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L’aménagement linguistique en Haïti Textes choisis

« AménagementCollectionlinguistique »

L’aménagement linguistique en Haïti

Textes choisis

éditions zémès

L’aménagement linguistique en Haïti

Textes choisis

Illustration de la page couverture : tableau Rara, de Gérard Valcin 1982

Conception, couverture et mise en page : Jacky Russo

© Éditions Zémès S.A. & Éditions du Cidihca bonjour@editionszemes.com

ISBN : 978-99935-41-18-9

Stock : LIT-177-324

Dépôt légal, Bibliothèque nationale d’Haïti : 23-09-352

Présentation de la nouvelle Collection « Aménagement linguistique » des Éditions Zémès

6

1

Le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti : fondements constitutionnels et politique linguistique d’état

Montréal, le 14 juillet 2024

2

L’aménagement du créole en Haïti aux côtés du français et en conformité avec la Constitution de 1987 : promouvoir un débat rigoureux et rassembleur

Montréal, le 4 décembre 2023

3

Le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl -fransè français -créole », un outil d’apprentissage de haute qualité scientifique pour l’École haïtienne

Montréal, le 21 juin 2024

4

Konprann sa leksikografi kreyòl la ye, kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpli

Monreyal, 18 me 2024

5

La lexicographie créole en Haïti : retour -synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains

Montréal, le 11 décembre 2023

6

10

98

La problématique de l’aménagement et de la didactisation du créole dans l’École haïtienne : promouvoir une vision rassembleuse

Montréal, le 17 novembre 2023

7

119

De la simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti : un choix de société conforme à la Constitution de 1987

Montréal, le 7 novembre 2022

8

Le partenariat créole -français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti

Montréal, le 14 mars 2023

133

143

Présentation de la nouvelle Collection

« Aménagement linguistique » des Éditions Zémès

Au terme d’une ample réflexion, les Éditions Zémès sont particulièrement fières d’annoncer la création de la « Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE ». Cette nouvelle collection vient combler un vide puisque, sur le marché du livre haïtien, il n’y avait pas encore une collection dédiée de manière spécifique à la problématique de l’aménagement linguistique en Haïti. Cette collection, qui n’est pas seulement destinée aux seuls linguistes, innove également sur le registre de la diffusion grand public puisqu’elle s’adresse à des lectorats divers et entend leur apporter des ouvrages de référence dans les différents champs de l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. Les objectifs de cette collection sont les suivants :

Objectifs de la « Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE »

• Procéder à l’inventaire d’articles divers (études scientifiques, enquêtes de terrain, textes de vulgarisation grand public) portant sur l’aménagement linguistique en Haïti et portant également sur des sujets liés à l’aménagement linguistique (dictionnairique, lexicographie françaiscréole, lexicographie anglais-créole, lexicographie créole, didactique et didactisation du créole, jurilinguistique).

• Assurer une ample diffusion/rediffusion des textes répertoriés auprès de lectorats divers (enseignants, étudiants, directeurs d’écoles, rédacteurs de manuels scolaires, cadres du ministère de l’Éducation nationale, etc.).

• Contribuer par leur diffusion élargie à une meilleure connaissance des articles produits par des chercheurs reconnus et par des jeunes chercheurs formés dans les universités haïtiennes et ailleurs.

• Promouvoir une meilleure compréhension de la problématique de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987. Contribuer à la promotion d’une vision consensuelle et rassembleuse de l’aménagement linguistique en Haïti. Le bilinguisme de l'équité des droits linguistiques en Haïti : fondements constitutionnels et politique linguistique d'État.

La politique éditoriale de la « Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE » s’inscrit tout naturellement dans le prolongement de la politique du livre éducatif qui caractérise les Éditions Zémès depuis ses débuts.

Politique éditoriale de la Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE

La politique éditoriale de la « Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE » s’énonce en deux séquences liées. D’une part rassembler des textes divers au titre de documents de référence et de réflexion sur l’aménagement linguistique en Haïti. D’autre part permettre à des lectorats divers de revisiter ces textes dans le but de contribuer à bâtir un consensus national sur l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987. Les textes de la « Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE » sont publiés en français et/ou en créole.

La Collection accueillera à l’occasion des textes rédigés en anglais ou en espagnol et, autant que faire se peut, ces textes seront offerts en traduction créole et française.

Modalités opérationnelles

La direction éditoriale et administrative de la « Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE » détermine les thèmes et les modalités d’élaboration de chacune des publications : (1) publications thématiques ; (2) publications à sujets variés ; (3) publications de linguistes spécialistes de l’aménagement linguistique de pays tiers (Québec-Canada, Maroc, Cameroun, Île Maurice, etc.). La direction éditoriale et administrative de la « Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE » pourra conclure des ententes ponctuelles avec une institution nationale en vue de la préparation d’une publication thématique. À titre d’exemple, une entente ponctuelle pourra être conclue avec la Faculté de linguistique appliquée

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis de l’Université d’État d’Haïti pour l’élaboration d’une publication ciblant

L’histoire de la graphie des créoles à base lexicale française ou dédiée à L'histoire de la lexicographie créole de 1958 à 2024.

Le secrétariat de la Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE

se trouve au siège social :

Éditions Zémès

3, rue de la Pépinière

Frères (Pétion-Ville)

Haïti

Courriel : bonjour@editionszemes.com

La « Collection AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE », dans un esprit de dialogue constructif, sera ouverte aux échanges avec ses lecteurs.

Bonne lecture,

Charles Tardieu, Ph.D. Directeur

1Le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti : fondements constitutionnels et politique linguistique d’état

Montréal, le 14 juillet 2024

« (...) nous n’avons pas à hiérarchiser les langues entre elles, bien au contraire. Nous devons être riches, concrètement ou poétiquement, de toutes les langues du monde. Aucune langue ne peut s’épanouir seule, il lui faut le concert des autres langues qu’elle invoque, qu’elle accueille et respecte. (...) il nous faut abandonner l’imaginaire monolingue des colonialistes, pour tendre vers un imaginaire multi-trans-linguistique, qui n’a rien à voir avec une faculté polyglotte, mais qui tend vers le désir-imaginant de toutes les langues du monde, qu’on les connaisse ou non. » – (« Nous devons être riches de toutes les langues du monde », par Patrick Chamoiseau, Le Courrier de l’UNESCO, 20 juin 2024)

L’idée d’élaborer le présent article provient en partie de la lecture d’un avis public paru dans l’édition du 9 juillet 2024 du journal Le National et elle est en lien avec la publication antérieure en Haïti d’un livre mort-né traitant du statut du créole. Rédigé uniquement en français, l’avis public paru en page onze du National est fort intéressant. Il s’énonce comme suit : « URGENCES ! Au regard de la conjoncture, Le National et la Radio Télé Pacific lancent un appel à l’action pour adresser [sic] les points suivants : 01) Établissement d’un climat de sécurité durable / 02) Amélioration des conditions de vie de la population / 03) Mise en place du CEP / 04) Révision constitutionnelle / 05) Organisation des élections pour le retour à l’ordre constitutionnel / Le pays n’en peut plus ! ». Par-delà le caractère manifestement kafkaïen et erratique de cet énoncé, le fait qu’il soit rédigé uniquement en français alors même qu’il s’agit d’un avis public induit un questionnement sur l’unilinguisme institutionnel de facto que l’on observe en Haïti dans différents contextes d’interlocution. L’unilinguisme institutionnel renvoie à l’usage hégémonique du français institué

en Haïti dès le 1er janvier 1804 : il consiste en l’institution par les Pères de la patrie de l’usage exclusif et dominant du français dans l’administration de l’État dès sa fondation. Dans ce contexte l’unilinguisme institutionnel désigne, sur le plan historique, l’ensemble des pratiques linguistiques administratives implicites mais généralisées du nouvel État dont l’Acte d’indépendance a été rédigé uniquement en français. La révolution anti-esclavagiste et anticolonialiste victorieuse de 1804 avait en effet investi les sphères militaire et politique mais –par l’adoption implicite du français comme langue de l’administration du nouvel État–, elle a conféré à la langue créole, tôt refoulée dans les mornes, le statut de langue soumise à une explicite minorisation institutionnelle. Pareille minorisation institutionnelle a conféré au créole les attributions de l’invisibilité institutionnelle en faisant de cette langue la grande absente de la gestion des domaines relevant des prérogatives régaliennes de l’État. Sur ce registre, l’hypothèse que nous avançons et qui devrait être, souhaitons-le, examinée de près par les historiens de concert avec les linguistes est la suivante : à la proclamation de l’Indépendance le 1er janvier 1804, Haïti est tributaire de deux « régimes linguistiques » différents mais liés : d’une part l’unilinguisme institutionnel francophone de facto et, d’autre part, l’unilinguisme non institutionnel des créolophones locuteurs majoritaires dans le nouvel État. La minorisation institutionnelle du créole couplée à l’usage dominant du français remonte donc aux premiers pas du nouvel État en 1804, et l’invisibilisation institutionnelle du créole s’est depuis lors étendue et consolidée dans la totalité du corps social haïtien. Cette configuration bipolaire de facto caractérisera pour l’essentiel la situation linguistique d’Haïti jusqu’en 1987, année de l’adoption de la nouvelle Constitution qui accorde aux deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, le statut de langues co-officielles.

Il y a quelques années, un éditeur, paré des vertus curatives de la catéchétique mais lourdement dépourvu des lumières des sciences du langage, a cru pouvoir faire école en publiant aventureusement un livre intitulé « Yon sèl lang ofisyèl » (Éditions Kopivit / l’Action sociale, 2018). D’une grande pauvreté argumentative et intellectuelle, ce livre énumère moult sourates en une profession de foi dont la qualité première est de défier la moindre rigueur analytique au fil de ses 317 pages. À mi-chemin entre le catéchisme d’autrefois et la lodyans contemporaine, « Yon sèl lang ofisyèl » toupille, tournoie, pirouette, claudique, virevolte et prêche d’abondance

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

le monolinguisme créole. Il est attesté que cet ouvrage a connu un véritable « flop » et, mis à part l’accueil complaisant d’un journaliste officiant sur les terres encombrées du plus ancien quotidien d’Haïti, il est passé inaperçu. Le constat est unanime : comme frappé d’une salutaire mutité, le livre, dont l’auteur est l’éditeur Gérard-Marie Tardieu, n’a guère retenu l’attention des linguistes et des enseignants et, de manière plus essentielle, il n’a à aucun moment contribué à éclairer et à enrichir la réflexion sur l’aménagement du créole à l’échelle du pays tout entier.

Si nous avons choisi de rappeler dans le présent article l’acrobatique et chétive saga du livre « Yon sèl lang ofisyèl », ce n’est certainement pas en raison d’un appareillage argumentatif crédible dont il est pesamment dépourvu, ni pour débroussailler les herbes folles recouvrant le caveau d’un livre chu depuis 2018 dans les plissures de l’oubli. Nous avons choisi de cibler ponctuellement son éphémère apparition sur les radars du débat d’idées parce que –sur les registres de l’unilinguisme institutionnel francophone de facto et de l’unilinguisme non institutionnel des créolophones –, ce livre témoigne de la perduration de l’« idéologie linguistique haïtienne ». Celle-ci a été auscultée de manière fort pertinente par le sociolinguiste et sociodidacticien Bartholy Pierre Louis et elle continue de se manifester sur le terreau encore fertile du confusionnisme et de l’essentialisme linguistique créolophile qui, en enfermant le créole dans une sorte de mantra itératif, en a fait un totem identitaire à géométrie variable et dont certains attendent en vain d’illusoires miracles. Ancien étudiant de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, Bartholy Pierre Louis est l’auteur d’une brillante thèse de doctorat soutenue avec succès en 2015 à l’Université de Rennes 2, « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique ». Il explore au chapitre 4.3.1.3 de sa thèse (page 201 et suivantes), « L’idéologie linguistique haïtienne : pour ou contre le français ? ». Ses observations de terrain et son analyse permettent de mieux comprendre ce qu’il nomme très justement « l’idéologie linguistique haïtienne » qui se caractérise, pour l’essentiel, par la primauté des poncifs de l’idéologie sur l’analyse basée sur les sciences du langage. « L’idéologie linguistique haïtienne » est véhiculée principalement par des locuteurs bilingues français-créole promoteurs d’un monolinguisme créole sectaire et dogmatique qui, tout en tournant le dos à

la Constitution de 1987, militent pour la survenue en Haïti de « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle ») et cette vision inconstitutionnelle traduit, surtout, le rachitisme de la « pensée linguistique » des créolistes fondamentalistes et des Ayatollahs du créole... NOTE – Sur l’essentialisme en linguistique, sur le discours unitariste ou discours essentialiste, « qui vise à rendre monolithique aux consciences ce qui n’est objectivement qu’un conglomérat de variétés linguistiques », voir Pierre Frath (Université de Reims Champagne-Ardenne), « Introduction : en finir avec l’essentialisme en linguistique... », supplément à la Zeitschrift für Französische Sprache und Literatur, 1er Colloque Res per Nomen (Université de Reims Champagne-Ardenne, mai 2007). Voir aussi Irène Rosier, « Combats contre l’essentialisme », paru dans Persée / Histoire Épistémologie Langage, (36-2) 2014. Voir également Jean-Marie Klinkenberg, « La conception essentialiste du français et ses conséquences. Réflexions polémiques » (Revue belge de Philologie et d’Histoire, 79-3, 2001).

