CAFE ROMAND (Ed. Favre 2020) - EXTRAITS

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Journaliste et écrivain, Michel Rime éprouve une passion pour les gens, les mots et les images. On lui doit Hugo Pratt : la rencontre de Buenos Aires et des livres de collages racontés. Il a également orchestré l’opération journalistique des 250 ans du quotidien 24 heures qui a débouché sur un ouvrage remarqué.

ISBN 978-2-8289-1813-2

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Dessin de Géa Augsbourg pour le Café Romand, 1951 / © 2019, ProLitteris, Zurich

MICHEL RIME

LE ROMAND UN CAFÉ DE LÉGENDE

Il est un café à Lausanne où se croisent notables, saltimbanques, intellos, commerçants, paysans, jeunes et moins jeunes. C’est le Café Romand. Où buvaient Chessex, Abplanalp, Me Reymond et tant d’autres. D’une plume alerte, Michel Rime convoque le génie du lieu à travers les propos des habitués. Le Calamin miroite dans les verres. La cervelle fond dans son beurre. Pour un tour de piste enjoué reviennent les soirées littéraires, les concerts du samedi, les croisés de la table ronde et le bal des serveuses. D’hier à aujourd’hui, des Péclat aux Suter. Le Romand est une pinte urbaine. Un sanctuaire. La légende du 2 place Saint-François.

MICHEL RIME

LE ROMAND UN CAFÉ DE LÉGENDE


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LE ROMAND UN CAFÉ DE LÉGENDE MICHEL RIME

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Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg – CH – 1002 Lausanne Tél. : 021/312 17 17 – Fax : 021/320 50 59 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com Adresse à Paris 7, rue des Canettes – F- 75006 Paris

Dépôt légal en novembre 2019 Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. ISBN : 978-2-8289-1813-2 Graphisme: Alexandre Pointet / Shaolin-Design Couverture: Baba impériale portant un plateau. À gauche, Evelyne lisant. Détail. Photo: Urs © 2019 by Éditions Favre SA, Lausanne La maison d’édition Favre bénéficie d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020

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« […] la solitude, en même temps que la présence des autres, mais qui ne vous importune pas, ne vous agresse pas. Une sorte de connivence, au contraire, s’établit entre les consommateurs comme immergés dans leur propre existence. On ne se regarde pas les uns les autres. Ou à peine. On se sent être avec. Le miracle, ici, est de se trouver seul, à la fois, et relié. Indépendant et solidaire. » La légendes des cafés Georges Haldas

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POUR COMMENCER

Depuis 1951, le Café Romand brasse les couches sociales comme le lac ses eaux en hiver. C’est une cathédrale de la bouche, une institution lausannoise aujourd’hui protégée. Mais qui n’a pas pignon sur rue : sa porte est pour ainsi dire dérobée. Bizarre pour un café ! Aurait-il quelque chose à cacher ? Un passé à faire oublier ? Est-ce une ruse pour y pénétrer ? Faut-il lire dans ce retrait un triomphe du rigorisme protestant, une défiance marquée envers les plaisirs du palais ? Ou simplement un caprice d’architecte ? Maurice Bovey n’est plus là pour répondre. Toujours est-il qu’à l’ouverture, une librairie séparait le café des pavés de Saint-François. Et que, le libraire Marguerat envolé, il n’a pas bougé. Sous le même toit, la vitrine de l’établissement voisin, l’ancien Nyffenegger, aujourd’hui Starbucks, donne sur la place. Cette adresse a toujours été dotée d’une terrasse, ce dont le Romand ne jouit que depuis peu. Une fois entré, l’espace se déboutonne. Après avoir parcouru un portique sans colonnes, zone tampon entre le dehors et le dedans, surface lisse entre le pavage et le plancher. Le buffet se tient làbas au fond. Là où se dresseraient les quilles dans un bowling. On dit brasserie, mais, au début, c’était le temple du blanc. Pinte donc mais à l’échelle des grands cafés d’autrefois, vaste lieu où le rire des fantômes de Me Manuel et Jacques Chessex s’éternise. Comme le

