Pratiques féminines et arts electroniques

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Séverine HETTINGER

PRATIQUES FÉMININES ET ARTS ÉLECTRONIQUES Mémoire de master 1 création et recherche à l’épreuve de l’art contemporain Cours E. Chiron

Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne UFR 04 arts et sciences de l’art SEPTEMBRE 2006


Séverine HETTINGER

SOMMAIRE

INTRODUCTION

I - NAISSANCE D’UNE VIDÉO FÉMINISTE :

PRATIQUES FÉMININES ET ARTS ÉLECTRONIQUES : origines, féminisme, perspectives

1.1 - Contextes sociaux et politiques 1.2 - Performances, body art et vidéo 1.3 - Nancy Holt, sculpteur et vidéaste : un cas à part.

II - À TRAVERS PIPILOTTI RIST 2.1 - Résurgences d’une vidéo féministe 2.2 - Représentations et déconstructions

III - LA TECHNOLOGIE DANS L’ART DES FEMMES 3.1 - Petite histoire du cyberfeminisme 3.2 - Sadie Plant et la symbolisation féminine 3.3 - VNS matrix et l’ordre technico-sexuel

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

ANNEXE travaux personnels 1


Dyonisiac, lors d’un dialogue avec Bustamante, sous entendaient qu’il existerait une essence féminine et une essence masculine, que les hommes par nature seraient indépendants, posséderaient un esprit de conquête tandis que les femmes seraient naturellement peu enclines au changement, se renouvelleraient peu, s’enfonceraient dans un système. De plus, l’exposition Dyonisiac au Centre Pompidou, à Paris, en 2005, a suscité de vives émotions chez femmes et féministes françaises : l’évènement prétendait présenter de jeunes artistes prometteurs mais ne comptait aucune artiste. Si ce dossier porte sur les pratiques féminines dans les arts électroniques, la lecture de ces pratiques reste dépendante d’une histoire de la pensée féministe. Peggy Phelan donne une définition à la fois globale et personnelle du féminisme qui est selon elle : « est la conviction que la différence des sexes a été et continue d’être une catégorie fondamentale de notre système culturel. De plus, ce système est globalement favorable aux hommes, au détriment des femmes 2 ». À la suite de faits similaires à celui de 2005, il est intéressant d’observer que la polémique quant à la juste représentativité des femmes dans la milieu de l’art est loin d’être éteinte et reste actuelle. C’est INTRODUCTION

à la suite de faits identiques qu’une recherche sur les pratiques féminines se justifie, tout en considérant que ce n’est pas tant à cause de leur sexe que le travail de ces femmes est choisi ici mais plutôt parce qu’actuelle-

Constituer un dossier spécifique sur les pratiques féminines dans les arts électroniques pourrait susciter

ment elles continuent à constituer une minorité dans un monde de l’art exclusivement masculin. L’idéal étant

plusieurs questions. En premier lieu une question se pose : quant est il de la légitimé d’une telle démarche qui

bien sûr de ne plus être obligé d’avoir recours à cette différentiation des sexes pour légitimer des travaux.

singularise un groupe d’artistes donnés en fonction de son sexe ? La tentative de forger une grille de lecture

Outre ces faits, en Europe, depuis deux décades, les femmes sont de plus en plus nombreuses dans le

de l’oeuvre en fonction du sexe ne serait elle pas réductrice ?

champ artistique. « On pourrait même dire qu’un courant général les propulse sur le devant de la scène artis-

Ces questions ont été déjà posées dans les années 1970 par toute une critique d’art féministe, comme

tique. C’est un mouvement qui implique de manière positive un constat de l’existence des femmes artistes et de

on le verra plus loin et si depuis quelques années des rétrospectives sont consacrées à des artistes femmes, en

l’intérêt de leurs oeuvres mais qui est tardif. 3 ». Dès les années 80 Les guérillas Girls ont incarné la mauvaise

France on peut citer Nan Goldin (2002) et Sophie Calle (2003) au Centre Pompidou, le terrain n’en demeure

conscience d’un marché de l’art exclusivement masculin et ont su rendre responsables les collectionneurs,

pas pour le moins mouvant comme le prouve ce fait, divers, arrivé récemment : en 2005 la polémique a été

conservateurs et commissaires d’exposition.

ravivée dans le milieu artistique parisien, l’artiste Orlan a pointé du doigt les propos de Jean-Marc Bustamente publiés dans une monographie consacrée à ce dernier, parue chez Flammarion :

Les pays anglo-saxons ont été plus précoces et s’y effectue depuis les années 70 une vaste recherche autour de la question féminine qui a abouti à l’élaboration de genders studies se traduisant approximativement

« Oui, l’homme a besoin de conquérir des territoires, la femme trouve son territoire et elle y reste ; alors que les femmes cherchent un homme, un homme veut toutes les femmes. La femme, dès qu’elle a trouvé

en français comme études de genre. Celles ci sont maintenant devenues un champ d’études à part entière et continuent d’influencer d’autres champs disciplinaires. Pour les féministes anglo-saxones le genre désigne

son territoire, elle y reste, d’Agnes Martin à Tracey Emin. Les hommes sont toujours dans la recherche de

le sexe social, c’est à dire l’ensemble des traits psychologiques, rôle et statuts attribués dans chaque

territoires vierges. » Ou encore : « Les hommes prennent des risques beaucoup plus grands, comme d’être

société aux individus selon leur sexe biologique. C’est dans cet élan féministe anglo-saxon des années 70

détesté, d’être dans la polémique, d’être longtemps dans des champs difficiles. »1

que s’est construite toute une critique féministe de l’histoire de l’art dont l’une des représentantes principale-

Ces propos, recueillis par Christine Macel, conservatrice au centre Pompidou et commissaire de l’exposition 1. DAGEN, Philippe.- « Bustamante, l’art et les femmes ».- Le Monde, 14 mars 2006.

2. PHELAN, Peggy.- Art and Féminisme.- Paris : Phaidon, 2005, p.18 3. MARSAUD PERRODIN, Roselyne.- « Elles ».- Ontologie de l’oeuvre d’art, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 1997, p. 102.

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ment connue en France est l’historienne de l’art Linda Nochlins. En 1971, Linda Nochlin écrivait son premier

1970. La technologie dans l’art ouvre dans le cadre des pratiques féminines un autre type de question : celle de

article « féministe » dont le titre annonçait une polémique nouvelle : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes

la relation sociale des femmes à la technique. Un dossier sur les pratiques féminines dans les arts électroniques

artistes femmes ? ». Des années plus tard, cet article sera développé et accompagné d’autres textes, écrits sur

ouvrent des questions se situant aux croisements entre l’art, la technologie et l’étude des genres. Toutefois

une vingtaine d’années Femmes, art et pouvoir et autres essais (1990-1993). Dans cet ouvrage, Linda Nochlin

la question est vaste - nombre de femmes ont utilisé la vidéo et les nouvelles technologies - et ce dossier ne

déconstruit l’idée vulgairement galvaudée selon laquelle il n’y aurait pas de génie féminin c’est à dire que les

sera ciblé que sur quelques artistes dont les travaux peuvent se répondre des années 1970 aux années 2000.

femmes procréeraient et les hommes créeraient des oeuvres d’art. Ce serait pour cette raison que l’histoire de l’art n’aurait pas retenu le nom de grandes artistes femmes. Parallèlement elle se demande pourquoi il n’y a

Dans les années 70 une vidéo dite féministe née de l’art de la performance et du body art s’est imposée

pas eu non plus d’aristocrates artistes si ce n’est à quelques exceptions près comptées parmi Degas et Toulouse

: interrogations liées à l’identité, au corps et aux tabous sexuels figés par une société patriarcale étaient de

Lautrec. Le tempérament aristocrate serait-il tout aussi étranger au génie créatif que le tempérament féminin

mise. Au début des années 1990, de jeunes vidéastes, telle Pipilotti Rist, lasses des perspectives déconstruc-

? Comme réponse elle développe tout un argumentaire qui démontre en quoi les conditions sociales et écono-

tivistes des années 1980 ont revisité et redécouvert l’art des pionnières des années 70. Les vidéos de Pipilotti

miques, le milieu, les sous groupes d’appartenance, la période historique sont déterminants dans la possibilité

Rist sont d’une technologie sophistiquée et avec l’entrée de la technologie en art beaucoup de femmes actuel-

d’une carrière artistique. Linda Nochlin a ainsi déconstruit le grand mythe de l’individu créateur intrinsèque-

lement se sont appropriées les nouveaux médias.

ment doué pour l’art.