La problématique du monolinguisme créole sectaire et dogmatique, en lien avec l’unilinguisme institutionnel francophone de facto et l’unilinguisme non institutionnel des créolophones, a tôt été explorée par le poète Georges Castera Fils dans son livre « Konbèlann » publié en 1976 à Montréal aux Éditions Nouvelle optique. Il y lieu de le lire avec la meilleure attention : « Nan pati sa-a nou rélé ANEKS 2-a, n-ap konsidéré litérati kreéyòl-la an rapò ak litérati ti-boujoua ki ap ékri an kreyòl-yo. Min nou pa-p limité pouin sa-a a inteléktuèl fanatik kreyòl-la, ni a sa yo rélé « litérati kréyòl-la ». Paské pa gin oun litérati kréyòl ako un litérati fransé lan fòmasyon sosyal ayisyèn-la. Gin oun litérati « ayisyèn » lit dé klas-la travèsé. Inpòtans yo bay késyon litérati-a an jénéral, plis inpòtans késyon litérati kréyòl-la pou intéléktuèl ti-boujoua-yo, sé rézon ki fè nou té ouè nésésité ékri Anèks 2-a. Késyon litérati kréyòl la, yo pa kapab konsidéré-l tankou oun progré deské litérati sa-a ékri an kréyòl. Sa pa gin sans. Bagay sa-a, sé oun pouin-d vi réyaksyoné ki pa ouè oun lang sé oun mouayin pou tout kalité lidé pran la ri, kit idé-yo réyaksyonè, kit idé-yo progrésis. N-ap raplé tout idé sé idé dé klas yo yé. (...) léktè-yo fèt pou konprann ki jan lè oun problèm mal li pèmèt tout kalité démagoji. Younn lan démagoji sa-yo sé : « kréyòl lang pèp », « fransé sé lang boujoua ». Pou nou kit litérati-a an kreyòl, kit li an fransé, li gin oun karaktè de klas ki indépandan dé afè lang-lan ».

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Par l’article publié le 31 juillet 2017 dans Le National, « Le monolinguisme créole est-il une utopie ? », nous avons levé le voile sur les mirages du monolinguisme en revisitant les précieux enseignements d’Édouard Glissant. Dialoguant avec le philosophe Jacques Derrida – auteur, entre autres, de « De la grammatologie » (Éditions de Minuit, 1967) et de « Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine » (Éditions Galilée, 1996) –, le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant nous enseigne qu’« On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (« L’imaginaire des langues : entretien avec Édouard Glissant », par Lise Gauvin ; paru dans « L’Amérique entre les langues », revue Études françaises volume 28, numéros 2-3, automne–hiver 1992.)

Trente-deux ans après, en un écho plus contemporain à la réflexion d’Édouard Glissant, le romancier et essayiste martiniquais Patrick Chamoiseau expose lui aussi, avec hauteur de vue, que « Nous devons être riches de toutes les langues du monde ». Autrement dit, « (...) nous n’avons pas à hiérarchiser les langues entre elles, bien au contraire. Nous devons être riches, concrètement ou poétiquement, de toutes les langues du monde. Aucune langue ne peut s’épanouir seule, il lui faut le concert des autres langues qu’elle invoque, qu’elle accueille et respecte. (...) il nous faut abandonner l’imaginaire monolingue des colonialistes, pour tendre vers un imaginaire multi-trans-linguistique, qui n’a rien à voir avec une faculté polyglotte, mais qui tend vers le désir-imaginant de toutes les langues du monde, qu’on les connaisse ou non. Avec un tel imaginaire aucune langue ne saurait être en mesure d’en dominer d’autres, et aucune langue ne serait menacée quelque part sans un élan protecteur planétaire. Cela pose bien des exigences en termes d’éducation et d’action culturelle. En ce qui concerne l’écriture, l’imaginaire multi-trans-linguistique appelle à la maîtrise d’un langage. Le langage est une prise de possession

de toute langue : une autorité. Il n’est pas dans la défense ou dans l’illustration d’une langue quelconque, mais dans un processus d’élargissement de chaque mot, de chaque phrase, de chaque sens, de chaque image, pour qu’elles puissent appeler, signaler, invoquer, le possible des autres langues du monde. Le langage brise l’orgueil des langues, leur sacralisation académicienne, pour les ouvrir à leurs insuffisances, à leurs indicibles, au trouble de leur propre déroute, et les forcer à désirer ainsi la présence d’autres langues autour d’elles. L’écrivain irlandais James Joyce disait souvent : « Je suis allé jusqu’au bout de l’anglais ! » Le poète et romancier martiniquais Édouard Glissant affirmait : « J’écris en présence de toutes les langues du monde » (source : « Patrick Chamoiseau – Nous devons être riches de toutes les langues du monde », Le Courrier de l’UNESCO, 20 juin 2024).

La seconde hypothèse que nous avançons et qui devrait être, souhaitons-le, examinée de près par les historiens de concert avec les linguistes est la suivante : l’unilinguisme non institutionnel des créolophones devrait-il accéder au statut de politique linguistique d’État et ainsi constituer une réponse à l’unilinguisme institutionnel de facto que l’on observe en Haïti dans différents contextes d’interlocution ?

Des éléments de réponse à ce questionnement majeur se trouvent dans notre article titré « Le créole, “seule langue officielle” d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? » (Le National, 7 juin 2018). Cet article atteste la continuité de notre réflexion sur ce que nous appelons le « monolinguisme de la surdité historique » : « Certains prédicateurs créolophiles assument que la défense du créole doit obligatoirement se faire sur le mode de l’exclusion d’une autre langue – le français, langue co-officielle depuis 1987. Sectaire et dogmatique, cette posture d’exclusion revient à nier le caractère historiquement constitué de notre patrimoine linguistique bilingue (voir là-dessus nos articles « Le patrimoine linguistique bilingue d’Haïti : promouvoir une vision rassembleuse » (Le National, 25 mai 2018), et « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? » (Le National, 20 août 2017). Cette illusoire posture d’exclusion de la langue française au nom du « monolinguisme de la surdité historique » a autrefois été défendue dans la plus grande confusion théorique par le linguiste Yves Dejean (1927-2018) dans l’article « Fransé sé danjé », (revue Sèl, n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975) et également dans sa pétition « Rebati » (12 juin 2010). Enfermé dans la « bulle idéologique » du révisionnisme historique,

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Yves Dejean assène dans cette pétition qu’« Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue. Haïti est des plus monolingues des pays monolingues ». Pareille imposture, présentée comme une « théorie » sinon une doxa, doit être mise en perspective par l’étude des divers apports issus des travaux de terrain réalisés par des linguistes de premier plan qui ont procédé à l’analyse de différents aspects de la situation linguistique haïtienne. L’échantillon de références documentaires ci-après en fournit une adéquate illustration.

1 Pompilus, Pradel (1958) : Lexique créole-français – Thèse complémentaire, Éditions de l’Université de Paris.

2 Pompilus, Pradel (1973, 1976) : Contribution à l’étude comparée du français et du créole, volume I, phonologie et lexique ; volume II, morphosyntaxe, Éditions Caribéennes.

3 Pompilus, Pradel (1981) : La langue française en Haïti », Éditions Fardin.

4 Govain, Renauld (2022) : La question linguistique haïtienne : histoire, usages et description . Document post-doctoral en vue de l’« Habilitation à diriger des recherches » (HDR) en sciences du langage, Université Paris VIII, 1er premier juin.

5 Govain, Renauld (2009) : Plurilinguisme, pratique du français et appropriation de connaissances en contexte universitaire en Haïti. Thèse de doctorat de l’Université Paris VIII.

6 Govain, Renauld (2013) : Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain, in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), Contextualisations didactiques. Approches théoriques, Paris, L’Harmattan.

7 Govain, Renauld (2014) : L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti , revue Contextes et didactiques, 4.

8 Govain, Renauld (sous la direction de) (2018) : Le créole haïtien : description et analyse, Paris, Éditions L’Harmattan.

9 Govain, Renauld (2020a) : Le français haïtien et le "français commun" : normes, regards, représentations, revue Altre Modernità / Autres modernités, Università degli Studi di Milano, Italie.

10 Govain, Renauld (2021) : Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire, revue Kreolistika, mars.

11 Govain, Renauld (sous la direction de) (2021) : La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien. JEBCA Éditions.

12 Govain, Renauld (2021) : Pour une didactique du créole langue maternelle, article paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca.

13 Molès Paul : Les modalités du futur en créole haïtien. Thèse de doctorat, Université Paris 8, février 2021.

14 Molès Paul : Pou yon lengwistik ayisyen, revue Rechèch etid kreyòl numéro 1, 2022.

15 Thélusma, Fortenel (2018) : Le créole haïtien dans la tourmente / Faits probants, analyse et perspectives. C3 Éditions.

16 Thélusma, Fortenel (2024) : La problématique de l’enseignement bilingue créole-français en Haïti : défis et perspectives. Madinin’Art, 19 janvier 2024.

17 Thélusma, Fortenel (2021) : Pratique du créole et du français en Haïti : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué C3 Éditions.

18 Thélusma, Fortenel (2019) : Éléments didactiques du créole et du français : le cas de la prédication nominale, des verbes pronominaux et du conditionnel. Imprimerie des Antilles S. A.

Il est utile de rappeler que notre première contribution formelle à la réflexion sur l’aménagement linguistique au pays s’intitule « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). Ce livre a été réédité en 2023 par le Cidihca-France et cette nouvelle édition comprend la version créole officielle de la Constitution de 1987. En ce qui a trait aux droits linguistiques, nous avons publié le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). Par ailleurs notre contribution à la réflexion sur divers aspects de l’aménagement linguistique en Haïti est consignée, entre autres, dans les articles suivants :

1 Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti . Le National, 7 novembre 2019).

2 L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse . Le National, 24 novembre 2020).

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

3 L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire . Rezonòdwès, 16 mars 2021.

4 L’aménagement du créole doit-il s’accompagner de « l’éviction de la langue française en Haïti ? . Le National, 11 mai 2022).

5 Le créole et le français dans l’École haïtienne : faut-il aménager une seule langue officielle en faisant l’impasse sur l’autre ?. Le National, 21 juin 2022.

6 Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti . Le National, 14 mars 2023.

7 La Constitution de 1987 est au fondement du "bilinguisme de l’équité des droits linguistiques" en Haïti . Le National, 25 avril 2023.

8 Plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti Potomitan, 14 mars 2019.

Il est attesté qu’en dépit de la qualité des études de terrain réalisées entre 1958 et 2024, en dépit des apports et des acquis analytiques divers mis en lumière dans les études que nous avons citées, l’usage dominant du français ainsi que la minorisation institutionnelle du créole couplée à son invisibilisation institutionnelle constituent encore, pour une large part, des facteurs structurels de blocage de la résolution des problèmes linguistiques d’Haïti tant à l’échelle du pays tout entier qu’à l’échelle du système éducatif haïtien. Sur ce double registre et au creux des mécanismes d’exercice du pouvoir politique en Haïti, l’on constate également que les réponses apportées jusqu’ici par l’État haïtien – tributaire d’un lourd déficit de leadership politique en matière d’aménagement linguistique –, sont encore faibles, partielles ou incomplètes, parfois démagogiques et inconstitutionnelles. Sur ce double registre l’on constate également que l’« idéologie linguistique haïtienne » est encore prégnante dans le corps social haïtien et qu’elle est véhiculée principalement par les promoteurs d’un monolinguisme créole sectaire et dogmatique qui tourne le dos à la Constitution de 1987. L’ignorance choisie et/ou le déni de toute vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti constituent le lien et le liant communs au « monolinguisme de la surdité historique » et à l’« unilatéralisme créolophile » qui sont au fondement des différentes variantes idéologiques et identitaires du « populisme linguistique » (voir notre article « L’aménagement du créole piégé par le “populisme linguistique” des créolistes fondamentalistes », Médiapart, 28 février 2024).

Le « populisme linguistique » constitue une vision réductionniste des faits de langue et il se caractérise principalement par (1) la négation de l’historicité du patrimoine linguistique historique bilingue français-créole d’Haïti, (2) par le rejet partiel de l’article 5 et le rejet total de l’article 40 de la Constitution de 1987 qui aboutissent à (3) la promotion inconstitutionnelle et exclusive du monolinguisme créole. Le « populisme linguistique » se caractérise également par la défense de l’idée frauduleuse de la « guerre des langues » en Haïti couplée à la promotion d’une « fatwa » contre la prétendue « langue du colon », le français, stigmatisée au titre d’une « gwojemoni neyokolonyal » au MIT Haiti Initiative (voir notre article « L’aménagement du créole piégé par le “populisme linguistique” des créolistes fondamentalistes », Médiapart, 28 février 2024). Il y a lieu de rappeler que le « populisme linguistique » a été promu ces onze dernières années au rang de « vision » et de « méthode » de gouvernance au ministère de l’Éducation nationale, notamment dans l’erratique saga du LIV INIK AN KREYÒL et dans l’inconstitutionnelle décision de ne financer que les livres scolaires rédigés en créole (voir notre article « L’aménagement du créole dans l’École haïtienne durant le mandat de Nesmy Manigat à l’Éducation nationale : radiographie d’un bavardeux naufrage », Rezonòdwès, 10 juillet 2024).

Sur le registre de la subjectivité idéologique, le « populisme linguistique » exprime tantôt une vision racialiste-noiriste de la question linguistique haïtienne (Jean Casimir), tantôt un amalgame indigéniste-néoduvaliériste de l’« identité » haïtienne (Jean-Robert Placide et la Sosyete Koukouy), tantôt une forclusion essentialiste du créole lui-même (l’Akademi kreyòl ayisyen) : voir nos articles « Jean Casimir ou les dérives d’une vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne » (Le National, 21 mars 2023), « Le livre « Ayisyanite ak kreyolite » ressuscite-t-il l’indigénisme racialiste duvaliérien sous les habits artificieux du « nouvo endijenis an evolisyon » ?, (Rezonòdwès, 23 mars 2024) et « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022), (Le National, 18 janvier 2022). Le « populisme linguistique » se caractérise aussi par la récitation itérative des sourates d’un bréviaire dans lequel sont abolis les droits linguistiques des locuteurs haïtiens ainsi que le partenariat linguistique créole-français fondé sur les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

NOTE / Sur la notion de populisme et de « populisme linguistique », voir les contributions de Patrick Charaudeau, professeur émérite de l’Université Sorbonne Paris-Nord, spécialiste de l’analyse du discours politique, chercheur au laboratoire Communication et politique rattaché au CNRS–Cerlis, Université de Paris : « Réflexions pour l’analyse du discours populiste », revue Mots. Les langages du politique, n°97, 2011 ; « Le discours populiste, un brouillage des enjeux politiques » (Éditions Lambert-Lucas, 2022). Voir aussi Ulrike Klinger et Karolina Koc-Michalska, « Le populisme comme phénomène de communication : une comparaison transversale et longitudinale des campagnes politiques sur Facebook », revue Mots. Les langages du politique. Voir également Pierre-André Taguieff , « L’illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique », Paris, Flammarion, 2007 [2002] ; Marie-Anne Paveau, « Populisme : itinéraires discursifs d’un mot voyageur », revue Critique, n°776-777, 2012, p. 75-84 ; Pierre Rosanvallon, « Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique », Paris, Seuil, 2020 ; Stefano Vicari, « De quelques représentations linguistiques ordinaires de “populisme” dans la presse française et italienne : une analyse contrastive », paru dans Carmen Marimón Llorca, Wim Remysen & Fabio Rossi (dir.), « Les idéologies linguistiques : débats, purismes et stratégies discursives », Berlin, Peter Lang, 2021 ; Gattiglia Modena et Stefano Vicari, « Discours populistes et sur le populisme : entre auto- et hétéro-désignations », revue Espaces linguistiques, (2024 / 7).

