L'ombre d'une faille (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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d’une

RAFAEL WOLF L’ombre faille

Éditions Favre SA 29, rue de Bourg

CH-1003 Lausanne

Tél. : (+41) 021 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com

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Distribution Suisse : Office du livre de Fribourg

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Dépôt légal : avril 2025

Imprimé par Sepec, France

Lot 01

Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Mise en page : SIR

Couverture : Steve Guenat

ISBN : 978-2-8289-2246-7

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.

L’ombre d’une faille

Roman

PROLOGUE

M on nom est Kernel. C’est ainsi qu’ils m’ont baptisée. J’aurais préféré Sofia, Florence ou Sydney. Mais de mon avis, ils s’en moquent éperdument. Pour eux, je ne suis qu’un bout de terre et de roche qu’ils ont accaparé. Ils ont fait de moi une petite ville à peine remarquable, banale, sans importance. Je n’ai pas la prétention d’être séduisante, je ne possède aucun des attraits d’une capitale. Je suis une presqu’île insignifiante, rattachée au continent par un étroit cordon terreux, qui, par temps clément, lorsque la mer ne mord pas trop sur mes rivages, forme une sorte d’ovale, une amande. Certains prétendent reconnaître en moi le contour d’un œil.

Je peux vous l’avouer : je n’ai aucun goût pour l’aventure. Chez moi, la vie suit son cours. Elle s’écoule sans vagues ni remous. Les journées se confondent pour les cent cinquante mille habitants qui se sont enracinés sur mon territoire, à la recherche d’une vie paisible, ordinaire, sans histoire. Ici, les choses et les êtres sont à leur place. Immuables. C’est comme ça, ça l’a toujours été et il m’arrive de croire que ça le restera encore longtemps.

Bien sûr, mon passé n’a pas toujours été un long fleuve tranquille.

J’ai connu des mutations innombrables. Si loin, déjà. Vous n’existiez même pas. Les premiers hommes qui ont foulé mon sol, je ne m’en souviens presque plus. D’autres, après eux, se sont arrêtés, ils sont restés, ils ont cultivé mes terres, exploité mes richesses. Au début, ils n’étaient qu’une poignée, puis ils se sont multipliés, s’agglutinant à moi comme des sangsues.

Pendant des siècles, les seigneurs et les monarques se sont emparés de moi comme d’une femme que l’on viole avant de l’abandonner au suivant. Ils se croyaient mes propriétaires, ils pensaient me dominer.

Je les ai tous enterrés.

On m’a détruite, reconstruite, détruite à nouveau, reconstruite encore. J’ai été maintes fois labourée, torturée, martyrisée, tant et si bien qu’à présent, je ne reconnais plus mon propre visage. Il m’arrive bien souvent de détourner le regard devant ma face défigurée. Un fatras architectural où un splendide immeuble de style Art nouveau côtoie un HLM blafard et vitré, où un ensemble de constructions brutalistes jouxte une façade gothique. Aucune harmonie, aucune cohérence, aucune grâce. Les humains ont fait de moi cette créature informe aux coutures saillantes, à l’image de leur histoire et de leur société.

J’exagère ? Laissez-moi vous donner un aperçu de mon calvaire ! Sur ma gauche, tout à l’ouest, et c’est de loin ma parcelle la moins disgracieuse, une vaste zone rurale couvre un tiers de mon territoire, assurant une production agricole abondante. Des champs verdoyants, parfaitement plats, ponctués d’exploitations modernes, s’étalent à perte de vue à l’endroit même où les premiers pêcheurs et agriculteurs se sont sédentarisés. Mon ventre rumine encore les habitations en bois et en torchis de mes premiers colons avant que je ne sois annexée par les Empires, puis les Royaumes, au cours d’invasions si fréquentes qu’il me serait fastidieux d’en dresser l’inventaire.

Avoisinant la zone agricole, une colline surplombe mon visage, tel un nez épaté. Mon unique relief, pigmenté de manoirs fastueux, de propriétés spacieuses et de villas de luxe contemporaines, reste l’apanage des nantis. Je me rappelle que les nobles médiévaux se sont d’abord emparés des lieux. Plus tard, les membres de la classe supérieure urbaine ont édifié leurs maisons de campagne sur place. Aujourd’hui, les héritiers des grandes familles patriciennes subissent la présence de nouveaux riches qui rivalisent à coups de millions pour surclasser les demeures rutilantes de leurs voisins.