« ... un grand travail de recherche a été amorcé depuis trois décennies (...) afin d’évaluer et réhabiliter la contribution des femmes artistes à l’histoire de l’art au cours des siècles. Une idéologie patriarcale déterminante, subie ou admise par les femmes, la mise à disposition de moyens de productions de l’art réduits, de fausses attributions d’oeuvres à des hommes, des destructions, des obstacles institutionnels, ont diminué le rôle que les femmes ont joué dans l’histoire de la création. »4

Les travaux de Linda Nochlin ainsi que ceux d’autres universitaires américaines ont fait le bilan des connaissances sur la peinture des femmes et ont ouvert l’histoire de l’art aux sciences sociales.

Une question construite d’une manière similaire à celle qui introduit ce texte se pose : quelle est la légitimité d’un dossier qui se focaliserait sur les pratiques féminines exclusivement dans les arts électroniques ? L’art électronique est un art qui fait appel à des technologies dites avancées, telles que l’informatique, le laser, la vidéo, l’holographie et certains moyens de communication 5. Les arts électroniques sont donc liés dans le temps à l’évolution technologique, de la caméra analogique aux médias numériques actuels, c’est dans cette évolution là qu’il est intéressant d’y étudier l’inscription de pratiques féminines. L’ évolution technique a été suivie parallèlement de toute une révolution féministe artistique amorcée dès les années 19604. Ibid., p 102. 5. POPPER, Franck - L’Art à l’âge électronique.- Paris : éd. Hazan, 1993, 192 p.

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I - NAISSANCE D’UNE VIDÉO FÉMINISTE :

étudiante, la remise en cause des relations hommes-femmes et de l’ancienne moralité notamment à travers la

Contextes sociaux et politiques Performances, body art et vidéo Nancy Holt, sculpteur et vidéaste : un cas à part.

instrument que se sont très vite appropriées les artistes féministes comme vecteur de diffusion et de création.

libération sexuelle, le culte du corps, la découverte de la drogue etc... La vidéo a constitué dès le départ un

Une vidéo féministe est née qui allait s’étendre des années 70 au début des années 1980. Souvent il s’agissait de documentaires qui « ... Faisaient pendant à des projets féministes dans d’autres domaines , qui mettaient en oeuvre des techniques réalistes pour décrire le contexte social dans lequel vivaient les femmes [...] c’est à dire des femmes non idéalisées, conformes aux expériences vécues par des femmes, plutôt que modelées sur les fantasmes masculins. »6 La plupart de ces femmes, ne pouvaient, faute de moyens, avoir accès à une technologie de luxe, trop coûteuse. Dans un texte de 1986 Sherry Millner, vidéaste et artiste du milieu des années 70 mentionne : « peu de femmes encore ont la possibilité d’accéder aux moyens de production. Les médias bon marché portent, pour les femmes, les promesses d’un accès plus large et plus immédiat, et tout particulièrement pour celles qui ne peuvent pas suivre des formations professionnelles et utiliser du matériel sophistiqué »7 Certains artistes se sont servis de cette indigence technique pour en tirer une esthétique propre « Le coté désinvolte de la plupart des vidéos et des films à petits budget leur permet de se moquer des prétentions

1.1 - CONTEXTES SOCIAUX ET POLITIQUES

D

à la culture commerciale ou, mieux encore, de la remettre en question. »8 L’image vidéographique était alors considérée comme triviale par son lien à la culture de masse et aux

accessible et cette composante économique a permis à de nombreux artistes dont le travail concernaient de

médias populaires. La vidéo restait une pratique en marge du marché de l’art, ce médium peu exploité ren-

près ou de loin la performance de s’emparer du nouveau médium. Nam June Paik était

contrait à point les pratiques féministes elles mêmes marginales. Insensibles aux milieux de l’art officiel, sur

À l’époque, la vidéo n’était pas reconnue dans le champ artistique et constituait une pratique militante en marge du marché de l’art. L’inclusion de performances ou d’actions dans une vidéo a constitué un mode nouveau de diffusion et de création. L’apparition d’une vidéo artistique a côtoyé la naissance de mouvements libéraux dans les années 1960-1970 qui bouleversaient la structure de la société de l’époque : la guerre du Vietnam (1961-1975), l’affrontement avec le bloc communiste, le mouvement des droits civiques, la lutte

6

lesquels ces femmes ne pouvaient de toute façon exercer que peu d’influence, nombreuses furent-celles qui se tournèrent vers la performance et les happenings car il s’agissait de pratiques encore non soumises aux proYves, KLEIN, les pinceaux vivants, 1958

NAM JUNE PAIK - Magnet TV - 1965

caméra portapak

l’un des premiers artistes à s’acheter une caméra vidéo .

NAM JUNE PAIK & Charlotte MORMAN TV bra for living-sculpture - 1969

ès la fin des années 60 la caméra portable portapak a été lancée sur la marché par Sony à un prix

tocoles conventionnels des milieux artistiques. Cela peut surprendre si l’on réfléchit au sexisme qui a marqué les premiers happenings, Yves Klein sans jamais se maculer lui même utilisait le corps de femmes comme pinceau vivant. Laura Cottingham dans son reportage vidéo sur le mouvement féministe californien et new yorkais des années 1970, Not for Sale (Pas à vendre), suggère que le seul point commun des artistes féministes était la conviction que le sexisme imprégnait et déformait le monde de l’art - de la critique du marché - et qu’il aveuglait les conservateurs, incapables de voir, et plus encore de présenter l’art des femmes. 6. GEVER, Martha « Histoire polémique de la vidéo féministe » in La vidéo entre art et communication, Paris : édition de l’École Nationale Supérieure des Beaux Arts, 1997, p.168 7. Ibid., MILLNER, Sherry. « Les médias bon marché : Prendre le controle de nos images et de nos vies, 1986 ».- , p.76 8. Ibid., p. 77.

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Nombreuses furent les artistes femmes dans les performances qui voulaient transgresser les tabous

Est-ce qu’ une femme peut avoir une autorité intellectuelle et publique tout en étant nue et en parlant ? Est-ce que l’apport de la lecture a moins d’impact quand elle est nue ? Quels sont les multiples niveaux de malaises, plaisir, curiosité, érotisme, fascination, acceptation ou rejet qui sont activés dans l’audience ? »10

entourant le corps et la sexualité féminine. La transgression se révélait être une dynamique centrale de la performance féministe.

Le nu féminin est l’un des genres les plus connus dans l’art occidental. La femme fut traditionnelle-

E

ment modèle pour l’artiste, représentée, « pygmalionnée » par ce dernier. Il n’est pas inutile de dire ici que

n 1975, dans Interior Scroll (Rouleau intérieur), en répartie aux commentaires de

nombre de modèles entretenaient des rapports de nature amoureuse avec l’artiste, la femme avant d’être mo-

critiques masculins glosant sur le « désordre personnel » et la « persistance des sentiments

dèle était objet de désir. Une femme nue, c’est à dire une femme qui s’offre au désir de l’autre, peut elle être

»9 dans son oeuvre, Carolee Schneemann, nue et complètement barbouillée de peinture, dé-

un sujet pensant ? une femme dévêtue peut elle être crédible? Ce sont ces questions se posent inévitablement

clama à haute voix un texte écrit sur une bandelette qu’elle extirpa de son vagin comme un

derrière le discours de Schneemann.

cordon ombilical crypté. Ce geste à la résonnance archaïque sonnait comme une nouvelle

La performance était une pratique qui permettait à ces femmes de lier politique, individualité et diffé-

loi accouchée du sexe de la femme. Cette performance théâtralisait le choc que ressent un

rence. Autour de la sexualité, du corps et de l’identité d’autres questions étaient abordées. Dans cette même

public devant une femme blanche nue et maculée en train de lire. Cela s’inscrivait comme

perspective différentialiste Adrian Piper, artiste afro-américaine (née en 1948) concevait des performances

une provocation féministe à l’idée patriarcale selon laquelle les femmes peuvent être lues et interprétées. Il

de rue qui abordaient à la fois les problèmes de races, du genre sexuel et la manière dont les préjugés étaient

s’agissait pour Carole Schneemann de reprendre possession de son corps, de changer le statut, le regard porté

abordés. Dans Catalysis III (1970) les vêtements recouverts de peinture blanche, portant un écriteau « pein-

sur les femmes en différenciant corps masculins et corps féminins, ce qui constituait alors un féminisme es-

ture fraîche » elle se rendit dans un grand magasin acheter gants et lunettes de

sentialiste exclusivement américain. Le féministe essentialiste est une branche du féminisme : Les essentialistes ou encore appelées différencialistes considèrent que la féminité est innée, elles se battent pour l’égalité des droits. Il est actuellement considéré comme dépassé par un féminisme dit postmoderne ou encore deconstructionniste. Les essentialistes pensent, comme Luce Irigaray dans Je, tu, nous, (1990) qu’il faut aboutir à l’inscription de droits sexués équivalents mais forcément différents devant la loi. Fouillant l’identité féminine et donc influencé par la psychanalyse, ou plutôt par la critique de la psychanalyse elles mettent en avant

soleil. Catalysis répondait malicieusement aux modèles-pinceaux des happe-

Adrian PIPER, Catalysis III, 1970.