Bref rappel de la dimension politique et constitutionnelle de l’aménagement linguistique

À contre-courant des différentes variantes idéologiques et identitaires du « populisme linguistique », nous offrons en partage UNE VISION POLITIQUE ET CONSTITUTIONNELLE de l’aménagement linguistique en Haïti au creux d’un projet de société où les droits linguistiques s’apparient aux droits citoyens. Cette vision centrale se caractérise comme suit : l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, est une obligation à la fois politique et constitutionnelle découlant de la Constitution de 1987. La vision constitutionnelle de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti dont nous faisons le plaidoyer est fondée sur le « Préambule » ainsi que sur les articles 5, 32 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987. Cette vision

ne se limite pas à la simple et très partielle défense/promotion du créole : elle privilégie la mise en oeuvre des droits linguistiques au titre d’un droit essentiel compris dans le grand ensemble des droits citoyens consignés dans notre charte fondamentale (voir le texte constitutionnel, Titre III, article 16 : « La réunion des droits civils et politiques constitue la qualité du citoyen ». Chapitre II : « Des droits fondamentaux » / « Droit à la vie et à la santé », article 19 : « L’État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ». Ce qu’il faut donc rigoureusement promouvoir c’est une vision de l’aménagement linguistique dans sa dimension politique : l’État haïtien doit prendre le leadership politique de l’aménagement de nos deux langues officielles dans l’espace public et dans le système éducatif national, en lien avec la dimension constitutionnelle de ses obligations découlant des articles 5, 32 et 40 de la Constitution de 1987.

L’articulation de la dimension politique et de la dimension constitutionnelle confère à notre Charte fondamentale une grande cohérence et elle situe les obligations de l’État sur le terrain du Droit et des droits du citoyen. La Constitution de 1987 dispose en effet, dans son « Préambule », que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » (...) « Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur ; conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (...) « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens » (...) Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective ».

En quoi consiste le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti au regard de ses fondements constitutionnels et quelle politique linguistique d’État faut-il élaborer et mettre en œuvre ?

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Tel que nous l’avons exposé au début de cet article, Haïti est encore tributaire de deux « régimes linguistiques » différents : d’une part l’unilinguisme institutionnel francophone de facto et d’autre part l’unilinguisme non institutionnel des créolophones locuteurs majoritaires au pays. La minorisation institutionnelle du créole couplée à l’usage dominant du français remonte comme nous l’avons vu aux premiers pas du nouvel État en 1804, et l’invisibilisation institutionnelle du créole est encore prégnante dans la société haïtienne en dépit des acquis de la réforme Bernard de 1979 et en dépit de l’adoption, par le vote référendaire majoritaire de la Constitution de 1987, qui accorde aux deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, le statut de langues co-officielles. NOTE – Il est nécessaire de rappeler que de la Constitution haïtienne de 1987 est la seule Constitution démocratique adoptée par la voie inédite du vote référendaire majoritaire au pays de 1804 à nos jours. Elle confère aux institutions nationales, départementales et communales du pays leur pleine et entière légitimité populaire. Le fait qu’elle a été peu appliquée ou mal appliquée ou travestie ou combattue par différentes forces politiques n’altère en rien cette légitimité populaire. C’est précisément parce que cette Constitution –détentrice de l’entière légitimité populaire–, (1) consigne les fondements de l’État de droit, (2) garantit les droits citoyens fondamentaux et (3) fixe les obligations de l’État sur différents registres qu’elle a été malmenée par des politiciens de tous bords, y compris par des nostalgiques de la dictature duvaliériste et par les ayants-droits de la « rente financière d’État ». Plusieurs tentatives illégales et inconstitutionnelles d’« amendement » de la Constitution de 1987 ont été entreprises ces dernières années, mais elles ont toutes échoué. Elles seront sans doute reprises en 2024-2025 par les nouveaux tenants du pouvoir politique qui ne sont détenteurs d’aucune légitimité populaire et constitutionnelle. L’objectif central d’une telle forfaiture politique sera de rendre inopérante la légitimité populaire au fondement du vote référendaire de 1987 et de remplacer cette légitimité populaire par un régime d’exception dit de « transition politique » au motif que le pays connaît une « situation exceptionnelle » à laquelle il a fallu répondre par des « mesures exceptionnelles »...

Aussi, la vision de l’aménagement linguistique que nous offrons en partage expose rigoureusement que « La Constitution de 1987 est au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti » (par

Robert Berrouët-Oriol, Le National, 25 avril 2023). Nous reviendrons plus loin sur la notion centrale de « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » au fondement de la future POLITIQUE LINGUISTIQUE

DE L’ÉTAT HAÏTIEN.

En dépit de la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution haïtienne de 1987, la créolistique n’est pas parvenue à élaborer des études de référence sur les fondements constitutionnels et juridiques de notions aussi centrales en jurilinguistique et en aménagement linguistique que les droits linguistiques, le droit à la langue, le droit à la langue maternelle, la parité linguistique ainsi que le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques. De son côté, le constitutionnalisme haïtien non plus ne s’est pas encore attaché à étudier ces notions de premier plan en dépit du fait que la Constitution de 1987 consigne les droits fondamentaux du citoyen autrefois violemment réprimés durant la dictature des Duvalier (voir le Titre III - Chapitre II / Des droits fondamentaux : la liberté individuelle, la liberté d’expression, la liberté de réunion et d’association, etc.).

NOTE – Sur le le constitutionnalisme haïtien voir le livre de Claude Moïse, « Les trois âges du constitutionnalisme haïtien. Indépendance, occupation étrangère, démocratie : ruptures et continuités », Éditions du Cidihca, 2020. Du même auteur voir également « Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti » : T.1 « La faillite des classes dirigeantes, 1804-1915 », Éditions du Cidihca 1988 ; T.2 « De l’occupation étrangère à la dictature macoute, 1915-1987 », Éditions du Cidihca 1990.

Tel que précisé dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), « On entend par « droits linguistiques » l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des « droits linguistiques » s’entend donc au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des « droits linguis-

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis tiques » pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques. Les notions conjointes de « droits linguistiques » et de « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » sont apparues pour la première fois en Haïti en 2011 avec la publication du livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca). Pour la première fois depuis la promulgation de la Constitution haïtienne de 1987, des linguistes ont abordé, dans des études amplement documentées, l’épineuse question linguistique haïtienne sous des angles majeurs et complémentaires, notamment en proposant un cadre analytique conforme au texte constitutionnel voté par référendum en 1987 et en lien avec la notion-perspective de langues partenaires. Ce livre innove sur plusieurs registres, entre autres en éclairant les notions centrales de « droits linguistiques », de « droit à la langue » et de « droit à la langue maternelle », en définissant clairement le concept d’aménagement linguistique et en le situant dans le contexte haïtien, en exposant le cadre théorique et législatif d’une future politique linguistique en Haïti, en établissant le lien existant entre la politique d’aménagement linguistique et la pédagogie convergente français-créole au creux de l’impératif de la refondation du système éducatif national.

Il est utile de rappeler que sur le registre du constitutionnalisme haïtien et d’une jurilinguistique haïtienne – où, sauf une seule exception, la totalité des textes juridiques et constitutionnels est rédigée en français –, nous ne disposons pas encore d’une jurisprudence élaborée traitant des droits linguistiques. Malgré cela, il est tout indiqué de situer la remarquable étude du juriste Alain Guillaume comme relevant des premiers pas de la jurilinguistique haïtienne. Cette étude a pour titre « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » et elle est parue dans la Revue française de linguistique appliquée, XVI-1, 2011). Il en est de même de l’étude du juriste Éric Sauray, « Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création d’une Académie du créole haïtien » datée du 12 octobre 2012.

Le patrimoine linguistique historique bilingue d’Haïti et la constitutionnalité du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti

Le patrimoine linguistique historique bilingue d’Haïti, dans son acception la plus large et la plus inclusive, se définit comme « héritage, bien de la nation », soit l’ensemble des productions langagières orales et écrites, en français et en créole, parfois attestées avant 1804 et dans l’ensemble repérables de 1804 à nos jours. Sur le registre de l’écrit notamment, il comprend des documents aussi divers que « Lisette quitté la plaine », chanson attribuée à Duvivier de la Mahautière en 1757 ; l’Acte d’indépendance du premier janvier 1804 rédigé uniquement en français et traduit en créole par Jacques Pierre (Journal of Haitian Studies, vol. 17, no 2 / 2011) ; l’ensemble des Constitutions, lois, traités, codes civil et criminel et conventions de la République d’Haïti rédigés uniquement en français ; une histoire d’Haïti rédigée pour la première fois en créole, « Ti difé boulé sou istoua Ayiti » de Michel-Rolph Trouillot ; « Dezafi » de Franketienne, premier roman écrit en créole haïtien ; « L’oranger magique / Ti pye zoranj » et autres contes bilingues de Mimi Barthelemy ; « Kavalye polka », pièce de théâtre en créole de Syto Cavé ; « Konpè jeneral soley », traduction créole par Edenne Roc du roman de Jacques Stephen Alexis « Compère général soleil » ; « Ti diksyonnè kreyòl-franse » d’Henry Tourneux et Pierre Vernet ; les romans « Des fleurs pour les héros » d’Anthony Phelps et « Hadriana dans tous mes rêves » de René Depestre, etc. Le patrimoine linguistique d’Haïti est étroitement lié à l’histoire et à la culture du pays. Ainsi la « lodyans », d’abord contée en créole puis transcrite et renarrativisée par des auteurs de talent tels Maurice Sixto et Georges Anglade, fait partie du patrimoine linguistique et culturel d’Haïti et elle présente la particularité de se situer sur les registres de l’oral et de l’écrit. La littérature haïtienne dans sa totalité, longtemps produite seulement en français et plus récemment en créole, fait partie du patrimoine linguistique historique bilingue d’Haïti.

Il faut prendre toute la mesure que la configuration bilingue du patrimoine linguistique historique d’Haïti est attestée dans la Constitution de 1987. Cette réalité est pourtant niée et oblitérée par les Ayatollahs du créole –propagandistes de l’inconstitutionnelle idée de l’exclusion du français partout en Haïti : ils ne retiennent qu’un segment de l’article 5 de la Constitution de 1987, à savoir « Tous les Haïtiens sont unis par

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis une langue commune : le créole », tout en excluant le segment statutaire et inclusif qui suit, « Le créole et le français sont les langues officielles de la République ». Le caractère bilingue du patrimoine linguistique historique d’Haïti est attesté dès les premières phrases du « Préambule » de la Constitution de 1987 qui se lit comme suit : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture (...) ». L’inscription dans le texte constitutionnel de « la communauté de langues et de culture », – qui renvoie à la notion centrale de communauté nationale –, est précédée de la solennelle proclamation préambulaire dans ces termes : « Préambule » – « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution / Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et la poursuite du bonheur ; conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ». Il y a donc dans le texte constitutionnel de 1987 un appariement juridique, un lien/liant juridique commun entre la communauté nationale comprenant l’ensemble des locuteurs, unilingues créoles et bilingues français-créole d’une part ; et, d’autre part, il existe un lien juridique référentiel majeur entre « l’acceptation de la communauté de langues et de culture » (le terme langues est consigné au pluriel) et les « droits inaliénables et imprescriptibles » en conformité avec l’Acte d’indépendance de 1804 et avec la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Sur le registre d’une jurilinguistique haïtienne qu’Haïti aura à élaborer, l’on peut déjà noter la référence constante au Droit, à la personnalité juridique de l’Acte d’indépendance de 1804 qui consacre l’institution d’une nation souveraine ayant vaincu le colonialisme. Et cette référence constante au Droit apparie l’Acte d’indépendance de 1804 au texte fondateur consacrant au sortir de la Seconde Guerre mondiale l’universalité des droits humains, à savoir la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

La « dimension Droit » est l’une des caractéristiques majeures de la Constitution de 1987, et cela s’explique en grande partie du fait que l’Assemblée constituante a voulu prémunir Haïti d’un retour du fascisme duvaliérien. Tel que précisé plus haut, les droits citoyens fondamentaux sont identifiés dès le « Préambule » de la Constitution de 1987 : « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution / Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et la poursuite du bonheur (...).

Cette proclamation préambulaire est explicitement renforcée (1) par le dernier segment du « Préambule » du texte constitutionnel dans les termes suivants : « Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective », d’une part. Et, d’autre part, elle est explicitement renforcée (2) au Titre III - Chapitre II qui consigne explicitement « Des droits fondamentaux » : la liberté individuelle, la liberté d’expression, la liberté de réunion et d’association, etc. L’article 19 du Titre III - Chapitre II du texte constitutionnel dispose de surcroît que « L’État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ».

