui avaient occupé ces terres pendant cinq siècles, y avaient laissé
leurs habitudes du café turc, aujourd’hui presque disparu, et des affaires que l’on règle d’une poignée de main autour d’une petite table. Ils avaient aussi légué aux Serbes un certain rythme de vie, une manière de s’asseoir en terrasse à regarder les gens passer sans compter son temps. Habitude puissamment contagieuse pour le contemplatif contrarié que je suis.
Si Belgrade m’avait immédiatement déplu, presque repoussé, ses habitants ont eu l’effet contraire. Dans ce chaos postapocalyptique qui me faisait comprendre d’où venait l’inspiration d’Enki Bilal, natif de la ville, s’affairait un peuple qui m’a séduit. Petit à petit, la ville elle-même s’est insinuée dans mes veines, à mesure que j’ai su lire sa beauté derrière son masque de poussière et de saccages. Mais rien n’eût été possible sans les Belgradois. Voilà plus de deux décennies que ceux-ci me rendent la vie impossible et merveilleuse. J’en reparlerai souvent car ce peuple mérite qu’on s’y intéresse et qu’on le considère sérieusement.
Je n’en connais pas de pareil, et j’ai le privilège d’en connaître beaucoup. S’il fallait résumer leur caractéristique principale, on pourrait dire que les Serbes vivent et communiquent sans filtre. Qu’il s’agisse d’un chauffeur de taxi, d’un employé de ministère ou d’une marchande de quatre-saisons, on est immédiatement amené à partager sa vie, ses désirs, ses rêves et ses déceptions. Tout le monde fait partie de la famille et se voit traité en conséquence, y compris ce nouveau venu trentenaire qui ne parle pas la
langue et qui regarde tout d’un œil un peu effrayé. Pire – ou mieux – l’étranger a droit à une attention redoublée. On veut tout savoir de lui, de ce qu’il pense des Serbes et de Belgrade, des femmes, de la gastronomie, et puis lui d’abord d’où vient-il, que fait-il, combien gagne-t-il, qu’aime-t-il manger ? On peut bien essayer mais on n’y échappe pas. Les Serbes vous intègrent immédiatement dans leur peuple et dans leur intimité, que vous le vouliez ou non. C’est ainsi que je me suis établi à Belgrade, presque contre mon gré, presque comme si j’avais dû accepter une invitation à prolonger mon séjour indéfiniment.
Depuis le mois de janvier j’avais un bureau – gigantesque – au ministère de la Culture. Mon emploi n’existait ni dans l’organigramme du ministère, ni dans la comptabilité du gouvernement. Je l’avais inventé de toutes pièces. Mon salaire m’était versé en liquide et de façon irrégulière. Je ne parlais pas la langue, ma compréhension du système politique et administratif serbe était inexistante et mon unique argument était volontariste : je voulais contribuer à la rénovation du Musée national de Belgrade.
Ayant découvert cette institution en juin 2001, je m’étais pris de passion pour ce musée et pour son contenu. Situé sur la place principale dans une bâtisse néoclassique qui fut une banque, le musée survivait dans un état lamentable. La majeure partie de ses collections avaient été mises à l’abri dans les caves lors des bombardements de l’OTAN de 1999. Les
salles qui restaient ouvertes offraient aux très rares visiteurs d’admirer les collections d’art médiéval ainsi que les peintres serbes du 19e et du début du 20e siècle. Le reste était fermé et sentait le moisi. Les moquettes gondolaient, les fenêtres fermaient mal, la peinture était écaillée et le personnel somnolait dans son café turc.
Dans un catalogue minuscule, j’avais néanmoins aperçu des richesses qui m’avaient littéralement électrisé : Picasso, Matisse, Renoir, Degas, Van Gogh, Monet, Kisling, Bosch, Van Cleve, Tintoret, Corot, Courbet, Liebermann – qui pourrait imaginer que de tels trésors soient enfermés dans les caves d’un musée poussiéreux en Serbie ? Mon âme fiévreuse m’avait murmuré que je pouvais y changer quelque chose. Le plus extraordinaire, a posteriori, n’est pas que j’aie eu l’idée de proposer ce projet de rénovation du musée au ministre de la Culture, mais qu’il l’ait accepté presque sans poser de questions.
Rien de ce qui se passait en Serbie en 2002 n’était ordinaire. Déboutés lors des élections d’octobre 2000, Slobodan Miloshevitch et son clan mafieux avaient été remplacés par le premier gouvernement démocratique de l’histoire serbe. Le nouveau Premier ministre Djindjitch héritait d’une Serbie endettée jusqu’aux dents, complètement isolée sur la scène internationale, mise au ban des nations européennes, son infrastructure lourdement bombardée en 1999 et négligée depuis des décennies. Lorsque je suis arrivé
au gouvernement, les caisses de l’État étaient vides et dépendaient presque entièrement de l’aide extérieure.
Le problème principal n’était pourtant pas économique mais politique. En un mois, la Serbie avait soustrait son destin aux désirs d’un seul homme pour le confier à ceux d’une foule de ministres, d’administrateurs et de conseillers. C’est l’avantage principal des régimes autoritaires sur les démocraties d’offrir une grande prévisibilité. On ne se perd pas en drames électoraux. En dépit de son charisme et de la vertu de son agenda politique, le Premier ministre n’était par conséquent pas beaucoup plus effectif qu’un chauffeur de salle. Le pouvoir était insaisissable, réparti entre d’innombrables individus qui se considéraient tous comme chefs de gouvernement. Le président de la Banque nationale Dinkić m’avait même déclaré, sans ciller, qu’il était « l’homme le plus important de Serbie aujourd’hui ». En d’autres termes, le chaos était presque complet.
On entrait dans les ministères sans s’annoncer, les hiérarchies étaient mouvantes, les fonctionnaires de l’ancien régime mettaient consciencieusement des bâtons dans les roues de tout le monde pour assurer leur propre survie, personne ne savait vraiment qui faisait quoi et les écrans de télé diffusaient des déclarations politiques contradictoires plusieurs fois par jour. L’homme de la rue en perdait son latin et commençait à douter de la pertinence des efforts qui avaient été nécessaires pour renverser
démocratiquement Miloshevitch. C’est dans ce contexte que j’avais fait ma proposition, que je considérais naturellement essentielle pour l’avenir et la prospérité de la Serbie. Et le ministre, un acteur populaire, tout à fait dépassé par les évènements, l’avait acceptée sans savoir du tout de quoi je parlais. En effet je ne parlais pas le serbe et il ne parlait pas l’anglais.
Une fois engagé, j’avais eu le privilège de découvrir enfin les collections étrangères du musée que je n’avais alors vues que sur ce méchant catalogue en noir et blanc des années 70. Dans les anciens coffres de l’ancienne banque agricole, protégé par d’épaisses portes d’acier, on parvenait dans un dépôt garni de rayons en treillis de métal sur lesquels étaient accrochées des dizaines de toiles des grands maîtres. C’est un sentiment que je n’oublierai jamais. Accompagné de l’excellente curatrice Tatjana Boshnjak, disparue bien trop tôt, je pouvais passer plusieurs heures à explorer ce trésor, à faire coulisser les Matisse et les Tintoret et les Renoir dans un silence minéral, à quelques mètres en dessous du chahut de la place de la République.
Je n’avais alors strictement aucune connaissance du marché de l’art, de la muséographie ou des questions épineuses des attributions. Et j’ignorais complètement la problématique de la provenance des collections, devenue aujourd’hui le cancer généralisé des grands musées occidentaux. Ainsi je ne posais
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