Carolee SCHNEEMANN, Interior Scroll, 1975

1.2 - PERFORMANCES, BODY ART ET VIDÉO

nings d’Yves Klein. Le féminisme portait donc en lui des questions non seulement liées aux genres mais aussi à la différence. Pour Lucy R. Lippard cet aspect était essentiel « L’important c’est la différence, mais pas seulement le différence des sexes. Nous exerçons rarement notre perspicacité sur la représentation et les stéréotypes sur les femmes hors de la minorité ( globale ) blanche ; des artistes de couleur commencent seulement à être incluses dans des articles et des expositions

une « spécificité féminine » tenant lieu de différence. Cette différence serait l’une des fondations essen-

traitant des « différences » et des sexes. »11 Le body art et la performance féministe portaient donc en son sein

tielles de l’humanité.

des questions qui s’étendaient à tout ce qui pouvait faire figure de minorité et de différence. Ces pratiques allaient se scénariser dans la vidéo. La vidéo féministe regroupe à la fois documentaire politique, fiction et vidéo

Dans Naked Action Lecture Carole Schneemann effectue, nue, une lecture en public, en posant une

peformative.

série de questions :

Marina Abramovic (née en 1946) utilise la vidéo à dans des fins politiques et sociales. Si elle ne déclare « Est-ce qu’un art historique peut être celui d’une femme nue ? 10. Ibid., p.114 11. LIPPARD, Lucy R. « Les deux bords maintenant : une reprise » p.194 in L’ontologie de l’oeuvre d’art, Rennes : Presses universitaires de Rennes

9. PEARL, Lydie.-Corps, sexe et art : Dimension symbolique.- Paris, L’ Harmattan, 2001 p.113

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pas particulièrement son travail « féministe » comme l’exprime Peggy Phelan « cela ne veut pas dire que leurs oeuvres soient « non » féministes »12. Abramovic est une artiste d’origine yougoslave dont la majeure partie du travail est concentrée sur des actions et performances où le corps joue un rôle prépondérant. Ayant longuement voyagé et travaillé avec son compagnon Ulay, toute leur oeuvre commune est basée sur la mise en scène et la recherche du lien entre l’homme et la femme, l’Est et l’Ouest. Sans cesse dans ses vidéos performatives le couple va pousser aux extrêmes son potentiel physique et mental. Cadrés de profil dans une action de face à face, dans AAA/AAA, Marina Abramovic et Ulay crient l’un après l’autre et se giflent dans une mise en scène

Marina ABRAMOVIC et ULAY, AAA/AAA, 10’20’’, PAL, 1978

de la guerre des sexes, la ligne des profils dessine alors la violence des cris autant que le son qui en restitue la puissance et l’intensité.

pôle opposé et privilégie une expérience viscérale et instinctive, il finit par lui répondre « Je n’ai jamais lu de livres; je suis juste sorti dehors et ai regardé les nuages (...) Pourquoi ne cesseriez vous pas de penser pour commencer à ressentir ?» On remarque que dans cette vidéo les préoccupations dominantes ne sont pas celle d’une guerre des sexes mais se portent d’une façon binaire sur des clivages sociaux et des stéréotypes de genre - non sexuels entre l’est et l’ouest américains, l’instinctif et le rationnel. Si Nancy Holt ne situe pas son travail dans une perspective féministe il est intéressant de relier indirectement les questions soulevées dans sa vidéo à la politique féministe : Ces dichotomies que l’on rencontre habituellement dans notre culture occidentale et qui séparent l’intuitif du rationnel, l’esprit du corps, l’organisme de la machine, l’artisanal de l’art, le public du privé, la nature de la culture, les hommes des femmes, le primitif du civilisé sont considérés comme les vecteurs d’une domination idéologique patriarcale et ont été remises en cause par le féminisme. Nancy Holt figure parmi l’une des rares femmes du land art. Ses Suns Tunnels (1973-1976) réalisés dans le désert de sable du Grand Bassin de l’Utah restent l’une des icones du land art américain. Ses vidéos se situaient entre films expérimentaux traitant à la fois du paysage et du déplacement et des documents témoi-

1.3 - NANCY HOLT

I

gnages de son oeuvre. Ancienne compagne de Robert Smithson, souvent mentionnée comme la veuve de ce

l était important dans ce dossier de faire une parenthèse sur une artiste femmes vidéaste des

années 1970 parmi celles dont l’objet de recherche artistique n’était pas l’identité féminine. Nancy Holt est une artiste américaine née en 1938 dont l’oeuvre protéiforme regroupe films, vidéos, photographies, livres d’artistes et earthworks. Avant de devenir sculpteur Nancy Holt était photographe, en 1969 avec Robert Smithson elle réalise une première vidéo, totalement improvisée « East Coast/ West Coast » qui illustre à travers la mise en présence de caractéristiques propres à l’Ouest ou à l’Est des États Unis, les similitudes et les antagonistes de la vie d’artiste dans deux lieux différents. Sur un mode humoristique Nancy Holt et son « invité » Robert Smithson débatte de leurs points de vue respectifs et opposés : l’artiste new yorkaise intellectuelle et crispée fait face au californien fraîchement débarqué. Ce dialogue met en scène les clichés et les stéréotypes fondés sur une vision de l’art « bi-costal », c’est à dire à un art qui serait spécifique à la côte d’où l’on se situe. À propos de ces clichés si fortement répandus, Peggy Phelan écrit « j’espère qu’ils auront raison de la version simpliste de l’histoire de l’art féministe aux États Unis, selon laquelle l’art conceptuel (sous entendu : intelligent) provenait de la côte est, et de l’art intuitif et militant (sous-entendu : non intellectuel) de la cote ouest»13. Pendant que Holt fait part d’une pensée systématique, Smithon se situe à un 12. PHELAN, Peggy.- Art et Féminisme.- Paris : Phaidon, 2005, p 12 13. Ibid., p 12.

dernier, Nancy Holt est cependant très peu connue pour son oeuvre, pourtant considérable. On ne lui connaît pas encore de monographie personnelle. Le féminisme essentialiste américain lui a souvent reproché dans son travail un maniement abusif et masculin de la nature, « dans un numéro de Art International de 1978 Martha McWilliam Wright caricaturait l’image héroico-masculine du earthwork-artist debout seul dans le désert à coté d’un bulldozer et d’un camion à benne, le poing levé maudissant l’univers. »14. En effet une certaine vision du land - artiste peut être érigée : cette modification du paysage, cette intervention directe sur la nature, un brin prométhéenne à l’image des spirales jetty (1970) ou spirales hill (1971) restitue l’image de l’homme dominant la nature dominée. Les earthworks d’Ana Mendieta (1948, 1985) ont été eux conçus dans une perspective essentialiste. Anna Mendieta a produit des performances et des sculptures in situ qui mettent en scène la mort et la dissolution puis la renaissance grâce à la réintégration dans le corps maternel de la terre. Elle façonnait des matériaux naturels pour leur donner des formes abstraites. La vidéo faisait partie intégrante de l’art de Mendieta et Fuego de Tierra (1987) est une vidéo narrative à portée documentaire sur la vie de Mendieta, exilée cubaine, qui traitent des rapports sociaux et des questions d’identité. Hormis des entretiens avec ses proches le film comprend des séquences filmées par Mendieta qui montrent l’interaction entre certaines de ces formes sculptées et divers éléments ( poudre inflammable, marées, etc...). 14. GROSENICK, Uta .-Women artists.- Paris : Taschen, 2003, p 228

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Le body art et la performance ont accompagné la naissance d’une vidéo féministe dans les années 1970

II - À TRAVERS PIPILOTTI RIST :

qui va s’étendre au début des années 1980 se présentant sous des genres hybrides et expérimentaux : vidéo performative, questions d’identités et politiques, documentaires.