Le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », défini ci-après, renvoie à la fois à sa dimension politique et juridique, et il est fort éclairant que l’Assemblée constituante ait consigné un si explicite « Préambule » dans la Constitution de 1987 selon les termes suivants : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture (...) ». « Fortifier l’unité nationale » est de l’ordre de la gouvernance politique de l’État – le « Préambule » est conclu dans cette perspective par l’obligation d’« instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains » –, et ce choix politique de société repose sur les garanties constitutionnelles inscrites dans les articles relatifs aux droits citoyens désignés dans notre charte fondamentale. Un tel choix politique de société trouve toute sa légitimité dans notre charte fondamentale au Titre III - Chapitre II qui consigne explicitement « Des droits fondamentaux ». Dans l’expression « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », chacun des termes (« bilinguisme », « équité », « droits linguistiques ») est porteur de traits définitoires distincts et pourtant liés. Alors même que le terme « équité » comprend les sèmes définitoires de « Caractère de ce qui est fait avec justice et impartialité » (Le Larousse), il ne faut pas perdre de vue que les termes « bilingue » et « bilinguisme » sont le lieu d’âpres débats notionnels contradictoires et l’objet de cet article n’est pas d’en exposer les grandes avenues ni les principales tendances. La réflexion que nous proposons en partage

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis s’attache plutôt au bilinguisme en tant que politique d’État tout en gardant à l’esprit que « Des 195 États souverains, 54 sont officiellement bilingues, c’est-à-dire 27,6 % des pays du monde pour une population regroupant environ deux milliards de personnes (Jacques Leclerc : « L’aménagement linguistique dans le monde », Québec, CEFAN, Université Laval). Le dictionnaire Le Robert définit comme suit le « bilinguisme » : « Caractère bilingue (d’un pays, d’une région, de ses habitants). Le bilinguisme en Belgique, au Québec (personnes). Qualité de bilingue. Le bilinguisme parfait est rare ». Pour sa part, Le Larousse consigne la définition suivante : « Situation d’un individu parlant couramment deux langues différentes (bilinguisme individuel) ; situation d’une communauté où se pratiquent concurremment deux langues ». Ranka Bijeljac-Babic, de l’Université de Poitiers, introduit des éléments de définition en ces termes : « Les termes « bilingue », « bilinguisme » désignent différents phénomènes selon qu’ils décrivent un individu, une communauté ou un mode de communication. Une personne est bilingue si elle utilise deux langues de façon régulière ; une société est bilingue si elle utilise une langue dans un contexte et l’autre dans un contexte différent. » (« Enfant bilingue / De la petite enfance à l’école », Éditions Odile Jacob, 2017). Le bilinguisme de société évoqué dans le dernier segment de cette définition est contestable et il rappelle l’opposition de nombre de linguistes au concept de diglossie appliqué à la situation linguistique haïtienne.

Sans entrer dans les détails de son argumentaire, il est utile de mentionner l’éclairage que propose le linguiste-aménagiste Jean-Claude Corbeil lorsqu’il établit une « Distinction entre bilinguisme en tant que projet individuel et bilinguisme en tant que projet collectif-Distinction entre bilinguisme institutionnel et bilinguisme fonctionnel ». Ainsi, « L’objectif du bilinguisme de langue commune est de donner à l’individu une aisance linguistique en langue seconde qui lui permette, par exemple, d’entretenir une conversation courante, de lire, d’aller au cinéma, de faire ses courses, de manger au restaurant, en somme les gestes les plus familiers de la vie quotidienne. (...) c’est le vocabulaire surtout qui caractérise le bilinguisme de langue spécialisée : il s’agit, ici, d’acquérir le vocabulaire d’une science, d’un métier, d’une technique, ou encore un ensemble de vocabulaires qui constituent la langue d’une entreprise. Le bilinguisme est institutionnel lorsque la société tend à vouloir faire de chaque individu un individu bilingue tant de langue commune que de langue

spécialisée » (Jean-Claude Corbeil : « L’embarras des langues / Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise », Éditions Québec-Amérique, 2007).

Dans le droit fil de ces différents éclairages notionnels, nous entendons par « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » la future politique d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987 et qui s’articule sur deux versants indissociables :

(1) À l’échelle de l’État, le bilinguisme institutionnel instaure la parité effective et mesurable entre nos deux langues officielles et il garantit, dans la sphère publique, l’obligation de l’État d’effectuer toutes ses prestations, orales et écrites, en créole et en français, et d’élaborer/diffuser tous ses documents administratifs dans les deux langues officielles du pays – il s’agit là d’une obligation déjà inscrite à l’article 40 de la Constitution de 1987. Le bilinguisme institutionnel se réfère ainsi en amont aux droits linguistiques collectifs ainsi qu’à l’« aptitude d’un service public à fournir à la population et à son propre personnel des services dans les deux langues officielles » (Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ), Faculté de droit, Université de Moncton, et Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien).

(2) À l’échelle de la société, le bilinguisme individuel recouvre le « droit à la langue » (le droit à l’acquisition et à la maîtrise des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti ; le « droit à la langue maternelle » (le droit à la maîtrise et à l’utilisation de la langue maternelle créole dans toutes les situations de communication) et qui est étroitement lié aux obligations de l’État sur le registre du bilinguisme institutionnel.

En tant que politique d’État, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » que nous préconisons au coeur de l’aménagement linguistique en Haïti constitue sur plusieurs plans une avancée majeure. Il est conforme au « Préambule » et aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, il est en lien direct avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, et il s’articule à la perspective centrale en jurilinguistique selon laquelle les droits linguistiques, dans leur universalité, sont à la fois individuels et collectifs. Ainsi, dans cette optique, le « bilinguisme de

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis l’équité des droits linguistiques » renvoie à toute la problématique du rôle central que l’État doit assumer en matière de mise en œuvre des droits linguistiques et quant aux garanties constitutionnelles qu’il faut obligatoirement leur accorder.

Dans une série d’articles spécialisés parus sur le site de l’Observatoire international des droits linguistiques, « L’État et les droits linguistiques », le juriste Graham Fraser prend soin de noter que « Les droits linguistiques sont plus que des moyens de protection : ce sont aussi des outils de transformation qui permettent aux citoyens (...) de fonctionner en tant que membres à part entière de la société. Ainsi, les droits linguistiques sont, à n’en pas douter, des droits individuels, mais ils n’acquièrent leur plein sens que dans le contexte de la communauté linguistique dont fait partie la personne qui les revendique » (Revue de droit linguistique 5 / 1, 2018.) Dans cette même publication spécialisée, Graham Fraser – « Senior Fellow » (« Professionnel en résidence ») à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales à l’Université d’Ottawa, auparavant Commissaire aux langues officielles du Canada et président de l’Association internationale des commissaires linguistiques de 2013 à 2016 –, mentionne la référence suivante tout en faisant ressortir le rôle de l’État en matière de droits linguistiques : « Voir notamment R c Beaulac, [1999] 1 RCS 768 au parag. 20 : « Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs ; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. Cela concorde avec l’idée préconisée en droit international que la liberté de choisir est dénuée de sens en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures positives pour mettre en application des garanties linguistiques [...] ». Sur ce registre, il faut prendre toute la mesure que la mise en application des droits linguistiques exige des mesures gouvernementales explicites et appropriées et elle crée des obligations pour l’État : ces mesures et obligations doivent être consignées dans un dispositif d’ordre juridique et administratif.

Enseignant de carrière et éditorialiste disposant en Haïti d’une large audience dans les milieux éducatifs et dans les médias, Roody Edmé nous invite avec hauteur de vue à une réflexion rassembleuse sur le bilinguisme haïtien dans les termes suivants : « Si l’on parle de refondation de ce pays, on ne peut faire l’économie d’un dispositif législatif consacrant l’autodétermination et la protection de la langue parlée par tous les Haïtiens,

[le créole] tout en conservant au français sa place historique. Notre bilinguisme est une richesse qu’il faut donc cultiver comme la terre, assainir comme notre environnement, et le mettre au service du jeune Haïtien comme un outil précieux d’éducation et de production de richesses » (« Bilinguisme haïtien : sortir de la zone grise », AlterPresse, 13 février 2022).

En guise de conclusion il est nécessaire de rappeler, comme nous l’avons auparavant exposé, que la Constitution haïtienne de 1987 est la seule Constitution démocratique adoptée par la voie inédite du vote référendaire majoritaire au pays de 1804 à nos jours. Elle confère aux institutions nationales, départementales et communales du pays leur pleine et entière légitimité populaire. Le fait qu’elle a été peu appliquée ou mal appliquée ou travestie ou combattue par différentes forces politiques n’altère en rien cette légitimité populaire. C’est précisément parce que cette Constitution – détentrice de l’entière légitimité populaire –, (1) consigne les fondements de l’État de droit, (2) garantit les droits citoyens fondamentaux, incluant les droits linguistiques et le droit à la scolarisation en langue maternelle créole, et (3) fixe les obligations de l’État sur différents registres, qu’elle a été malmenée par des politiciens de tous bords, y compris par des nostalgiques de la dictature duvaliériste et par les ayants-droits de la « rente financière d’État ». Plusieurs tentatives illégales et inconstitutionnelles d’« amendement » de la Constitution de 1987 ont été entreprises ces dernières années, mais elles ont toutes échoué. Elles seront sans doute reprises en 2024-2025 par les nouveaux tenants du pouvoir politique qui ne sont détenteurs d’aucune légitimité populaire et constitutionnelle. L’objectif central d’une telle forfaiture politique sera de rendre inopérante la légitimité populaire au fondement du vote référendaire de 1987 et de remplacer cette légitimité populaire par un régime d’exception dit de « transition politique » au motif que le pays connaît une « situation exceptionnelle » à laquelle il a fallu répondre par des « mesures exceptionnelles »...

Et l’on verra une fois de plus accourir au chevet d’Haïti –qui aura été à nouveau gratifiée du diagnostic de son « incapacité » à entrer en démocratie–, les « experts », les « spécialistes » et les « stratèges » multitâches de l’ONU, de l’OEA et de la comateuse CARICOM. La « fabrique du consentement » politique sera une fois de plus mise en route, comme

en 1991, en 1994, en 2004 et en 2011, avec les mêmes acteurs politiques, et elle accouchera des mêmes résultats... À la différence notable, dans le contexte actuel, que les détenteurs « transitionnels » du pouvoir politique font face à la violence des gangs armés sur l’ensemble du territoire national et que nos institutions régaliennes ont été assautées et démantibulées ces onze dernières années par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste fortement représenté, aujourd’hui encore, au plus haut niveau de l’État.

L’aménagement du créole en Haïti aux côtés du français et en conformité avec la Constitution de 1987 : promouvoir un débat rigoureux et rassembleur

Montréal, le 4 décembre 2023

Publiés d’abord en Haïti dans le journal Le National et quelques fois sur le site AlterPresse puis reproduits en outre-mer sur différents sites –Fondas kreyòl, Montray kreyòl, Madinin’Art (Martinique), Rezonòdwès (ÉtatsUnis) et Médiapart (France)–, plusieurs de nos articles exposent deux caractéristiques majeures de la configuration sociolinguistique d’Haïti. Nous avons mis en lumière d’une part l’usage dominant du français institutionnalisé dès la promulgation de l’« Acte de l’Indépendance d’Haïti » le 1er janvier 1804 (premier document historique du nouvel État, rédigé uniquement en français), et, d’autre part, nous avons fourni un éclairage analytique sur la minorisation institutionnelle du créole, langue usuelle de la majorité des locuteurs haïtiens. Ces deux caractéristiques sont à l’origine des rapports inégalitaires depuis lors institués entre les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. Les rapports inégalitaires entre les deux langues se sont consolidés au fil des ans dans différents domaines, notamment dans l’École haïtienne jusqu’à présent privée d’une politique linguistique éducative alors même que l’article 32 de la Constitution de 1987 consigne le droit à l’Éducation et que l’article 5 consacre la co-officialisation du créole et du français. Sur le registre du regard diffracté que portent plusieurs locuteurs sur différents aspects de la problématique linguistique haïtienne, nous avons noté que la presse parlée et écrite ainsi que les réseaux sociaux, au pays comme en diaspora, se font l’écho de manière constante de débats, d’échanges divers et d’opinions différenciées. Les échanges et débats sont dans bien des cas constructifs mais nous avons également constaté que plusieurs interventions ponctuelles sont de l’ordre du « voye monte », du verbiage qui, lui, alimente la confusion (« verbiage » : « Flot de paroles superflues masquant la pauvreté de la pensée », dictionnaire Le Larousse).

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Ainsi, l’une des caractéristiques de certaines interventions relatives au créole sur les réseaux sociaux est le verbiage intempestif, le radotage prétentieux à l’aune d’un « voye monte » répétitif, chétif et iconoclaste. L’un des adeptes du verbiage sur Facebook – haut-lieu et miroir bavardeux du narcissisme et du nombrilisme –, est un certain Marc-Arthur Thys qui assimile son radotage à un axiome « scientifique » et se croit compétent lorsqu’il s’exprime « doctement » et dogmatiquement sur le créole. Le 14 novembre 2023, il a une fois de plus infligé à ses rares lecteurs son habituel verbiage en ces termes : « Oui, je persiste et signe : un Haïtien qui ne peut écrire qu’en créole est un handicapé. Écrire en français (ou [dans] une grande langue internationale) c’est faire le choix de la richesse. Écrire en créole c’est faire le choix de la pauvreté ». Du haut de son immense « savoir encyclopédique », Marc-Arthur Thys émet ce surréaliste « diagnostic » sociolinguistique sans fournir la moindre analyse scientifique à l’appui de sa « trouvaille »...

