De pierre et de chair (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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VANESSA TRÜB DE PIERRE ET DE CHAIR

Vanessa Trüb

DE PIERRE ET DE CHAIR

Éditions Favre SA

29, rue de Bourg

CH-1003 Lausanne

Tél. : (+41) 021 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com

Groupe Libella, Paris

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F-75013 Paris contact.clientele@interforum.fr

Distribution Suisse : Office du livre de Fribourg

Route André Piller

CH-1720 Corminboeuf

Dépôt légal : septembre 2025

Imprimé par Sepec, lot 1

Tous droits réservés pour tous pays.

Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Mise en page : SIR

Couverture : Dedikace

ISBN : 978-2-8289-2255-9

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.

À

Lucas, Zacharie et Hannah, Mes lumière, roc et souffle.

À

mes merveilleux parents.

Oui, atteindre le point où la vérité qui chasse les fantômes est celle-là : l’éternelle lutte entre la fraternité et le mal absolu.

Paul Ricœur, Réflexion faite

CHAPITRE 1

Longirod, novembre 1973

Elle regardait ses souliers vernis. Ils lui faisaient mal, trop petits. Celui du pied droit avait un trou à l’avant, à la jonction de la semelle et du cuir. La mère lui avait dit de faire attention en marchant. De ne pas trop lever le pied. Pour pas qu’on le voie. Aussi elle avait la chaussette mouillée et le pied tout froid.

Elle avait hâte que le pasteur ait fini de parler pour rentrer mettre ses galoches.

Elle jeta un œil sur l’assistance autour de la tombe ouverte. La famille, quelques paroissiens à cause du père, pas d’amis. Personne ne pleurait.

Les mains de Serge tremblaient un peu. Son visage semblait plus calme. Moins de tics. Tu m’étonnes !

Le porc, son oncle, enfermé dans sa boîte en bois, allait descendre bien profond dans la terre.

Un sentiment mauvais s’insinua dans son cœur. Elle était contente. Contente qu’il soit crevé comme le rat retrouvé ce matin dans un des pièges de la grange. Oui, c’était ça. Contente. De toute façon le père lui disait assez qu’elle était mauvaise, une petite vicieuse.

Elle faisait attention à ne rien montrer. Elle avait remarqué depuis un bon moment que le père la regardait.

Des petits coups d’œil furtifs et à chaque fois lourds d’animosité. Ça n’allait pas être commode ce soir.

Il faudra quand même bien qu’elle mange la soupe, qu’elle avale les pierres qu’il met dedans, « le poids du péché » qu’il disait. Pas envie d’aller dormir dans le poulailler. Pas envie d’avoir le dos qui fait mal le lendemain.

Les coups de ceinture étaient devenus si forts depuis deux mois. Et ça, c’était depuis qu’il les avait vus.

Le père était rentré plus tôt du bois, il s’était blessé à la main avec la hache.

Le porc avait dû se rendre à la ville, il n’était pas allé au bois. À l’heure de la sieste de la mère, il était déjà de retour. Il l’avait chopée alors qu’elle donnait à manger aux lapins. Elle aimait bien ça. Les nourrir, les caresser. Ils étaient doux. Ils ne la mordaient pas. Elle faisait attention. Pas comme les poules qui pouvaient se bouffer entre elles. Elle les détestait.

La première fois que le porc lui avait mis son machin à l’intérieur, c’était au fond du poulailler, là où c’est sale et où ça pue. Ça avait fait mal. Moins que les coups de ceinture du père. Depuis, elle ne supportait plus l’odeur des poules et avait envie de vomir en allant ramasser les œufs, nettoyer la merde ou quand le père l’obligeait à y dormir.

Cet après-midi-là, le porc n’avait pas pris la précaution de fermer la cabane à outils. Trop pressé de la tripoter. Le père, en venant poser la hache, les avait vus, sa tête enfouie entre ses jambes, la main s’agitant sur son machin. Le porc n’avait rien dit. Il s’était mis debout tranquillement et était parti sans un mot, ignorant le père. Le père s’était tu aussi. Et ses yeux, posés sur elle, avaient dit des horreurs.

Le pasteur continuait à parler : accident terrible, dangers du métier de bûcheron, enlevé à nous trop tôt, dans la paix de Dieu…

Elle entendait la moitié des mots. La mère toussait de temps en temps, une petite toux sèche, brève. Qu’elle cachait derrière sa main gantée de laine. La bise soufflait son air sombre et glacial. Elle avait froid maintenant dans tout le corps.

Elle se demanda si le père savait aussi pour Serge et le porc. Pas sûr. Serge ne parlait jamais. Le père le traitait de débile.

Pourtant, il faisait des jolies choses en bois. Des petits moulins à eau, des bougeoirs même. Ils étaient vendus chaque année à la fête de la paroisse.

Serge était le préféré du porc. Il voulait qu’elle regarde quand il lui mettait son machin ou autre chose dans le derrière. Si elle fermait les yeux, il frappait Serge. Si elle laissait des larmes couler, il les frappait les deux. Son frère pleurait souvent après. Dans sa cachette. Elle aimait bien l’espionner quand elle s’ennuyait.