Résurgences d’une vidéo féministe

Dans les années 1980 « beaucoup d’artistes féministes influencés par le post-structuralisme, la psy-

Représentations et déconstructions

chanalyse et la théorie dite du « sulbaterne » se démarquèrent en partie du premier mouvement féministe »15 . L’essentialisme et son « universel féminin » fut remis en cause. Les représentations furent jugées responsables de l’oppression des femmes et un discours deconstructiviste naquit. Toutefois certaines jeunes artistes des années 1990 comme Pipilotti Rist redécouvrirent les questions posées par les essentialistes qui avaient eu la témérité de dire qu’on pouvait établir un lien entre images visuelles et expériences du corps.

Pipilotti RIST, Pickelporno, 12’ PAL 1992

15. Op. cit. p.11

2.1 - RÉSURGENCES

O

n retrouve chez Pipilotti Rist (née en 1962), artiste suisse, un héritage assumé de ses aînées. Pic-

kelPorno (1992) se situe dans la volonté de fonder une imagerie culturelle érotique de femme, de faire du corps de l’homme un objet de désir positif et créatif. On retrouve antérieurement une démarche similaire chez Valie Export dans les années 1960-1970. Valie Export était préoccupée par la conquête d’espaces libres, de son nom de femme et d’artiste à son corps, en passant par son sexe, objet alors de tous les tabous sociaux et sexuels. L’artiste se lançait dans la déconstruction de représentations normatives de la femme dans la société allemande des années 1970. Elle tenait à rendre à celle ci un statut de sujet désirant qui cessait de n’être qu’un objet désiré. Si l’on retrouve dans Pickelporno la même volonté de donner une image de la femme active dans sa sexualité et gourmande de ses sensations amoureuses Pipilotti Rist célèbre aussi les jeux amoureux entre homme et femme qui restent dans cette vidéo très éloignés d’une supposée guerre des sexes. De 12

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très gros plans sont réalisés sur les corps dénudés fragmentant les zones corporels, génitales et autres dans

2.2 - REPRÉSENTATIONS ET DÉCONSTRUCTIONS

nographique les corps flirtent en apesanteur dans des gazes colorés à l’opposé d’une imagerie télévisuelle

I

’m not the girl who misses much débute par un générique sur fond rouge et saturé. Un plan serré

géographie corporelle à la géographie naturelle. La découverte du corps sexué se fait comme une promenade

s’ouvre sur Pipilotti chantonnant les paroles légèrement modifiées d’une chanson de John Lennon “ Happiness

dans un paysage charnel. Pipilotti crée ici une femme libre qui va chercher et proposer à l’homme un céré-

is a Warm Gun “. Pipilotti danse et s’agite furieusement en se rapprochant parfois d’une façon obséquieuse

monial amoureux. Le corps libre de Pipilotti l’est encore dans Mutaflor (1996) : les mouvements de caméra y

de l’objectif. L’image est floue et glacée comme une photo de mode, le son altéré et mal audible, les zooms

sont aquatiques et nous plonge à répétition, dans un espace incertain: l’intérieur de la bouche de l’artiste nue

sont saccadés, d’avant en arrière, l’image parfois se pixellise, la répétition de la phrase redouble en vitesse

qui se transforme vite en un gouffre absorbant dont la sortie se fait naturellement par l’un des orifices naturels

comme les mouvements exagérés de la silhouette trépidante, marquée par une tache rouge vif à l’endroit de la

du corps. Cette exploration métaphorique des parties intérieures de l’artiste n’est pas s’en rappeler L’Interior

bouche maquillée. Les paroles ont été condensées au montage par accélération de la bande son et sont répé-

Scroll de Schneemann qui ouvrait selon l’expression freudienne, le continent noir féminin au public. Cette

tées absurdement durant toute l’action. Chez John Lennon ces paroles ne sont citées qu’une seule fois tandis

performance était militante à l’époque : la vidéo de Pipilotti, douce, aqueuse, sans véhémence aucune doit

que chez Pipilotti il y a le passage du “she” au “I”, “ she is not a girl ” passe à “ I’m not the girl ”. À propos

beaucoup à cette période qui a délivré le corps féminin de ses zones interdites.

de cette modification Peggy Phelan17 fait remarquer que dans une interview Pipilotti raconte : “ Enfant, je rê-

La fille de I’m not the girl who misses much (1986) semble à l’opposé de la femme

vait d’être la réincarnation de John Lennon “. En psychanalyse ce souvenir, cette réminiscence renverrait au

de PickelPorno. Le personnage de I’m not ... est contenue dans un carcan vestimen-

complexe de castration. La fillette par une découverte fortuite s’aperçoit que le petit garçon possède un pénis

taire de normes M.T.V. Revêtue d’une robe étriquée, les seins presque totalement

et que chez elle selon l’expression freudienne il n’y a « rien à voir ». Cette expérience serait vécue comme

dénudés par un décolleté pigeonnant elle s’agite frénétiquement devant l’objectif de

une dépossession et une castration effective qui entraînerait une frustration chez la fillette. Il a été reproché

la caméra, et finit par glisser s’écrouler au sol comme une poupée de chiffon. La vidéo performative I’m not the girl who misses much semble être un hommage accéléré au Freeing the Body (1975) d’Abramovic, dans lequel l’artiste dansait si furieusement au rythme d’un tambour qu’elle finissait par s’écrouler. Peggy Phelan fait remarquer que les années 90 voient la nouvelle génération d’artistes femmes redécouvrir les oeuvres des artistes des années 1960 et 1970. Ce retour aux sources de l’art féministe semble être une réaction à des artistes des années 1980 tel que Mary Kelly, Barbara Kruger et Sherrie Levine dont le style fut jugé didactique et froid. « Les jeunes femmes des années 1990 (...) redécouvraient le radicalisme politique, le plaisir viscéral des images et des matières, en prise directe avec l’expérience subjective ».

16

:

En effet on retrouve dans les images de Pipilotti Rist une esthétique de la sen-

sation : tout semble concorder à l’expression de la beauté comme gratuité au delà de concepts purement intellectuels : couleurs acidulées, balayage électronique, sur pixellisation, incrustations, imageries poétiques.

Pipilotti RIST, I’m not the girl who misses much, 5’ PAL, 1986

Pipilotti RIST, I’m not the girl who misses much, 5’, 1986

pornographiques où les corps pèsent lourdement. La sexualité est ici présentée par des métaphores liant la

à la doctrine freudienne un phallocentrisme aveugle qui servirait la domination des femmes par les hommes. Judith Butler, elle, rappelle que la psychanalyse n’est pas une science exacte et dénonce le phallocentrisme freudien selon elle inacceptable. Le sexe biologique serait autant que le genre une construction sociale. Il n’y aurait rien de plus construit que le naturel. Judith Butler avance l’hypothèse que le genre ne serait qu’une performance sociale apprise, répétée, et exécutée telle celle jouée par Pipilotti dans I’m not the girl who misses much. Butler reprend la théorie de Joan rivière selon laquelle la féminité serait une mascarade. Pour Butler le travestissement devient la stratégie par excellence qui permet de montrer la séparation de l’être et du paraître. Par le travestissement, la personne se rend compte de la performance à laquelle elle se livre tel Pipilotti dans ses vidéos ou encore Cyndi Sherman dans ses Film Still. Peggy Phelan fait remarquer que l’arrangement vidéo, ce plan rapproché sur le visage de Pipilotti Rist dans I’m not the girl who misses much n’est qu’une redondance d’un plan précédemment employé d’une vidéo de 1988 Entlastungen. Entlastungen ou Pipilottis Fehler à en17. HANS Ulrich Obrist, PHELAN Peggy , BRONFEN Elisabeth , SEXTON Anne , BRAUTIGAN Richard.- Pipilotti

16. in art et féminisme p.11

édition Phaidon, 2002. 14

15

Rist.-

Pipilotti RIST, Entlastungen ou Pipilottis Fehler, 8’ PAL, 1988

une esthétique qui pourrait rappeler celle du porno. Toutefois si la manière de filmer rappelle l’industrie por-


tendre comme les erreurs de Pipilotti met en scène une Pipilotti qui ne cesse de chuter. Après chaque injonc-

Une réciproque du charme s’installera : médecins insatiables des images de « l’hystérie », hystériques toutes consentantes, surenchérissant même en théâtralités des corps. C’est ainsi que la clinique de l’hystérie devint spectacle, invention de l’hystérie. » 18

tion d’une voix off féminine, autoritaire et monocorde comme un récital apocryphe, Pipilotti chute et semble perdre connaissance : peut être est elle en proie à un choc dû aux mots prononcés ? Des images plus tard on la voit prendre d’assaut une palissade et incapable de surmonter l’obstacle, dès l’injonction, s’écroule.

