

Cleo Bertelsmeier Comment les animaux exotiques
envahissent le monde
Intelligence et opportunisme
Cleo Bertelsmeier
Comment les animaux exotiques
envahissent le monde
Intelligence et opportunisme
Avec le soutien de

Éditions Favre SA 29, rue de Bourg
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Dépôt légal : avril 2025
Imprimé par DBSprint SA, Suisse, lot 1.
Tous droits réservés pour tous pays.
Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.
Couverture : recto verso
Photo de l’auteure en 4 e de couverture : Nicole Chuard
Mise en page intérieure : SIR
Illustrations : Adobe Stock, sauf mention particulière
ISBN : 978-2-8289-2214-6
© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse
Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.
Sommaire
Prologue
Les animaux à la conquête du monde
À l’âge de 18 ans, j’ai fait quelque chose d’impardonnable. Rassurez-vous quand même, je n’ai pas discrètement liquidé un ancien petit ami, ni mis le feu à mon établissement scolaire, ni braqué une banque ! Mais tout de même, je n’en suis pas très fière. Je ne sais pas si je devrais vous le raconter, surtout au début de ce livre. Tout a commencé par un voyage en Roumanie avec ma grand-mère. Mon grand-père venait de nous quitter et nous avions pensé qu’un « road trip » pourrait nous changer les idées. Après deux semaines passées entre la mer Noire et les Carpates, après avoir goûté à la fameuse
Tuica (alcool de prune) et visité le château de Dracula en Transylvanie, je suis rentrée en avion chez mes parents en Allemagne. Dans ma chambre, j’ouvre mon sac à dos et je n’en croyais pas mes yeux…
Un très grand lézard vert était assis sur une pile de T-shirts. J’ai poussé un cri et laissé tomber le sac. J’aime bien les lézards… mais en trouver un de manière si inattendue m’a fait sursauter ! Une fois remise de mes émotions, je l’ai extrait de mon sac et je l’ai installé dans un grand récipient en verre, une sorte de terrarium improvisé. Le pauvre animal bougeait peu, il était encore frigorifié du voyage en soute dans l’avion. Avec mon père, nous l’avons mis au soleil sur notre balcon, et en quelques minutes il a commencé à aller mieux. Mais que faire de lui ? Après quelques débats, mon père et moi avons décidé que le mieux serait de lui trouver un bel endroit dans notre région, la vallée du Rhin, où il pourrait vivre sa vie. C’était une mission facile car cette région possède un climat doux (parfait aussi pour le vin blanc) et de nombreuses falaises qui emmagasinent la chaleur du jour pour la restituer la nuit venue – idéal pour des lézards. Notre ami roumain semblait penser pareil : une fois libéré, il a disparu en quelques secondes dans un pierrier et je suis partie,
satisfaite d’avoir pu offrir un nouveau départ à cet animal sûrement traumatisé de son voyage accidentel.