Il ne fait aucun doute qu’avec la litanie itérative et pontifiante de Marc-Arthur Thys sur Facebook lorsqu’il se met à pérorer à propos du créole, nous sommes sur le registre de la version haïtienne de la boule de cristal et de la « divination », sorte de mantra ésotérique jusqu’à présent inconnu des neurosciences, de la didactique des langues et des sciences du langage... Manifestement, Marc-Arthur Thys fait de sa lourde ignorance de la linguistique, de la créolistique, de la didactique des langues et de l’histoire des écrits créoles répertoriés dès la fin du XVIIème siècle une axiomatique illusionniste aussi péremptoire que fumeuse : à travers l’histoire des idées au fil des siècles, l’ignorance n’a jamais constitué un critère épistémologique, un appareillage conceptuel ou un cadre méthodologique d’apprentissage ayant contribué aux avancées des savoirs et des connaissances... Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que dans un article récent paru sur Rezonòdwès le 28 novembre 2023 – « Quelques repères pour contribuer à une exploratoire « archéologie de la littérature créole » –, nous avons exposé les grandes lignes de la problématique d’une « archéologie de la littérature créole » et celle, conjointe, d’un « discours littéraire créole savant ». Cette problématique a fait l’objet d’une remarquable étude de Ralph Ludwig de l’Université Martin Luther Halle-Wittenberg en Allemagne, « Littératures des mondes créoles – des débuts aux questionnements actuels », parue dans la revue Études créoles no 33 | 1 | 2016. La pesante ignorance de la linguistique et de l’histoire des créoles

inscrite au creux de l’axiomatique illusionniste de Marc-Arthur Thys fait écran à l’étendue et à la pertinence des études conduites par des universitaires de renom sur les premiers écrits rédigés en langue créole et qui ont été retracés aux XVIIème et XVIIIème siècles. Ainsi, l’exploration de l’écrit littéraire créole a fait l’objet d’une ample étude du romancier et lexicographe martiniquais Raphaël Confiant intitulée « Les grandes dates de la langue créole » (Fondas kreyòl, première version : 27 janvier 2022). Sur son registre spécifique, l’écrit littéraire créole bénéficie également d’un éclairage philologique de premier plan consigné dans le remarquable livre de la linguiste Marie-Christine Hazael-Massieux, « Textes anciens en créole français de la Caraïbe / Histoire et analyse » (Éditions Publibook 2008). Cette exceptionnelle publication de 487 pages, qui comprend 17 chapitres, s’ouvre sur une question que se posent tous les créolophones qui s’intéressent de près ou de loin à l’écrit littéraire créole : « Comment sont nés les créoles ? Dans cet ouvrage [qui se lit aisément], Marie-Christine Hazael-Massieux présente une centaine de textes anciens en créole français de la Caraïbe, datant principalement des XVIII et XIXèmes sciècles (...) et relevant de genres multiples. Cette étude entreprend de saisir et décrire les interactions dans ces sociétés complexes, et par une approche contrastive, philologique, linguistique et sociolinguistique de textes souvent inédits, permet de revoir les hypothèses classiques en matière de genèse, tout en proposant un schéma historique de la créolisation. On peut ainsi mieux comprendre la formation et le développement de ces langues qu’on appelle créoles » [4ème de couverture de l’ouvrage].

Était-il utile de parler de l’axiomatique illusionniste de l’un des adeptes du radotage sur Facebook alors même qu’il aurait mieux valu laisser

Marc-Arthur Thys, promoteur d’un sentencieux et prétentieux verbiage préscientifique, arpenter son habituelle solitude, lui qui n’est détenteur d’aucune compétence connue en linguistique et n’a publié aucun article scientifique sur le créole ? Il est vrai qu’il aurait mieux valu laisser

Marc-Arthur Thys arpenter seul la pauvreté de sa pensée pré-scientifique et son culte immodéré du radotage. Toutefois il nous a semblé pertinent de l’évoquer brièvement afin de rappeler une exigence qui relève de l’épistémologie comme d’ailleurs de l’éthique : les linguistes doivent être à l’écoute de l’opinion et de la manière de penser des non-linguistes au sujet de la problématique linguistique haïtienne afin de proposer, au moyen d’échanges rigoureusement documentés, une vision rassembleuse

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis de l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique en conformité avec la Constitution de 1987 et aussi dans le but d’offrir en partage des propositions fondées sur les sciences du langage. C’est également l’occasion de rappeler que la prise en compte de l’opinion des non-linguistes ne signifie pas que cette opinion constitue un discours scientifique à valeur égale avec les sciences du langage : souvent l’opinion des non-linguistes sur le créole relève d’une vision enchâssée dans l’idéologie et dans des revendications identitaires, et les porteurs des diverses variétés d’un discours idéologique sur le créole confondent indistinctement une opinion et un discours scientifique sur la langue créole.

L’évocation ponctuelle du pontifiant verbiage de Marc-Arthur Thys nous permet également de rappeler un fait observable : très souvent en Haïti la discussion et les échanges sur la problématique linguistique haïtienne et en particulier sur le créole sont passionnelles, elles s’effectuent trop fréquemment sur le mode de l’enfermement idéologique et d’une pensée binaire quasi catéchétique à contre-courant des sciences du langage. Il est de surcroît particulièrement symptomatique et révélateur de constater que l’enfermement idéologique et la pensée binaire quasi catéchétique caractérisent à la fois le discours d’un nombre indéterminé de « militantsapôtres-créolistes » et celui des Ayatollahs du créole. C’est donc en raison de cette « parenté idéelle » et idéologique qu’il importe de soumettre à l’analyse critique, toutes les fois qu’il le faut, le dispositif énonciatif mis en œuvre par les « militants-apôtres-créolistes » et celui des Ayatollahs du créole.

L’enfermement idéologique et la pensée binaire dont il est question dans cet article relèvent de l’« idéologie linguistique ». Dans une étude qui a le grand mérite de caractériser les principaux ressorts des idéologies linguistiques, « Idéologies linguistiques et didactique des langues », ZiXi Wang (Université Paul Valéry-Montpellier), nous enseigne qu’« En sociolinguistique, H. Boyer (2003, p. 17) souligne que l’idéologie est en effet « un corps plus ou moins fermé de représentations, une construction socio-cognitive spécifique à teneur coercitive, susceptible de légitimer des discours performatifs et donc des actions dans la perspective de la conquête, de l’exercice, du maintien d’un pouvoir au sein de la communauté concernée ou face à une autre / d’autres communauté(s) ». Citant Jean-Louis Chiss, il précise que « Les idéologies linguistiques, « mythes » discursivement

organisés, structurent historiquement « des représentations spontanées à la fois volatiles et prégnantes » (Chiss, 2010, p. 12), qui se diffusent et s’installent dans les lieux où se fabriquent et se transmettent les savoirs sur les langues comme l’école et le journal (Chiss., 2005, p. 70). Il s’agira de mesurer leurs influences sur la linguistique savante, sur les politiques linguistiques, sur les systèmes éducatifs et leur « offre » de langues (Chiss, 2010) ». L’auteur de l’article précise également que « L’un des traits d’idéologie linguistique réside dans l’idée ordinaire des locuteurs, de l’inégalité de langues. Cette représentation idéologique des langues consiste à faire croire que les langues sont d’inégales valeurs. Elle provient le plus souvent de préjugés ethnocentriques, qui consistent à la dévalorisation des langues d’altérités, pour maintenir la supériorité de sa propre langue/culture et de son groupe (Beacco, 2003) ». (Voir ZiXi Wang : « Idéologies linguistiques et didactique des langues », Hypothèses – Carnet de recherche, 12 janvier 2015). L’article de Jean-Louis Chiss daté de 2005 auquel se réfère ZiXi Wang s’intitule « La théorie du langage face aux idéologies linguistiques » (consigné dans G.Dessons, S. Martin & P. Michon (éds.), « Henri Meschonnic, la pensée et le poème », Paris, InPress) et il a été reproduit dans la revue Langages, 2011/2, n° 182. Celui de 2010 a pour titre « Linguistique française et enseignement du français (de l’EPPFE à l’UFR DFLE) : l’épreuve de l’étranger » et il a été édité par la Société internationale pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, série « Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde » (44 / 2010). L’un des livres phare de Jean-Louis Chiss a pour titre « La culture du langage et les idéologies linguistiques » (Éditions Lambert-Lucas, 2018). Il plaide pour la survenue d’un acte fondateur, à savoir « déconstruire les idéologies », affronter les « déterminations politiques et éthiques » [car dit-il] « (...) les idéologies linguistiques se construisent comme des ensembles structurés de représentations et de discours avec une consistance, une systématisation, une historicité surtout, et s’inscrivent dans des cultures linguistiques et éducatives spécifiques ». La notion d’« idéologie linguistique », a également été abordée dans l’étude d’Annette Boudreau intitulée « Idéologie linguistique » parue dans Langage et société, HS1, 2021. Elle précise, entre autres, que « Les idéologies linguistiques ont fait retour en Europe par l’anthropologue du langage états-unien Michael Silverstein. Il les définit comme « A set of beliefs about language articulated by users as a rationalization or justification of perceived language and use (1979, p. 193) »

[Traduction RBO : « Ensemble de croyances sur la langue formulées par

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis les utilisateurs pour rationaliser ou justifier la langue et l’utilisation qu’ils en font »]. Annette Boudreau note que « Cette définition s’est affinée avec le temps afin d’inclure des facteurs historiques et socio-politiques qui permettent de mieux comprendre comment s’établissent et s’exercent les relations de pouvoir à l’intérieur d’un groupe, lesquelles contribuent à la façon dont ses membres perçoivent leurs langue(s) et celle(s) des autres, et agissent sur leurs pratiques linguistiques (pour une synthèse des différentes approches, voir Costa, 2017) ».

La problématique de l’« idéologie linguistique » a été abordée avec hauteur de vue par le sociolinguiste et sociodidacticien haïtien Bartholy Pierre Louis dans sa remarquable thèse de doctorat intitulée « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique ». Cette thèse de doctorat, défendue avec succès le 15 décembre 2015 sous le sceau de l’Université européenne de Bretagne (laboratoire « Plurilinguisme, représentations, expressions francophones information, communication, sociolinguistique », PREFics – UFR Arts, lettres, communication (ALC), a été élaborée sous la direction du linguiste Philippe Blanchet, professeur à l’Universit ? ? Rennes 2. Sociolinguiste, spécialiste du plurilinguisme et didacticien de réputation internationale, Philippe Blanchet est l’auteur entre autres de « Les transpositions didactiques », dans Blanchet, P. et Chardenet, P. (dir.), « Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Approches contextualisées ». Montréal / Paris, PREFics, Agence universitaire de la Francophonie / Éditions des archives contemporaines, 2011 ; il est également l’auteur de « Politique linguistique et diffusion du français dans le monde », dans Bulot, T. et Blanchet, Ph., « Une introduction à la sociolinguistique (pour l’étude des dynamiques de la langue française dans le monde) », Éditions des archives contemporaines, Paris, 2013.

Dans sa thèse de doctorat, Bartholy Pierre Louis examine, à partir d’une recherche de terrain effectuée en Haïti, « L’idéologie linguistique haïtienne : pour ou contre le français ? » (chapitre 4.3.1.3, page 201 et suivantes). Il expose que « Ce travail de recherche basé sur une approche empirico-inductive est une description analytique et une synthèse interprétative des pratiques sociolinguistiques haïtiennes à partir des représentations du français et du créole (langues co-officielles) ». Il fait la démonstration que

« l’idéologie linguistique haïtienne » fonctionne sur le mode de la pensée binaire, celle de l’opposition idéologique instituée entre le français et le créole dans le discours des « créolistes » fondamentalistes : l’une des caractéristiques majeures de « l’idéologie linguistique haïtienne » repérable chez les « créolistes » fondamentalistes et autres Ayatollahs du créole consiste en effet, par l’émission d’une « fatwa » contre la langue française en Haïti, à enfermer les débats sur le créole dans l’étroite lucarne d’une pseudo « guerre des langues » en Haïti. C’est le lieu de rappeler que l’« idéologie linguistique haïtienne » – sanctuarisée à l’Académie créole, l’AKA, ou chez plusieurs « militants-apôtres-créolistes » en Haïti et en diaspora ou au MIT Haiti Initiative –, met en œuvre deux leviers majeurs au creux du populisme linguistique : le « fétichisme de la langue » et l’« idéologisation de la langue », leviers qui n’appartiennent pas aux sciences du langage et qui ne peuvent pas modéliser l’aménagement du créole.

« L’opération de fétichisation de la langue légitime » et « l’idéologie de la langue comme bien public » sont décrites par le sociologue Pierre Bourdieu et Luc Boltanski dans une longue étude intitulée « Le fétichisme de la langue » (Actes de la recherche en sciences sociales, volume 1 no 4, juillet 1975, numéro thématique « Le fétichisme de la langue »). La « fétichisation de la langue légitime » est également abordée par Pierre Bourdieu dans « Langage et pouvoir symbolique » (Éditions Fayard, 2014), au chapitre 1, « La production et la reproduction de la langue légitime » compris dans « Ce que parler veut dire / L’économie des échanges linguistiques » auparavant publié aux Éditions Fayard en 1982 [1997]. Le lecteur curieux pourra consulter ces publications en vue d’approfondir les propositions analytiques de l’auteur. Dans le cadre de cet article de vulgarisation, il est utile de rappeler que le terme « fétichisation » s’entend au sens de « Attribuer à quelqu’un ou à quelque chose une existence ou un pouvoir quasi-magique » (dictionnaire Ortolang), et « fétichiser » signifie « Attribuer à quelqu’un, à quelque chose une existence ou un pouvoir quasi magique, les respecter de façon excessive » (dictionnaire Le Larousse). La « fétichisation » évoquée dans le présent article désigne donc les divers dispositifs énonciatifs relatifs au créole qui s’expriment pour l’essentiel sur le registre de l’idéologie : il y a une véritable migration, notamment depuis 1987, du débat d’idées sur le créole depuis le périmètre des sciences du langage vers l’étroite lucarne de l’idéologie.

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

De manière récurrente, la « fétichisation de la langue légitime », le créole, consiste à l’essentialiser en lui accordant toutes les « vertus » faisant de lui l’essence unique de l’identité haïtienne, l’unique instrument, l’unique potion pouvant assurer le « salut » du corps social haïtien malade de tous ses maux historiques et contemporains. L’abord de la « fétichisation de la langue » est d’un grand intérêt pour bien comprendre les différentes manifestations du repli et de l’enfermement de la réflexion sur le créole dans les filets de l’idéologie. En Haïti comme dans différentes aires géographiques, la « fétichisation de la langue » a emprunté la voie de l’« essentialisation de la langue », phénomène amplement étudié par Jean-Marie Klinkenberg dans l’article « La conception essentialiste du français et ses conséquences / Réflexions polémiques » (Revue belge de philosophie et d’histoire (tome 79, fasc. 3, 2001). Il l’exprime en ces termes : « Mais il y a quelque chose de commun entre les deux situations : c’est la manœuvre qui consiste à hypostasier la langue, à en faire une essence, à y voir un objet allant de soi. Qu’elle fonctionne comme emblème ou stigmate, la langue est vue dans son unité, et non dans sa diversité ; dans son irréductible spécificité, et non dans sa généricité. Et dès lors une telle langue doit nécessairement être conforme à un modèle idéal, stable, voire immuable. Adamique et anté-babélienne. Avatar de la croyance selon laquelle chaque langue aurait ce que l’on appelle mystérieusement son « génie », caché dans un Saint des Saints auquel seuls auraient accès certains grands prêtres, cette conception est particulièrement pregnante dans le cas de langue française, qui, plus qu’une autre, s’est dotée de puissants instruments de stabilisation et de célébration ».