Didi Hubermann rapporte que le jeune Freud, en visite chez Charcot, eut entendu ce dernier

“ Entlastungen ” mot allemand, pourrait se traduire en anglais par “absolutions”, en français il se tradui-

sous entendre que l’hystérie était de cause sexuelle. Freud s’était alors étonné que Charcot, connaissant

rait par “disculpations” qui renvoie à tout un champ lexical théologique autour de la notion de culpabilité. Ces

la source du problème, la garda secrète. L’hystérie est une construction sociale qui a servi à consolider

injonctions pourrait elle culpabiliser Pipilotti au point de l’empêcher de tenir debout ? La thèse de la culpa-

le mythe d’un féminin, des représentations de ce continent noir selon l’expression freudienne. Au XIX

bilité féminine a une longue histoire dans la tradition occidentale de Pandore à Eve et fut longtemps associée

e

à la définition du féminin. La culpabilité est fortement liée à l’hystérie dans le diagnostic freudien. Elisabeth

siècle on considère que seules les femmes peuvent être hystériques, il faudra attendre la première guerre

mondiale pour que l’on répertorie des anciens combattants ayant des comportements dits hystériques.

Bronfen lit Entlastungen comme une réponse féministe complexe à la notion d’hystérie dans l’histoire de la

Autour des séances de la Salpêtrière, Charcot a constitué toute une iconographie photographi-

psychanalyse. Actuellement de nombreuses jeunes femmes vidéastes ont revisité cette pathologie en mettant

que d’hystériques qui fascineront, inspireront et participeront à la consolidation du mythe de l’hystérie et

en scène un corps qui ne tient pas en place, un corps hors de lui même qui s’emballe dans une gestuelle proche

des catégories hommes femmes. Le mouvement surréaliste a participé à l’esthétisation de l’iconographie

la construction des représentations des catégories hommes femmes. Les années 1980 voient les féminismes condamner tout essentialisme et applaudirent l’idée « selon laquelle la représentation serait responsable de l’oppression des femmes » et que les représentations seraient plus efficientes que le réel lui même. Pipilotti Rist ou Cyndi Sherman font partie de ces artistes qui ont hérité de ces discours sur la déconstruction du règne visuel. L’hystérie, du mot grec hysteron, signifiant utérus est un concept qui n’a cessé d’évoluer. Les symptômes hystériques simulent une pathologie organique associés à des comportements théâtraux et histrionniques pour laquelle aucune anomalie physique ni neurologique n’est diagnostiquée. À la fin du XIX e siècle, à la Salpêtrière, un public était réuni autour des séances de Charcot où celui tentait d’hypnotiser hystériques souffrant de convulsions phénoménales, d’attitudes sexuelles inquiétantes, de paralysies et d’autres comportements pour le moins théâtraux. Très vite Charcot compta des détracteurs qui lui reprochaient de ne pas se méfier du pouvoir de la suggestion : lors de ses séances, Charcot commentait et anticipait à voix haute les comportements des malades, il se vérifiait par la suite que ceux ci adoptaient ces mêmes comportement, ce qui justifiait alors le savoir de Charcot. Dans l’invention de l’hystérie Georges Didi Hubermann met en exergue certains rouages qui ont permis à Charcot, incons-

Louise BOURGEOIS, The arch of Hystéria, 1992.

de la transe, dans Und Ich Will de Chantal Michel et 16 mm de Sam Taylord Wood. L’hystérie a participé à

d’hystériques de Charcot, les surréalistes se voulaient ériger la femme en muse en faisant de celle ci une essence mystique nées d’aspirations masculines laissant peu de place à une femme réelle, sa créativité propre et ses luttes. On en retrouve des réminiscences jusque dans l’oeuvre de Louise Bourgeois.

Elisabeth Bronfen voit donc dans Entlastungen une réponse complexe à la notion d’hystérie en psychanalyse. Comme la voix off l’indique, alternant avec les sons des percussions, ce comportement histrionnique et exalté ne concerne fondamentalement que le regard : cette voix off commente ce qu’elle voit. Cette femme dans cette mise en scène sait qu’elle est observée. Cette mise en scène ne porte pas sur le corps féminin traditionnellement objet du regard mais sur la conscience même que cette femme a d’être vue. L’hystérie, comme dans les séances de Charcot, requiert un public. Cette femme, telles les hystériques de Charcot qui fonctionnaient alors par suggestion, continue de chuter pour exister dans le regard de l’autre, par culpabilité. Selon Bronfen, cette vidéo renvoie au corps féminin qui se débat dans une identité genrée qu’on essayerait de lui imposer tandis que cette femme préférerait se dessiner elle même. Le corps hystérique se contorsionne dans des désirs insatisfaits tout en essayant de se relier aux lois normatives d’une société patriarcale.

ciemment toutefois, de produire ce type spécial de grande hystérie :

L’hystérie intervient lorsque le langage symbolique vient à manquer, le trouble physique survient lors18. DIDI - HUBERMAN, Georges.- L’invention de l’hystérie : Charcot et l’iconographie photographique de la salpétrière.- Paris : edit. Macula, 1982, préface [ s.p.]

« ... La Salpêtrière (...) cristallisait idéalement le lieu du fantasme hystérique et d’un fantasme de savoir. 16

17


que la symbolisation ne se fait pas. Les chutes répétées, l’assaut voué à l’échec d’une palissade en bois seraient

On voit donc dans le travail de Pipilotti Rist tout un héritage dû aux pionnières des années 70 : la

la promulgation corporelle de la phrase « Je suis incapable de surmonter les obstacles auxquels je suis con-

vidéo performative, la référence au corps, à la sexualité et à l’identité. Si son oeuvre possède quelque chose

frontée ». La scène où l’on voit Pipilotti nager dans une piscine et où sa tête est soudainement immergée sous

de viscéral, de brut et d’émotif de l’art féministe des années 1970 toutefois le travail de Pipilotti Rist n’est

l’eau par une main extérieure pourrait se lire comme « Je me suis souvent retrouvée dans des situations désa-

pas essentialiste : si elle tente de fonder un langage visuel du corps féminin elle ne tente pas d’en donner un

gréables » ou encore « Quelqu’un essaye de me forcer à me confronter à des parties de moi même que je ne

universel ou un invariant. Son travail sur l’image digitale, ses inscrustations, balayages lui permettent d’entrer

veux pas voir ». Finalement ces évanouissements pourraient être interprétés comme une performance exagérée

grâce aux nouvelles technologies dans l’image.

de sa vulnérabilité et de son impuissance. Dans I’m not the girl who misses much plutôt que de représenter le malaise féminin comme une perte de langage qui correspondrait par ailleurs à une perte de pouvoir Pipilotti met en scène un personnage au débit saccadé et strident. La perte de langage est un symptôme fréquemment

le dysfonctionnement d’un langage régi par des lois normatives, dysfonctionnement que l’on retrouve dans le titre et qui précise toute la difficulté à dire et à parler. Dans Ever is Over les rapports sont aussi inversés. Ever is over est une installation vidéo très colorée