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L’immeuble de la Pax, 2 place Saint-François en 1990. À gauche, la librairie Marguerat, à droite, Nyffenegger, au centre le couloir qui mène au Romand, dont on aperçoit le nom sous le balcon du restaurant. Jean-Pierre Grisel / Archives cantonales vaudoises

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souvenir de Juliette Gréco qui, elle, en pinçait pour la tête de veau. Depuis septante ans, le décor demeure à l’identique. Et ces trois colonnes avec patères sur la droite une fois dedans comme pour marquer trois classes. L’océan des tables paralyse le timide qui fait son lit d’une niche. Oui, ici, l’espace se prête à l’intimité. Aucune machine à sous ne rançonne. Le juke-box n’a jamais été invité. L’horloge du bas a égaré ses aiguilles pour épouser le silence. Mais délaissons le mobilier pour la clientèle. Par-dessus tout la clientèle ! La voici : avocats, gendarmes et banquiers, notaires, téléphonistes, artistes, étudiantes bien sûr, mamies et leurs amies, chauffeurs des TL, journalistes, secrétaires, ouvriers autrefois en salopettes, sténodactylos, agents d’affaires ou d’assurances qui y vont de leurs potins, jardinières d’enfants, politiques, fromagères, soudeurs, plâtriers, celles qui passent une fois, curieuses ou touristes, dames de compagnie, modistes ou manucures, commerçants en tous genres… Le clan des habitués qui ne se mélangent pas tous, ceux qui socialisent, barjaquent ou s’invectivent pour de bon, les amis, les sots qui babolent, les fatigués, les cyniques, les orgueilleux, les solitaires qui se chauffent l’âme en faisant mine de lire le journal qu’ils tiennent ouvert devant eux. Avant, la cohorte des fumeurs s’encordait pour passer les nuées tressées de nicotine. Il y a toujours des amoureux pour qui la table est de trop ou qui se la prennent de travers. Et ceux qui se pelotent dans les recoins. Qu’en est-il de ceux qui tricotent ? De ceux qui se sont mis à la chotte et reluquent les salés ? Il y a les taiseux qui n’ont d’yeux que pour leur verre. Les alcoolos qui vident le leur avec ou sans chagrin. Ceux qui s’attardent, se royaument, les rêveurs dont le regard ne trahit rien. La jeunesse qui pintoille. Ne pas omettre les innombrables qui viennent se remplir la panse. Mais pas de yass au Romand, ni de belote d’ailleurs. Lorsqu’une tablée s’esclaffe, c’est le café qui décolle. Et l’allégresse d’étreindre la lumière. « Un thé, une ovo chaude, deux de Calamin ! » Jacqueline l’Antillaise se souvient d’un beau mec lui demandant une grande blonde. Et le monsieur d’expliquer devant sa surprise qu’on le dit pour une chope de bière… à Paris. Le temps d’un aller vers le comptoir et d’un retour, la serveuse reconnaît Michel Piccoli. Il faudra rallumer les mémoires. Dire qui sont venus ici, d’ici et d’ailleurs. Compter les stars. Portraiturer les inconnus. On recensera à coup sûr la divine comédie, des enfers au paradis. Tous ont passé le sas d’entrée, la plupart sans lire les lettres peintes assez bas sur le verre de la vitrine qui, depuis le premier jour, loue « les bons crus au tonneau », la devise du père Péclat.