Au pied de ma colline, vers le sud, la classe moyenne et la bourgeoisie se concentrent dans des maisons et des immeubles néoclassiques au sein d’un périmètre apparu avec l’essor économique de ma ville. À l’époque, aux alentours du xive siècle, la construction d’un vaste port a ouvert mon flanc aux foires internationales. Des commerçants et des artisans ont afflué, peuplant d’abord le centre historique avant de déborder, pour les plus fortunés, vers cette zone résidentielle qui me donne des allures de grand-mère à l’élégance surannée.

Repoussée plus au nord, la banlieue populaire balafre allègrement mon visage cabossé et préserve quelques reliques de l’ère industrielle, attestant des vagues d’immigrations qui ont contribué au développement de ma cité. Des rangées de maisons de deux étages en briques rouges s’étirent jusqu’en bord de mer. À leur extrémité, une zone de pavillons décatis atteste d’une paupérisation récente qui n’a toutefois pas réussi à entacher de manière conséquente la santé économique de ma ville. Pardonnez mon arrogance, ce n’est que la vérité, je ne ressemble peut-être à rien, mais je suis de loin la commune la plus riche, la plus sûre et la plus dynamique de la région. Ma devise latine résume d’ailleurs les valeurs cardinales dont se vantent mes habitants : « liberum prosperum », libre et prospère.

Une ombre plane cependant sur moi. Un furoncle, une scorie, un résidu des utopies politiques et architecturales qu’une poignée d’urbanistes illuminés ont cru bon de défendre dans les années 1950. Une vingtaine de barres d’immeubles insalubres déforme ma partie nordest, affublée de ce menton hypertrophié où s’entasse une population défavorisée. Portés sans doute par un sens de l’humour involontaire, les élus de cette glorieuse décennie ont baptisé le quartier « Cité des coquelicots », comme si un nom de fleur suffisait à embaumer cette ébauche de projet social travestie en clapiers sinistres.

Une horreur bétonnée heureusement à peine perceptible depuis le centre-ville qui occupe, telle une pommette saillante, tout le sud-est de mon territoire, regroupant commerces, restaurants, banques, institutions politiques. En son cœur, le noyau historique pavé aimante mes touristes, séduits par une architecture médiévale et des fortifications d’époque qui, si vous me demandez mon avis, présentent un intérêt esthétique à peu près nul. Quelques statues érigées çà et là rappellent qu’au xviie siècle, les remparts qui encerclent toujours le centre de ma cité ont subi une tentative d’invasion engagée par un duché voisin et repoussée avec bravoure par les membres de ma communauté.

Depuis, chaque année, on fête cet exploit sur la place centrale où trône une statue en bronze noircie par le temps d’un jeune combattant, âgé d’à peine dix ans, tenant à bout de bras la tête décapitée d’un assaillant. Un symbole dont la barbarie suscite toujours la réprobation des adultes, provoque l’hilarité des enfants et soulève mon indifférence.

Et dire que dans deux mois, les gens se presseront une nouvelle fois autour de ce bloc de bronze immonde pour commémorer cette victoire en grande pompe.

Quatre cents ans ! Pour eux, une éternité. Pour moi, une broutille. Je me souviens de l’invasion comme si c’était hier. Je l’ai vécue, j’y étais, contrairement à ma population qui n’en connaît que ce que les livres ou les légendes en ont retenu. Mes habitants persistent à penser qu’il s’agit de l’évènement le plus important de leur brève histoire.

Quel orgueil ! Mon histoire à moi est émaillée d’épisodes infiniment plus catastrophiques.

Je me remémore cet incendie qui a dévasté mes forêts autrefois. Je ressasse avec effroi ce tremblement de terre qui m’a ravagée il y a de cela plusieurs millénaires. De mes traumatismes encore vifs ne subsistent que des traces nébuleuses dont ma population ignore pour ainsi dire tout et que personne ne prend la peine de célébrer.

Mon autoportrait ne saurait être tout à fait exhaustif si j’omettais de mentionner les nombreux intellectuels, révolutionnaires, artistes persécutés que ma ville a abrités tout au long des siècles passés. Elle les a accueillis, protégés, et aujourd’hui, ma population ne compte pas moins de 40 % d’étrangers.

