Pour ou contre le vote obligatoire ?

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POUR OU CONTRE LE VOTE OBLIGATOIRE ? Rim Ben Achour

Novembre

Editrice responsable : A. Poutrain – 13, Boulevard de l’Empereur – 1000 Bruxelles

2010


Introduction ............................................................................................ 2 A.

Les fondements théoriques du vote obligatoire .............................. 3 1.

L’obligation de vote en philosophie du droit ................................. 3 1. Théorie de l’électorat-droit ................................................... 3 2. Théorie de l’électorat-fonction .............................................. 4 3. L’électorat en tant que droit et fonction ................................. 4 4. Démocratie de protection versus démocratie de développement 5

2.

Arguments développés à l’encontre le vote obligatoire .................. 6 1. La liberté du citoyen ............................................................ 6 2. La responsabilisation de l’électeur ......................................... 7 3. Forcer les partis à susciter un intérêt à la chose publique ......... 9 4. La négation du message abstentionniste .............................. 10

3.

Arguments développés en faveur du vote obligatoire .................. 11 1. La représentativité et la prise en compte de l’ensemble des électeurs ............................................................................... 11 2. La légitimité des élus ......................................................... 14 3. Le rôle éducatif du vote obligatoire ..................................... 15 4. La mesure du mécontentement de l’électorat ....................... 16

B.

Le vote obligatoire : une question de rapport de force politique... 17 1.

Contexte international ............................................................. 17 1. En Australie ..................................................................... 18 2. Les Pays-Bas .................................................................... 19 3. Autres Etats ..................................................................... 20

2.

Contexte historique du vote obligatoire en Belgique .................... 20

3.

Positionnement contemporain des partis politiques belges ........... 22

Conclusion : l’avenir du vote obligatoire en Belgique ............................ 26

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Introduction Parmi les démocraties représentatives, la Belgique fait figure d’exception en imposant, depuis 1893, l’obligation d’exercer le droit de vote. A l’époque, il s’agissait pour les uns, de s’assurer que la classe ouvrière ne « gâche » pas un droit acquis de haute lutte en s’abstenant et pour les autres, de s’assurer que les éléments modérés de l’électorat ne délaissent pas le vote au profit des éléments les plus extrémistes. Pendant près d’un siècle, le vote obligatoire a donc accompagné la vie politique belge sans que personne, ou presque, ne vienne le remettre en question. Toutefois, depuis le début des années 90, des voix se font entendre sur la scène politique pour réclamer l’abolition de cette spécificité belge. Ce sont essentiellement les partis de droite qui portent, ponctuellement ou plus durablement, ce discours. Ainsi, début 2010, le débat sur l’opportunité de maintenir ou non le vote obligatoire a refait surface, à l’initiative du MR et du VLD. C’est dans ce contexte de remise en question que nous souhaitons situer notre propos. Dans un premier temps, nous examinerons les fondements théoriques du vote obligatoire. En philosophie du droit, on oppose habituellement l’électorat-droit à l’électorat-fonction. En philosophie politique, deux conceptions de la démocratie libérale sont généralement invoquées : la démocratie de protection et la démocratie de développement. Nous examinerons ces différents concepts théoriques et la place qu’ils ont dans la question du vote obligatoire. Nous analyserons ensuite les arguments les plus souvent invoqués par les opposants et les partisans du vote obligatoire, notamment la liberté du citoyen face à la représentativité de l’électorat et la responsabilisation de l’électeur face à la nécessaire légitimité des élus. En tout, ce seront huit arguments qui seront ainsi examinés. Nous verrons ensuite, à traves trois exemples historiques (l’Australie, les PaysBas et la Belgique), en quoi les rapports de force politique ont permis l’instauration ou l’abolition du vote obligatoire. Nous terminerons enfin l’analyse en se penchant sur le positionnement contemporain des partis politiques belges avant de conclure sur les perspectives d’avenir du vote obligatoire dans notre pays.

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A. Les fondements obligatoire 1.

théoriques

du

vote

L’obligation de vote en philosophie du droit

En philosophie du droit, la notion de vote obligatoire proviendrait du principe de l’électorat-fonction – que l’on oppose souvent à la notion d’électorat-droit – selon lequel le droit de vote n’est pas uniquement un droit, que le citoyen est libre d’exercer ou pas, mais également une fonction que la Nation attribue aux citoyens. Elaborées au dix-huitième siècle, ces deux théories majeures de l’histoire du droit public sont l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau pour ce qui est de l’électorat-droit, et de l’Abbé Sieyès pour l’électorat-fonction. Dans un premier temps, nous examinerons ce que ces deux théories apportent à la question du vote obligatoire. Dans un second temps, nous distinguerons deux conceptions importantes de la démocratie dans la philosophie libérale : la démocratie de protection, basée sur le principe absolu de liberté individuelle, et la démocratie de développement ou d’épanouissement, davantage axée sur l’égalité des chances. De la seconde découle la légitimité du vote obligatoire. 1.

Théorie de l’électorat-droit

Dans le Contrat social (1762)1, Jean-Jacques Rousseau rattache le vote non pas à la nation, mais à l’individu. La nation est constituée de la réunion des individus qui, chacun, possède une parcelle de la souveraineté nationale. Elle ne peut être considérée comme un ensemble distinct de la somme de ses composantes. Dans cette optique, le vote devient un droit inaliénable dont dispose tout citoyen : si chaque individu est propriétaire d’une parcelle de la souveraineté, rien ne saurait la lui enlever. Ainsi, « Si la nation souveraine n’est que la somme de tous les individus, l’expression de la souveraineté nationale ne pourra résulter que de l’opinion émise par tous les membres composant la nation. Tous devront être consultés, tous devront voter, car si un seul était exclu de cette consultation générale, on ne pourrait plus dire qu’on a réuni toutes les opinions. »2 C’est donc la volonté générale qui fait la loi mais vu qu’elle n’est que la réunion des volontés individuelles, il est nécessaire que tous les individus concourent au vote de la loi. Cette définition de la souveraineté populaire conduit directement au suffrage universel égalitaire. Ramenée à la question de l’obligation de vote, cette théorie basée sur la primauté de l’individu sur la nation ne permet pas l’instauration d’un devoir électoral dans la mesure où l’intérêt supérieur de la nation ne saurait justifier la restriction de la liberté de l’individu. « [Cette théorie] fait de l’électorat un droit inhérent à la qualité de membre de l’Etat, un droit dont 1

Voir notamment cette réédition : Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat social, Hachette, Paris, 2005. 2 William BENESSIANO, Le vote obligatoire, Revue Française de Droit Constitutionnel 2005/1, n°61, PUF, p.79.

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la jouissance ne peut être subordonnée à aucune condition restrictive. Chaque citoyen reste donc libre d’user ou de ne pas user de ce droit, d’agir ou de ne pas agir, de voter ou de ne pas voter. »3 2.

Théorie de l’électorat-fonction

Dans son pamphlet « Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? » (1789)4, l’Abbé Sieyès développe une conception fonctionnelle du vote dans laquelle le droit de vote est assimilé à un mandat donné par la nation à une fraction plus ou moins importante de ses membres. Le vote appartient donc à la nation, qui détermine quels citoyens peuvent remplir cette tâche. L’électorat n’est qu’une fonction et tout citoyen ne peut donc exiger de disposer du droit de vote. « Le vote consisterait en une délégation de souveraineté faite par la société à une fraction plus ou moins considérable de ses membres. Les électeurs votent en quelque sorte par permission de la nation dont ils sont les organes. »5 Cette théorie a permis de justifier la mise en place du suffrage censitaire au lendemain de la Révolution française. Selon de nombreux juristes, cette théorie de l’électorat-fonction justifierait la mise en place du vote obligatoire. En effet, si la nation confie à certains de ses membres, plus ou moins nombreux, le soin de constituer l’électorat, ceux-ci sont investis d’une fonction essentielle, d’un devoir, qu’ils se doivent impérativement de remplir. Ainsi, le grand juriste français Raymond Carré de Malberg écrivait dans sa Contribution à la théorie générale de l’Etat6 que l’électorat « n’est pas l’exercice d’un pouvoir propre du citoyen mais l’exercice du pouvoir de la collectivité. N’ayant qu’une compétence constitutionnelle, le citoyen ne peut exercer cette compétence que dans les limites et sous les conditions que la Constitution a elle-même déterminée. » En rappelant la théorie classique de l’électorat-fonction, Carré de Malberg se demande « s’il ne conviendrait pas de traiter l’abstention non justifiée de l’électeur comme une infraction à la loi constitutionnelle, infraction qui, dès lors, appellerait une sanction répressive. »7 3.

L’électorat en tant que droit et fonction

Ainsi exprimées, il est évident que ces deux théories sont trop radicales, exclusives et éloignées de la réalité. Le vote est en effet un mandat social mais constitue dans le même temps un droit individuel attaché à la personne de l’électeur. On peut croire au devoir de l’électeur sans nier son droit. Ces deux notions essentielles du droit et du devoir ne s’excluent pas, elles se complètent. Raymond Carré de Malberg, encore lui, exprima cette idée : « l’électorat est successivement un droit individuel et une fonction étatique : un droit en tant qu’il s’agit pour l’électeur de se faire admettre au vote et d’y prendre part ; une fonction, en tant qu’il s’agit des effets que doit produire l’acte électoral une fois 3

Ibidem, p.79. Voir notamment réédition : SIEYES, Qu’est-ce que le Tiers-Etat, Champs Classique, Paris, 2009. 5 Ibidem 6 Raymond CARRE de MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’Etat, spécialement d’après les données fournies par le droit constitutionnel français, Paris, 1920-1922, éd. Sirey, réédition CNRS, 1985, p.463. 7 Ibidem 4

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accompli. »8 Ainsi, comme le souligne William Benessiano, « si le citoyen a le droit de participer à l’opération électorale, il devient un fonctionnaire dans l’opération elle-même. Il le devient d’autant plus lorsque le scrutin en cause, auquel il participe, exige un quorum de votants nécessaire pour l’existence d’une véritable majorité. »9 Droit et devoir électoraux sont intimement liés. Théoriquement, on peut croire au devoir électoral sans nier le droit individuel, y compris celui de ne pas voter. A contrario, on peut admettre le droit individuel tout en rendant obligatoire l’exercice du droit de vote en considérant comme un devoir civique envers la société le fait de donner à la loi et aux élus la plus large légitimité possible. La question du caractère obligatoire du vote est ainsi fonction de la mise en balance des intérêts respectifs de la société et de l’électeur. Cette mise en balance est incarnée par deux théories opposées de la démocratie libérale : la démocratie de protection et la démocratie de d’épanouissement ou de développement. 4.