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« Une fois entré, l’espace se déboutonne. » L’intérieur de la brasserie bien remplie à midi. Florian Cella / 24 heures

Pages suivantes: Le Romand en 1973 par un jour de grand froid. Jean-Pierre Grisel / Archives cantonales vaudoises


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Le Café Romand traîne sa légende avec humeur et détermination telle une mariée mûre sa traîne. Blanches éclaboussures : le parquet ment davantage que le sol des toilettes. D’origine est le pampre qui court sur les panneaux de chêne pour chanter le vin. Lustres et abat-jour d’époque aussi, mais pas toutes les chaises. Les anciennes sont plus légères. Pour les tables, c’est l’épaisseur du pied central qui fait foi. « Vous prendrez bien un café ? »

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PÉCLAT, PÈRE ET FILLE

La famille Péclat au complet à la fin des années 40 : les parents Louis et Louisa, Christiane, Geneviève et Pierre Louis dans les bras de sa maman. Photographe anonyme

« On n’allait pas au Romand mais chez Mme Péclat. Je n’ai plus jamais retrouvé ça. Jamais ! Elle avait une présence tout à fait singulière en dirigeant les opérations. Je pense qu’elle était assez autoritaire dans les cuisines et tout ça marchait très bien. Elle avait un sens de la chose et le goût de la clientèle. Elle passait d’une table à l’autre et savait nous recevoir très bien. Elle possédait un peu d’humour. À cette époque, un cafetier était quelqu’un qui recevait, ça n’a aucun rapport avec le monde d’aujourd’hui. J’avais un petit bureau près de la cathédrale, j’allais boire un café au Barbare. Et lorsque je poursuivais sur Saint-François, je me retrouvais au Romand à cause de Mme Péclat. » Freddy Buache appréciait en connaisseur. L’âme éternelle de la Cinémathèque suisse est née dans un bistrot que tenaient ses parents jusqu’en 1933, à Villars-Mendraz dans la Broye.

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« Pour moi, pose d’entrée Nicole Bovard, le Café Romand, c’est d’abord la famille Péclat. » C’est un jour où l’établissement était fermé que la peintre a rencontré feu son tromboniste. La fille de Bertil Galland habitait la même rue que Jean-François. Mais c’est l’impossibilité de s’asseoir au Romand, où ils se rendaient séparément, qui les a mis l’un en face de l’autre dans un autre bistrot. Mais qui sont les Péclat ? Des Fribourgeois, des catholiques ? Affirmatif. Louis, le père de Christiane, est né en 1907 à Middes (FR), pas très loin de la frontière vaudoise dans un café rural. Sa mère Angèle a mis au monde huit garçons et cinq filles de deux hommes, un Péclat puis un Wicht. Eloi, Marius, Louis, Max, Henri, Albert, Edmond et Cécile ont tous soit tenu un établissement, soit travaillé comme serveurs. À Lausanne, on trouve Max, un sacré gaillard, depuis 1932 et pendant quarante ans à la petite pinte du Reposoir (démolie en 1974), Cécile au Café de Malley et Eloi au Grütli, où l’on dansait le samedi et le dimanche pendant la guerre. On y sirotait du Porto Menéres et de la bière d’Orbe. Monsieur et Madame Eloi Péclat-Barmann reprennent le café-brasserie de Montriond en décembre 1958. Mais le Grütli reste dans la famille. Le demi-frère Edmond a tenu le buffet de la gare de La Conversion. Albert a servi aux Négociants, tout comme Marius, sacrée poigne, qui balançait les clients trop cuits sur le trottoir. Aimé Gendre, le frère de la maman du père, a tenu le Café de Lavaux, dit aussi Le Pointu. Sur une vieille photographie prise sur la place de la Riponne à l’occasion d’une course de garçons de café, on retrouve Eloi, Albert, Edmond et un beau-frère en veste blanche, alors que Marius, Louis, Milo, le mari de Cécile, et Henri portent un costard foncé. C’est en 1907, l’année de naissance de Louis, – le hasard n’existe pas – que la Fraternité des garçons de café est créée « pour mettre fin à certains abus criants et pour jeter les bases d’une société à but mutuel ». Eloi, Louis et Max reçoivent leurs diplômes de membres honoraires en 1947. Louis en était caissier en 1936. Chez les Péclat, on n’était pas boulanger de père en fils, mais pintier de famille. Revenons à Louis resté petit, affirmait-il, car, enfant, on lui avait trop fait porter de seaux. Il commence sa carrière chez son oncle au Lavaux, puis comme garçon au Lausanne Moudon avant de tenir, 10 place du Tunnel, le Café des Négociants, entre 1936 et 1950. C’est lui qu’on choisit pour ouvrir le Romand un an plus tard. On lit dans une annonce de la Feuille d’Avis de Lausanne du 18 janvier 1952 : « Le personnel remercie Madame et Monsieur