Sur mon territoire, la criminalité reste faible. La liberté de culte est assurée par la présence de temples, d’églises, de synagogues, de mosquées, en plus de lieux réservés aux témoins de Jéhovah, scientologues, adventistes, et bien d’autres confessions. Ici, chacun peut s’intégrer, chacun peut s’enrichir, à condition de travailler dur, d’être utile à la communauté, de marcher dans les clous et, surtout, de ne pas se faire remarquer.

À défaut d’être harmonieux, mon visage rayonne de ces diversités. Et ce matin, comme chaque matin, je regarde ma population s’éveiller, insouciante, à l’aube d’une nouvelle journée dont je suis la seule à pressentir qu’elle marquera le début de la crise la plus terrifiante de mon histoire.

La mer, ma fourbe sœur, ne m’a pas alertée. Plus agressives qu’à l’accoutumée, ses premières vagues affluent en début d’après-midi sous un soleil aveuglant. Gonflée par un vent féroce, la marée surprend quelques baigneurs qui parviennent de justesse à se réfugier sur mes terres, à l’exception de deux d’entre eux, happés par les flots déferlants.

De nombreux bateaux amarrés au port chavirent, les eaux se répandent à une vitesse prodigieuse et submergent mon sol. Les premières habitations sont rapidement touchées. La panique s’empare de ma population. Je vois des gens cavaler dans les rues inondées, s’abriter sur les toits des voitures, escalader des arbres, grimper au sommet des abribus.

Au bout d’une dizaine de minutes, les secours accèdent aux zones sinistrées. Une centaine de sapeurs-pompiers, répartis entre le port, la banlieue populaire et un terrain agricole, pompent les masses d’eau, entassent des sacs de sable, évacuent les personnes les plus vulnérables. Une résistance futile en regard de la puissance de la marée qui se propage déjà vers la Cité des coquelicots.

Sur place, une eau opaque, noirâtre, s’infiltre dans les immeubles. Devant l’urgence de la situation, une solidarité spontanée s’organise. Les aînés et les enfants sont mis à l’abri dans les appartements des étages supérieurs. Les résidents du quartier érigent, au pied des tours, des digues de fortune en empilant des commodes, des canapés, des armoires, des lits. Au bas des immeubles, des chaînes humaines évacuent l’eau qui noie les sous-sols, provoquant des coupures d’électricité.

Après des heures de lutte acharnée, l’effort commun parvient à enrayer l’inondation. Derrière les digues consolidées, les habitants des tours surveillent les eaux sournoises, prêtes à frapper à nouveau.

La mer a adressé à mes citoyens un simple coup de semonce. Le pire a été évité. Mais dans le regard des sinistrés, l’inquiétude prévaut.

Les caméras de la télévision locale sont les premières à atteindre la Cité des coquelicots. Arrivés trop tard, les secours se contentent de constater les dégâts matériels. Par chance, on ne dénombre aucune victime, mais la colère gronde parmi les habitants de la cité. Plusieurs d’entre eux clament aux journalistes leur sentiment d’avoir été abandonnés à leur sort. Pas un pompier, pas un policier, pas une ambulance ne leur est venu en aide. Plus que jamais, les occupants des tours se sentent relégués au rang de citoyens de seconde zone. Des moins que rien. Des dispensables. Des sous-hommes.

Depuis plusieurs semaines pourtant, les climatologues ont alerté les autorités sur l’imminence du danger. Avertissement que la mairie et le conseil municipal ont ignoré, estimant qu’une montée des eaux aussi fulgurante relevait de l’exagération la plus délirante. Certes, la catastrophe annoncée n’a pas eu lieu. Mais croyez-moi, vous ne perdez rien pour attendre.

Peu à peu, le calme revient. Au bas des tours, le sol absorbe les dernières traces de l’inondation. Les enfants sautent à pieds joints dans les flaques, transformant la zone dévastée en terrain de jeu. Dans quelques jours, il ne subsistera plus rien des flots qui ont submergé la Cité des coquelicots, le port, la banlieue populaire et le nord de mon territoire. Les gens reprendront leur routine, fatalistes face aux désastres qui s’abattent sur eux par intermittence. Les soucis du quotidien assourdiront les colères passagères, ils enterreront, jusqu’à la prochaine alerte, les spéculations météorologiques. C’est ainsi et je reste convaincue que, sans cette amnésie volontaire, les humains sombreraient dans une angoisse pétrifiante et suicidaire.