Un exemple récent de « fétichisation de la langue » : la sanctification et la sanctuarisation du créole dans le diptyque « lang kreyòl » / « lang blan » chez l’universitaire haïtien Jean Casimir, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti. Il a publié plusieurs articles sur le site Ayibopost dans lesquels il se prononce sur la problématique linguistique haïtienne et en particulier sur le créole. Il a ainsi fait paraître sur ce site, le 10 février 2023, l’article « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo ». Comme nous l’avons démontré dans l’article « Jean Casimir ou les dérives d’une vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne » (Le National, Port-au-Prince, 21 mars 2023), Jean Casimir fait le lien entre la démocratie et la langue que parle la démocratie : « Pou gen demokrasi, fòk moun lavil – soti nan kwòkmò nan simityè rive nan pi gwo otorite palè nasyonal – gouvènen ak

lang pèp la pale. Depi alatèt yo kantonnen kò yo nan sitadèl blan franse a, yo p ap pale ak abitan peyi a. Yo gen pwoteksyon etranje, e pa gen twonpèt de Jeriko k ap kraze mi sa a. » L’on a dès ce paragraphe noté le glissement –sémantique et conceptuel–, opéré par l’auteur vers une vision essentialiste et racialiste des rapports entre les langues, d’une part, et, d’autre part, entre les langues et les forces politiques en Haïti véhiculée par Jean Casimir : « nan sitadèl blan franse a ». Cette vision essentialiste et racialiste des rapports des forces politiques se dénude, sous la plume de l’auteur, au paragraphe suivant de son article : « (...) Kòm blan sènen nou tout kote, nou bezwen franse a ak tout lòt lang blan yo. Men fòk Lasosyete konprann ke konvèsasyon ak blan pa ka fèt dèyè do malere. Angle, franse, panyòl gen pou sikile tout kote nan peyi a, san restriksyon. Se dakò. Men lang blan yo p ap pran peyi a pou yo. Yo p ap deplase kreyòl la, depi gen Ayisyen ladann ». Il y a lieu de tenir à distance toute mésinterprétation de notre approche critique de la vision essentialiste et racialiste de Jean Casimir : s’il est vrai que sur des registres familiers du créole le terme « blan » désigne l’« étranger » en général – comme d’ailleurs le terme « nèg » désigne le générique « homme » –, dans le contexte de son article c’est la jonction de « lang » + « blan » qui est sémantiquement signifiante, qui est porteuse du sens premier de sa vision, car l’auteur cible très précisément la langue dans l’énoncé « nou bezwen franse a ak tout lòt lang blan yo ». La vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne véhiculée par Jean Casimir participe pleinement de la « fétichisation de la langue » créole par le détour idéologique de l’hyspostasie et de l’« essentialisme linguistique » que décrit Jean-Marie Klinkenberg dans son article plus haut cité. La vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne portée par Jean Casimir se déploie au périmètre du populisme linguistique aujourd’hui en vogue au ministère de l’Éducation nationale et dans la minuscule sphère de l’Akademi kreyòl. Par-delà la lourde confusion que génère la vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne, il ne faut pas perdre de vue qu’elle s’inscrit objectivement dans l’axiomatique noiriste, celle de la racialisation de l’histoire nationale et de la racialisation des rapports entre les classes sociales en Haïti telles que mises en œuvre par le dictateur François Duvalier dans ses écrits. La racialisation de l’histoire nationale est au fondement du fascisme duvaliériste qui a eu ses thuriféraires et ses intellectuels de service ainsi que ses écrits de propagande. Il est attesté que la dictature de François Duvalier disposait de ses intellectuels « en service commandé » : les frères Paul et Jules Blanchet, l’autoproclamé

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

« historien » révisionniste Rony Gilot (laudateur-maquilleur de la dictature duvaliériste), l’idéologue raciste René Piquion (porte-étendard du noirisme et des « authentiques »), Gérard Daumec (le préfacier en 1967 du « Guide des « Œuvres essentielles » du docteur François Duvalier ») et le proto-nazi Gérard de Catalogne (admirateur de Pétain et de Maurras et responsable éditorial des « Œuvres essentielles » de François Duvalier). Rappel : sur les fondements historiques du noirisme duvaliériste, voir la remarquable étude de Micheline Labelle, « La force opérante de l’idéologie de couleur en 1946 » consignée dans le livre paru sous la direction de Frantz Voltaire, « Pouvoir noir en Haïti. L’explosion de 1946 », (Montréal : V&R Éditeurs et les Éditions du Cidihca, 1988).

L’« idéologisation de la langue » ainsi que la « fétichisation de la langue légitime » décrites par les sociologues Pierre Bourdieu et Luc Boltanski dans l’étude « Le fétichisme de la langue » (Actes de la recherche en sciences sociales, volume 1 no 4, juillet 1975, numéro thématique « Le fétichisme de la langue »), sont également repérables dans l’argumentaire pseudo-scientifique et fallacieux exposé par le MIT Haiti Initiative pour justifier, sur le registre de la « lexicographie borlette », l’élaboration de son médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ». L’« idéologisation de la langue » et la « fétichisation de la langue légitime » sont ainsi mises en œuvre sous couvert d’une démarche « lexicographique » et « néologique » inconnue de la méthodologie de la lexicographie professionnelle : en embuscade sous les oripeaux de l’idéologie, l’« essentialisme linguistique » prend au MIT Haiti Initiative l’allure d’un discours scientifique qui, à l’analyse, se révèle incompétent et amateur. Ainsi, dans la plus grande confusion conceptuelle entre « glossaire » et « lexique », le MIT-Haiti Initiative a élaboré un lexique bilingue anglais-créole d’environ 800 termes qu’il présente faussement comme un « glossaire ». L’aventureuse prétention du MIT-Haiti Initiative de fournir un « Glossaire » destiné à « la création et la traduction de matériel dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STEM) » s’apparie à une véritable « arnaque lexicographique » au creux de laquelle les rédacteurs du fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, soutiennent frauduleusement mener une entreprise de néologie créole. En effet, l’élaboration du « Glossary » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative – au chapitre « Kreyòl-English glosses

for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative » –, dans les termes suivants : « (...) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STEM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole » [Traduction : RBO]. Comme nous l’avons rigoureusement démontré dans notre article « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » (Le National, 28 mars 2023), le pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT – Haiti Initiative en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle comprend un grand nombre d’équivalents « créoles » fantaisistes, erratiques, faux, sémantiquement opaques, souvent non conforme au système morphosyntaxique du créole et incompréhensibles du locuteur créolophone. L’autre grande caractéristique de la « lexicographie borlette » au creux du pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT – Haiti Initiative est l’absence systématique du critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle alors même qu’il est un critère majeur placé au centre de toute démarche lexicographique et terminologique. L’amateurisme confirmé des rédacteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » éclaire donc le fait que, dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, ils alimentent une vision erratique et fantaisiste de la néologie créole totalement opposée à la méthodologie de la néologie. (Sur la méthodologie de la néologie, voir l’article de Salah Mejri et Jean-François Sablayrolles, « Présentation : néologie, nouveaux modèles théoriques et NTIC » paru dans la revue Langages no 183, 2011/3 ; voir aussi l’étude « Néologie sémantique et analyse de corpus » parue sous la direction de Jean-François Sablayrolles dans les Cahiers de lexicologie, Éditions Classiques Garnier, Paris 2012. Les Cahiers de lexicologie sont publiés par le laboratoire Lexiques, dictionnaires, informatique (lDi, Université Paris 13 – Université de Cergy-Pontoise – Centre national de la recherche scientifique de France) ; voir également l’article de Robert Berrouët-Oriol, « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole » consigné dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis linguistique en Haïti ». Coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol, cet ouvrage a été publié en 2021 aux Éditions Zémès, à Port-au-Prince, et aux Éditions du Cidihca, à Montréal). Illustration :

TABLEAU 1 - Échantillon de pseudo équivalents « créoles » du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

Termes anglais

atomic packing

Équivalents « créoles** » du « Glossary » du MIT-Haiti Initiative

makonn atomik [1,2,3,4]

background circle sèk nan fon [1,2,3,4]

bar graph grafik ti baton [1,2,3,4]

air resistance rezistans lè [1,3,4]

air track pis kout lè ; pis ayere [1,2,3,4] and replica plate on epi plak pou replik sou [1,2,3,4]

escape velocity vitès chape poul [1,3,4]

multiple regression analysis analiz pou yon makonnay regresyon [1,2,3,4]

center of mass sant mas yo [1,2,3,4]

checkbox bwat tchèk [1,2,3,4]

flux meter flimèt [1,3,4]

line integral entegral sou liy [1,2,3,4]

peer instruction enstriksyon ant kanmarad [1,3,4]

prior (conjugate) konpayèl o pa [1,2,3,4]

seasaw prinsiple prensip balanswa baskil [1,2,3,4]

spin angular momentum moman angilè piwèt [1,2,3,4]

** Remarques analytiques sur les équivalents « créoles » : 1 = équivalent faux et/ou fantaisiste et/ou qui ne constitue pas une unité lexicale ; 2 = équivalent non conforme à la syntaxe du créole ; 3 = équivalent présentant une totale opacité sémantique ; 4 = équivalent dont la catégorie lexicale n’est pas précisée.

Nous avons procédé à un diagnostic rigoureux et détaillé du naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative dans plusieurs articles que le lecteur peut en tout temps consulter : « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », Le National, 21 juillet 2020 ; « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022 ; « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme

d’une « lexicographie borlette », Le National, 28 mars 2023 ; « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle », Le National, 29 décembre 2022. Voir aussi notre article « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 15 décembre 2021.

Pour étayer davantage cette revue analytique, voici, à titre comparatif, un échantillon de dictionnaires et de lexiques élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle :

TABLEAU 2 - Principales caractéristiques des ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle (échantillon de 4 publications)

Titre de l’ouvrage

Auteur(s) et éditeurs Catégorie Principales caractéristiques lexicographiques

Diksyonè kreyòl Vilsen Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint ; ÉducaVision, 1994

Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 Emmanuel Védrine ; Creole Project, Inc., 2000

Dictionnaire unilingue créole Accès aux formats papier et Web

S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole

Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives.

De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions.

Diksyonè kreyòl karayib Jocelyne Trouillot ; Éditions CUC

Université Caraïbe, non daté

Glossary of STEM terms from the MIT –Haiti Initiative

Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement

MIT – Haiti Initiative, 2015 ( ?) Lexique bilingue anglais-créole. Accès Web uniquement

Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes...

Équivalents créoles très souvent fantaisistes, erratiques, asémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole.

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Pour mieux donner à voir l’éclairage analytique ici exposé de la lexicographie haïtienne (sur ses versants français et créole, voici, à titre comparatif, un échantillon de dictionnaires et de lexiques élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle :

TABLEAU 3 - Ouvrages lexicographiques (lexiques et dictionnaires) élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle (10 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022)

Titre Auteur

Ti diksyonnè kreyòl-franse

Haitian Creole-English-French Dictionnary (vol. I, vol. II)

Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité

Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen

Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole

Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne/ Diksyonè lanvà lang kreyòl ayisyen

Dictionnaire de l’écolier haïtien

Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 1)

Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 2)

Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary

Henry Tourneux, Pierre Vernet et al.

Albert Valdman et al

Henry Tourneux

Pierre Vernet, B.C. Freeman

Date Éditeur

1976 Éditions caraïbes

1981 Creole Institute, Bloomington University

1986 CNRS – Cahiers du Lacito

1988 Sant lengwistik aplike, Inivèsite

Leta Ayiti

Pierre Vernet, B.C. Freeman 1989 Sant lengwistik aplike, Inivèsite

Leta Ayiti

B.C. Freeman 1989 Sant lengwistik aplike, Inivèsite

Leta Ayiti

André Vilaire Chery 1996 HachetteDeschamps/ ÉDITHA

André Vilaire Chery 2000 Éditions Édutex

André Vilaire Chery 2002 Éditions Édutex

Albert Valdman 2007 Creole Institute, Bloomington University

Existe-t-il une « parenté idéologique et fonctionnelle » entre « l’opération de fétichisation de la langue légitime », le créole, « l’idéologie de la langue comme bien public », la stigmatisation du créole et le discours idéologique des Ayatollahs du créole, discours axé sur l’exclusion et l’anathème ciblant le français et qui sont repérables au cœur du populisme linguistique ? La réponse est « oui » et cette parenté idéologique est attestée de différentes façons. Ainsi, dans leur dispositif énonciatif, les deux corps d’idées « fonctionnent à l’idéologie » au sens où c’est l’idéologie, plutôt que les sciences du langage, qui est le facteur dominant de leurs énoncés : ceux-ci sont des « jugements » sur la langue historiquement et socialement marqués, comme c’est le cas par exemple avec les termes « kreyòl rèk », « lang moun mòn », « frankofoli », « lang blan an », « lang kolon an ». Toujours dans leur dispositif énonciatif, les deux corps d’idées se rejoignent sur le registre de l’enfermement de la langue créole : d’une part celle-ci est forclose dans sa négativité, et le créole est à ce titre stigmatisé ; d’autre part la langue créole est forclose au périmètre d’un discours fondamentaliste clivant qui « fétichise » le créole et agit comme un véritable repoussoir démobilisateur aussi bien auprès des unilingues créolophones que des bilingues créole-français (voir notre article « La « fétichisation » du créole sous la plume de Daly Valet, une voie réductrice et sans issue », Le National, 13 septembre 2022).