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En décembre 1949, filles et fils entourent la mère Angèle Péclat devenue Wicht. Les hommes de gauche à droite : Eloi, Marius, Louis, Max, Henri, Albert (Wicht) et Edmond (Wicht). Assises : Marie, l’aînée, Angèle, la mère, Cécile et Irène (Wicht). Nom du photographe illisible

Sur la place de la Riponne, à l’occasion d’une course de garçons de café : debout de gauche à droite, une personne non identifiée, Eloi Péclat, Albert Wicht, Edmond Wicht, le beaufrère Bersier, le mari d’Isabelle née Péclat, et Marius Péclat. Le genou à terre : Louis Péclat, Milo le beau-frère, l’époux de Cécile née Péclat, et Henri Péclat. Studio Bel-Air à Lausanne


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Péclat de leurs gentillesses ainsi que de leur beau geste après si peu de temps d’exploitation. » Membre d’honneur de l’Harmonie lausannoise, membre honoraire de la Société vaudoise d’horticulture, sympathisant de la Société philanthropique suisse, Louis donne son nom à un challenge de la Diana lausannoise qui sacre Pierre Zimmermann roi du tir en août 1961. Pierre Louis, le fils : « Au Tir fédéral de 1934, mon père a gagné une superbe montre Longines. Enfant, je la roulais par terre. Sur certaines choses, il était détaché : c’était son côté sympa. Il faisait partie d’un nombre incalculable de sociétés dont il a démissionné après avoir vendu le Romand à sa fille Christiane en 1972. » Louis a été l’élève de l’abbé Bovet alors qu’il fréquentait l’École normale à Fribourg pour devenir régent. C’est qu’il était très bon à l’école, mais la misère familiale en décidera autrement. Initié à la nature par son frère aîné Max, il savait poser et tendre des collets et comment saisir la truite d’une main. C’est Pierre Louis qui nous l’apprend dans Morceaux retrouvés de la chronique augustéenne (L’Âge d’Homme). Auguste se trouve être le deuxième prénom de Louis. Adulte, il sera chasseur. Un sport qu’il pratiquait volontiers avec son ami le courtier en vin Walther Linherr. Le gibier qu’il abattait se mangeait place Saint-François. Jusqu’au jour où épaulant un animal il s’exclama : « Cette bête est trop belle ! » Et, au grand dam de ses copains, ne tira pas. Envoyé jeunet en Amérique avec sa sœur Cécile, il ne parviendra pas à rester à « Nève Iorque ». Pierre Louis le cite : « C’étaient

Trois sommeliers et trois gamines devant le Café des Négociants. À gauche, Victor et une petite non identifiée. Au centre, un serveur non identifié et Christiane Péclat. À droite, Eugène et Geneviève Péclat. Photographe anonyme

