Hérésie, mon amour (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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Alain Maillard Hérésie, mon amour

Éditions Favre SA

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Dépôt légal : en octobre 2025

Imprimé par Sepec

Lot : 01

Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Mise en page et couverture: SIR

ISBN : 978-2-8289-2311-2

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.

A Patxou, ma Jehanne, co-auteure en partie de cette histoire.

Prologue

Montsalvens, le Vendredi Saint de l’an 1240

Cher Gauthier,

Je t’écris sans doute ma dernière lettre. Dans deux jours, on m’emmènera au sermon général. Je n’échapperai sans doute pas à la condamnation et la sentence sera exécutée fissa, comme disent les Sarrasins, au plus vite.

Oui, mon neveu, je doute d’échapper aux flammes. On voudra me brûler et me vouer aux tourments éternels car j’ai avoué et refusé de me repentir. J’ai avoué ce dont on m’accusait, car à quoi bon nier ce que je suis ? Et pour quel bénéfice ? Ceux qui cèdent et font pénitence subissent néanmoins des supplices. Et ce bougre d’inquisiteur ne connait pas la clémence ; il croit servir Dieu à la mesure du nombre de ses victimes, n’ayant manifestement d’autre ambition que d’en allonger la liste.

Pardonne-moi, Gauthier, cet accès de colère. J’arrive au bout d’une longue vie et ce monde ne cesse de m’indigner. J’en ai connu le meilleur et le pire. J’ai rencontré des hommes et des femmes admirables, et d’autres dont je voudrais conchier la souvenance. J’ai vu des œuvres habitées par la grâce et assisté aux pires cruautés, hélas souvent commises au nom du Seigneur. Certes pas au nom de celui qui m’a fait l’honneur de me révéler son vrai visage et qu’aujourd’hui je prie. Et pourtant je m’interroge : qu’en serait-il si notre doctrine régnait désormais sur ces terres ? Nous avons beau prêcher le respect de la vie, de toute vie, comme le faisaient les premiers chrétiens, je crains que le pouvoir ne corrompe inévitablement toutes les âmes. Comme il corrompit l’Église de Rome lorsque Théodose fit du message du Nazaréen la religion de l’Empire romain. C’est bien pourquoi je n’ai jamais voulu du pouvoir, Gauthier. Cependant, survit-on sans pouvoir ? La foi errante de mes compagnons n’est-elle pas

probablement condamnée à s’éteindre, par défaut de puissance, dans ce monde où règne la contrainte ?

Ne me pleure pas, mon cher neveu. J’achève mon parcours écœuré du comportement de mes semblables, infiniment triste pour mes compagnons de martyre, mais en paix avec ma conscience. Je reste reconnaissant à Dieu de m’avoir accordé le privilège d’une existence qui atteint sept décennies et me fit grâce des maux et souffrances qu’elle inflige à tant d’autres. Songe qu’il me reste assez de dents pour croquer n’importe quel mets ! Ce fut une vie riche en épreuves diverses. Tout au long de ce voyage, je ne fis que chercher la vérité et l’amour. La vérité de Dieu et de la vie, l’amour de Dieu et celui d’une femme. Et je les trouvai, Gauthier. Je peux donc baigner dans la gratitude et la confiance. Et j’espère, non, je suis certain que tu ne me jugeras pas dans le même esprit d’exclusion que celui de nos accusateurs. Je sais ta foi sincère et pure, et je suis certain que la haine ne vous contamine pas, toi et tes frères cisterciens d’Hauterive.

La mort ne m’effraie pas. Je sais qu’elle ne me conduira pas vers l’enfer que me promet Robert le Bougre, mais bien au contraire dans la lumière de notre Créateur. N’en doute pas, je t’en prie. Crois-moi. Dieu est bon et m’attend les bras ouverts, comme il t’attendra toi aussi.