Pipilotti RIST

rapporté en psychanalyse au début du siècle et en inversant le rapport dans sa performance Pipilotti célèbre

composée de deux grands écrans vidéos qui se rejoignent à l’angle d’un mur. L’un des écrans présente des images de champs de fleurs rouges tandis que l’autre écran nous donne à voir en plan moyen une jeune femme dans une robe bleue turquoise. Elle répond donc à l’image d’une féminité traditionnelle et rassurante. Elle marche souriante d’un pas guilleret dans une rue proprette de Suisse. Soudain on s’aperçoit qu’elle tient une grande fleur colorée armée d’une longue tige. Avec légèreté et bonne humeur, sa tige en main, elle se met à Pipilotti RIST, Ever is over, 5’ PAL, 1997

fracasser les vitres de chaque voiture toujours souriante et désinvolte. Au son que le fracas fait, on s’aperçoit vite que la tige est en métal. De loin on voit un policier s’approcher qui, on le pense évidemment, va arrêter la jeune femme vandale. On se rend compte alors qu’il s’agit d’une femme policière complice qui avec un beau sourire salue la jeune femme. Une femme âgée passe à coté nullement inquiétée de la scène. Ce passage a souvent été interprété comme une revanche féministe fantaisiste. Cette jeune femme féminine et coquette tient une grande fleur phallique : elle arbore quelque chose de l’ordre du pouvoir patriarcal. L’uniforme policier représente la « la loi du père », toutefois c’est une femme qui le porte. Cette vidéo met en scène le rapt des attributs masculins du pouvoir par des femmes. Les différents liens entre nature, féminité, violence et beauté sont ici réajustés. Le discours cliché qui associe les femmes à la douceur, à la nature et à la beauté ici éclate. Pipilotti semble dire « les femmes restent belles quand elles fracassent vitres ou miroirs [ c’est à dire toutes les surfaces qui peuvent refléter leur visage ], attention aux femmes qui sous leurs attributs féminins, sourire, robe bleue, leur amour de la nature, fleur, cachent aussi leur colère et sont solidaires entre elles [ telles la femme et le policier ] ». 18

19


III - LA TECHNOLOGIE DANS L’ART DES FEMMES

Petite histoire du cyberfeminisme Sadie plant et la symbolisation féminine VNS matrix et l’ordre technico-sexuel

En 1997 à la documenta X de Kassel eut lieu le Premier Congrès International Cyberfeministe initié par OBN, old boys networks. Old boys network est un collectif de networkeuses consacré à la construction d’espaces réels et virtuels dans lesquels les cyberfeministes peuvent rechercher, expérimenter, créer, communiquer et agir. Ces plates-formes fournissent une présence contextualisée aux approches diverses et interdisciplinaires du cyberfeminisme. L’invention du cyberfeminisme date de l’année 1992, quand en même temps et sans le savoir la théoricienne anglaise Sadie Plant et le groupe d’artistes Australiennes VSN Matrix, se sont mises à utiliser le terme. VNX Matrix et Sadie Plant partageait la même hypothèse que le passage à la société digitale est aussi sa féminisation, toutefois leurs approches divergeaient. Depuis le terme a été redéfini par OBN à Kassel. « Comment devenir une cyberfeministe » de Cornélia Sollfrank, artiste, donne la définition d’un concept ouvert : « Le Cyberféminisme est un modèle. Le terme fonctionne comme moment unificateur pour créer l’idée d’une identité politique sans avoir à lutter pour. (Cornelia Sollfrank) ; Le Cyberféminisme est le point d’entrée au problème actuel (Joseph Beuys).; Pour moi, il était important de placer les termes dans le décor ; il ne reste plus aux autres qu’à trouver ces termes intéressants. Ainsi ils fonctionneraient comme un point d’entrée au problème actuel ».); Le Cyberféminisme est un navigateur qui affiche le monde (Alla Mitrofanova).; Le Cyberféminisme est un mythe (Yvonne Volkart). [...]... il nécessite un environnement de débat pour grandir. Il nécessite des structures dans lesquelles les voix peuvent être apportées ensemble - ces voix individuelles exprimant les Cyberféminismes. »20

3.1- PETITE HISTOIRE DU CYBERFEMINISME

L

’art internet est une forme artistique récente, inscrit dans la lignée de l’art électronique, la digitali-

sation de l’image et de l’information a permis à différents médiums d’y converger : art vidéo, performances

3.2 - SADIE PLANT ET LA SYMBOLISATION FÉMININE

en live, art du réseau, net art. L’art internet des débuts est indissociable de la technologie et du contexte socio-

S

politique des années 1990 et du début du XXI e siècle, bien que l’intérêt que portent ses praticiens à des thèmes

adie Plant a tenté de réecrire la relation des femmes aux nouvelles technologies. Dans un de ses tex-

tels que l’information, la communication, l’interaction et les systèmes lie ce genre à l’art post-conceptuel. Des

tes, la théoricienne anglaise nous parle d’ Ada Lovelace, fameuse mathématicienne et programmeuse du XIX

femmes travaillant avec les nouvelles technologies sont aussi parties à la conquête de ces nouveaux territoires

ème siècle qui travailla avec Babbage à la programmation de la fameuse machine analytique. Babbage était

virtuels dans ce monde à forte dominante masculine, Diana McCarty, hackeuse et cyberfeministe, raconte

un homme jugé excentrique par ses pairs et ses travaux ne trouvèrent à l’époque aucun appui financier pour

ainsi la création d’une mailing liste ayant pour vocation de rassembler ces femmes autour des arts électroni-

être développés plus amplement. Il fallut attendre la seconde guerre mondiale pour que les travaux d’Ada et

ques :

Babbage soient redécouverts : « Le programme d’Ada fait encore aujourd’hui marcher la machine de Babbage »21. Sadie Plant relate ainsi que le « Mark 1, IBM Automatique Sequence Controlled Calculator, avait

« Avant 1997, lorsque Valie, Kathy et moi-même allions à des festivals, nous nous demandions toujours où étaient les autres femmes. Il y en avait mais on ne les voyait pas… Nous avions envie de les

été conçu d’après les travaux de Babbage et c’est encore une femme qui le programma : la capitaine Grace Murray Hopper »22. Dans ces récits de vie de femmes qui ont contribuées à l’avancée des technologies Sadie

connaître, de voir leur travail, d’échanger des informations. La liste était une réponse très pragmatique au manque de représentation féminine dans le milieux de l’art et des nouvelles technologies.» 19

Plant n’oublie pas de préciser les facteurs sociaux et économiques qui ont permis ou empêché ces femmes 20. SOLLFRANK, Cornélia.- « Comment devenir une cyberféministe ».- http://cyberfeminisme.org, 2001. 21. PLANT, Sadie citée in Connexion, arts, réseaux, médias, textes réunis par BUREAUD Annick, MAGNAN, Nathalie, Paris : Ed. ensb-a, 2002 p 344. 22. Ibid, p 344.

19. « Mainlingliste-Faces », site d’ARTE, la chaine de télévision culturelle, http://www.arte.tv/fr/art-musique/cultures-electroniques, 2004

20

21


d’élaborer des projets. Grace Muray Hopper put se consacrer à son projet car son mari fut porté disparu lors

question « Pourquoi n’y a t’il pas eu de grandes inventrices dans l’histoire des sciences et techniques ? ».

de la seconde guerre mondiale. Ada était une jeune femme issue de la haute société londonienne qui avait

Judy Chicago entendait par là réhabiliter les femmes oubliées par l’histoire fictives ou réelle et

reçu une éducation et souffrit toute sa vie du devoir qu’elle avait à se soumettre à des obligations dont elle ne

qui avaient contribué à un quelconque progrès de la civilisation. Judy Chicago a collaboré avec diverses

comprenait pas la fonction. Hypocondriaque, asthénique et considérée comme hystérique elle était oppressée

participantes pour réaliser cette oeuvre monumentale. Cette réalisation utilisait un langage iconographique

par une famille qui n’oubliait pas de la rappeler à son devoir maternel. Sa maladie lui permit de donner un

spécifiquement “ féminin ” figurant dans des assiettes en porcelaine posés sur des broderies où des objets en

précepteur à sa progéniture et de se consacrer en solitaire à ses projets. Parallèlement dans ce texte Sadie Plant

céramique renvoyaient à des interprétations de sexes féminins. Dans son ouvrage Art et Féminisme, Peggy

cite succinctement quelques allusions à d’autres femmes ingénieuses restées dans l’ombre d’un amant ou de

Phelan distingue plusieurs phases de création féministe dont une première phase militante auquelle cette

l’histoire et compare la machine de Turing à la mimique féminine.

oeuvre semble appartenir : elle est marquée par un travail sur la distinction entre espace public et privé, la