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Étiquette du vin de Louis Péclat à Bossière. Dessin de la maison dans les vignes. Création Myriam Mattosi

les frères de ma maman qui avaient arrangé ça. » Un oncle était valet là-bas. Venu les voir à Ellis Island, point d’arrivée des migrants, l’oncle dit : « Prête-moi de l’argent, je vais vous aider ta sœur et toi. » Ils n’entendront plus parler ni de lui ni du pécule. Le retour sera épique jusqu’au Havre, aidés par un Noir sur le bateau. Et, à Paris, c’est un hôtelier fribourgeois qui leur donne de quoi prendre le train pour Lausanne. Louis visitera l’Amérique avec son épouse Louisa bien des années après. L’exploitation du Café Romand permet au couple (le mariage remonte à 1936) d’acheter une maison à Bossière près de Savuit, le domaine de la Brélaz. Louis y soigne la vigne et produit du rouge. Jacques Chessex, dans une « Humorale » (24 heures du 17 octobre 1987) consacrée à Emile Helfer et à ses peintures, note : « J’en ai vu deux chez Louis Péclat. C’était le 26 juillet à Lutry, où Louis habite une belle maison vigneronne. À mon arrivée même j’ai été fasciné par les deux grandes huiles d’Helfer qui sont accrochées au flanc est de la maison. » Le patron du Romand ne fumait pas mais buvait des trains, selon sa propre expression reprise par Christiane. Elle décrit sa journée au Café : « Il descendait vers 8-9 heures, faisait le tour de la maison, allait en cuisine, passait les commandes et bichonnait sa cave. Très important ! Dès avant midi, il prenait soin de la clientèle, buvait un verre, disait bonjour. Il ne s’occupait pas du service. On

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« Le père, c’était Dieu, valait mieux ne pas le contrarier. Il ne supportait pas l’autorité, était soupe-au-lait et assez tyrannique. Mais de bon conseil : dans la famille, tous venaient lui en demander. » Christiane Péclat

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Louis Péclat au Romand à la fin de sa vie. Urs

Photo de famille au Romand lors de la fête du 40e anniversaire de la brasserie, soit en 1991. Assis : Christiane et ses parents. Debout : Pierre Louis, Geneviève et Harald, le fils de Pierre Louis. Jane Way / 24 heures

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mangeait vers 13h30, ce qui était court pour l’école qui reprenait à 14 heures : on devait avaler à toute pompe ! L’après-midi, il faisait la sieste. Un copain de Pierre Louis qui venait à la maison disait : « Ton père, je l’ai toujours vu au lit. » Retour au Café et à sa clientèle vers 16h30-17 heures. Les apéros avaient une énorme importance à l’époque. Il partait vers 21-22 heures. Pendant la journée, ma mère soignait ses trois enfants, tout en assurant caisse et comptabilité. Elle descendait en salle vers 20 heures et fermait à minuit. » Le journaliste et écrivain Gilbert Salem, complice de Louis Péclat malgré leur différence d’âges, cite un œil lumineux, un humour sec et pétillant. « Il était très pince-sans-rire, curieux des traditions culinaires et de langage. » Dans le livre d’or du Café, un dénommé Tauxe, mais pas Henri-Charles, lui consacre un poème le 4 juillet 1952. En voici les deux premières strophes : «Vous le présenter serait superflu Avec son air débonnaire Et de jeune permissionnaire, Vous le connaissez tous ce bon joufflu L’on ne fera jamais assez état De sa grande bonhomie De sa mine toujours réjouie, Mais chut ! Il n’aime pas les éclats. » Christiane y va de son humour : « Nous avons été bien formés : le père nous a appris à pleurer en écoutant le “Lyoba”. Il était sensible aux gens, très sensible à l’homme de radio Benjamin Romieux qui venait au Romand avec l’actrice Jeanne Rosier… assez “chabada”. Lorsqu’ils débarquaient, mon père était aux anges et se mettait en quatre. Il était bien aimé et s’est pris de belles cuites au blanc. Toujours au blanc. Il me criait dessus parfois à travers le bistrot. Le père, c’était Dieu, valait mieux ne pas le contrarier. Il ne supportait pas l’autorité, était soupe-au-lait et assez tyrannique. Mais de bon conseil : dans la famille, tous venaient lui en demander. » Généreux, il payait des verres. Après Nouvel An, il offrait à manger à ses amis, aux membres des stamms ou à de vieux instituteurs. Il était encore au Romand, où il tutoyait politiciens, banquiers, avocats, commerçants et paysans, une semaine avant sa mort à 91 ans. Membre passif du Parti radical, il avait des copains dans tous les partis. Commentaire de Louis Péclat à 85 ans sur Vaud-Genève dans la presse locale en 1992 : « J’admire le vigneron de Genève, car il

