Merci (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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BRIGITTEROSSET

FLORILÈGE DE SOUVENIRS QUI FONT DU BIEN, POUR SE RÉCONCILIER (OU PAS) AVEC LES SIENS

Brigitte Rosset MERCI

Florilège de souvenirs qui font du bien, pour se réconcilier (ou pas) avec les siens

Éditions Favre SA

29, rue de Bourg

CH-1003 Lausanne

Tél. : (+41) 021 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com

Groupe Libella, Paris

Distribution France, Belgique, Canada : I nterforum 92 Avenue de France

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Distribution Suisse : Office du livre de Fribourg

Route André Piller

CH-1720 Corminboeuf

Dépôt légal : novembre 2025

Rang : 01

Imprimé En Bulgarie par Flex

Tous droits réservés pour tous pays.

Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Mise en page : SIR

Couverture : Caroline Fischer

Photo de couverture : Stemutz

Photo de 4 e de couverture : © Julie de Tribolet/L’illustré

ISBN : 978-2-8289-2301-3

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.

« Les souvenirs oubliés ne sont pas perdus. »

Sigmund Freud

Préambule

Chères lectrices, chers lecteurs,

À l’origine de ce livre, il y a un « seule en scène » que j’ai créé en février 2025, au Théâtre des Osses à Fribourg, sous le titre de « Merci pour le couteau à poisson, les conversations et les délices au jambon », dans une mise en scène de Christian Scheidt.

Anne Schwaller, qui préparait son dossier pour reprendre la direction de cette institution fribourgeoise, m’a demandé si elle pouvait me citer comme artiste invitée, dans une de ses hypothétiques futures saisons. J’ai accepté avec un immense plaisir.

Et avec un plaisir encore plus immense, j’ai appris ensuite sa nomination. Anne est revenue vers moi, pour me proposer une carte blanche.

J’avais déjà en tête ce projet, qui parlerait de transmission, qui raconterait ma famille, mes proches, pour me rappeler avant d’oublier, pour partager aussi.

J’ai commencé à y penser en mars 2020. Nous étions en pleine épidémie de Covid-19. Ça tombait bien, j’avais du temps pour écrire. Ce spectacle, je l’ai imaginé et écrit chez moi, dans ma cuisine, dans mon lit, dans mon salon, dans l’appartement de ma mère, au tea-room, dans des restaurants bruyants, dans les salles d’exposition du MAH à Genève, à l’invitation de la chargée de communication du musée, dans un sublime théâtre à Évora au Portugal, lors d’une résidence d’écriture avec l’auteur Fabrice Melquiot, dans une cabane de montagne, dans un train, puis un autre, au wagonrestaurant, sur un balcon, sur une terrasse, dans un parc, à la piscine, dans mes rêves, beaucoup… Je l’ai souvent écrit dans ma tête, aussi. Chaque lieu, chaque odeur, ou encore une lumière, un goût, une parole ravivaient un souvenir, puis un autre. J’ai ensuite lu le texte à mon amoureux. J’ai observé ses mimiques, ses yeux qui se plissaient, qui s’ouvraient ou qui se mouillaient un peu, sans crier gare. Et je l’ai ensuite répété au théâtre. J’ai dit mes mots tout haut, devant des chaises vides, c’est vertigineux, et devant le metteur en scène, Christian Scheidt, devant Cédric Matthey le scénographe, Olivier Gabus, le compositeur, AnneLaure Futin, la costumière, Émile de Gautard, le créateur lumière et Lucile Brügger, Régine Auer, la chargée de diffusion, devant l’équipe merveilleuse qui travaille au Théâtre des Osses, dans les

bureaux ou à la technique, devant des amis, devant des gens que je ne connaissais pas. Et un 5 février 2025, à 19 h, je l’ai partagé avec un premier « vrai » public. J’avais si peur et pourtant, ça m’a rendue très heureuse. Heureuse d’entendre le public rigoler ou s’émouvoir en écoutant la voix de ma grandmaman, les mots de mon grand-père, les aventures de ma mère, ou les récits de mon enfance. Je l’ai rejoué trois semaines à Givisiez, puis à Porrentruy, à Gland, à Morges, Genève… Chaque soir, j’ai des bouffées de joie, quand j’entends le public réagir.