Démocratie de protection versus démocratie de développement

Selon le philosophe Macpherson10, on peut distinguer dans la tradition philosophique libérale deux conceptions de la démocratie. Pour les uns, la démocratie est avant tout un moyen de protection de l’individu face à la puissance publique. Dans ce modèle, la valeur privilégiée est la liberté individuelle, la sauvegarde de la sphère d’indépendance privée des individus. Pour les tenants de la « démocratie de protection » ainsi définie, « ni la participation effective des citoyens aux processus de la décision publique ni l’avènement d’une société plus égalitaire »11 ne constituent des préoccupations majeures. Dans cette conception, il ne saurait être question d’obliger le citoyen à se rendre aux urnes. À l’opposé, les tenants de la « démocratie de développement », ou encore, d’ « épanouissement », voient dans la démocratie « un moyen de mettre pleinement en valeur les capacités de l’individu » 12 et font de l’autonomie collective et de l’égalité des droits à l’épanouissement les valeurs démocratiques cardinales. De ce point de vue, le vote est davantage un devoir civil, au même titre que le paiement des impôts, la participation à un jury, l’obligation scolaire ou, auparavant, l’obligation de servir dans l’armée. Il n’y a donc aucune contradiction entre d’une part, les principes démocratiques de liberté individuelle et d’autre part, l’obligation de vote instaurée au nom de l’intérêt supérieur de la société. Le sénateur canadien Mac Harb traduit ainsi le propos : « l’exercice du droit de vote est un devoir que les citoyens ont à l’égard de la société. […] Ces

8

Carré de Malberg, op. cit., p.463. William BENESSIANO, op. cit., p.81. 10 C.B. MACPHERSON, Principes et limites de la démocratie libérale, Paris-Montréal, La Découverte-Boréal Express, 1985. Le résumé ici fait des propos de cet auteur est emprunté à H. DUMONT et F. TULKENS, « Citoyenneté et responsabilité en droit public », La responsabilité, face cachée des droits de l’Homme, sous la dir. de H. Dumont, F. Ost et S. Van Drooghenbroeck, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 199-202. 11 Ibidem, p.200. 12 Ibidem, p.200. 9

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devoirs, qui constituent des restrictions raisonnables à notre liberté, assurent la réussite de notre société. »13 Après avoir cerné les théories permettant de justifier le vote obligatoire, nous allons à présent analyser, d’un point de vue politique, les arguments les plus souvent avancés à l’encontre et en faveur du vote obligatoire.

2.

Arguments obligatoire

développés

à

l’encontre

le

vote

Chantres d’une vision individualiste de la société, on retrouve principalement les opposants au vote obligatoire dans les partis à tendance libérale, voire libertaire. En Belgique, l’Open VLD, la N-VA et Groen ! sont les principaux adversaires du vote obligatoire, tandis que le MR est davantage partagé. Nous examinerons ici leurs principaux arguments, à savoir la liberté du citoyen, la responsabilisation de l’électeur, le travail des partis et la prise en compte du message abstentionniste. 1.

La liberté du citoyen

L’argument le plus répandu parmi les opposants au vote obligatoire est la liberté de vote dans le chef du citoyen. Selon eux, le vote ne peut être considéré comme un devoir civil, mais plutôt comme un droit de caractère civil. Or exercer un droit civil, comme se marier, former une association, etc., est une faculté et nullement une obligation. Il en irait de même pour le droit de voter. Suivant cette conception, le vote obligatoire est considéré comme une atteinte à une liberté fondamentale du citoyen qu’aucune démocratie ne peut briser. Le vote obligatoire irait ainsi à l’encontre du principe même de l’élection libre. Concernant cette dernière remarque, la Commission Européenne des Droits de l’Homme a examiné à deux reprises, en 1965 et 1972, la compatibilité du vote obligatoire avec le principe d’élection libre. Dans sa décision, citée par Benessiano14, la Commission affirme qu’ « en ce qui concerne l’article 3 du Premier protocole additionnel, le terme d’élections libres signifie, non des élections où le vote n’est pas obligatoire, mais des élections où l’acte de faire un choix électoral est libre, et le système électoral est compatible avec cet article. » L’obligation de vote ne constitue donc pas une interférence dans la liberté de conscience de l’électeur, en ce que celui-ci peut remettre un bulletin blanc. Par ailleurs, Paul Löwenthal, dans la Revue « Politique », se demande si la liberté peut être réduite à une absence d’obligation. Il part de la distinction que faisait Benjamin Constant entre la liberté des « Anciens », droit à intervenir dans les affaires publiques – liberté positive – et la liberté des « Modernes », liberté de faire ce qui me semble bon – liberté négative. La liberté des « Anciens », qui est donc le droit à la participation démocratique, devient une responsabilité.

13

Mac HARB, Arguments en faveur du vote obligatoire, Revue parlementaire canadienne, Eté 2005, p.5. 14 W. Benessiano, op. cit., p.86.

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A partir de là, Paul Löwenthal conclut que l’argument de la liberté est fallacieux : « premièrement, parce qu’il s’agirait d’une simple liberté « négative », une simple latitude qui n’a en soi aucun contenu éthique ni donc politique. Deuxièmement, parce que nos libertés sont toutes soumises aux droits d’autrui et de la collectivité ; elles sont toutes encadrées et donc limitées par la loi au nom de l’intérêt général. » 15 L’enjeu des élections dans un régime démocratique est d’obtenir une vision correcte, voire parfaite, du paysage politique et des priorités des citoyens. Ce qui ne peut dépendre de la motivation des électeurs à aller voter. « Comme la liberté existe de voter blanc, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de permettre la démission citoyenne. »16 Assortir un droit civil d’un devoir de l’exercer ne viole pas la liberté individuelle. Au nom de l’intérêt général et des objectifs qu’ils se fixent, les pouvoirs publics – démocratiquement élus et contrôlés – peuvent lier une obligation à un droit. Ainsi, le droit à l’éducation devient une obligation d’aller à l’école afin d’atteindre des objectifs de cohésion sociale et de réduction de la pauvreté. Le droit d’être jugé par ses pairs de façon impartiale exige l’organisation de jurys populaires et donc l’obligation pour certains citoyens d’accepter d’être désignés jurés. De même, l’objectif d’obtenir une large légitimité des élus et la photographie exacte de l’opinion – objectif dicté par l’intérêt général – peut amener les pouvoirs publics à assortir le droit de vote de l’obligation de l’exercer. Comme l’indique William Benessiano, « on ne touche pas plus à sa liberté [de l’électeur] en l’obligeant à remplir son devoir électoral qu’en l’obligeant à remplir celui de juré. On lui donne un droit et on lui impose un devoir : s’il se refuse à remplir le devoir, il ne doit pas s’étonner qu’on lui retire le droit. »17 Au vu des éléments ici développés, on peut affirmer avec force que le vote obligatoire respecte le principe de liberté individuelle. Droit et devoir ne sont nullement contradictoires mais peuvent se compléter harmonieusement dans le respect des libertés individuelles. Dans une carte blanche à Libération, le politologue français Alain Duhamel voyait dans l’obligation de vote le résultat du contrat social : « [le vote obligatoire] est parfaitement légitime, la citoyenneté étant à la fois un droit et un devoir. Chacun considère qu’il a droit aux garanties de la solidarité nationale (santé, retraites, revenus minimums, etc.) et à toutes les formes de sécurité et de liberté que l’Etat démocratique est censé garantir. En échange, le citoyen est supposé respecter les lois, jadis participer à la défense nationale et toujours accomplir son devoir électoral. »18 2.

La responsabilisation de l’électeur

Les partisans de la suppression du vote obligatoire avancent souvent un deuxième argument : celui de la responsabilisation de l’électeur dans son choix, y compris dans celui de rester chez soi. Pour les avocats de la libéralisation du vote, l’opinion qui compte est celle des citoyens qui en ont une. Ainsi, Charles Michel, Ministre libéral MR, dans une interview au Soir, porte cet argument : « le 15

Paul LOWENTHAL, Votons !, Revue Politique, n°66, septembre-octobre 2010, p.65. Ibidem 17 W. Benessiano, op. cit., p.85. 18 Alain DUHAMEL, Il faut rendre le vote obligatoire, in Libération du 13 mars 2010, disponible sur http://www.liberation.fr/politiques/0101625158-il-faut-rendre-le-voteobligatoire 16