Aujourd’hui, quand je repense à cet épisode, j’ai honte. Relâcher un animal exotique dans la nature (donc un animal qui se trouve en dehors de son aire de distribution d’origine) est LA CHOSE À NE PAS
FAIRE ! S’il s’agit d’une femelle, elle peut donner naissance à des petits qui peuvent ensuite potentiellement fonder une véritable population de lézards. On peut obtenir un grand nombre d’animaux après quelques générations seulement car la croissance de la population est exponentielle si elle n’est pas freinée. Si une femelle pond 10 œufs (un nombre assez réaliste pour un lézard), et si on suppose que la moitié de ces individus sont des femelles, alors chaque femelle produira 10 œufs à la génération suivante. On aurait ainsi 10 individus à la première génération, puis 50 (5x10), puis 250 (25x10), 1250 (125x10), 6250 (625x10), 31 250, 156 625, 781 250, 3 906 250… bon je m’arrête là ! C’est ce qu’on appelle une explosion démographique : en seulement neuf générations, on atteindrait presque 4 millions d’individus à partir d’une seule femelle. Impressionnant ! Vous vous dites peut-être : oui mais quand même, cela ressemble à un mauvais film catastrophe. Je suis d’accord, sinon je n’aurais jamais relâché notre ami lézard dans la vallée du Rhin. Mais il faut se rendre à l’évidence : ce n’est pas du tout un scénario fantaisiste. En effet, on connaît des invasions qui ont commencé par une seule femelle. Un exemple emblématique : le frelon asiatique (Vespa velutina), qui est aujourd’hui une des pires espèces invasives en France. Il y détruit un grand nombre de ruches d’abeilles. C’est un sacré prédateur qui fonde sa réussite dans sa capacité à pratiquer le vol stationnaire tel un hélicoptère à quelques centimètres de l’entrée des ruches. Quand les butineuses chargées de pollen arrivent pour entrer dans leur nid, il leur fonce dessus, les saisit par les pattes et les tue par un coup de mandibules derrière la tête. Redoutablement efficace, le frelon asiatique ajoute une pression

importante sur ces pollinisateurs déjà malmenés par l’emploi de pesticides, le changement climatique et l’agriculture intensive. Bien connu du grand public, le frelon asiatique est arrivé en France en 2004 seulement. La fondation de la colonie résulterait d’une seule femelle arrivée dans des poteries importées de Chine par un horticulteur du Lot-et-Garonne. Vingt ans plus tard, cet insecte nuisible est présent dans tous les départements français et a commencé à se répandre dans les pays voisins : on le trouve maintenant aussi en Espagne, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, aux Pays-Bas ainsi qu’en Suisse. Vu la taille de sa population, il sera impossible de l’éradiquer d’Europe. Nous devons donc nous y accommoder. Localement, toutefois, on peut essayer de limiter sa propagation en éliminant les nids – mais mieux vaut confier cette tâche à des professionnels car l’animal pique fort !
L’histoire du frelon asiatique est bien sûr extrême. D’abord, tous les animaux introduits par l’humain – que ce soit accidentellement ou volontairement – ne survivent pas dans leur nouvel environnement : soit parce que le climat ne leur convient pas – trop froid, trop chaud, trop sec, etc. –, soit parce qu’ils ne trouvent pas de quoi se nourrir, soit parce qu’il leur manque des abris ou encore parce qu’ils ont besoin d’une plante hôte (c’est le cas de nombreux insectes) qui n’existe pas dans l’aire d’introduction. Il y a des milliers d’autres raisons pour lesquelles une espèce échoue à conquérir un nouvel environnement. Il arrive aussi que toutes les conditions soient bonnes mais que le nombre d’individus introduits ne suffise pas pour s’établir durablement. Par exemple, les petites populations peuvent avoir des problèmes de consanguinité. Elles sont aussi plus vulnérables face à des événements extrêmes : une vague de chaleur ou une sécheresse aura plus de chance de faire disparaître entièrement une population si elle est petite. À cela s’ajoutent la nécessité et l’importance du groupe pour pouvoir coopérer. Certains oiseaux de la même espèce construisent leurs nids à proximité les uns des autres pour réagir face à d’éventuels prédateurs et les chasser rapidement ; de même, certains poissons s’agrègent en « banc », ce qui leur confère une protection. On trouve
aussi des prédateurs qui chassent en groupe. Les petits groupuscules qui débarquent dans l’inconnu ont par conséquent la vie dure. On estime qu’à partir de 100 à 1000 individus, on est assez sûr qu’un groupe pourra s’établir durablement (si les conditions sont favorables). Globalement, on pense que parmi toutes les espèces qui voyagent grâce à l’humain, seuls 10 % arrivent à s’établir ailleurs, et parmi ces espèces, seuls 10 % se propagent ensuite plus loin dans l’aire introduite. Il est donc très improbable qu’une invasion fondée par un seul individu réussisse (comme mon lézard) mais c’est possible (le frelon asiatique y est parvenu). Heureusement, je ne pense pas avoir été à l’origine d’une invasion : depuis vingt ans que je retourne régulièrement sur le lieu d’introduction, je n’ai jamais revu un lézard de cette espèce, ni entendu parler de grands lézards observés dans la région. Ouf ! Peutêtre que c’était un mâle, et si c’était une femelle, elle a juste vécu une vie heureuse sans faire de bébés. Je le répète, il faut éviter à tout prix de relâcher des espèces exotiques dans la mesure du possible.