Pendant que ma population se remet gentiment de ses émotions, je remarque quelqu’un qui s’agite vers une digue à l’extérieur de la Cité des coquelicots. Le visage camouflé sous une jungle de cheveux et de barbe hirsute, un clochard enrobé dans un long manteau crasseux va et vient derrière les sacs de sable, guettant l’horizon où le soleil s’abîme dans une mer endormie.

Le vent emporte ses borborygmes. Des mots informes agonisent dans sa bouche pendant qu’il mouline des bras comme pour supplier

les vagues de revenir dans sa direction. Au fond de ses pupilles, je vois s’imprimer la vision des flots, plus hauts, plus forts, qui se déchaînent à nouveau sur mes terres et les engloutissent entièrement.

Le clochard jubile, sa peau s’électrise et de sa gorge grimpe un rire rauque, sauvage, au moment où, j’en suis l’unique témoin, il dresse les bras vers le ciel, réclamant l’avènement du grand déluge.

Je m’assoupis. Mon esprit divague. Il me ramène à un temps immémorial, un temps où vous n’existiez pas. D’autres créatures vivantes, disparues depuis, peuplaient mon territoire qu’aucune frontière ne limitait alors. Les seules lois qui me régissaient étaient celles des éléments, de la matière, du chaos originel.

Puis vous êtes apparus, vous vous êtes regroupés, vous avez défini toutes sortes d’artifices pour ne plus dépendre de moi. Vos croyances, vos tabous, vos règles, vos cultures ont contourné mes lois. Pour vivre ensemble, vous vous êtes inventé des chefs, des guides, des monarques, des empereurs, des généraux, des présidents, des papes pour lesquels vous avez troqué votre liberté contre une promesse de paix et de sécurité.

Ma population, elle, remet son destin entre les mains d’une figure d’autorité que les gens se contentent d’élire, à intervalles réguliers. Tous les quatre ans, ils en changent. C’est idiot, mais c’est ainsi qu’ils fonctionnent. Ils appellent ça un maire, une maire en l’occurrence.

Celle qui dirige ma communauté se nomme Pénélope Bloch. Son parcours, je le connais par cœur. Avocate en droit public, femme d’action, dotée d’une autorité naturelle, elle s’est laissé persuader de briguer le poste de maire moins par goût du pouvoir que par altruisme. Elle a mené sa campagne comme elle avait traversé ses études, guidée par un souci d’excellence et par le désir d’œuvrer pour le bien commun. Son franc-parler, son indépendance ont séduit les citoyens de ma cité et, à moins de quarante ans, elle est devenue la première femme, et la plus jeune, élue à la mairie.

Alors que les premières lueurs de l’aube réveillent mes habitants, j’observe Pénélope, comme chaque matin. Elle est seule dans le salon de sa maison cossue située au cœur du quartier résidentiel, en contrebas

de ma colline. Ses pas fouettent son tapis de course. Ses longs cheveux attachés balancent de gauche à droite. Elle court sans avancer, trempée de sueur, les yeux rivés sur la baie vitrée qui lui fait face. Le reflet de son visage effilé, d’une beauté austère, se superpose à mon panorama. Elle s’efforce d’ordonner les idées qui bourdonnent en elle. Pénélope est soucieuse. Je la comprends.

Ces dernières semaines ne lui ont rien épargné. Sa vie professionnelle comme sa vie privée ont été calomniées. Si elle tient debout, c’est grâce à une obéissance indéfectible à un programme qu’elle s’impose depuis la naissance de son premier garçon. Elle se lève à 5 h 30, entame un galop d’au moins dix kilomètres dans son salon, s’octroie une douche brève, brûlante, avant le réveil – aux alentours de 7 heures – de ses trois enfants, Adam, Max et Jack, âgés de quatre, six et huit ans. Une heure à elle, rien qu’à elle, pour se préparer à affronter sa journée. Celle qui se profile aujourd’hui promet de ne pas être des plus reposantes.

Au terme de son premier mandat, qu’elle exerçait avec éclat en concrétisant plusieurs projets d’envergure, parmi lesquels le réaménagement du centre-ville en zones piétonnes, l’inauguration d’un musée régional et un programme d’aides aux PME locales, Pénélope faisait figure de favorite à sa propre succession. Si je le pouvais, je voterais pour elle les yeux fermés. Seulement voilà. Sa réélection se présentait sous les meilleurs auspices avant que son mari ne démolisse ce qu’elle avait consacré tant d’énergie à consolider.