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bulletin de vote du citoyen qui fait l’effort de s’intéresser à l’actualité, de se forger une opinion et de voter en connaissance de cause, quel que soit son niveau social, et le bulletin de celui qui va voter au « vogelpik » ont exactement la même valeur. Est-ce quelque chose de sain, qui donne une quelconque légitimité in fine ? » 19 Ainsi, en laissant le choix au citoyen de voter ou de ne pas voter, on laisserait la place uniquement aux citoyens conscients (ou qui pensent l’être) en évitant le piège des citoyens votant par habitude, par tradition, par ignorance, par dépit, sensibles aux arguments démagogiques ou au vedettariat. Laisser le choix à l’électeur de voter ou non le responsabiliserait au choix qu’il pose. En 1931, le juriste français Emile Giraud abondait en ce sens : « Ce n’est pas le choix de l’électeur qu’on obligerait à voter qu’il faut considérer mais le choix de l’électeur volontaire. […] Obliger à voter les abstentionnistes serait en réalité causer un tort injustifiable aux citoyens que la politique intéresse. Ce serait fausser le scrutin en ayant l’air d’accroître son autorité. »20 Il nous semble devoir réfuter cet argument et ce, pour deux raisons. Premièrement, l’argument repose sur des hypothèses douteuses : en cas de liberté de vote, seuls les électeurs parfaitement informés se rendent aux urnes. Il postule également que la liberté de vote pousse l’électeur potentiel à davantage s’informer et se construire une conscience politique. Les enquêtes menées dans les pays où le choix est laissé à l’électeur de voter ou non ne font pas apparaitre une plus grande conscience politique chez les citoyens se rendant aux urnes et le choix fait d’aller voter n’implique pas nécessairement une meilleure information. Le vote de ces citoyens est-il pour autant moins valable ? Deuxièmement, alors que dans nos démocraties représentatives, il ne s’agit pas de prendre une décision sur tel ou tel projet bien précis mais plutôt de marquer ses préférences pour une tendance politique, il ne saurait pas être question de hiérarchiser les électeurs en fonction de leur conscience politique et de leurs connaissances de la chose publique. Comme l’indique Paul Löwenthal, « [les opinions] des analphabètes comptent autant que celles des politologues. Ces derniers sont simplement mieux informés – et c’est important ! Mais la réponse correcte, dans une démocratie qui se réfère au suffrage universel, est dans une amélioration de l’information plutôt que dans une mise à l’écart, même volontaire, de ceux qui « ne font pas de la politique ». »21 Et effectivement, la démocratie ne peut exclure par manque d’information ou d’intérêt pour la chose publique mais elle doit plutôt chercher à développer le sens civique de ses citoyens. La démocratie ne peut abdiquer et accepter la mise à l’écart des citoyens moins instruits, plus marginaux. La démocratie ne peut devenir une « élitocratie » du savoir.

19

Faut-il réformer le système électoral ?, interview croisée de Charles Michel et Jacky Morael, in Le Soir du 17 mars 2010. 20 Emile GIRAUD, Le vote obligatoire du point de vue des principes et du bon fonctionnement des institutions représentatives, Revue de Droit public n°48, 1931, p. 482, cité par W. Benessiano, ibidem, p.96. 21 P. LOWENTHAL, op. cit., p.66.

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3.

Forcer les partis à susciter un intérêt à la chose publique

L’argument « les partis sont obligés de faire des efforts pour intéresser tous les citoyens à la politique » est souvent invoqué par les partisans de la liberté de voter. Ainsi, dans la même interview dans le journal Le Soir, Charles Michel déclarait : « du reste, l’obligation de vote laisse la vie facile aux femmes et aux hommes politiques ; quelque part, ça ne les force pas à batailler pour que les citoyens s’intéressent vraiment à l’actualité. »22 De même, l’Open VLD dans son programme pour les élections fédérales de 2010, indiquait : « son élection [de Barack Obama] est peut-être le meilleur enseignement que les politiques doivent convaincre en premier les électeurs d’aller voter (‘Get out to vote’). Cela augmentera l’intérêt pour la politique. Aujourd’hui, le vote obligatoire rend le politique paresseux. Supprimez-le et la politique sera à nouveau dynamique. »23 Nous nous permettrons ici de mettre en doute la pertinence de cet argument. En effet, les chiffres de l’abstention dans les Etats où le vote n’est pas obligatoire montrent une tendance à la hausse : de plus en plus d’électeurs boycottent les urnes malgré les grands efforts supposément déployés par les partis et les candidats pour les convaincre de se déplacer. La confiance dans le politique faiblit partout dans les démocraties occidentales et la liberté de vote ne semble en rien une solution. Aux Etats-Unis, où le taux de participation oscille en moyenne autour de 50 % des inscrits lors des élections présidentielles, les candidats ne s’adressent plus qu’aux classes moyennes, sachant difficile de motiver les électeurs pauvres à aller voter. Il est illusoire et faux de croire que la suppression du vote obligatoire rendra les partis plus dynamiques et persuasifs : les expériences de l’étranger montrent simplement que les partis font fi des électeurs abstentionnistes. Au contraire du vote obligatoire qui pousse les partis à s’intéresser à l’ensemble des électeurs. Jean-Pierre Stroobants affirme que « [l’idée de l’obligation de vote] fait en sorte que puisqu’il faut convaincre « le plus grand nombre », elle favorise le simplisme, le discours « passe-partout », le populisme ? »24 Toutefois, le simplisme et le populisme ne sont pas le monopole du vote obligatoire : il est évident qu’essayer de convaincre le plus grand nombre de simplement aller voter peut également favoriser le simplisme, le discours « passe-partout » et le populisme. Pour un parti, pour un candidat, s’il doit convaincre un électeur d’aller voter, il essayera avant tout de le convaincre d’aller voter pour lui. L’ « effort » fourni est donc le même que l’effort de communication électorale fait dans le cadre du vote obligatoire : que ce soit en scrutin libéralisé ou en vote obligatoire, le parti politique ira nécessairement à la rencontre de l’électeur, il essayera de le convaincre du bien-fondé de son programme, il argumentera, il l’écoutera pour finalement espérer obtenir sa voix. Il est donc faux de prétendre que le vote obligatoire rend l’homme politique paresseux.

22

Le Soir du 17 mars 2010. www.openvld.be 24 Jean-Pierre STROOBANTS, Levons le tabou de l’obligation, Revue Politique, n°66, Septembre octobre 2010, p.69. 23

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4.

La négation du message abstentionniste

Enfin, dernier grand argument invoqué par les partisans du vote libéralisé : le vote obligatoire nierait le message abstentionniste. Selon eux, l’abstention est un message de désapprobation du système politique dans son ensemble envoyé par les citoyens aux hommes politiques. Ainsi, pour William Benessiano, « l’abstention, lorsqu’elle n’est pas subie, exprime le refus de l’offre politique d’un moment donné, dans une conjoncture particulière. »25 L’abstention ne peut donc être ignorée par les élus, en ce qu’elle exprime un message « protestataire » qui est politiquement significatif ; les élus doivent en être conscients. En cas d’obligation de vote, ce mouvement de rejet plus ou moins important du système politique ne peut s’exprimer et les politiques ne savent donc pas dans quelle mesure la protestation est élevée. Ainsi, Vincent Laborderie et Nicolas Baygert, doctorants à l’UCL, affirment que plutôt de traiter l’abstention en tabou, il faut la considérer comme une catharsis. Selon eux, « [l’obligation] consiste justement à casser le thermomètre permettant de mesurer le mécontentement ou la désaffection de la population pour sa classe politique. […] Que les réponses apportées à cette « crise de la représentation » soient pertinentes ou non, avoir connaissance d’un problème est de toute évidence, une condition essentielle à sa résolution. »26 Le vote obligatoire ne serait donc qu’un moyen destiné à masquer le message abstentionniste. Affirmer que l’abstention porte par essence un message politique fort est un raccourci trop facile. En effet, « il est souvent difficile d’interpréter le silence des électeurs. »27 A chaque citoyen abstentionniste, sa raison de ne pas se rendre aux urnes. Cela peut être par ignorance, par inculture, par paresse, par indisponibilité, par désintérêt, par protestation, par rejet du système politique. Un taux d’abstention brut ne dit finalement pas pourquoi l’électeur n’est pas allé voter. Certes, on peut supposer que le rejet du système politique et le désintérêt pour la chose publique ne sont certainement pas les moindres raisons de l’abstention mais ne sont-ils finalement pas mieux mesurés par le comptage des bulletins blancs ? Par ailleurs, parallèlement à cette affirmation que l’abstention est uniquement un message de protestation, certains prétendent que le vote obligatoire renforce les extrémistes. « Les électeurs frustrés et déçus par l’ensemble des partis traditionnels reportent aisément leurs voix sur des partis extrémistes lorsqu’ils sont obligés de se rendre aux urnes. »28 Ainsi, un électeur en colère contre le système émettrait un vote protestataire en faveur d’un parti populiste alors que si le vote n’était pas obligatoire, il resterait simplement chez lui.

25

W. Benassiano, op. cit., p.88. Vincent LABORDERIE et Nicolas BEYGERT, Qui veut casser le thermomètre ?, in La Libre Belgique, 25 février 2010, http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/564973/qui-veut-casser-lethermometre.html 27 Paul LOWENTHAL, op. cit., p.66. 28 M. Kaiser, « Les enjeux et les perspectives du vote obligatoire », RBDC, 3, 1998, p. 254. 26

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A contrario, les partisans du vote obligatoire avancent l’argument inverse : « à laisser aux gens la liberté de ne pas aller voter, on offre aux partis extrémistes la possibilité de faire le plein de leurs militants, très motivés ceux-ci, et de grossir indûment leur représentation. »29 Les défenseurs du vote obligatoire prennent ainsi appui sur des études qui ne démontrent pas clairement le manque de fidélité de l’électorat extrémiste. Le vote extrémiste est en effet autant un vote d’adhésion que de contestation. Il est donc extrêmement difficile d’évaluer, entre un électeur « râleur » qui se rabat sur un parti populiste ou qui s’abstient et l’électeur fascisant qui y adhère, l’effet du vote (non) obligatoire sur les performances électorales de ce type de parti. Car aucune étude ne permet de savoir avec certitude à qui profiterait la suppression du vote obligatoire, « la propension à voter en cas de vote libre n’est ni répartie uniformément entre les électorats des différents partis ni constante dans le temps. »30 Nous ferons donc nôtres les conclusions de Paul Löwenthal : « sans doute l’effet [du vote obligatoire ou non] sur les partis extrémistes ne sera-t-il pas toujours ni partout le même, et il sera souvent peu prévisible – ce qui n’est pas loin de signifier qu’il serait irrationnel. Ne compterait-on pas plutôt sur l’éducation et l’information pour prévenir ces réactions peu réfléchies ? Et que les électeurs mécontents seraient incités à voter blanc ou nul plutôt que de mettre en selle des extrémistes ou des farfelus ? »31

3.