D’autres personnes auraient pu avoir la même idée que moi et voilà que mon animal « libéré » n’aurait plus été seul. C’est ce qui est arrivé au tamia de Sibérie (Tamias sibiricus), aussi appelé écureuil de Corée. C’est un adorable petit rongeur digne d’un film de Walt Disney, avec des grands yeux ronds et des jolies raies noires ou marron foncé sur un pelage brun crème. Depuis les années 1960, il a été commercialisé comme animal de compagnie en France et en Italie notamment. En dépit de son look très mignon, le tamia est en fait un très mauvais compagnon car il mord et il pue. Par conséquent, beaucoup de tamias ont été relâchés par leurs propriétaires et constituent maintenant de grandes populations en forêt autour des grandes villes comme Paris, Bruxelles, Rome, Genève et Dublin. Le problème est que le tamia est infesté de parasites comme les vers intestinaux, les poux et les tiques. Ces derniers participent à la propagation de la borréliose de Lyme, une maladie qui peut affecter gravement l’humain. Par conséquent, si vous avez chez vous un gros
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lézard, passager clandestin dans votre sac à dos, ou bien un rongeur puant que vos enfants ont acheté dans une animalerie, s’il vous plaît, ne les relâchez pas dans la nature ! Il y a des associations récupérant des animaux et on peut parfois trouver des repreneurs sur internet. Dans tous les cas, il faut chercher une solution pour continuer à les maintenir en captivité.
Évidemment, personne ne se dit « Youpie, j’ai envie de commencer une invasion biologique ! » Simplement, la plupart d’entre nous n’avons pas conscience du problème. D’une part parce qu’on n’en parle pas assez. En effet, d’autres problèmes (également pressants) comme le changement climatique ou la déforestation occupent le devant de la scène, et ce n’est qu’occasionnellement que l’on peut lire des articles sur quelques espèces invasives « phares » comme le moustique tigre ou le frelon asiatique. Cela peut donner l’impression qu’il n’y a que ces espèces auxquelles on doit faire attention. On n’a pas conscience des milliers d’espèces voyageant accidentellement par bateau, train, avion ou voiture ou qui sont relâchées par leurs propriétaires dans les quatre coins du monde. D’autre part, il est difficile de se rendre compte des impacts écologiques que peuvent avoir ces espèces. Bien sûr, quand il s’agit d’un animal qui pique, pue, mord, transmet des maladies ou envahit les maisons, on le remarque. Cependant, beaucoup d’espèces affectent essentiellement d’autres espèces non humaines. Par exemple, les fourmis d’Argentine sont des compétitrices efficaces qui forment des « supercolonies » (des nids qui sont connectés les uns avec les autres où toutes les ouvrières collaborent) et ne ratent pas une miette de nourriture qu’elles trouvent. Elles font table rase de tous les insectes morts qui traînent par terre, du miellat produit par des pucerons, ou encore des morceaux de votre pique-nique que vous avez laissé tomber. Dans ces circonstances, d’autres espèces de fourmis natives (ou « autochtones », des espèces qui ont toujours vécu là) ont du mal à se procurer de quoi manger. Affamées, leurs populations s’effondrent de manière drastique et elles sont parfois obligées d’émigrer hors de la zone envahie. Dans le pire des cas, si elles ne trouvent pas de solution face