Ma seule crainte, c’est le feu. Plus qu’une crainte, une hantise. Pour moi et pour mes compagnons. Surtout pour Jehanne, si exemplaire de vertu. La condamner au bûcher, elle qui a voué sa vie à la charité et aux soins, c’est démontrer que nous vivons dans un monde à l’envers. C’est éteindre une étoile. Aucune femme ne mérite moins qu’elle une telle souffrance. J’enrage de penser qu’au pied des murs de ce château qui vit grandir mon épouse, les flammes vont peut-être consumer vingthuit innocents. Ou au mieux une vingtaine d’entre eux. Ce sont pour la plupart de pauvres manants illettrés et pieux, qui ont pour seul tort d’avoir espéré leur salut par d’autres chemins. Ni le comte, ni l’évêché ne semblent pouvoir réfréner l’ardeur de ce Robert qu’on appelle, paraît-il, le malleus haereticorum, le marteau des hérétiques. Le marteau me semble faible comparaison, puisque l’an dernier, il fit flamber, dit-on, 183 prétendus hérétiques, hommes, femmes et enfants dans la région des foires de Champagne.

L’énergie me manque pour t’exposer encore mes dernières volontés. Avec ton frère, faites de mes quelques biens restés au Pont ce que bon vous semblera. Et préserve, je t’en prie, la mémoire de ton pauvre oncle. Je ne peux que souhaiter une mort rapide. Adieu.

Odon

Montsalvens, le 7 février 1240

Il est tard quand le guet signale enfin l’arrivée de la petite troupe. Un soleil dilaté se rapproche des cimes lointaines du Jura, zébrant l’horizon de rayons orangés. Il faudra allumer les lanternes d’ici moins d’une demi-heure, songe Renaud. Son regard se tourne maintenant vers l’est, de l’autre côté du donjon. Au sortir de la forêt, il distingue à peine les ombres qui grimpent le chemin raide. Le jeune châtelain se redresse alors prestement puis, d’un pas rapide, dévale les escaliers inégaux en bois. Il saisit au passage sa cape emblématique, portant la grue blanche sur fond rouge du comté de Gruyère, et la revêt tout en se rendant au rempart extérieur.

Les voilà donc, ces hérétiques de l’Intyamon ! De quoi ont-ils l’air ? La curiosité prédomine encore sur ses appréhensions. Jamais encore son petit château n’a vécu pareil événement. Montsalvens doit accueillir une moisson d’accusés pour une durée indéterminée. Puis il s’y déroulera un procès collectif, mené par un inquisiteur délégué par le pape en personne. C’est une lourde charge à laquelle Renaud n’a pu se soustraire. Le village de Ceyrrures, où ces importuns ont été arrêtés, fait partie de sa châtellenie.

Les premiers à émerger du bois sont les trois frères prêcheurs. Renaud les connait, il les a vus peu avant Noël au château du comte de Gruyère. Ces moines étaient arrivés là en provenance de Besançon, le siège provincial de leur ordre. Renaud était tombé des nues quand ces dominicains lui avaient expliqué leur affaire. Le pape avait confié à leur ordre, depuis huit ans, le soin de traquer les hérétiques ; ils auraient voulu convoquer tout le groupe suspect à leur couvent de Lausanne, mais la situation était trop instable dans la ville épiscopale ; ils avaient

réclamé que le procès, car il y en aurait certainement un, après une enquête de quelques jours au village où s’étaient installés ces hérétiques, ait lieu au château de Gruyères. C’est le comte Rodolphe qui avait décidé d’attribuer cet honneur, façon de parler, à Montsalvens. Renaud avait tenté de batailler, faisant valoir le manque de place, hélas en vain.

Les voilà donc déjà de retour ! Ces moines n’ont manifestement pas chômé, se dit-il. Leurs têtes sont à peine visibles sous d’épaisses capuches, Renaud les voit cheminer lentement, courbés, et il sourit malgré tout : les gens des plaines supportent bien mal l’air vif de ces hautes terres, au pied de monts enneigés.

Derrière eux avancent péniblement deux douzaines de manants, peut-être un peu plus. Les mains attachées, vêtus de pauvres guenilles, ils gravissent la colline sans lever le regard. Des femmes surtout. Quelques enfants. Fallait-il vraiment que le comte envoie autant de gens d’armes à cette chevauchée, au prix d’une solde conséquente ? Quelle dérision ! Cependant ces hommes seront maintenant utiles, car il va falloir surveiller et nourrir les accusés pendant plusieurs semaines. Ceux-ci ont apparemment l’air inoffensifs, mais sait-on jamais ? Il va falloir réquisitionner des réserves de céréales dans les villages alentour. Les paysans grogneront. Ne pouvait-on attendre le printemps pour se saisir de ces pauvres hères ? Pas le choix. Ordre du comte. Espérons, se dit Renaud, que notre Sainte Église saura puiser dans ses trésors pour me dédommager au moins en partie.