Arguments développés en faveur du vote obligatoire

En Belgique, les partisans du vote obligatoire se situent essentiellement au centre et sur la gauche de l’échiquier politique. Le Parti socialiste en est sans doute le plus fervent défenseur. Les arguments les plus fréquemment invoqués en faveur du vote obligatoire sont : la représentativité de l’ensemble de l’électorat ; la légitimité des élus ; son rôle dans l’éducation citoyenne; la mesure du mécontentement de l’électorat. Nous verrons, pour chacun de ces arguments, en quoi ils sont pertinents ou non. 1.

La représentativité et la prise en compte de l’ensemble des électeurs

Le vote obligatoire est l’instrument de l’expression de l’ensemble de la population. Il permet de n’exclure aucune « classe sociale » de l’intérêt du politique. En effet, plusieurs études et sondages d’opinion montrent que, lorsque le vote n’est pas obligatoire, ce sont essentiellement les personnes culturellement et socio-économiquement les plus défavorisées qui boycottent les urnes. Ainsi, un sondage effectué par la KUL32 sur le comportement des électeurs lors des élections de juin 2009 montrent que, alors que près de 75 % des personnes ayant un niveau scolaire élevé continueraient à se rendre aux urnes en cas d’abolition du vote obligatoire, 29 30 31 32

Paul Lowenthal, op. cit., p.67. William Benessiano, op. cit., p.92. Paul Lowenthal, op. cit., p.67. Résultats du sondage analysés dans Kris Deschouwer, Pascal Delwit, Marc Hooghe & Stefaan

Walgrave (red), De stemmen van het volk. Een analyse van het kiesgedrag in Vlaanderen en Wallonië op 7 juni 2009,

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seuls 34 % des électeurs les moins instruits voteraient. Cette étude confirme une étude sur le vote obligatoire menée en Flandre à l’occasion des élections communales de 2006. L’étude teste notamment l’influence de quelques caractéristiques sociodémographiques, dont le capital scolaire, les classes sociales et la situation socioprofessionnelle, sur la volonté des citoyens à prendre part ou non aux élections locales. Les résultats de cette enquête sont sans ambigüité : « le nombre de personnes interrogées se déclarant prêtes à ‘toujours’ exprimer leur suffrage est deux fois plus important chez les détenteurs d’un capital scolaire élevé que chez ceux à faible capital scolaire. Plus le capital scolaire est faible, plus grand est le nombre de personnes qui déclarent ne plus ‘jamais’ vouloir voter si l’obligation de le faire est abolie (39,8% vs. 6,6%). »33 De même, « les citoyens adoptent une attitude d’autant plus positive à l’égard du devoir électoral qu’ils appartiennent aux classes supérieures de la société. […] Ainsi, parmi les ouvriers, avons-nous noté 39,5% de personnes refusant de voter contre 11,4% dans la classe sociale supérieure. »34 Dans les pays où le vote n’est pas obligatoire, la tendance est la même. Ainsi, « pour un ensemble de sept pays européens et le Canada, l’écart entre la participation des citoyens les plus éduqués et de leurs concitoyens moins diplômés a été estimé à 10 points de pourcent. Cet écart est plus important dans les pays connaissant des taux de participation plus faibles : en Suisse, pour les referenda menés entre 1981 et 1991, on a estimé l’écart à 25 points de pourcent. Pour les Etats-Unis, l’écart estimé est de 40 points de pourcent. L’impact du revenu semble être moins important que celui de l’éducation: pour la même base de données, les citoyens les plus riches (sixième tranche de revenu) ont des taux de participation 14 points plus élevés que les plus pauvres. »35 Il y a donc clairement un lien établi entre participation aux élections et niveau socioculturel. A ce propos, on ne peut s’empêcher d’affirmer, comme Arend Lijphart, que le suffrage universel, en l’absence d’obligation de vote, devient un suffrage capacitaire. Le grand politologue néerlandais écrivait ainsi : « la participation inégale est l’équivalent fonctionnel des règles de vote censitaire existantes dans beaucoup de démocraties à la fin du dix-neuvième siècle. […] Toutes ces règles discriminatoires sont aujourd’hui universellement rejetées comme anti-démocratiques. Pourquoi donc tant de démocrates tolèrentils le modèle systématique de participation faible et inégale, qui n’est que l’équivalent fonctionnel de ces règles ? »36 D’autant plus que la faible participation d’une frange déterminée de l’électorat a des conséquences sur l’intérêt que leur portent les partis politiques et les élus. Ainsi, Renaud Gosselin de l’Université de Sherbrooke (Canada), analysant les élections législatives fédérales de 2006 au Canada, constate que « le taux de participation dans les neuf circonscriptions où le revenu moyen est le plus élevé se situait entre 62,7% et 75,4%, alors que celui des neuf 33

C. Devos, Le vote obligatoire en Flandre. Une analyse à l’échelle locale, Centreum voor Lokale Politiek, CLP, Département de Science politique, Université de Gand, 2006, p.1819. 34 Ibidem, p.19. 35 Faut-il maintenir le vote obligatoire ?, Regards économiques, mai 2003, n°11, p.4-5. Disponible sur http://docentes.fe.unl.pt/~peralta/RE011.pdf 36

Arend Lijphart, Unequal participation : democracy’s unresolved dilemma, American Political Science Review, n°91, 1997, p.1-14, cité par Revues économiques, op.cit.

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circonscriptions ayant le revenu moyen le plus bas oscillait entre 45,1% et 61,5%. Ainsi, comme les citoyens de la classe sociale défavorisée participent moins aux élections que ceux de la classe favorisée, leurs intérêts et leurs valeurs risquent d’être moins défendus au Parlement canadien. Or ce problème de représentativité aurait clairement été évité si chaque citoyen avait été contraint de voter. »37 Dans le même sens, partant des forts taux d’abstention constatés dans les banlieues lors des élections régionales françaises de 2009, le journal Le Monde, dans un article intitulé « L’abstention en banlieue, plus grave que les émeutes ? », se demande si cette abstention n’est finalement pas un problème bien plus grave que les violences. En effet, la réponse des pouvoirs publics aux violences est une réponse à la fois préventive et répressive. Le président de la République était ainsi venu annoncer, à la suite des émeutes de Clichy-sous-Bois en 2005, un « plan espoir banlieue » comprenant investissements dans la police de proximité, dans la rénovation urbaine, dans une politique éducative, dans le renforcement des transports publics, etc. Bien que resté à l’état de promesse, ce plan avait au moins le mérite d’exister. A l’inverse, la réponse des politiques à l’abstention est l’abandon des quartiers abstentionnistes et de leurs citoyens. Cette révolte silencieuse envers le système n’attire que l’indifférence des dirigeants : ces citoyens n’existent plus, puisqu’ils ne votent plus. « Le plus gênant est que l’abstention place les quartiers dans un cercle vicieux. Parce que les hommes politiques pourraient être tentés par une lecture cynique et considérer ces territoires comme définitivement « non rentables » électoralement. Pour la droite qui y recueille des scores dérisoires. Pour la gauche, qui obtient des pourcentages flatteurs mais un nombre de voix réduit. Pourquoi, en effet, prendre le risque de s’aliéner des clientèles alarmées par l’image du jeune à capuche pour ne rien gagner du côté de la banlieue ? Pourquoi se mettre à dos le monde rural, également en grande difficulté mais qui continue à voter, pour des quartiers à la dérive mais abstentionnistes ? Le piège se referme sur les banlieues populaires. »38 On observe également le phénomène aux Etats-Unis où la population la plus pauvre ne vote pas, soit par choix, soit parce qu’elle est privée du droit de vote. Conséquence : alors que le pays possède un des plus hauts niveaux de pauvreté des pays occidentaux, les politiques ne s’adressent qu’à la classe moyenne et prennent la pauvreté pour un acquis contre lequel les efforts fournis ne seraient finalement que très peu rentables. Certes, les partisans de la liberté de vote rétorqueront que personne n’empêche les citoyens les plus pauvres, les citoyens des quartiers déshérités, des banlieues violentes, d’aller voter. Mais il est évident que leur situation socioéconomique, leurs préoccupations et les urgences quotidiennes, le faible accès à l’information et à l’éducation, le sentiment d’abandon, le sentiment que la pauvreté est une fatalité et que rien ne peut y changer, tous ces éléments favorisent l’abstention. « Pourquoi aller voter puisque cela ne changera rien à ma situation personnelle? ». Et puisque ces citoyens ne votent pas, les politiques menées ne leur seront pas prioritairement destinées…

37

Renaud GOSSELIN, Voter : un droit ou un devoir ?, disponible sur : http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse?codeAnalyse=274 38 Luc BRONNER, L’abstention en banlieue, plus grave que les émeutes ?, Le Monde du 26 mars 2010.

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Enfin, il est essentiel de rappeler que dans nos démocraties, le parlement, élu au suffrage universel, est supposé être le reflet de l’ensemble de l’électorat. Quand le vote devient de facto censitaire, avec des taux de participation significativement différents entre classes sociales, peut-on encore affirmer que le parlement élu représente le corps électoral ? Peut-on encore affirmer que le parlement, qui représente la nation, œuvre dans les intérêts de l’ensemble de la population ? Peut-on enfin affirmer que le parlement et son émanation, le gouvernement, bénéficient bel et bien de la légitimité démocratique qu’ils sont sensés avoir depuis l’instauration du suffrage universel ? C’est notre deuxième argument en faveur du vote obligatoire. 2.