Et par un beau jour de printemps 2025, Sophie Rossier, la directrice des éditions Favre, m’a envoyé un mail, pour me dire qu’elle aimerait bien qu’un jour, peut-être, j’aie envie de publier quelque chose et que de son côté, elle aimerait bien alors, peut-être, l’éditer. Elle est venue me voir jouer à Gland. Nous nous sommes revues après et nous avons décidé que ce serait ce spectacle-là qui scellerait notre collaboration.

Alors, j’ai repris mon texte et je l’ai formulé un peu différemment, pour que vous puissiez vous imaginer tous ces souvenirs, sans moi sur scène, sans mon corps, sans ma voix, sans « mes bouilles ». Vous raconter tout ça, comme si vous étiez avec moi, comme si je disais ces mots juste pour vous. Cette adaptation m’a surtout donné

l’occasion de vous raconter encore plus d’histoires : celles qui n’avaient pas trouvé leur place dans la version scénique, celles qui me sont revenues ensuite, celles que j’avais finalement encore tellement envie de partager avec vous.

J’aimerais beaucoup, comme une spectatrice me l’a glissé à l’oreille à l’issue d’une représentation, qu’après avoir lu ces pages, vous ayez très envie de vous plonger dans votre mémoire. Que ces mots vous rendent un peu heureux, pendant quelque temps, même juste quelques minutes, vous remémorent vos propres souvenirs et aussi ceux qui ne sont plus là, tout près de vous, mais si près du cœur quand même.

Et puis surtout, j’ai eu envie de ne vous raconter que le joli, celui qui fait du bien, qui fait battre le cœur plus vite, qui fait rigoler et parfois aussi un peu mouiller les yeux.

Bonne lecture.

À tout de suite, Brigitte

CHAPITRE I

C ’est rigolo

un crocodile

M a mère est morte en janvier 2020.

Je me dis que quelque part j’ai eu de la chance : trois mois plus tard, à cause de l’épidémie de Covid-19, tout s’est arrêté. La planète entière retenait son souffle, comme pour me laisser du temps. Du temps pour le deuil.

Ça demande du temps, un deuil. Et quand on l’a ce temps, alors, ce mot-là, « deuil », devient plus doux. Il n’est pas sombre, quand on le prononce à haute voix. Dit à haute voix, il vous laisse même un sourire au coin des lèvres.

Ma mère n’a jamais été aussi présente que depuis qu’elle n’est plus là, depuis qu’elle a « fermé le rideau ».

Je la vois partout, en permanence. Bien plus qu’avant. Je la croise dans la rue, je la surprends à passer furtivement devant une fenêtre, je la devine dans mes nuits.

J’entends sa voix ; une remarque au sujet du choix d’une tenue : « Brigitte, tu es drôlement attifée ! »

Alors je me regarde, je me dis qu’elle a absolument raison et je me change.

Quand elle était là, je ne me changeais pas. Pas question ! Je résistais. J’argumentais. Je m’affirmais.

C’est drôle « attifée » : je ne connais personne d’autre qui prononce ce mot.

Parfois même aujourd’hui, cinq ans après sa mort, j’oublie qu’elle n’est plus là.

Une bonne nouvelle et hop, je saisis mon téléphone pour lui parler.

Je m’arrête avant d’avoir composé son numéro et je trouve quelqu’un d’autre avec qui la partager. Ce n’est pas tout à fait pareil.

Je l’entends dans mon présent, mais aussi dans mon passé.

Je le revisite avec elle, grâce à elle.

C’est fou comme l’absence laisse la place aux souvenirs.

C’était un vrai personnage, ma mère.

Je ne devrais pas utiliser le passé. Un personnage ne meurt jamais. Tant qu’il est joué, il est vivant.