Pour Sadie Plant, l’histoire de la relation des femmes à la technologie dément le lieu commun d’une technophobie féminine. À ce propos elle cite Freud :

résurgence de formes d’expression dépréciées comme les arts décoratifs ou artisanaux (la céramique et la broderie) et d’objets triviaux (vaisselle) ; L’épistémologie du Dinner Party a été fortement désavouée. :

« Pour Freud le tissage imite la toison qui cache le ventre, cet hystera grecque, ou matrix latine. Selon lui, le tissage est la réponse de la femme à l’absence de pénis, au vide, c’est la réaction devant le vide de cette femme dont il dit et répète, selon une formule devenue célèbre, qu’il n’y a “ rien à voir ”. (...) La femme est voilée, comme Ada (...) elle tisse comme le dit Irigaray, “pour supporter le désaveu de son sexe ... ”23

« ... du point de vue féministe, les réticences étaient plutôt liés aux critères traditionnels d’une identité féminine définie - même positivement - par des critères biologiques figés plutôt que comme la résultante d’une évolution socio-historique en partie modifiable. »25 Dans Old Mistresses (1981), Rozsika Parker et Griselda Pollock ont prévenu quant aux dangers que pouvaient présenter ce type de travaux « facilement récupérés et copté par la culture masculine si elles ne présentaient pas une rupture radicale avec toute signification et toute connotation sexuelle, naturelle, faisant

En effet dans l’essai sur la Féminité, Freud souligne que si les femmes n’ont que faiblement contri-

du corps de la femme l’objet de la possession masculine »26

bué aux découvertes et aux inventions de l’histoire de la civilisation cependant il leur attribue une découverte essentielle, la technique du tissage, celle du tressage. Le diagnostic freudien sur la place de la femme

La symbolisation comme le remarque précédemment Cornélia Sollfrank elle est le fait de féministes

dans la Kultur est assez négatif. Sadie Plant récupère la théorie freudienne et simultanément fait du tissage

essentialistes comme Luce Irigaray qui pense que la reconstruction de l’identité féminine devrait commencer

une parabole de l’intervention de la femme dans la Kultur. À propos de Sadie Plant Cornélia Sollfrank fait

par la récupération d’une généalogie féminine, par la création d’une langue sexuée et d’un ordre symbolique

remarquer :

maternel. Dans la même mouvance Hélène Cixoux élabore une parole et une culture qui disent le féminin. Ce genre de position a été dès les années 80 rejetée par les deconstructivistes et post-structuralistes : « Nous avons

« on peut noter son engagement avec les concepts d’Irigaray à propos de la symbolisation féminine, des méthodes historiographiques (c’est à dire, la production de héros, ici d’héroïnes, et des figures d’identification, tel que Ada Lovelace, une méthode que les féministes ont beaucoup critiquées dans les années 80). »24

maintenant les « essentialistes » face aux « deconstructionistes » ou la vieille école face au féminisme postmoderne [...] Aujourd’hui les déconstructionnistes les plus extrêmes rejettent les deux féminismes (...) parce qu’imposés par les hommes, exclusivement construits par la société et qu’ils sont de ce fait manifestement

On trouve dans cette démarche de symbolisation de Sadie Plant une filiation lointaine avec le

illusoires. »27. Issue de la pensée post structuraliste, des théories Queer et des gender studies, Judith Butler re-

Dinner Party (1974-1979) de Judy Chicago où autour d’une table étaient rassemblés trente neufs couverts

jette radicalement tout type de démarche essentialiste. Pour Butler il n’existe aucune identité sexuée prédéfinie

correspondant à trente neufs figures féminines. Parmi celles ci figuraient une divinité matriarcale originelle,

et stable. Le genre ne découlerait pas d’une « essence » mais serait une performance à laquelle l’individu se

Virginia Woolf et Georgia O’Keefe. Cette oeuvre semblait répondre par écho au « Pourquoi n’y a t’il pas

livrerait convenue par une hétérosexualité obligatoire. Butler s’appuie sur le phénomène transsexuel et selon

eu de grandes artistes femmes ? » de Linda Nochlin tandis que le texte de Sadie Plant y substitue une autre

elle le sexe serait autant que le genre une construction sociale, il s’agirait de le montrer en mettant à nu le jeu

23. Ibid, p 335. 24. SOLLFRANK, Cornélia.-« Cyberfeminisme - révolution ».- //infos.samizdat.net

25. in Women artists, p 83. 26. in Art et Féminisme, p 37. 27. Ibid., p 192-193

22

23


détruire les machines, les identités, les catégories. »31

de normes derrière le jeu de l’apparence de la nature et du biologique Les VNS Matrix vont remettre en cause le naturel et le biologique.

Chez les VNS Matrix clitoris/phallus devient l’instrument de rupture de l’ordre symbolique. Un ordre produit par l’unité centrale (l’ordinateur) des « pères ». Elles créent un manifeste cyberféministe pour

3.4 - VNS MATRIX ET L’ORDRE TECHNICO-SEXUEL

L

le 21 éme siècle :

es VNS Matrix jouent avec brio des thèses féministes et post-féministes. Comme la troisiè-

« Nous sommes le con moderne L’anti-raison positive Délivrées déchaînées impitoyables Nous voyons l’art avec notre con nous faisons l’art avec notre con Nous croyons à la jouissance à la folie à la sainteté et à la poésie Nous sommes le virus du nouveau désordre mondial Nous brisons le symbolique de l’intérieur Saboteuses de l’Unité Centrale du paternel Le clitoris comme ligne directe de la matrice Terminatrices du code moral Mercenaires de l’humeur visqueuse Descendent sur l’autel de l’abjection Sondent le temple viscéral prophétisent dans des langues inconnues Infiltrent interrompent disséminent Corrompent le discours Nous sommes le futur con »32

me vague de féministes anglo-saxonnes elles remettent le biologique et le naturel en cause, les questions

VNS Matrix est un groupe de femmes plasticiennes et cyberféministes : Virginia Baratt, Julianne Pierce, Joséphine Starrs et Francesca Da Rimini, fondé en 1992. Les VNS Matrix prônent une sexualité dont elles sont les sujets, une sexualité futuriste qui s’approprie le vocabulaire des technologies cyber et les imaginaires des cyberpunks. Ces hypothèses trouvent leur source dans le manifeste Cyborg, Science, Technologie et Féminisme socialiste à la fin du xxe siècle de Donna Haraway. La figure du cyborg tel que Donna Haraway l’a décrit dans son texte utopique et visionnaire Cyborg manifesto, « est un organisme cybernétique, un hybride de machine et d’organisme, une créature de la réalité sociale aussi bien qu’une créature imaginaire (...) La science de la biologie que l’on a l’habitude de penser comme nature qui est remise en question par cette nouvelle subjectivité produite par l’intégration de l’être humain avec la machine. »28 Ce texte remet en question radicalement la structure des sociétés occidentales fondées sur une série de dualités. Ces dualités dites naturelles sont constituées par une relation entre un dominant et un dominé : moi et l’autre, la pensée et le corps, la culture et la nature, le masculin et le féminin, le civilisé

VNS MATRIX, Manifeste cyber feministe pour le XXI e siècle, 1991

liées au genre comme construction sociale distinct du sexe biologique sont chez elle largement dépassées.

et le primitif, le manufacturé et l’agricole ; et propose des alliances perverses entre les femmes, les machines, le monde animal : le cyborg... comme stratégie politique : « La politique du cyborg est la lutte pour le langage et la lutte contre la communication parfaite, contre le code unique qui traduit parfaitement chaque sens, le dogme du phallocentrisme. C’est pourquoi la politique du cyborg insiste sur le bruit et préconise la pollution, jouissance des fusions illégitimes de l’être humain et de la machine. »29

On remarque directement l’emploi d’un champ lexical technico-sexuel féminin. Ce champ est construit autour de l’association de termes désignant le sexe féminin, matriciel : « con », « clitoris », « matrice » à des termes désignant la technologie actuelle informatique « virus», « Unité Centrale [ de l’ordinateur] ». Le terme technologie « ... Correspond à un changement d’état profond de la technique : le passage d’une activité