La légitimité des élus

Dans une démocratie où les élus doivent obtenir une large légitimité populaire et démocratique pour prétendre agir au nom de l’intérêt général, est-il vraiment sain qu’au lendemain des scrutins, les médias affirment que le véritable vainqueur est le parti abstentionniste ? Ainsi, Alain Duhamel s’interroge : « peutil exister une démocratie légitime sans électeur ? Quel est le fondement d’un régime dont les citoyens refusent la participation la plus élémentaire, celle du vote ? Quelle est la valeur de décisions politiques s’appuyant sur un nombre décroissant de citoyens actifs ? »39 L’abstention dans nos démocraties pose effectivement un problème important de légitimité des élus. Peuvent-ils encore prétendre représenter la majorité de l’opinion quand une majorité de citoyens ne se déplacent pas pour aller voter ? « Si le régime représentatif repose sur l’idée que les organes issus de l’élection représenteront l’opinion qui prévaut dans le pays, que la loi faite par le Parlement élu pourra être considérée comme l’expression de la volonté générale ou tout au moins de l’opinion majoritaire du pays, la consultation populaire n’assurera pas ce résultat si une fraction importante du corps électoral s’abstient. C’est pourquoi d’aucuns considèrent le vote obligatoire comme la condition indispensable à la pleine sincérité des consultations électorales. »40 Mais peut-on pour autant affirmer que l’abstention plus ou moins importante lors des élections mine la légitimité des élus ? Sans hésitation, nous répondons oui ! La démocratie, qui est définie par le CRISP comme étant « un régime dans lequel la souveraineté politique appartient à la population, qui l’exerce soit directement, soit indirectement par la voie d’élections libres », ne peut se satisfaire d’une participation partielle de l’électorat à ses élections. La démocratie tire sa force du fait que les élus représentent le peuple dans son entièreté et pas uniquement la frange la plus cultivée et intéressée par la politique de celui-ci. Dans une démocratie, représenter 95% de la population donne bien plus de poids et de légitimité que représenter 50 % de celle-ci. Paul Lowenthal abonde dans le même sens : « si les élus ne le sont que d’une minorité de citoyens, peuvent-ils conserver le droit de gouverner contre une prétendue « majorité silencieuse » affirmée par une « minorité active » de citoyens ? […] Là où le vote est obligatoire, ses résultats peuvent 39 40

Alain DUHAMEL, op. cit. Benessiano, p.89.

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raisonnablement être tenus pour représentatifs du corps électoral, même si la majorité révélée est étroite et ne peut donc se prétendre à elle seule significative de l’ensemble de la population. »41 Lors de l’élection présidentielle américaine de 2000, marquée par un taux d’abstention record de 48,7%, George Bush a obtenu 55,5 millions de voix, soit 48% des électeurs s’étant exprimés. Rapportés à la population en âge de voter, George Bush a été élu par à peine 25% des électeurs américains. Avait-il la légitimité démocratique de prendre les décisions qu’il a prises ? En tout cas, pas autant que s’il avait été élu par 48% de l’ensemble des électeurs américains… De même, en 2007, en tenant compte des électeurs abstentionnistes, Nicolas Sarkozy n’a été élu que par 42 % des français. Evidemment, ce problème d’affaiblissement de la légitimité vaut également pour une élection dans un système proportionnel. Dans ce cas, le parlement est le reflet fidèle du rapport de force entre électeurs et lorsqu’à peine 50 % des électeurs se rendent aux urnes, il ne peut plus être question que de photographie partielle et incomplète de l’opinion. Dans une démocratie libérale, un élu a besoin de la légitimité populaire pour gouverner. C’en est une condition essentielle. C’est ce qui donne force et valeur aux actes qu’il posera en tant qu’élu. Et seul le vote obligatoire le permet. 3.

Le rôle éducatif du vote obligatoire

« Le problème est clairement d’éducation. Les uns escomptent qu’en laissant le vote libre, on induira un effort des candidats et de leurs partis pour motiver les électeurs. Effort qui ne pourrait pas être limité à un efficace marketing en campagne. Les autres disent qu’au contraire, le fait de devoir voter oblige, ou au moins incite, les électeurs les plus indifférents ou les plus sceptiques à s’informer si peu que ce soit, ce qui laisserait des traces au-delà des saisons électorales. »42 En d’autres mots, tandis que les partisans du vote libre soutiennent que celui-ci force les citoyens à s’intéresser à la chose publique avant d’aller voter, les partisans du vote obligatoire opposent l’argument inverse : en obligeant le citoyen à aller voter et donc à poser un choix politique, on le pousse inévitablement à s’intéresser à la chose publique. Le vote obligatoire encourage les électeurs à s’informer et à approfondir leurs connaissances sociopolitiques. Le vote obligatoire aurait donc une réelle vertu éducative. Nous serons plus mesurés quant à la force de cette vertu éducative. Mais nous irons néanmoins plus loin que William Benessiano qui affirme : « nous soutenons que trop de citoyens manquent de sens civique. C’est pourquoi, avant d’instaurer le vote obligatoire, il convient de développer l’information et la formation civiques. Ces deux points sont trop souvent négligés par les défenseurs du vote obligatoire. Sans doute sera-t-il temps ensuite d’envisager l’obligation de vote qui, de toute façon, ne saurait avoir d’utiles effets sans que ces deux missions soient préalablement assurées en amont. »43 41 42 43

Paul Lowenthal, op. cit., p.66. Ibidem, p.66-67. William Benessiano, op. cit., p.97.

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Certes, en matière d’éducation civique, le vote obligatoire n’est pas la panacée. Rien ne prouve en effet que, sans éducation civique, sans information et formation à destination de l’ensemble des citoyens, sans vulgarisation des enjeux, sans transparence du jeu politique, le vote obligatoire pousse les citoyens à s’intéresser davantage à la politique. Nous ne serons donc pas aussi optimistes que le sénateur canadien Marc Harb qui avance l’argument suivant à sa proposition de loi visant à rendre le vote obligatoire dans son pays : « certains soutiennent qu’il est insensé de forcer des gens non informés à voter. Une telle exposition au système électoral peut, en fait, aider ces gens à être mieux informés. […] Elections Canada travaille avec diligence à informer et à sensibiliser les électeurs et elle poursuivra ses efforts parce qu’ils constituent un élément important d’un système de scrutin obligatoire. Finalement, avec l’établissement du vote obligatoire, la participation aux élections redeviendra un devoir civique au Canada, mais un devoir quand même peu exigeant. Grâce aux protections destinées à assurer la sensibilisation de l’électorat, l’égalité d’accès et la possibilité d’exercer son droit de vote, la loi proposée établira non seulement notre droit, mais aussi notre obligation civique de participer au processus démocratique. »44 S’il est illusoire d’imaginer que l’instauration du vote obligatoire induit, par un effet mécanique automatique, le développement du sens civique et de la compréhension de la politique dans le chef de chaque citoyen, il nous semble tout aussi illusoire, sinon plus, de penser que le vote non obligatoire favorise l’éducation citoyenne. Il suffit de se pencher sur les pays voisins, où les taux d’abstention aux élections ne cessent d’augmenter, pour s’en rendre compte. L’apathie et la passivité politiques y trouvent en effet un terrain propice où se nourrir. Le système de vote, obligatoire ou non, n’est selon nous pas un facteur déterminant dans l’éducation à la citoyenneté et dans le développement du sens civique. Toutes les démocraties occidentales, qu’elles pratiquent ou non le vote obligatoire, souffrent du même mal, celui du désintérêt massif pour la chose publique. Et aucune ne pourra, si elle ne veut pas être remise en question, faire l’impasse sur l’éducation civique de leurs citoyens. Cela passe évidemment par l’école mais pas uniquement : cela peut prendre d’autres formes comme des campagnes d’information sur les institutions et le système politique, par la transparence des débats politiques et la vulgarisation (sans tomber dans le simplisme) des enjeux, par un travail éducatif des médias, par un important travail de proximité des élus. Il en va de l’avenir de nos démocraties, de leur force et de leur légitimité. 4.

La mesure du mécontentement de l’électorat

Comme on l’a vu lors de l’analyse des arguments contre le vote obligatoire, les raisons de l’abstention sont multiples et ne permettent pas de prendre la mesure du mécontentement de l’électeur par rapport au système et à la classe politiques. Au contraire du vote blanc et du vote nul qui s’avèrent être un meilleur baromètre de mécontentement et l’insatisfaction envers le politique. « En fait, le citoyen soumis au vote obligatoire peut toujours annuler son vote ou 44

Mac Harb, op. cit., p.6.

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même laisser son bulletin de vote vierge. Ainsi, le citoyen qui souhaite exprimer son mécontentement envers le système politique peut le faire plus clairement à travers les institutions électorales qu’en s’abstenant totalement de participer aux élections. »45 Dans son article Le vote blanc : abstention civique ou expression politique ?, Adélaïde Zulfikarpasic définit le vote blanc comme « un acte par lequel l’électeur manifeste, lors d’une consultation électorale, son incapacité ou son refus d’exercer un choix parmi une offre politique donnée »46. Selon elle, le vote blanc est bel et bien une expression politique, celle d’un mécontentement face à une offre politique jugée insatisfaisante ou trop restreinte. En votant blanc, l’électeur souhaite faire passer un message et espère des changements. Ainsi, lorsque le vote n’est pas obligatoire et alors que la possibilité de voter blanc existe, on ne peut conclure que l’abstentionnisme est signe de mécontentement. Comme on l’a vu47, l’abstentionnisme a de multiples causes et n’est pas toujours, loin de là, un acte d’expression politique, celle du mécontentement envers le système. A contrario, en cas de vote obligatoire, le vote blanc est presque toujours un acte d’expression politique : l’électeur souhaite par ce biais et face au choix de partis et de candidats manifester sa déception, son mécontentement, son ras-le-bol du système. Avec une mesure plus précise de ce mécontentement, il peut bien davantage en être tenu compte.

B. Le vote obligatoire : une question de rapport de force politique Au-delà du débat théorique et idéologique sur les arguments en faveur et contre le vote obligatoire, il faut bien admettre que la décision politique d’instaurer ou non le vote obligatoire est avant tout une question de rapport de force entre conceptions différentes de la démocratie. Dans cette seconde partie de l’analyse, nous examinerons le contexte international du vote obligatoire en nous attardant particulièrement sur les cas de l’Australie et des Pays-Bas. Nous rappellerons ensuite l’historique de l’instauration du vote obligatoire en Belgique. Enfin, nous examinerons le positionnement des partis politiques en Belgique par rapport au vote obligatoire avant de conclure cette étude sur son avenir.

1.