Ma mère EST donc un personnage.

Avec toutes les contradictions d’un bon personnage de théâtre, de ceux qu’en tant que comédienne j’adore interpréter, parce qu’il permet de créer des surprises, des ascenseurs émotionnels, des changements de rythme.

En fait, ma mère est une sorte d’oxymore.

Chic et fofolle. Distante et aimante. Secrète et bruyante. Sophistiquée et frondeuse. Raide dans son attitude et souple d’esprit. Dure et hypersensible. Snob et populaire : ma mère aimait les grands restaurants étoilés, les vins, le champagne et pourtant elle adorait aussi la bière, les pizzas, ou les hamburgers du « géant jaune ». Elle n’aimait pas les salades (celles qu’on mange, surtout).

Elle affirmait avec un ton péremptoire : « Ce n’est absolument pas intéressant, la salade ! » Ma mère adorait les œufs durs, qu’elle cassait sur sa tête avant de les peler et mangeait les asperges avec un couteau et une fourchette.

Dans mes spectacles seule en scène, au moment où j’entre sur le plateau, je commence toujours par dire un grand « Bonsoir ! » au public. Et vous savez, depuis qu’elle n’est plus là, plus vraiment là, ici, plus là pour de vrai, je l’entends me dire : « Brigitte, enfin… Bonsoir ! On ne dit pas “Bonsoir” comme ça ! On se tient droite,

on regarde dans les yeux, on tend la main, pas “mollache” la main, et on dit : bonsoir Madame, bonsoir Monsieur. »

Je l’entends ! Ça me fait rire dedans, juste sourire dehors et ça m’aide à me lancer dans la représentation du soir. Avant, quand je jouais et que je savais qu’elle était dans la salle, ça me stressait. Je ne le lui ai jamais dit, à elle.

Je n’ai pas osé.

Ça me stressait, parce que je savais qu’elle ferait des remarques : sur mes cheveux, mon costume, ma manière de me tenir, mais elle ne dirait rien ou très peu sur le fond, sur le projet.

Le lendemain matin, je recevais souvent un SMS laconique : « C ’était très bien, Maman » sans autre commentaire. Et puis, je croisais sa meilleure amie quelques jours plus tard, qui m’arrêtait dans la rue pour me dire que ma mère lui avait raconté à quel point elle avait trouvé mon spectacle « mer-vei-lleux » et comme elle était fière de moi. Elle le disait à Suzanne, à Jacques, à Paul, à Simone ou à Jules, mais pas à moi. Rarement à moi. Mais je l’entendais, de la bouche de Suzanne, de Jacques, de Paul, de Simon ou de Jules et je les croyais. C’était comme ça depuis… depuis mes premiers dessins

à l’école enfantine, je pense ; dessins qui étaient la plupart du temps « t rès bien », sans autre commentaire.

Je me souviens de cette anecdote qui m’a bien marquée.

Un jour, elle rentre de Paris, elle m’appelle, exaltée pour me raconter un « fa-bu-leux » spectacle qu’elle a vu dans un petit théâtre « char-mant ».

Mère : « É coute Brigitte (elle commençait souvent ses phrases par “Écoute”), j’ai vu un seule en scène d’une comédienne in-cro-yable ! Elle est toute seule, pendant une heure vingt sur scène. Non mais, tu imagines Brigitte, toute seule !! Et elle incarne toute une galerie de personnages, sans costumes, sans rien. Non mais Brigitte, tu imagines ??? Et je peux t’assurer qu’on les voit tous, ces personnages, c’est fou ! Elle raconte sa dépression puis sa reconstruction, c’est re-mar-quable, re-mar-quable ! » Elle a dit « remarquable » au moins quatre fois. « J’étais é-pa-tée, tu dois absolument voir ça !! »

Je venais de terminer la tournée de mon seule en scène « Smarties, Kleenex et Canada Dry » dans lequel je racontais mon séjour dans une clinique psychiatrique. J’y incarnais, pendant une heure vingt, une quinzaine de personnages. Elle était

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