La « fétichisation du créole » est amplement redevable des errements idéologiques du linguiste Yves Dejean et elle conduit certains « créolistes » fondamentalistes à plaider pour que le pays avalise une option-cul-desac inconstitutionnelle consistant en l’éviction de la langue française en Haïti. Manifestement, il s’agit là d’un choix politique de société étroitement lié au monolinguisme chimérique prôné par le linguiste Yves Dejean dans sa pétition du 12 juin 2010, « Rebati ». Ce « monolinguisme de la surdité historique » était déjà promu par Yves Dejean en 1975 dans la plaquette « Dilemme en Haïti : français en péril ou péril français ? » (Éditions Connaissance d’Haïti), ainsi que dans d’autres textes de facture aveuglément idéologique, dont « Fransé sé danjé » (revue Sèl, n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975). Ce choix de société, qui s’oppose frontalement à l’article 5 de la Constitution de 1987, est porté par d’autres « créolistes » fondamentalistes qui prônent, dans une grande solitude, la survenue de « yon sèl lang ofisyèl » en Haïti. Une récente expression du fondamentalisme créolophile et de l’aveuglement volontaire se donne à voir

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis dans l’article « Yon sèl lang ofisyèl pou dechouke mantalite nou » (Le Nouvelliste, 31 mai 2018) annonçant la parution en Haïti du livre fantaisiste de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl » (Éditions l’Action sociale, 2018) dans lequel celui-ci, membre fondateur de l’Académie créole, plaide pour un unilatéralisme créole sectaire et dogmatique qui entend exclure l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le français, en violation flagrante de l’article 5 de la Constitution de 1987 (voir notre article « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? », Le National, 7 juin 2018). Il est attesté que ce livre fourre-tout, dépourvu de la moindre argumentation scientifique, n’a pas été pris au sérieux par les enseignants, par les directeurs d’écoles et même par le ministère de l’Éducation nationale qui, depuis le retour aux affaires en 2021 de Nesmy Manigat, la « superstar » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, promeut plusieurs versions du populisme linguistique au creux d’une erratique et bricoleuse gouvernance du système éducatif national (voir nos articles « Le LIV INIK AN KREYÒL et la problématique des outils didactiques en langue créole dans l’École haïtienne » (Rezonòdwès, 25 août 2023) ; « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité » (Le National, 2 décembre 2021), et « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative (Le National, 31 octobre 2018).

Au début de cet article nous avons évoqué, sur le registre des débats d’idées relatifs à la problématique linguistique haïtienne, l’enfermement idéologique et la pensée binaire quasi catéchétique qui se déploient à contre-courant des sciences du langage : elles relèvent de l’« idéologie linguistique » que nous avons définie et exemplifiée. Nous avons exposé que l’enfermement idéologique, chez plusieurs « militants-apôtres-créolistes » en Haïti et en diaspora, met en œuvre deux leviers majeurs au creux du populisme linguistique : le « fétichisme de la langue » et l’« idéologisation de la langue », leviers qui n’appartiennent pas aux sciences du langage et qui ne peuvent pas modéliser l’aménagement du créole. Dans le cours de notre réflexion analytique, nous avons mis en lumière la réalité que la « fétichisation de la langue » se déploie en lien avec les différentes manifestations du repli et de l’enfermement de la réflexion sur le créole dans les filets de l’idéologie. Cela éclaire pour l’essentiel le fait que les « militants-

apôtres-créolistes », ainsi que les Ayatollahs du créole, passent totalement sous silence la problématique de la didactisation du créole ainsi que celle de l’élaboration d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique (sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021 ; voir aussi notre article « La problématique de l’aménagement et de la didactisation du créole dans l’École haïtienne : promouvoir une vision rassembleuse » (Rezonòdwès, 17 novembre 2023) ; sur la lexicographie créole, voir notre article « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 15 décembre 2021 ; voir également notre article « Lexicographie créole : retour-synthèse sur la méthodologie d’élaboration des lexiques et des dictionnaires » (Le National, 4 avril 2023). Ayant délibérément choisi l’enfermement dans les filets de l’idéologie, les « militants-apôtres-créolistes et les Ayatollahs du créole évacuent les exigences de la mise en œuvre des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens. De la sorte, ils passent totalement sous silence les fondements constitutionnels de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti par une interprétation tronquée et partielle de l’article 5 de la Constitution de 1987 et ils appellent à la violation de notre Charte fondamentale en prônant la survenue de « yon sèl lang ofisyèl ».

À contre-courant de ces dérives idéologiques et politiques, nous faisons le plaidoyer rassembleur de l’aménagement simultané du créole en Haïti aux côtés du français en conformité avec la Constitution de 1987 (voir notre article « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti » (Le National, 14 mars 2023). Les remontées de terrain qui nous parviennent régulièrement indiquent que cette vision est partagée par un grand nombre d’enseignants, de directeurs d’écoles et de linguistes oeuvrant en Haïti. Promouvoir un débat rigoureux et rassembleur sur l’aménagement simultané de nos deux langues officielles requiert d’expliquer et de partager davantage cette vision de l’aménagement linguistique en Haïti en stricte conformité avec la Constitution de 1987 et en lien avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. Les linguistes aménagistes doivent donc poursuivre – auprès des directeurs d’écoles, des parents d’élèves et des enseignants –, un patient travail d’explicitation des enjeux et de la nécessité d’aménager simultanément les deux langues officielles du pays dans l’espace public et dans

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis l’École haïtienne conformément à la Constitution de 1987. Il ne s’agit pas là d’une « option facultative » mais bien d’une obligation constitutionnelle, au cœur même de l’État de droit dont les fondements se trouvent dans la Constitution haïtienne de 1987, et cette obligation constitutionnelle s’apparie aux droits linguistiques tels que définis par la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. La vision et les perspectives dont nous faisons le plaidoyer rassembleur désignent la future politique linguistique de l’État haïtien, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » au cœur d’un futur État de droit (voir nos articles « La Constitution de 1987 est au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti » (Le National, 25 avril 2023), et « La Constitution de 1987 est au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti » (Le National, Port-au-Prince, 25 avril 2023) ; voir aussi notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). C’est bien pour promouvoir les droits linguistiques des locuteurs et pour institutionnaliser les interventions de l’État sur le registre de ses obligations constitutionnelles relatives au statut des langues et à l’aménagement linguistique que de nombreux États ont promulgué des lois destinées à orienter et à encadrer la vie des langues dans leurs pays respectifs : dans tous les cas de figure, il s’agit d’aménager le code et/ou le statut et/ou les usages institutionnels et communicationnels des langues présentes dans un territoire donné (sur la problématique de l’aménagement linguistique dans le monde, voir le dossier « Les politiques d’aménagement linguistique : un tour d’horizon », TélE scope / Revue d’analyse comparée en administration publique, ÉNAP : École nationale d’administration publique, Québec, automne 2010).

En guise de conclusion, il est utile de revisiter les précieux enseignements du romancier et essayiste Édouard Glissant à propos du créole : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est

qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (Lise Gauvin : « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, 28, 2/3, 1992-1993, Presses de l’Université de Montréal, 1993).

Le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole », un outil d’apprentissage de haute qualité scientifique pour l’École haïtienne

Montréal, le 21 juin 2024

Les élèves haïtiens, les enseignants, les directeurs d’écoles, les associations de parents d’élèves, les rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires auront à leur disposition, dans un proche avenir il faut le souhaiter, l’un des meilleurs ouvrages produits par la lexicographie haïtienne depuis 1958 : il s’agit du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole ».

Il a été élaboré en Haïti, il y a quelques années, par une équipe rédactionnelle dirigée par feu André Vilaire Chery et il a bénéficié de l’expertise des lexicographes oeuvrant au Creole Institute (Indiana University) sous la direction scientifique du linguiste-lexicographe Albert Valdman. La parution dans un proche avenir aux éditions ÉDITHA de cet outil d’apprentissage de haute qualité scientifique sera d’un apport considérable pour l’École haïtienne qui ne dispose toujours pas –quarante-cinq ans après le lancement de la réforme Bernard–, d’un dictionnaire bidirectionnel français-créole/créole-français et d’un dictionnaire unilingue créole élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

Pourtant la lexicographie haïtienne, sur ses versants français et créole, a su produire au fil des ans des outils lexicographiques de grande qualité comme nous l’avons mis en lumière par l’analyse de plusieurs ouvrages lexicographiques (voir nos articles « Le “Dictionnaire de l’écolier haïtien”, un modèle de rigueur pour la lexicographie en Haïti », Le National, 31 août 2022, et « Lexicographie créole : revisiter le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » d’Henry Tourneux », Médiapart, 6 mars 2022). La parution entre 1958 et 2023 d’une dizaine d’ouvrages lexicographiques créoles de grande qualité atteste deux réalités dont il faut prendre toute la mesure. D’une part il existe en Haïti et en dehors d’Haïti des lexicographes compétents et, d’autre part, la lexicographie haïtienne

s’est ancrée sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle dès les travaux pionniers de Pradel Pompilus en 1958.

Ainsi, en ce qui a trait au lexique créole du linguiste Henry Tourneux, il est utile de rappeler qu’il a été élaboré en réponse à une demande de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Il a été rédigé à partir d’enquêtes de terrain réalisées dans la région de Saint-Marc en Haïti et il est paru en France dans les Cahiers du LACITO/1/CNRS, en juin 1986. Élaboré par le lexicographe André Vilaire Chery et son équipe et paru initialement chez Hachette-Deschamps/ÉDITHA en 1996, le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » figure depuis sa parution parmi les ouvrages de référence de nombre d’enseignants haïtiens en raison de ses grandes qualités lexicographiques. Nous en avons fait une présentation analytique détaillée dans l’article « Le “Dictionnaire de l’écolier haïtien”, un modèle de rigueur pour la lexicographie en Haïti » (Le National, 31 août 2022). Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que le lexicographe André Vilaire Chery, ancien enseignant de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, est l’auteur du remarquable « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » (tomes 1 et 2, parus en 2000 et 2002 chez Édutex avec le concours du Bureau caraïbe de l’Agence universitaire de la Francophonie et de la FOKAL). Cet ouvrage a lui aussi fait l’objet d’un compte-rendu analytique publié en Haïti et en outremer (voir l’article « Le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry, un riche héritage », par Robert BerrouëtOriol, Le National, 29 juillet 2022).

Le présent article fournit au lecteur, d’une part, une présentation analytique du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » et, d’autre part, il met en lumière le rôle des dictionnaires scolaires dans l’apprentissage conjoint de la langue (apprentissage du vocabulaire, de l’orthographe, de l’écriture et de la lecture) et de celui des savoirs et des connaissances en milieu scolaire. L’article se termine par une présentation générale de l’histoire des dictionnaires de langue en Occident, manière de montrer au lecteur haïtien que le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòlfransè français-créole » se rattache à une grande tradition dictionnairique et à son histoire.

Histoire et rôle des dictionnaires scolaires

Le linguiste-terminologue Jean-Claude Boulanger nous fournit, dans un article à large spectre analytique, des repères de premier plan sur l’histoire des dictionnaires scolaires. Ainsi, « Les dictionnaires scolaires revendiquent de très lointaines origines. Ils sont étroitement liés à l’invention de l’écriture. Des recherches récentes les font remonter au IVe-IIIe millénaire avant J.-C. alors que les scribes mésopotamiens établissaient des listes lexicales tabulaires destinées à l’enseignement dans les eduba, c’està-dire dans les écoles où l’on formait les futurs scribes. La confection de ces catalogues de mots sur des supports d’argile avait déjà pour premier objectif de venir appuyer l’apprentissage de l’écriture et la connaissance de la langue. C’étaient des relevés de noms communs, de noms propres (proprionymes), de synonymes, de parties de mots, etc., tous éléments de base dans un cheminement scolaire. Pour apprendre l’écriture cunéiforme, les jeunes élèves recopiaient ces listes sur d’autres tablettes. Et on a retrouvé un nombre impressionnant de ces cahiers de devoirs en argile. Dans l’Europe du Moyen-Âge, on trouvera également des dictionnaires destinés à combler des besoins d’apprentissage non pas de la langue maternelle et quotidienne, mais du latin, la langue de l’intellect, de la religion et du pouvoir. Il faudra attendre la Renaissance pour que la production d’ouvrages sur le français prenne le pas sur les dictionnaires du latin et sur les glossaires bilingues. Il faudra patienter encore plus longtemps pour que le dictionnaire scolaire devienne un genre détaché. Les dictionnaires « portatifs » des siècles postérieurs à la Renaissance, notamment ceux du XVIIIe siècle, ne doivent pas être confondus avec les petits dictionnaires pour enfants ni avec les compilations élémentaires du XIXe siècle ayant le même gabarit. Les portatifs sont surtout des abrégés et des réductions de répertoires plus volumineux et plus grands que l’on pouvait transporter plus aisément. Ils répondent à des besoins de démocratisation du livre. Leurs prix baissent et leur maniabilité s’accroît. Le livre peut devenir accessible à un plus grand nombre de personnes. Un dictionnaire portatif n’est donc pas nécessairement un recueil de mots élaboré pour des élèves et à des fins pédagogiques. Ce n’est qu’accessoirement qu’il aura une vocation scolaire. Après 1820, les portatifs du type abrégé semblent en désaffection ». (...) « La science et l’industrie modernes du dictionnaire scolaire démarrent vraiment, en France, au milieu du XIXe siècle ». (...)