Contexte international

Rares sont les Etats qui pratiquent ou qui ont pratiqué le vote obligatoire. A l’heure actuelle, seule une trentaine de pays appliquent avec plus ou moins de rigueur l’obligation de se rendre aux urnes mais seuls quelques uns y attachent des sanctions réellement dissuasives. Nous examinerons dans un premier temps le cas de l’Australie, pays qui possède les taux de participation aux élections les plus élevés au monde, et des Pays-Bas, Etat qui pratiquait le vote obligatoire 45

Renaud Gosselin, op. cit. Adelaïde ZULFIKARPAIC, Le vote blanc : abstention civique ou expression politique ?, Revue Française de Science politique, Paris, 2001, résumé disponible sur : http://sociovoce.hypotheses.org/294 47 Cf supra, partie A, 2.4. 46

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avant de l’abolir en 1970. Nous verrons ensuite très rapidement la situation dans d’autres pays d’Europe et du monde. 1.

En Australie48

La première expérience de vote obligatoire en Australie a lieu dans l’Etat du Queensland où, sous l’impulsion des libéraux, le vote est rendu obligatoire pour les élections d’Etat en 1915. La même année, la Royal Commission into Commonwealth Electoral Law and Administration publie un rapport dans lequel elle recommande l’introduction du vote obligatoire pour les élections nationales. Les Australiens devaient se prononcer sur cette mesure par référendum mais celui-ci n’a jamais eu lieu. Le débat était provisoirement mis de côté mais n’était pas mort pour autant. Tandis que le Parti travailliste, considérant le vote comme était un « devoir sacré », était largement favorable au vote obligatoire, les libéraux étaient davantage divisés alors que les conservateurs du Parti national étaient, à quelques exceptions près, largement défavorables à l’introduction du vote obligatoire. Ces derniers s’appuyaient sur les taux de participation qui, s’ils tournaient autour de 55 % lors des quatre premières élections de l’histoire australienne, avaient monté jusque 78% en 1917. Les mesures prises pour faciliter le vote, comme l’inscription obligatoire sur les listes électorales (1911), ainsi que le rôle des partis dans la stimulation de la participation semblaient fonctionner : il n’était donc pas question, pour les conservateurs alors au pouvoir, de modifier la loi en restreignant la liberté des électeurs et en risquant de jeter l’opprobre sur des électeurs ruraux qui éprouvaient souvent des difficultés à se déplacer pour aller voter. Toutefois, les élections nationales de 1922 vont radicalement changer la donne. Deux éléments sont en cause. Premièrement, le taux de participation moyen s’effondre et passe de 78 % en 1917 à 71 % en 1919 et seulement 58 % en 1922. La tendance, que les conservateurs pensaient forte, des électeurs à remplir leur devoir électoral sans y être obligés n’est plus. Deuxièmement, les taux de participation des électeurs du Queensland, où le vote est obligatoire pour les élections fédérées depuis 1915, sont beaucoup plus élevés pour les élections nationales que dans les autres Etats (+13 % en 1919 et + 23% en 1922 – par rapport à la moyenne nationale). On s’aperçoit ainsi de l’importance du vote obligatoire dans l’éducation civique des citoyens et plus aucun argument quant au fait que l’électeur s’intéresse naturellement à la chose publique ne tenait. Contrairement aux idées reçues, l’expérience du Queensland montrait que, chronologiquement, l’exercice du droit de vote construit la conscience politique, et non l’inverse. Les conservateurs sont alors naturellement devenus partisans du vote obligatoire. C’est donc quasiment sans débat que le Commonwealth Electoral Act, introduisant le vote obligatoire pour les élections nationales, fut adopté en 1924. 48

Voir notamment articles : Compulsory voting in Australian national elections, Parliament of Australia – Department of Parliamentary Services, 3 mars 2008 Jonathan LOUTH, Lisa Hill, Compulsory voting in Australia : turnout with and without it, Australian Review of Public Affairs, vol. 6, n°1, nov. 2005, pp.25-37. Tim EVANS, Compulsory voting in Australia, Australia Electoral Commission, 16 janvier 2006.

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Par ailleurs, l’Australie a également adopté une série de mesures facilitant l’exercice de ce devoir civique, comme l’introduction de bureaux de vote mobiles dans les hôpitaux, les prisons et dans les circonscriptions isolées. La législation facilite également le vote par correspondance ou par anticipation. Les sanctions sont uniquement financières : 50 $ pour défaut d’inscription sur les listes électorales et 20 $ si l’électeur ne s’est pas rendu aux urnes. L’Australie possède aujourd’hui le système électoral le plus inclusif du monde, avec des taux de participation moyens atteignant 95 % du corps électoral. Elle possède donc le parlement et le gouvernement les plus légitimes… 2.

Les Pays-Bas49

Les Pays-Bas sont l’un des rares pays au monde à avoir aboli le vote obligatoire après l’avoir expérimenté. Comme en Belgique, l’instauration du vote obligatoire fut le résultat d’un compris entre les partis religieux et le parti social-démocrate. Au début du vingtième siècle, la politique néerlandaise est marquée par deux problèmes majeurs : le financement des écoles confessionnelles, souhaité par les partis sociaux-chrétiens, et l’obtention du suffrage universel, demande des partis de gauche. Ces deux problèmes furent résolus en 1917 par un compromis acté dans une loi de pacification, qui réforma en profondeur le système électoral. Principal objectif du parti social-démocrate, le suffrage universel pour les hommes et les femmes est institué dès 1919. Concession aux partis libéraux qui ne pouvaient plus espérer gagner des sièges dans un scrutin majoritaire au suffrage universel, un système de représentation proportionnelle est instauré. Enfin, pour assurer cette proportionnalité sans léser aucun des trois grands piliers, l’exercice du droit de vote devient obligatoire. Une amende de trois florins est prévue pour les abstentionnistes. Dans les années 60, le vent a tourné : les partisans de l’abolition se font de plus en plus entendre, sur fond d’une abstention sans cesse croissante et d’idéologie libérale, voire libertaire, s’imposant dans la société néerlandaise. En 1967, une Commission chargée de plancher sur une réforme électorale conseille au gouvernement d’abolir le vote obligatoire. Le gouvernement chrétien-démocrate de Piet De Jong supprime alors l’obligation de vote à partir des élections provinciales de 1970. Dans un contexte de « dépilarisation » et d’individualisation de la société, la raison principalement invoquée pour cette suppression est la responsabilisation des électeurs : ceux-ci sont suffisamment adultes pour déterminer eux-mêmes s’il est opportun ou non d’aller voter. Ce contexte de « dépilarisation », rendant l’électorat plus volatile, couplé à la suppression de l’obligation de vote, devait rendre les campagnes électorales plus vivantes et dynamiques. Aujourd’hui, dans un contexte marqué par une décomposition des piliers traditionnels – chrétien, libéral et social-démocrate – et une poussée de la xénophobie et des partis d’extrême droite, les Pays-Bas vivent une crise de confiance démocratique sans précédent. Les taux de participation aux élections nationales, stabilisés autour de 85 % jusqu’en 1990, sont en baisse constante, 49

Voir notamment : Jan VAN DETH, Jan VIS, Regeren in Nederland.Het politieke en bestuurlijke bestel in vergelijkend perspectief, Assen, ed. Van Gorcum, 2006.

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avec à peine 74% de taux de participation lors des élections législatives de 2010. Pour les élections locales et européennes, la situation est davantage dramatique : pour les élections européennes par exemple, la participation est passée de 58 % en 1979 à 36 % à peine en 2009. 3.

Autres Etats

D’autres Etats imposent l’obligation de voter. En Europe, c’est notamment le cas de la Grèce, du Luxembourg et de Chypre. Dans l’Etat hellénique, aucune sanction n’est prévue et des records d’abstention sont constatés à chaque élection. Ainsi, lors des élections locales de 2010, perçues comme un test de soutien à la politique du gouvernement, l’abstention s’est élevée à 55% ! Au Luxembourg, le vote est obligatoire depuis 1924. Les sanctions sont sévères (250 € pour une première abstention et jusqu’à 1.000 € en cas de récidive) et le taux de participation, comme en Belgique, tourne autour de 90 %. En Europe toujours, un Land autrichien et un canton suisse pratiquent également le vote obligatoire. « Dans deux Etats enfin, l’obligation de vote revêt explicitement un caractère moral. Ainsi, l’article 48 al. 2 de la Constitution italienne de 1946 dispose que ‘le vote est personnel et égal, libre et secret. Son exercice est un devoir civique.’ Et l’article 49 §1er de la Constitution portugaise dispose que ‘l’exercice du droit de vote est personnel et constitue un devoir civique.’ »50 Ailleurs dans le monde, on peut notamment citer la Bolivie, le Costa Rica, le Pérou, l’Argentine, l’Uruguay, Singapour parmi les Etats pratiquant avec plus ou moins de rigueur le vote obligatoire. Au Brésil, le vote est obligatoire pour tous les citoyens âgés de 18 à 65 ans. Les citoyens n’ayant pas participé aux trois dernières élections sont mis à l’amende et risquent de ne pouvoir accéder à un emploi public. Episodiquement, et toujours après une élection marquée par un fort taux d’abstention, le débat sur le vote obligatoire fait son apparition sur la scène politico-médiatique française ou canadienne. Néanmoins, le soufflé retombe rapidement et la vie politique reprend son cours.

2.

Contexte historique du vote obligatoire en Belgique

En introduisant, en 1893, dans sa Constitution l’obligation de voter, la Belgique fait figure de pays précurseur. De 1831 à 1893, le régime censitaire qui réservait le vote à environ 150.000 citoyens, est marqué par des taux d’abstention importants (jusqu’à 65% en 1855). Selon John Gilissen, cité par Xavier Mabille, « les grandes distances à parcourir par certains électeurs, la durée des opérations électorales, le manque de formation politique des électeurs comptaient parmi les principaux facteurs d’absentéisme. La situation était encore plus grave aux élections provinciales et communales. (…) Aux élections de Bruxelles de 1861, (…) il n’y eut que 560 électeurs au premier tour de scrutin, et 370 au second tour, sur plus de 6000 électeurs. »51 Pour faire face à cette

50

Xavier MABILLE, Pourquoi on doit voter en Belgique, Revue Politique, n°66, Septembre-octobre 2010, p.64. 51 Ibidem, p.63.