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Geneviève dans les anciennes cuisines du Café Romand. Photographe anonyme

ne se prend pas, comme chez nous, pour un patriarche. Il soigne son domaine avec une intelligence exemplaire. Quand il vieillit, il remet dignement l’affaire à son fils. Il est plus traditionaliste, mais en même temps plus ouvert. À part ça les gags vaudois sur la qualité du vin genevois sont plats, injustes. » Pour Me Francis Michon, Louis Péclat possédait la bosse du négoce. « Il avait beaucoup hésité à prendre un bistrot à Expo 64. Comme son ami Claude Rastello du Café du Jorat qui y a gagné une fortune. Mais le Romand a fait de très bonnes affaires avec les cortèges des cantons qui passaient par Saint-François. Il se montrait très avisé, discret, agréable, ne fanfaronnait pas, toujours modeste et accueillant. » L’ancien conseiller d’État Raymond Junod retient : « On buvait du vin ouvert parce que Louis Péclat était réputé pour ses caves. Et c’était un exploit pour un bistroquet d’avoir le culot de vendre des vins ouverts. Et ils étaient bons. » Gisèle, une ancienne serveuse, remarque : « Il était très gentil, mais il avait ses têtes aussi bien avec les clients qu’avec le personnel. Très large question pourboire, il invitait ses amis pour la fondue, offrait des bouteilles. Toujours généreux comme Madame Christiane ! » Jacqueline, sommelière également : « C’était un coquin, ce qui ne l’a pas empêché un jour de prendre ma défense contre un client. Il pouvait être assez dur. Il me racontait des histoires anciennes du temps où ils vivaient au Tunnel. Il aimait savoir si quelque chose clochait et le disait à Christiane. Je ne l’ai jamais vu tituber. » Au quart Perrier lorsqu’il tournait le dos au blanc, Louis Péclat ne refusait pas, à ce que l’on raconte, l’aide de dames à la

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cave. « Mais il se montrait très jaloux, lorsque le peintre Gillard offrait des violettes à maman », glisse Geneviève, la deuxième fille du couple. « Parfois papa téléphonait à midi et demandait laquelle de Christiane ou moi pouvions descendre un moment pour donner un coup de main au buffet. J’ai beaucoup travaillé en cuisine et à la lingerie. Je remplaçais pendant les vacances du cuisinier. À 1516 ans, j’ai passé tout l’été à la cuisine. Il me donnait une thune à 14 heures et j’allais au cinéma presque tous les après-midis. Un jour, quelqu’un est venu dire au père : “Ta fille doit piquer dans la caisse, car on la voit toujours au cinéma !” J’étais peu scolaire : j’ai quitté l’École de com’ au milieu de la 3e. Le Romand était une bonne excuse. Je me souviens avoir été aux fourneaux avec mon cousin Gérald, le fils de Max. Et nous jouions de la guitare à la cave. Un jour, j’ai fichu le camp à Stuttgart avec une copine, la fille du directeur des Magasins Bonnard. Christiane est venue plusieurs fois me chercher. » Geneviève se marie, une première fois à Paris, en 1966. Mais après la mort de son ingénieur, elle revient au Romand au début des années 70. Elle travaillera pour Christiane jusqu’à ce qu’elle « s’exile » à la Bavaria, où Bernard Frieling, le patron, devient son second mari. Aujourd’hui, elle chante en chorale et joue du cor des Alpes. À propos de sa mère Louisa, Geneviève précise : « C’était rare de l’apercevoir sans bibi, car elle ne souhaitait pas montrer ses cheveux roux. » La serveuse Jacqueline : « Elle arborait des chapeaux magnifiques, très élégante, et arrangeait ses cheveux en chignon. Je me souviens de Pierre Louis, élégant lui aussi, qui donnait volontiers le bras à sa mère. » Christiane : « On passait des heures chez les modistes pour changer une garniture ou les formes, ou pour acheter de nouveaux chapeaux. Ma mère adorait la ville et les magasins. On allait parfois manger des glaces à la Riponne. » Suzanne Zurcher, ancienne téléphoniste aux PTT à Saint-François, a fréquenté le Romand depuis la fin des années 50 : « Mme Péclat portait toujours un chapeau comme l’époque le voulait. Et ces dames ne l’enlevaient pas. Du temps de Christiane, elle venait très peu au Café, lui passait voir ses amis tous les jours. » Effacée, discrète reviennent souvent. « Elle ne faisait pas de bruit du tout, elle », ironise Jany, une autre serveuse. Geneviève ajoute qu’elle était dotée d’une excellente mémoire. Mais on n’a gardé d’elle que plumes et effacement. Pierre Louis, plus jeune que ses sœurs, a aidé son père à la cave. Plus tard, il deviendra un pilier du Romand. Beaucoup de ses amis artistes fréquenteront assidûment le café pour lequel il n’a jamais