De là où elle se trouvait, elle était assez près des pierres tombales pour lire les noms et les dates inscrits dessus. Il y avait ceux des parents du père et du porc, Francis et Jeannette, nés en 1920 et 1922, morts les deux en 1960 d’une forte grippe. Ainsi que ceux d’une tante Jacqueline, la sœur de Francis, née en 1925, morte à 13 ans en 1938. En dessous, un prénom était marqué en petit. Elle n’en avait jamais entendu parler, Lison, 1938-1939. Elle devait être une cousine au père car ce dernier était né en 1941.

Elle aussi, elle aurait un jour son nom et deux dates. Pour l’instant, elle ne connaissait que la première :

6 mars 1963. Elle avait pourtant bien cru mourir, il y a deux ans, quand il lui avait enfoncé son machin dans la bouche. Elle avait failli s’étouffer. Les fois d’après, elle avait fait attention à respirer fort par le nez. En tout cas, maintenant elle connaissait la deuxième date du porc : 12 novembre 1973.

Le pasteur se mit à brailler un dernier cantique. Il fallait l’accompagner. Elle se réchaufferait un peu comme ça. Elle entonna du mieux qu’elle put.

Dans toutes nos détresses, Dieu nous protégera, soyons dans l’allégresse, le Malin s’enfuira…

Elle ne l’avait jamais dit à personne. Elle ne croyait plus en Dieu. Le père avait dû deviner. C’était sûrement pour ça qu’il la frappait en lui hurlant de se repentir.

À la fin du service funèbre, elle se débrouilla pour aller vers Ruth, la tante du père et du porc. La mère la craignait. La mère craignait la plupart des gens. La tante ressemblait à une fouine avec deux petits yeux rapprochés et toujours brillants. Elle était maigre, toute courbée. Le père disait qu’elle avait toujours été laide et bête.

– Alors ma petite, siffla-t-elle, tu dois être triste. Tu allais souvent aux champignons avec le Roger.

Elle ne répondit pas. Le porc aimait aller aux champignons avec elle pour ce qu’il lui faisait quand elle se penchait. Elle, elle n’aimait pas y aller.

Elle marcha à côté de sa grand-tante, le temps de s’éloigner du père et de la mère qui parlaient avec le pasteur. Puis elle demanda dans un souffle : – C’est qui Lison ?

– Tu n’as pas à savoir, aboya-t-elle. Puis elle enchaîna avec un petit rire grinçant : demande à ton père, c’était sa sœur après tout.

Elle n’avait jamais entendu dire que le père et le porc avaient eu une sœur aînée. Ça avait été facile de compter entre les dates, elle était morte à un an.

En tout cas, elle ne demanderait pas au père d’expliquer. Non plus à la mère. Elle n’attendait plus rien d’elle. Elle laissait le père la frapper. Elle n’essayait plus de l’en empêcher comme avant que le père sache pour elle et le porc. La mère, elle avait appris à ne plus crier depuis longtemps quand il la cognait, même devant tout le monde, même devant le porc. Elle savait juste dire que c’était sa faute. Qu’elle n’avait pas servi à manger assez vite, pas rangé les affaires à leur place… Elle trouvait toujours une bonne raison aux coups. Elle disait qu’il fallait être reconnaissants. Le père l’avait épousée alors qu’elle était une fille de rien, une orpheline. Que sa mère à elle était une honte, une folle, une fille mère. C’était pour ça que le père, à elle aussi, lui avait fait manger la soupe avec « le poids du péché ». À cause de sa mère pleine du diable. Pour qu’elle ne devienne pas comme elle. Il avait arrêté. La mère avait été malade. Presque à en crever.

Elle se dépêcha de rentrer à la ferme. Elle devait faire bouillir l’eau pour le thé.

CHAPITRE 2

Près de Marchissy, décembre 2021

Suzanne Müller était une fervente adepte de la marche nordique. Une fois les enfants à l’école, elle partait systématiquement avec son chien, pour une balade d’une heure au minimum. De son enfance en Suisse alémanique, elle gardait le goût de la rigueur dans les horaires. Sa voisine l’accompagnait régulièrement, mais ce matin, une angine tenace la clouait au lit. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre du salon. Le soleil faisait son apparition. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle était vraiment de bonne humeur. Les vacances de Noël approchaient. Ils partiraient bientôt tous les cinq rejoindre le reste de sa famille au chalet, dans le Valais. Ils en profiteraient pour dévaler quelques belles pistes de ski. La neige était enfin au rendez-vous.

Elle était tombée jusqu’au petit matin et recouvrait le paysage d’une bonne trentaine de centimètres.

Elle enfila sa veste polaire puis ses gants, attrapa au vol son bonnet à pompon rouge. Caramel grattait frénétiquement la porte d’entrée, avec les pattes de devant. C’était un jeune golden retriever particulièrement vif.

Ses bâtons de marche sous le bras, elle ne prit pas la peine de fermer la porte à clé, l’avantage de la sécurité

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