à cette compétitrice, elles disparaissent, purement et simplement. Mais vous rendriez-vous compte de cette catastrophe ? Je ne le pense pas. À moins que vous soyez une personne amatrice et grande observatrice de la nature, écologue ou myrmécologue (spécialiste des fourmis). Pour ces passionnés, l’invasion de la fourmi d’Argentine et la disparition de la quasi-totalité des fourmis natives saute aux yeux. La subtilité des impacts ou simplement le fait que nous, en tant qu’humains, ne soyons parfois pas directement concernés par la disparition de ces autres espèces peut nous rendre indifférents face aux invasions. Cela dit, nous sommes pour la plupart touchés de voir un ours blanc perché sur une banquise qui fond à cause du changement climatique, alors que nous ne sommes pas directement affectés par cela. Mais l’ours blanc est charismatique, il est poilu et dodu, l’image même d’une peluche pour enfants. Les espèces invasives n’ont pas encore fait de « victime » aussi charismatique ! Vous serez probablement moins chagriné si je vous dis que les vers de terre – en fait, on compte même 70 espèces de lombrics exotiques – colonisent des parties de l’Amérique du Nord et ont des impacts néfastes sur un grand nombre de petits invertébrés du sol. Les lombrics exotiques transforment le sol en un agglomérat dur et font complètement disparaître la litière (feuilles mortes et débris végétaux en décomposition qui recouvrent le sol et constituent une zone fertile et importante pour la germination de nombreuses graines). Par conséquent, de nombreuses plantes n’arrivent plus à pousser sur ces sols, notamment l’emblématique érable à sucre, qui meurt facilement si ces vers grouillent parmi ses racines.
Depuis mes 18 ans, ma vision sur les invasions a beaucoup évolué. D’abord, pendant mes études de biologie à l’Université d’Oxford, on nous parlait déjà de ce phénomène : ces espèces introduites n’ayant pas évolué dans les mêmes écosystèmes que les espèces natives, elles peuvent se comporter de manière assez imprévue et causent souvent des dégâts écologiques et économiques importants. C’est pour cette raison qu’on les compte parmi les cinq grandes menaces pour la biodiversité aujourd’hui ; les quatre autres étant : la perte des habitats, le changement climatique, la
pollution et la surexploitation. Pour le moment, les espèces exotiques occupent la deuxième place dans ce palmarès après la perte des habitats, et elles sont responsables de plus de la moitié des extinctions animales. Il s’agit donc d’un phénomène crucial à comprendre afin d’atténuer la crise de la biodiversité dans laquelle nous nous trouvons. Mais j’avoue que quand j’étais étudiante, toutes ces informations me paraissaient assez théoriques, et c’est seulement en voyant de mes propres yeux les impacts d’espèces invasives que j’en ai été profondément touchée. Par exemple, quelle tristesse de voir des forêts d’épicéas morts dans le grand Est de la France, victimes de l’invasion du bostryche typographe, un coléoptère qui creuse des galeries dans le cambium (le tissu sous l’écorce responsable de la croissance des plantes et de la formation du bois) pour y déposer ses œufs. Et quelle horreur, ces cerises pourries en masse à cause de la mouche de fruit (Drosophila suzukii) qui réussit à percer la peau de fruits sains pour y pondre ! La larve se développe ensuite à l’intérieur et le rend inconsommable. Cette mouche se répand rapidement dans plusieurs régions de France et de Suisse et s’attaque à de nombreuses cultures de fruits : les framboises, les mûres, les myrtilles, les cerises, les pêches, les abricots et les raisins également. Sans oublier ce moustique tigre, arrivé en 2004 en France, désormais présent dans presque tous les départements français, ainsi qu’en Italie, en Suisse (au Tessin, et dans le bassin lémanique), en Espagne et en Croatie. D’abord, il est actif toute la journée (contrairement à la plupart des moustiques qui préfèrent le crépuscule) et ne fait pas le bzzzzz caractéristique de ces suceurs-piqueurs, vous obligeant, en plus d’une vigilance permanente, à porter des T-shirts à manches longues pour éviter les piqûres. Plus

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