Depuis deux mois, les médias locaux se déchaînaient contre Pénélope Bloch en raison d’un scandale impliquant son époux, membre du conseil de direction d’une holding financière soupçonnée de blanchiment d’argent et de fraude fiscale. Le journal conservateur local, le Kernel Libre, avait révélé que la maire était soupçonnée d’avoir passé un appel à son mari. Pénélope avait reconnu sa maladresse, avouant qu’elle avait suggéré à son conjoint de démissionner au plus vite. Une enquête préliminaire pour violation du secret de fonction avait été menée sans qu’aucune preuve suffisante n’ait pu justifier l’ouverture d’un procès.

Le mal était fait. Pénélope restait éligible, mais suspecte. De nombreux élus municipaux exigeaient sa démission, sans prendre la peine, pour certains, de camoufler le sexisme de leurs attaques. Isolée au sein de sa propre majorité, la maire gardait la tête haute, même si

les sondages lui prédisaient une défaite cuisante aux prochaines élections. Qui plus est, son mari avait pris la fuite au moment d’une perquisition dans les locaux de son employeur. Une heure plus tard, on l’avait retrouvé mort au volant de sa Tesla encastrée dans un mur. Le fugitif venait de rendre Pénélope à la fois veuve et coupable, l’abandonnant aux suspicions accablantes.

Elle me fait de la peine. Elle ferait tout pour moi et je ne peux même pas lui tendre la main. Je souhaiterais tant lui dire que ses efforts n’ont pas été vains, que ce qu’elle a entrepris n’a pas abouti à un monumental échec, que je me sens mieux avec elle à ma tête, que je l’admire, que je l’aime.

Pénélope ne m’entend pas. Son regard choit sur ses pieds qui martèlent le tapis roulant avant de s’arrêter. Elle relève la tête, ferme les yeux, sa respiration se fait plus profonde. Elle se concentre pour évacuer à chaque expiration les pensées négatives qui l’accablent.

Lorsqu’elle rouvre ses paupières, son reflet lui renvoie l’image qu’elle n’a cessé de cultiver, celle d’une femme déterminée, combative, sans faille. Dans quelques heures, elle affrontera les membres du conseil municipal qu’elle a convoqués pour discuter des mesures à adopter face à la récente inondation. Pénélope sait qu’il s’agit du dernier défi qu’elle aura à relever. Elle n’a pas droit à l’échec. Il faut réussir, sauver les apparences, garder une chance, même infime, que la postérité se souvienne d’elle pour autre chose que pour les erreurs de son époux.

Après avoir confié ses enfants à leur nounou, Pénélope Bloch arrive devant la bâtisse imposante, néoclassique, de l’Hôtel de Ville. Elle entre et gravit, d’un pas vif, l’escalier majestueux orné d’une fresque murale où tous ceux qui ont fondé ma cité des siècles auparavant paraissent la jauger.

Parvenue à l’étage supérieur, elle s’engage dans un long couloir, s’approche de l’entrée de la salle de réunion et s’arrête devant la porte massive, le temps de rassembler son courage.

Pénélope se décide à pénétrer dans le lieu bondé, le regard droit, imperturbable. Saluant ses adjoints d’un geste furtif de la tête, elle va s’asseoir à l’extrémité de la vaste table de réunion triangulaire qui occupe l’espace. Ses yeux ne fléchissent pas tandis qu’elle parcourt la cinquantaine de visages défiants des membres du conseil réunis autour de la table. Pénélope absorbe l’hostilité qui imprègne la salle, elle attend le silence absolu avant de prendre la parole.

Une fois les derniers murmures éteints, elle s’adresse à l’assemblée, d’une voix posée, mais ferme. La maire souligne d’emblée le caractère alarmant de la situation, précisant que l’inondation que j’ai subie n’est rien en comparaison de ce qui est arrivé à d’autres régions de la planète, submergées par la brusque montée des eaux. Des capitales ont été ravagées. Des villages ont été rayés de la carte. Des îles ont disparu en un clin d’œil. Pénélope adjure ses collègues de mettre leurs querelles partisanes entre parenthèses pour trouver une solution rapide et efficace contre de futures catastrophes.

Les différents groupes politiques s’invectivent aussitôt dans un brouhaha cacophonique. Les écologistes vocifèrent que personne n’a daigné prêter la moindre attention à leurs avertissements répétés.

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