La famille Péclat sans le père, fin des années 40. On notera l’élégance de la mère avec gants et chapeau. Christiane, à droite, Geneviève et Pierre Louis en poussette. Photographe anonyme

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TABLE

Pour commencer

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Péclat, père et fille

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2 place Saint-François

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Une nef couleur miel foncé

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Serveuses de caractère

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Trois piliers et beaucoup d’autres

79

La Belle Hélène

95

Un café très littéraire

109

À la découverte du livre d’or

125

À boire et à manger

137

Le défi des Suter

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Dans l’esprit vaudois

par Pierre Landolt 161

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Du même auteur : À la recherche du rhinocéros rose (texte et collages), livre d’artiste pour enfants, 1991 Alfred et Olga vont en hypnose (texte et collages), livre d’artiste, 1999 La simmental, Le petit bestiaire de Castor & Pollux, 2004 Les érotiques d’Hercule (texte et collages), Humus, 2008 Hugo Pratt : la rencontre de Buenos Aires, Favre, 2014 Miles Hyman : Drawings, Glénat, 2015

Et sous sa direction : 250 ans dans la vie des Vaudois, Favre-24 heures, 2012

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EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.

Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com


Journaliste et écrivain, Michel Rime éprouve une passion pour les gens, les mots et les images. On lui doit Hugo Pratt : la rencontre de Buenos Aires et des livres de collages racontés. Il a également orchestré l’opération journalistique des 250 ans du quotidien 24 heures qui a débouché sur un ouvrage remarqué.

ISBN 978-2-8289-1813-2

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Dessin de Géa Augsbourg pour le Café Romand, 1951 / © 2019, ProLitteris, Zurich

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LE ROMAND UN CAFÉ DE LÉGENDE

Il est un café à Lausanne où se croisent notables, saltimbanques, intellos, commerçants, paysans, jeunes et moins jeunes. C’est le Café Romand. Où buvaient Chessex, Abplanalp, Me Reymond et tant d’autres. D’une plume alerte, Michel Rime convoque le génie du lieu à travers les propos des habitués. Le Calamin miroite dans les verres. La cervelle fond dans son beurre. Pour un tour de piste enjoué reviennent les soirées littéraires, les concerts du samedi, les croisés de la table ronde et le bal des serveuses. D’hier à aujourd’hui, des Péclat aux Suter. Le Romand est une pinte urbaine. Un sanctuaire. La légende du 2 place Saint-François.

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