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situation, plusieurs propositions de loi visant à rendre le vote obligatoire furent déposées mais sans succès. Le changement vient avec l’introduction du suffrage universel tempéré par le vote plural en 1893, qui appelait aux urnes un million et demi de nouveaux électeurs. L’instauration du vote obligatoire est alors le résultat d’une conjoncture d’intérêts politiques entre le centre et la droite et les socialistes. A droite, les partisans de l’obligation redoutaient que les électeurs modérés et conservateurs ne prennent la mesure de l’importance du vote alors que celui-ci s’ouvrait aux classes ouvrières, supposément extrémistes. Cet argument fut formulé par Auguste Bernaert, Premier Ministre catholique de l’époque : « ce sont les éléments les plus conservateurs, dans le sens large du terme, qui s’abstiennent ; ce sont les braves gens, indifférents ou timides. »52 A gauche, le Parti Ouvrier belge était partisan du vote obligatoire, considérant qu’il s’agissait là avant tout d’un devoir et non d’un droit, pour lequel le parti ainsi que l’ensemble des représentants de la classe ouvrière s’étaient battus avec acharnement. Celle-ci accédant enfin au droit de vote (bien que tempéré par le vote plural), il ne s’agissait pas de « gâcher » ce droit en laissant l’abstention se développer. Enfin, plus pragmatiquement, Jean Stengers, toujours cité par Xavier Mabille, ajoute une autre raison à l’instauration du vote obligatoire : « Les candidats devaient souvent déployer des efforts considérables pour amener leurs partisans à voter. (…) Ces efforts étaient d’ailleurs aussi fort coûteux, car il fallait fréquemment payer à des électeurs leurs frais de déplacement, leur offrir un repas le jour de l’élection (…). L’établissement de l’obligation du vote a peut-être répondu en partie à l’appréhension qu’éprouvaient les hommes politiques de voir leurs dépenses électorales, si le vote demeurait facultatif, étendues à l’ensemble de la population. »53 Grâce à cette mesure, le taux de participation passa de 48% en 1892 à 94,6% en 1894. C’est donc en 1893 que fut inscrit dans la Constitution le principe du vote obligatoire, à l’actuel article 62, alinéa 3 (« le vote est obligatoire et secret. Il a lieu à la commune, sauf les exceptions à déterminer par la loi »). Pour assurer l’effectivité du vote obligatoire, le législateur a édicté un régime de sanctions dans le Code électoral. Néanmoins, « on se borna à des sanctions relativement bénignes : l’emprisonnement fut écarté ainsi qu’une amende trop élevée qui aurait été alors jugée vexatoire. »54 Le régime de sanctions est désormais logé à l’article 210 du Code électoral et la mansuétude du législateur de 1893 a été conservée.55 Depuis une vingtaine d’années, il est devenu rare que les Parquets 52

Cité par Xavier Mabille, ibidem, p.63. Xavier Mabille, op. cit., p.63. 54 William Benessiano, op. cit., p.103. 55 L’article 210 du Code électoral stipule : « Une première absence non justifiée est punie, selon les circonstances, d’une réprimande ou d’une amende de 5 à 10 euros. En cas de récidive, l’amende sera de 10 à 25 euros. Il ne sera pas prononcé de peine d’emprisonnement subsidiaire. Sans préjudice des dispositions pénales précitées, si l’abstention non justifiée se produit au moins quatre fois dans un délai de quinze années, l’électeur est rayé des listes 53

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poursuivent les abstentionnistes et l’efficacité des sanctions est donc largement remise en question. Aujourd’hui, le taux de participation aux élections s’élève à environ 90% et le pourcentage des bulletins blancs et nuls s’élevait, lors des dernières élections fédérales de 2010, à 5,8%.

3.

Positionnement contemporain des partis politiques belges

En Belgique, le débat sur le vote obligatoire refait épisodiquement surface. Ainsi, dans les années 1960, dans un contexte marqué par l’abrogation du vote obligatoire aux Pays-Bas et par la création de partis régionalistes (la Volksunie, le Rassemblement wallon et le Front démocratique des francophones), plusieurs élus, notamment de la Volksunie et du Rassemblement wallon, se font le relais des opposants au vote obligatoire. Dans les années 80, les velléités de remise en cause du vote obligatoire s’étendent à d’autres partis. Les deux partis écologistes nouvellement arrivés sur la scène politique, Ecolo et Agalev, font figurer dans leur programme la suppression du vote obligatoire. En 1985, c’est au tour du PVV (parti libéral flamand) de s’y opposer. Alors que le débat sur le vote obligatoire était jusque là confiné aux nouveaux partis (craignaient-ils le poids du vote par tradition et par habitude ?), le positionnement du PVV, la composante flamande d’une de trois grandes familles traditionnelles, permet au débat de réellement entrer dans l’espace médiatique. L’arrivée à la tête du PVV, devenu VLD, du Guy Verhofstadt au début des années 90 confirme la position des libéraux flamands face au vote obligatoire. En effet, la transformation de la démocratie représentative en « démocratie citoyenne » (Burgerdemocratie) devient un axe central du programme du VLD. Cela se traduit par plusieurs propositions de modifications du système électoral, comme l’introduction du scrutin majoritaire, l’élection directe des leaders d’exécutifs et des bourgmestres et, donc, la suppression du vote obligatoire. Les arguments avancés portaient essentiellement, dans la logique de l’idéologie libérale, sur le respect de la liberté individuelle du citoyen. En réaction à ce positionnement du VLD, les deux familles politiques dominantes en Wallonie et en Flandre – la famille socialiste et la famille sociale-chrétienne – marquent leur soutien fort au vote obligatoire. Néanmoins, le Premier Ministre CVP Jean-Luc Dehaene jette un pavé dans la mare en déclarant souhaiter voir ce débat avoir lieu, sans toutefois avoir une opinion définitive et tranchée sur le sujet. Dans une interview au Soir en 1994, Dehaene fait part de son hésitation sur le sujet : « Si l'obligation de vote aboutit à ce que des gens aillent voter contre leur gré et que cela se transforme en un électorales pour dix ans et pendant ce laps de temps, il ne peut recevoir aucune nomination, ni promotion, ni distinction, d’une autorité publique. […] »

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vote blanc ou nul, le fonctionnement du système n'est pas entravé. En revanche, cela peut prendre la forme d'un «vote n'importe quoi». Exemple: la liste Van Rossem. Mais je sais aussi que si l'on supprime l'obligation, ce sont les couches les moins favorisées de la population qui risquent d'abdiquer les premières; ce qui tronquerait la représentation. »56 En 1995, Ecolo, devenu une « valeur sûre » de la scène politique francophone, rejoint les partisans du vote obligatoire tandis qu’Agalev, son alter égo flamand, reste attaché aux valeurs libertaires qui ont marqué la première décennie des partis écologistes. A la même époque, les libéraux francophones (PRL) apparaissent divisés sur la question. Faute de consensus en interne, le programme du PRL en vue des élections de 1995 indique comme plus petit commun dénominateur la volonté d’ouvrir le débat, sans préciser dans quelle direction le parti souhaitait mener les discussions. L’arrivée de Louis Michel à la tête du parti, à la suite du décès de Jean Gol en 1995, marque un changement de cap. La ligne officielle du parti est ainsi exprimée par Louis Michel : « Selon moi, ce droit est inséparable d’un devoir : le vote est aussi un devoir exercé au nom et au profit de la société. C’est la raison pour laquelle je demeure attaché au principe de l’obligation de vote. »57 De façon intéressante, on constate que les arguments mobilisés au cours des années nonante sont assez proches de ceux entendus en 1893 lors de l’adoption du vote obligatoire. Dans le camp des abolitionnistes, l’argument central est le même qu’un siècle auparavant : la liberté du citoyen. Le fer de lance en la matière est le parti libéral flamand (VLD) pour qui « nul ne peut être obligé à choisir ses représentants contre son gré »58. A l’inverse, les partis favorables au maintien du vote obligatoire invoquent à nouveau l’objectif de renforcer la démocratie en assurant la participation la plus large possible des citoyens. Pour le parti socialiste flamand SP, « le vote obligatoire permet de veiller à ce que le Parlement ne soit pas comme la Société Générale où seule une minorité de riches actionnaires détient le pouvoir… grâce à l’absence d’une majorité de petits actionnaires »59. Enfin, pour l’ancien vice-Premier ministre et actuel Président du Conseil européen Herman Van Rompuy (CVP), « il faut bien se rendre compte que ce sont les groupes de revenus les plus faibles qui renonceront les premiers à exercer leur droit de vote »60. Depuis lors, les positions des différents partis n’ont que très peu évolué, tandis que, sur fond de crise institutionnelle, la question du vote obligatoire faisait à nouveau son entrée dans la campagne en vue des élections fédérales anticipées

56

Pourquoi Dehaene rêve d’élections, si pas demain, dans deux ou trois élections…, Le Soir, 15 octobre 1994, disponible sur : http://archives.lesoir.be/elections-pourquoidehaene-reve-de-reformes-si-pas-main_t-19941015-Z08MZF.html 57 MICHEL L., in DELWIT P., DE WAELE J-M. (eds), Les présidents de partis répondent… Vers une recomposition du paysage politique en Belgique, Bruxelles, Labor, 1998. 58 Texte du congrès du VLD De bugerdemocratie, Gand, 22-24 novembre1993, p. 11. 59 Programme SP, De Versterkte Democratie, 1995, p. 32. 60 Herman VAN ROMPUY, Discours à l’occasion de la journée d’étude du CEPESS, « Vers une nouvelle démocratie », Cahiers du CEPESS, n°5, 1993, p. 75.