Voilà qu’en queue du groupe, apparait un homme juché sur un âne. Un homme ridé dont la chevelure en mèches éparses se confond avec la neige. Ce doit être lui. Odon d’Ogoz. Renaud le connait sans jamais l’avoir vu. Le deuxième fils de Guillaume du Pont. Le mari d’Astrid de Montsalvens, qui fut ici même l’une des filles d’un ancien châtelain, puis la sœur du suivant, Pierre, décédé sans descendance. Odon est donc le beau-frère de son prédécesseur. Alors, bien sûr, il est ici un peu chez lui. Impossible de ne pas en tenir compte, de ne pas lui réserver un traitement de faveur.

Sans compter que Renaud en a entendu maints échos. Chacun sait qu’Odon a participé aux croisades et qu’il en est revenu en tenue de Templier. Certes, c’était il y a bien longtemps, peut-être plus

de quarante années, mais par tous les anges, comment cet aïeul de noble extraction, cet ancien soldat de Dieu a-t-il pu se mêler ainsi à des paysans égarés, se vêtir comme eux, et surtout renier avec eux la sainte foi ? A-t-il perdu la raison ?

Son attitude semble attester le contraire. Il ne courbe pas la tête. Il avance droit sur sa monture. Soudain, Renaud sent les yeux du vieillard se fixer sur lui. Cependant son regard semble neutre, paisible, nulle colère ne s’y décèle. Est-ce le détachement d’un vieillard préparé à l’imminence de la mort ? Ou peut-être se croit-il innocent ? Je dois lui parler, se dit Renaud. Je dois comprendre. Je ne voudrais pas assister, complice, à un excès de zèle des justiciers de Dieu.

– Qu’on prépare une chambre au donjon ! lance-t-il à un valet. On y conduira ensuite le prisonnier sur l’âne.

La herse est levée. La troupe entre lentement tandis que l’obscurité envahit la cour. Des torches sont allumées. Renaud descend devant les prisonniers regroupés et prend la parole. Pour la solennité du propos, il choisit de s’exprimer en latin. Il doit bien y en avoir parmi eux qui comprennent la langue sacrée.

– Vous êtes ici chez moi, à Montsalvens, pour attendre votre procès. Que vous soyez coupables ou innocents, il ne m’appartient pas d’en juger. Mais l’attente risque de durer quelques semaines et il m’incombe d’assurer que vous puissiez tous comparaître. Je ferai en sorte que vous soyez correctement nourris. Et vous ne serez pas maltraités si vous vous tenez cois. Suis-je clair ?

– Sic, dominus.

Dans la pénombre, il n’a pas bien vu qui a répondu. Qui a prononcé ce simple « oui, Seigneur ». La voix était féminine, à la fois douce et grave. Un ton clair et ferme qui manifestement représentait l’assentiment de tous. Ces hérétiques sont-ils guidés par une femme ? Pourquoi le seigneur Odon n’exerce-t-il pas naturellement son autorité ? Il examinera le groupe de plus près le lendemain. Il ira le faire dès le lever du jour. À son ordre, les prisonniers sont conduits vers les étables, au pied de la muraille, où un espace clos leur a été préparé. De leur côté, les trois frères dominicains font des signes de croix avant de monter dans le donjon. Ils sont suivis par Odon, qu’un garde a retenu à part avant de l’accompagner.

Peu après, le chef des gens d’armes vient faire son compte rendu à Renaud. En patois, ça va de soi. Les hérétiques, indique-t-il, ont été arrêtés dans leurs demeures et n’ont pas opposé de résistance. Le trajet dans l’Intyamon a été tranquille, mais ralenti par la neige, ainsi que par quelques haltes pour une femme indisposée.

Était-ce nécessaire ? l’interrompt Renaud.

– Une autre femme, celle qui semble être leur cheffe, nous a dit que c’était la seule manière de l’emmener jusqu’ici. Elle lui donnait un breuvage à boire. Et le vieil homme sur l’âne nous a priés de suivre l’avis de cette bonicière.