Cette association être humain/machine déstabilise les catégories, les modes de production de

empirique à une activité réglée par un raisonnement formalisé, sa subordination systématique à la science et

l’identité, « bouleversant la structure et les modes de reproduction de l’identité « occidentale », les mode de reproduction de la nature -de la culture, du miroir - de l’oeil, de l’esclave - du maître, du corps - de l’esprit. »30. Les machines peuvent aussi être libératrices « L’image du cyborg peut suggérer une issue au labyrinthe

à ses méthodes, au logos »33 . Logos est un mot grec signifiant à la fois « discours » et « raison ». On retrouve dans ce manifeste tout un champ lexical associant le Logos à des définitions d’un féminin sexué « jouissance à la folie», « visqueuse», « viscéral » «abjection». Il est intéressant de préciser ici que la raison, le logos dans

dualiste par lequel nous nous avons décrit nos corps et nos instruments. (...) Ce qui signifie construire et 28. HARAWAY, Donna.- Cyborg, Science, Technologie et Féminisme socialiste à la fin du xxe siècle.- http://cyberfeminisme. org/txt/cyborgmanifesto.htm 29. Ibid., http://cyberfeminisme.org/txt/cyborgmanifesto.htm 30. Ibid., http://cyberfeminisme.org/txt/cyborgmanifesto.htm

32. VNS MATRIX.- « Manifeste cyber feministe pour le 21eme siecle ».- http://cyberfeminisme.org/txt/VNS.htm 33. COUCHOT, Edmond.- L’art numérique.- Paris : Flammarion p.16

24

25


la pensée occidentale fut associée au masculin tandis que la féminité l’était à l’irrationalité. Dans ce manifeste les signifiants sont subvertis : « anti-raison positive » dans l’invention d’un nouveau vocabulaire technicosexuel. Cette subversion du langage renvoie aux premières préoccupations essentialistes dont les souci étaient de repérer de quelle façon la langue piégeait les femmes pour inventer une nouvelle sémiologie féminine. On remarque de quelle façon les VNS Matrix veulent accoucher de la technologie. Elles s’essayent à créer un « regard matriciel ». Bracha Lichtenberg Ettinger est une artiste et psychanalyste féministe qui a théorisé « un regard matriciel». Elle pose la matrice comme signifiant égal du Phallus, un symbole qui permet de donner du sens, de faire apparaître dans le langage une série d’éléments actifs dans l’imaginaire des sujets femmes. Pour Bracha Lichtenberg Ettinger la matrice est le signifiant qui manquait dans un monde entièrement dominé par le Phallus pour rendre compte des traces de l’altérité féminine, pour lire ces inscriptions dans le féminin qui surgissent dans la folie, les rêves et les oeuvres des femmes. VNS Matrix partent aussi à l’attaque du « phallusment correct ». All new Gen (1992) est une oeuvre interactive qui singe sur le mode humoristique le monde « masculin » des jeux d’aventure sur ordinateur tout

CONCLUSION

en détournant les jeux de cow-boys. L’en-

D

VNS MATRIX, All new Gen, 1992

semble est composé d’une série d’images nu-

ans un article datant de 1986 intitulé « Les médias bon marché : Prendre le contrôle de nos images

mériques fixées au mur et rétro éclairées, de

et de nos vies » Sherry Millner, artiste vidéaste enjoignait les femmes à s’emparer des nouvelles technologies

grands panneaux d’affichage en metal laminé

qui étaient à l’époque constituées par des médiums en grande partie analogiques. À propos de la production

et d’un jeu vidéo en ligne, grâce auquels le

personnelle d’images audiovisuelles elle notait :« Ce qui tourmente la bonne artiste fauchée, c’est de savoir

« spectateur » peut suivre les aventures de

comment accéder à la technologie avec suffisamment de temps pour commencer à concevoir ce qui est pos-

All New Gen, un cyberterroriste anarchiste,

sible. Elle se rend compte que plus la technologie est complexe et coûteuse, plus la manipulation de cette

agent du nouveau désordre mondial, qui, avec

technologie est contrôlée par les hommes. »24. Une vingtaine d’années plus tard le cyberféminisme enjoint les

sa bande d’entraîneuses rebelles ADN Patina

femmes à prendre le contrôle de leur machine, à monter elles mêmes leur matériel et à se rassembler autour des

de Panties, Dentata et Princess of Slime (des

nouvelles technologies. Né des mouvements anglo-saxons d’études sur les genres, le cyberféminisme n’est

guerrières), refuse de faire des prisonniers dans la guerre contre big Daddy Mainframe (l’unité centrale). Le

pas qu’un pur concept artistique et ouvre d’autres questions liées aux sciences sociales. Les questions posées

participant a la possibilité de dévisser un pénis chromé et de le transformer en téléphone portable.

par le cyberféminisme se situent au croisement de l’art, des genres et de la technologie. À la question de Linda Nochlin « pourquoi n’y a t’il pas eu de grandes artistes femmes ? » se substitue celle énoncée d’une manière sous-jacente par le texte de Sadie Plant « Pourquoi n’y a t’il pas eu de grandes inventrices dans l’histoire des sciences et techniques ? ». De l’avis de Steve Dietz25, conservateur des nouveaux médias au Walker Art Center, la recherche de Nochlin est l’une des premières recherches qui a été effectuée sur le sujet du « pouvoir » 24. in La vidéo entre art et communication, p 74 25. in Connexions, art, réseaux, médias.

26

27


du monde de l’art vis à vis d’une classe sociale assujettie. Elle y utilise une question simpliste pour développer

BIBLIOGRAPHIE

une réponse qui ne concerne pas tant les femmes artistes que la notion même d’art et d’hégémonie patriarcale au sein du système artistique. Si au départ ce qui liait les artistes femmes au féminisme était la conviction26 que les femmes étaient injustement mal représentées sur le marché de l’art, les postféministes et poststructuralistes des années 1980 ont affirmé que toute opposition binaire implique une hiérarchie. Issue de la pensée poststructuraliste et des genders studies, Judith Butler pense que l’identité est une fiction éclatée, conditionnée par cette logique binaire en ce qui concerne le sujet de l’identité sexuelle. Pour elle le drag queen ne ferait que performer un genre construit par cette fiction sociale. La parodie resterait la seule stratégie critique qui permet de dissocier l’être du paraître. Bien avant, Claude Cahun empruntait déjà des identités multiples...

ASSOUN, Pierre.- Freud et la femme.- Paris : Calmann-Lévy, 1983, 316 p.

BUREAUD Annick, MAGNAN, Nathalie (sous la dir.).- Connexion, art, réseaux, média.- Paris : Ed. ensb-a, 2002, 642 p. BUTLER, Judith.-Trouble dans le genre : Pour un féminisme de la subversion.- Editions La Découverte, 2005, 283 p. COLLECTIF.- L’ontologie de l’oeuvre d’art.- Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1997, 302 p. COUCHOT, Edmond, HILLAIRE, Norbert.- L’art numérique : Comment la technologie vient au monde de l’art.- Paris : Flammarion, 260 p. DAGEN, Philippe.- « Bustamante, l’art et les femmes ».- LE MONDE, 14.03.06. DIDI - HUBERMAN, Georges.- L’invention de l’hystérie : Charcot et l’iconographie photographique de la salpétrière.- Paris : edit. Macula, 1982, 300 p. DUBREUIL-BLONDIN Nicole, HUHN Rosi, POLLOCK Griselda, TICKNER, Lisa, TUCKER Marcia .Féminisme, art et histoire de l’art.- Paris : école nationale supérieure des beaux arts, 1997, 146 p.

26. Cf. p. 7

28


ANNEXE

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www.pictodames.fr

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MAGNAN, Nathalie (Edité par).- La vidéo entre art et communication.- Paris : ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE DES BEAUX ARTS, 1997, 239 p.

MÉREDIEU, Florence (de).- Arts et nouvelles technologies : Art Vidéo, Art Numérique.- Larousse, collection comprendre et reconnaître, 2005, 240 p PEARL, Lydie.- Corps, sexe et art : Dimension symbolique.- Paris : L’ Harmattan, 2001, 232 p. PHELAN, Peggy.- Art et Féminisme.- Paris : Phaidon, 2005, 204 p. POPPER, Franck.- L’Art à l’âge électronique.- Paris : éd. Hazan, 1993, 192 p. RUSH, Michael.- L’art vidéo.- Paris : édition Thames et Hudson, 200, 224 p. SOLLFRANK, Cornélia.- « Comment devenir une cyberféministe ».- http://cyberfeminisme.org, 2001.

Visuels



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