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de 2010. La publication d’un sondage61 réalisé à l’occasion des élections régionales de 2009 pouvait faire penser en l’existence d’un argument purement électoraliste à cette volonté d’abolir le vote obligatoire : ce sondage montrait qu’en cas de suppression du vote obligatoire, l’Open VLD (+2,2%), la N-VA (+2%) et Groen ! (+1,5%) en sortiraient gagnant en Flandre, tandis qu’en Wallonie, le grand perdant serait le PS (-3,8%). Ce sondage montrait également que seuls 34% des personnes les moins instruites continueraient à se rendre aux urnes… Groen ! (anciennement Agalev), la N-VA (héritier de la Volksunie), le VLD et le Vlaams Belang soutiennent l’abolition du vote obligatoire. En 2008, le VLD, sans doute le parti le plus actif sur la question, a déposé une proposition de loi modifiant le Code électoral en ce qui concerne l’obligation de vote.62 Les articles 62 et 68 de la Constitution consacrant l’obligation de vote n’étant pas ouverts à révision, cette proposition vise dans une première étape vers l’abolition à supprimer les sanctions liées au non respect de l’obligation de vote. Les arguments invoqués dans cette proposition portent essentiellement sur la nécessité de rétablir la confiance entre les citoyens et les institutions : « dans un système électoral qui laisse aux citoyens la liberté d'aller voter ou non, les partis doivent se donner bien plus de peine pour convaincre les électeurs. La nécessité de convaincre les électeurs de se rendre aux urnes renforce la légitimité des assemblées législatives représentatives. » La crise de confiance démocratique serait donc ainsi résolue. Or, comme nous l’avons vu précédemment, moins il y a d’électeurs qui participent au processus électoral et moins les élus sont légitimes et représentatifs. Rejetée par le Sénat début 2010, cette proposition de loi a été redéposée en septembre de la même année.63 Groen ! est également partisan de la liberté de vote, mais cette liberté doit s’accompagner de mesures à même de renforcer la participation politique. « Il faudrait que les partis se présentent devant l’électeur afin de le convaincre de voter pour leur parti : le motivation et l’authenticité de la participation politique seraient ainsi augmentées. »64 Enfin, la N-VA estime également que le vote obligatoire est inutile, les citoyens étant suffisamment responsables et libres pour décider par eux-mêmes de participer ou non à la démocratie. De l’autre côté de l’échiquier politique, alors que le PS, le CDH et le CD&V se montrent constants dans leur soutien au vote obligatoire, le SP.a souhaite l’étendre aux consultations populaires locales et régionales. Cela n’est évidemment pas sans intérêt : une récente étude relative à la consultation organisée à propos du projet routier d’Anvers a révélé que les seules personnes qui s’étaient déplacées, que ce soit pour exprimer un avis positif ou négatif, étaient essentiellement des électeurs « Nimby » directement touchés par les travaux envisagés et non un ensemble représentatif des habitants de 61

Résultats du sondage analysés dans K. Deschouwer, P. Delwit, M. Hooghe & S. Walgrave

(red), op.cit. 62

Proposition disponible sur : http://www.senate.be/www/?MIval=/publications/viewPub&COLL=S&LEG=4&NR=886&P UID=67110153&LANG=fr 63 Proposition disponible sur : http://www.senate.be/www/?MIval=/publications/viewPub&COLL=S&LEG=5&NR=121&P UID=83886187&LANG=fr 64 Le vote obligatoire en Flandre, op. cit., p.5.

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l’agglomération anversoise. Un panel plus large aurait certainement mieux refléter l’expression de l’intérêt général sur ce projet soumis à la consultation. Par ailleurs, nous avons constaté plus avant que, dès 1995, Ecolo avait pris ses distances avec Groen ! en rejoignant les partisans du vote obligatoire. Ecolo va même plus loin en proposant des mesures permettant d’élargir l’électorat (comme par exemple par l’abaissement de l’âge du vote à 16 ans) et de favoriser concrètement l’exercice du droit de vote. Ainsi, dans son programme en vue des élections 2010, Ecolo proposait que : « le droit de vote soit exercé par des catégories de personnes qui, dans les faits, en sont aujourd’hui exclues : accompagnement logistique pour les personnes handicapées physiques, préservation et application de leurs droits aux personnes handicapées mentales, création d’une adresse de référence – ou un domicile « électoral » - pour les sans-toits ... »65 Enfin, le Mouvement Réformateur semble toujours aussi divisé sur la question. Alors que sous la présidence de Louis Michel, le débat semblait clos, celui-ci s’est rouvert à l’occasion du Printemps des Réformes, vaste chantier de rénovation idéologique et politique du parti lancé à l’automne 2009 à la suite de la défaite électorale des régionales. La fracture sur la question demeure identique. D’un côté, Charles Michel, donné favori pour succéder à Didier Reynders à la présidence du parti, ou le député Xavier Baeselen se sont clairement prononcés en faveur de l’abolition du vote obligatoire. Ainsi, Xavier Baeselen, s’exprimant dans une interview à La Libre Belgique, affirme : « voter est donc un droit, qu’on devrait être libre d’exercer ou non. Cela obligerait les hommes et les femmes politiques à convaincre les gens de se rendre aux urnes. […] Il y a un tas de gens qui ne sont pas antidémocratiques, mais qui votent pour des partis comme le Vlaams Belang juste pour dire leur ras-le-bol. Si on supprime le vote obligatoire, je suis sûr que cela fera surtout du tort au vote contestataire qui n’exprime pas une adhésion à un projet. »66 A l’inverse, l’ancien sénateur Philippe Monfils s’est clairement positionné en faveur du maintien du vote obligatoire : « Ce n’est pas au moment où se développent des sentiments très profonds d’antipolitisme, de poujadisme, que l’on doit se permettre de supprimer le vote obligatoire. […] Supprimer le vote obligatoire, c’est l’aventure. Je suis certain qu’un certain nombre de personnes iraient à la pêche le jour des élections, et cela fera le jeu des extrémistes. […] Quelle sera la valeur ajoutée de la suppression du droit de vote ? Je n’en vois aucune. »67 Le débat reste donc ouvert au MR même si la possible présidence de Charles Michel pourrait faire pencher la balance du côté des abolitionnistes.

65

Programme Ecolo en vue des élections 2010, disponible sur www.ecolo.be Interview dans La Libre Belgique du 20 février 2010, disponible sur : http://www.lalibre.be/actu/belgique/article/564009/baeselen-je-suis-un-liberal.html 67 Interview dans La Libre Belgique du 20 février 2010, disponible sur : http://www.lalibre.be/actu/belgique/article/564005/monfils-non-a-l-aventure.html 66

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Conclusion : Belgique

l’avenir

du

vote

obligatoire

en

Exception belge parmi des démocraties occidentales marquées par des taux d’abstention électorale en hausse, le vote obligatoire est aujourd’hui quelque peu remis en question par des partis libéraux axant leurs discours sur les principes de liberté individuelle et de responsabilisation des électeurs. Au vu des arguments théoriques développés par les partisans et les opposants du vote obligatoire, la balance penche clairement en faveur du vote obligatoire. Certes, la liberté du citoyen de se déplacer ou non aux urnes est restreinte, mais elle n’est finalement restreinte que partiellement – la liberté de marquer son insatisfaction face à l’offre politique existe – et temporairement – « 10 minutes tous les deux ans »68. Certes, poser le choix réfléchi de se déplacer pour aller voter peut faire partie d’un comportement responsable de la part du citoyen mais le caractère responsable du choix posé se manifeste davantage dans le cadre du vote obligatoire. Par ailleurs, comme on l’a vu, la libéralisation du vote ne crée pas mécaniquement un intérêt pour la chose publique et le message protestataire de l’abstention y est moins bien mesuré. Les arguments avancés en faveur de la liberté de vote ne sauraient faire le poids face à l’absolue nécessité, en démocratie, d’avoir des élus légitimes et la représentation la plus parfaite possible de l’électorat. Ce sont là des conditions essentielles à la perpétuation et au renforcement de la démocratie. Par ailleurs, au-delà de la pertinence des arguments théoriques avancés par les uns et par les autres, le maintien du vote obligatoire en Belgique dépendra essentiellement à l’avenir de l’évolution du rapport de force entre les partis de la droite libérale et les partis de gauche et du centre à l’échelle du pays mais également de chacune de ses composantes. Coté francophone, le PS mais également le CDH et Ecolo semblent viscéralement attachés au maintien du vote obligatoire. Le MR quant à lui est davantage divisé sur la question. Côté flamand, une majorité relativement importante se prononce contre le vote obligatoire : l’Open VLD, Groen !, la N-VA et le Vlaams Belang s’y opposent tandis que le SP.a et le CD&V s’y montrent favorables. Avec l’évolution récente du paysage politique flamand, marqué par un affaiblissement des sociauxchrétiens et une montée en puissance des nationalistes, une fracture semble désormais se dessiner sur cette question entre la Flandre, plus marquée à droite, et une Wallonie davantage ancrée à gauche. Dans un avenir plus ou moins proche, il ne semble pas que l’obligation de vote doive être abrogée, d’autant plus que les articles de la Constitution le consacrant ne sont actuellement pas ouverts à révision. Néanmoins, les partisans du vote obligatoire devront rester attentifs s’ils ne veulent pas que cet outil, envié par beaucoup de citoyens, observateurs et acteurs de la vie politique à l’étranger, soit sacrifié au prétexte d’une crise de confiance démocratique.

68

Interview de Philippe Monfils dans la Libre du 20 février 2010.

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Le vote obligatoire n’exempte pas de la nécessité d’entretenir la démocratie, de rendre les débats plus transparents, de vulgariser les enjeux, d’informer et de former les électeurs à la citoyenneté, de mener des politiques de proximité. Mais le vote obligatoire, contrairement au vote libéralisé offre ce dont la démocratie a besoin, à savoir une représentation fidèle de l’ensemble des citoyens dans la sphère politique et des élus légitimes. En cela, le vote obligatoire devrait être un outil central et fondamental de tout système démocratique.

Institut Emile Vandervelde Bd de l’Empereur, 13 B-1000 Bruxelles Téléphone : +32 (0)2 548 32 11 Fax : + 32 (02) 513 20 19 iev@iev.be www.iev.be

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