– A dè bon ! Qui dirigeait la troupe, vous ou vos détenus ?

– Pérdon, Monseigneur, vous nous avez commandé de les ramener en bon état.

– L’è bon. Cette femme, vous me la montrerez.

– Vous la repérerez vite, seigneur. Elle n’est plus jouvencelle depuis longtemps, mais bien plaisante, avec une chevelure noire et des yeux de la couleur des violettes.

Sans doute celle qui m’a répondu dans la cour, se dit Renaud. Peutêtre une dame de noble condition. Quelle peut être la nature du lien entre elle et le seigneur Odon ? Peut-être que cela seul explique sa présence dans ce groupe de manants : affaire de cœur et non de foi. Et que pour l’honneur, Odon se refuse à l’avouer. Quant aux autres, à en juger par leur attitude soumise, le procès devrait être facile et vite expédié. Fasse le Ciel qu’il en soit ainsi, et mieux encore, qu’ils se repentent tous pour nous éviter le bûcher. À moins que cette femme, ou Odon, ne joue au plus malin. D’abord, conclut-il, je dois interroger les frères.

Le feu dans l’âtre est bien nourri, mais peine à réchauffer la grande salle au plafond haut. Les épais murs de pierre restent aussi froids que la neige. De l’air glacé s’infiltre par les maigres fentes. Les épaules recouvertes de couvertures de laine, Renaud et les frères prêcheurs partagent quelques charcuteries et fromages, avec une cruche de vin.

Que ces hommes en tuniques claires lui paraissent sévères ! Nul sourire n’éclaire leurs visages. À la demande de Renaud, ils résument leur séjour au hameau de Ceyrrures. Ils se plaignent d’abord de l’accueil réservé du prêtre local.

– Il paraissait fort embarrassé d’avoir à reconnaître qu’il ne s’était pas méfié de ces indésirables arrivés voici près de deux ans, commente frère Enguerrand, le plus âgé, chauve et édenté, dans un latin impeccable. Et d’avoir trop longtemps toléré la présence du Mal !

Ces voyageurs, qui avaient semblé bons chrétiens et pacifiques, avaient demandé à pouvoir s’installer dans deux fermes qu’ils avaient aperçues à proximité du village, et qui leur avaient par u abandonnées. Elles l’étaient, en effet, parce que la vallée venait alors de subir une disette meurtrière. Il n’y avait donc aucun mal, s’étaient dit les villageois, à repeupler le pays.

– Portaient-ils les sandales de leur secte ? s’étaient alors enquis les frères.

Le prêtre n’en avait pas souvenir. Il ne savait pas que leurs chausses pouvaient les trahir. L’année suivante, quelques autres voyageurs étaient arrivés, s’installant avec les premiers. On s’était étonné de leur promiscuité ; on l’expliquait par leur commune origine lointaine, du côté, apparemment, de la mer Méditerranée. Sauf pour un homme âgé qui, lui, parlait la langue de la région.

– Est-ce donc lui qui les mène ? avaient demandé les moines.

– Non, au contraire, il reste fort silencieux, avait répondu le prêtre.

– Le silence du coupable, à n’en point douter ! Alors qui ?

– Leur guide, mes frères, est une femme.

– Une femme ! Voilà déjà matière à suspicion. Et quel est son nom ?

– Jehanne.

– Jehanne de… ?

– Je ne sais d’où elle vient. Son parler n’est pas le nôtre, mais je n’ai point voyagé pour savoir le reconnaître.

On les voyait régulièrement à la messe, du moins la plupart d’entre eux, avait poursuivi le prêtre. Et il se sentait bien reçu quand il leur rendait visite dans leurs fermes. Pendant longtemps, il n’avait rien décelé d’alarmant. Puis, petit à petit, une accumulation de signes discrets l’avaient amené à douter de leurs pratiques. Ils ne lui demandaient jamais de venir bénir leurs champs, par exemple. Il n’y avait dans leurs demeures aucune marque d’adoration des saints. Le prêtre ne les voyait jamais faire le signe de croix, et trouvait qu’ils montraient peu de ferveur lorsqu’ils se joignaient à des célébrations

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