La lexicographie scolaire se faufile en effet entre le grand dictionnaire

philologique, culturel et conservateur d’Émile Littré et l’immense œuvre encyclopédique moderniste de Pierre Larousse lui-même ». (...) « Lorsque l’on évoque les dictionnaires pour l’école, trois idées surgissent à l’esprit : celle du « dictionnaire scolaire », celle du « dictionnaire pour enfants » et celle du « dictionnaire d’apprentissage ». « (...) Toutes ces idées sont en outre faussement placées dans un système d’opposition avec les dictionnaires généraux culturels pour adultes, alors que ces rapports sont plutôt de l’ordre de la gradation, de la hiérarchisation. « De manière générale, le dictionnaire pour enfants se définit contrastivement par rapport au dictionnaire pour adultes. » La subordination des premiers aux seconds ne rend pas justice au genre du dictionnaire scolaire, qui est loin d’être un genre secondaire ». « (...) Le dictionnaire scolaire est un ouvrage général monolingue —il existe aussi quelques bilingues— et monovolumaire conçu pour son utilisation dans l’enseignement primaire et secondaire. Le terme peut avoir un sens plus élargi, car, d’une part, on peut en étendre l’acception du côté de l’école maternelle et, d’autre part, du côté du début de la formation post-secondaire ou collégiale. On peut dire que ce type de répertoire couvre une fourchette d’âge qui s’étend de 5/6 ans jusqu’à 15/16 ans. Le Larousse mini débutants [LMiD] et le Robert scolaire [RS] sont des exemples applicables aux deux extrémités de cet empan. Le LMiD est identifié comme « le premier vrai dictionnaire[7] », l’adjectif premier étant entendu dans le sens chronologique par rapport aux étapes de la scolarisation des enfants. Son public cible est celui des jeunes enfants de 5/6 ans. Le RS s’adresse à des adolescents de 12 à 16 ans, c’est-à-dire aux élèves de tout le cycle du secondaire ». « (...) Le dictionnaire scolaire a une fonction avant tout d’ordre descriptif, la description étant le plus souvent renforcée par l’iconographie dont la présence est plus sensible dans les ouvrages à petite nomenclature. Les 1 065 mots de Mon Larousse en images [MLL] sont accompagnés de 887 tableaux et dessins. Le LMiD propose 500 illustrations pour un volume de 5 400 entrées. Son concurrent le Robert benjamin [RB] revendique une nomenclature de 6 000 mots et de 640 illustrations. Dans son édition de 1999, le Dictionnaire CEC jeunesse [DCECJ] répertorie 20 000 mots tandis qu’il n’offre que 250 illustrations. De fait, la quantité d’illustrations est inversement proportionnelle à la quantité de mots vedettes : plus la nomenclature croît, plus le nombre d’illustrations diminue. Le RS reste fidèle à la politique éditoriale des dictionnaires de langue du Robert qui ne proposent jamais d’iconostructure, sauf dans le Robert junior illustré [RJI], le Petit Robert des enfants [PRE]/

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Robert des jeunes [RJ] et dans le RB. À titre d’exemple, le nombre d’illustrations du RJI s’élève à 1 000, auxquelles s’ajoutent 35 planches thématiques ».

« Le dictionnaire scolaire a pour objectifs de sensibiliser les jeunes au vocabulaire et de les mettre à l’aise avec les mots. Il consigne le lexique vivant, dont une partie est déjà connue de la majorité des élèves, soit de manière active, parce que les jeunes locuteurs doivent s’exprimer, soit de manière passive, parce qu’ils doivent écouter et comprendre les autres ».

« (...) Le terme dictionnaire scolaire est synonyme de dictionnaire pédagogique, ce dernier étant d’un emploi plus restreint dans la terminologie française » (source : Jean-Claude Boulanger, « Du côté de la petite histoire des dictionnaires scolaires modernes » paru dans « Aspects diachroniques du vocabulaire », par Danielle Candel et François Gaudin, Éditions des Universités de Rouen et du Havre, 2006. Pour une connaissance élargie de l’histoire des dictionnaires dénommés dictionnaires pédagogiques ou scolaires ou d’apprentissage, voir Chantal Lambrechts, « La conception éditoriale d’un dictionnaire pédagogique », Presses de l’Université de Montréal, 2005. Pour se familiariser avec la méthodologie d’élaboration des dictionnaires pour enfants apparus au début des années 1950, voir Micaela Rossi (Università degli Studi di Genova, Italia), « Dictionnaires pour enfants en langue française / L’accès au sens lexical ». Dans cette magistrale thèse de doctorat soutenue en 2001, l’auteure retrace l’histoire des dictionnaires pour enfants, elle analyse « la structure d’un dictionnaire scolaire », « la présentation et organisation de la nomenclature », « les pratiques définitionnelles dans les dictionnaires pour enfants », etc. De la même auteure, voir aussi l’article « Dictionnaires pour enfants et accès au sens lexical – Pour une réflexion métalexicologique » (euralex.org, 2004). Pour une approche plus ample des dictionnaires généralistes et des dictionnaires scolaires d’apprentissage, voir Jean Pruvost : « Les dictionnaires d’apprentissage monolingues de la langue française (1856-1999) –Problèmes et méthodes » (Les Dictionnaires de langue française. Dictionnaire d’apprentissage, dictionnaires spécialisés de la langue, dictionnaires de spécialité. Études de lexicologie, lexicographie et dictionnairique) - 4, Paris, Honoré Champion, collection « Bibliothèque de l’Institut de linguistique française », 2001 ; Jean Pruvost, « Les dictionnaires d’apprentissage du français langue maternelle : deux siècles de maturation et quelques paramètres distinctifs », Éla, Revue de didactologie des langues-culture,

vocabulaires et dictionnaires en français langue maternelle et en français langue étrangère, 1999 / 116 ; Jean Pruvost, « Les dictionnaires d’apprentissage monolingues du français langue maternelle : l’histoire d’une métamorphose, du sous-produit à l’heureux pragmatisme en passant par l’heuristique », Euralex 2002 Proceedings ; Josette Rey-Debove : « Dictionnaires d’apprentissage : que dire aux enfants ? », Lexiques, Paris, Hachette, collection « Recherches et applications », 1989 ; René Lagane : « Les dictionnaires scolaires : enseignement de la langue maternelle », nan Franz Josef Hausmann, Oskar Reichmann, Herbert Emst Wiegand et Ladislav Zgusta (dir.), Dictionnaires. Encyclopédie internationale de lexicographie, II, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1990.)

Bref survol de la genèse du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole »

En dépit de ses difficultés structurelles et du faible pouvoir d’achat des familles haïtiennes, le marché du livre scolaire haïtien a évolué au cours des dernières années. Ses besoins se sont diversifiés et la demande d’outils lexicographiques (dictionnaires et lexiques) s’est précisée alors même que l’on observait l’arrivée de nouveaux éditeurs de manuels scolaires dans l’écosystème éducatif national.

Traditionnellement, les dictionnaires en usage dans le système éducatif haïtien (Le Larousse, Le Robert, Le Hachette) étaient importés de France et, tel que mentionné précédemment, au début des années 1990 il n’existait toujours pas en Haïti de dictionnaire bilingue bidirectionnel français-créole/créole-français ou unilingue créole élaboré selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle. À cette époque, pour répondre à la nécessité de fournir aux élèves et aux enseignants haïtiens un outil lexicographique de qualité à prix abordable et destiné à supporter adéquatement l’apprentissage scolaire, les Éditions haïtiennes ÉDITHA, filiale de la Maison Henri Deschamps, ont entrepris l’élaboration d’un dictionnaire bidirectionnel français-créole/créole-français. Une équipe rédactionnelle a été mise sur pied aux Éditions haïtiennes ÉDITHA avec pour mandat d’élaborer, sous la direction du lexicographe André Vilaire Chery, le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè françaiscréole ». Aux Éditions Henri Deschamps/ÉDITHA, André Vilaire Chery avait auparavant dirigé les travaux ayant conduit à l’édition en 1996

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis du « Dictionnaire de l’écolier haïtien ». Ce dictionnaire a été réalisé avec la collaboration de cinq auteurs et il a bénéficié de la contribution d’une équipe de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti sous la direction du linguiste Pierre Vernet.

Fruit d’une inédite collaboration entre l’équipe dirigée par André Vilaire Chery aux Éditions haïtiennes ÉDITHA et celle d’Albert Valdman du Creole Institute (Indiana University), la rédaction du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » a été menée à terme en 2016 mais cette œuvre, innovante et originale dans le domaine de la dictionnairique français-créole, n’a pas encore été publiée en Haïti. Il faut prendre toute la mesure que plus de 2 millions d’écoliers haïtiens ne disposent toujours pas d’un dictionnaire bidirectionnel français-créole de qualité alors même que la Constitution de 1987 a consacré la co-officialité du créole et du français et que l’un des acquis de la réforme Bernard de 1979 demeure l’introduction du créole dans le dispositif didactique des écoles du pays.

Sur le plan de l’infrastructure rédactionnelle, il y a lieu de préciser que le maillage institutionnel entre l’éditeur, ÉDITHA, et la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti constitue à notre connaissance – dans le processus de fabrication du « Dictionnaire de l’écolier haïtien » –, une première et sans doute l’unique exemple dans la lexicographie haïtienne contemporaine (sur ses versants créole et français) où l’expertise d’une institution linguistique nationale a été mise à contribution par un éditeur du secteur privé disposant de sa propre équipe de rédaction. Parmi les 64 dictionnaires et 11 lexiques que nous avons répertoriés dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2022), seuls cinq ouvrages ont été élaborés dans un cadre institutionnel national, celui du Centre de linguistique appliquée qui deviendra plus tard la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Il s’agit du « Ti diksyonè kreyòl-franse » d’Henry Tourneux et Pierre Vernet (Éditions caraïbes, 1976), de « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français » d’Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, 1979), du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » de Henry Tourneux (CNRS/Cahiers du Lacito, 1986), du « Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole haïtienne / Diksyonè lanvè lang kreyòl ayisyen » de Pierre Vernet et B. C. Freeman

(Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti), et du « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.) publié sous le label Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti en 2001.

Le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole », un véritable dictionnaire scolaire bidirectionnel

Le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » a été conçu pour répondre adéquatement à des besoins d’apprentissage réels, à la fois comme outil de référence et instrument d’apprentissage actif des savoirs et des connaissances dans la langue maternelle et dans la langue seconde des apprenants. Ce dictionnaire scolaire est donc le premier outil lexicographique du genre à avoir été conçu pour répondre aux besoins spécifiques de l’École haïtienne. Il possède tous les attributs de la dictionnairique moderne, ses rubriques lexicographiques, conçues selon un modèle unique comme nous l’exemplifions plus bas dans le présent article, sont concises et elles se consultent aisément.

La « Préface » du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè françaiscréole » que nous reproduisons ici indique, sur des registres liés, que cet ouvrage a été élaboré en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle. RAPPEL – Le socle conceptuel de la méthodologie de la lexicographie professionnelle comprend les séquences suivantes : (1) l’identification de l’ouvrage et de ses auteurs, le nom de l’éditeur et la date de publication ; (2) le projet éditorial, les destinataires visés et l’identification de la méthodologie d’élaboration du dictionnaire ; (3) l’établissement du corpus dictionnairique ; (4) la confection de la nomenclature et le nombre de termes retenus au terme de l’étude du corpus dictionnairique ; (5) le traitement des données lexicographiques présentées à la suite des « mots-vedettes » (les entrées classées en ordre alphabétique dans les rubriques, à savoir les définitions, les contextes définitoires et les notes illustratives).

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Le lecteur du présent article trouvera dans la « Préface » du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » des informations de première main sur la méthodologie d’élaboration de ce dictionnaire scolaire. Cette « Préface » s’énonce comme suit : « Au terme de longues années de travail, les Éditions haïtiennes ÉDITHA sont heureuses de mettre à la disposition du public scolaire haïtien le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole ». Cet ouvrage de référence est destiné plus spécialement aux élèves des 2e et 3e cycles de l’École fondamentale. Il peut toutefois être consulté avec profit et plaisir par toute personne (élève ou non) s’intéressant aux lexiques (vocabulaires) respectifs de nos deux langues nationales. La fonction principale d’un dictionnaire bilingue (ou de traduction) est d’indiquer les équivalences des mots et des expressions entre deux langues différentes mises en rapport (ici : le créole et le français).

Le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » se compose de deux parties, distinctes mais complémentaires. La première partie, kreyòl-fransè, traduit du créole vers le français. La seconde, françaiscréole, traduit du français vers le créole.

Le texte de la « Préface » mentionne explicitement que l’ouvrage procure « Une aide à la compréhension et à la production écrites » et il fournit un éclairage adéquat sur la méthodologie d’élaboration ainsi que le modèle de traitement de l’information lexicographique. Ainsi, « Le Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » fournira à l’élève une aide appréciable, tant en compréhension écrite qu’en production écrite. C’est un fait que l’élève haïtien utilise couramment deux langues à l’école : le créole (sa langue maternelle) et le français (l’autre langue nationale). Ces deux langues sont en perpétuel dialogue en salle de classe, et l’une vient régulièrement au secours de l’autre, et vice versa. Ainsi, le jeune apprenant haïtien pourra consulter utilement son dictionnaire pour trouver l’équivalent ou le sens qui lui fait défaut dans l’autre langue, que ce soit en lecture ou en production écrite (construire des phrases, rédiger un texte...). Chaque mot est traduit par un équivalent ou, selon le cas, par plusieurs, plus ou moins synonymes entre eux. Le dictionnaire offrira ainsi à l’élève une belle opportunité d’enrichir son vocabulaire et d’accroître ses capacités d’expression et de communication. Plus largement, la mise en service du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » servira

efficacement de relais vers l’atteinte de l’objectif de « bilinguisme équilibré » préconisé par les programmes du ministère de l’Éducation nationale. Le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » est, de ce fait, un irremplaçable outil de communication entre le créole et le français, et vice versa ; une vraie passerelle entre les deux langues. Pour des raisons faciles à comprendre, la partie créole-français a reçu cependant de plus amples développements que la partie français-créole (744 pages contre 420). Ce qui ne nuit cependant nullement à la « fermeture » du dictionnaire : chaque terme développé dans l’une des parties se retrouve dans l’autre. Près de 80 % environ des mots du créole haïtien sont issus du français. Si ce fait constitue, à coup sûr, un facteur d’appui pour l’élève, il peut aussi se révéler source d’erreurs, car souvent le mot, s’il a plus ou moins la même forme, n’a pas le même sens dans les deux langues. Par exemple : « derape » (kreyòl) n’est pas l’équivalent de « déraper » (français) ; « pilon » (kreyòl) ne se traduit pas par « pilon » en français. Ce dernier mot existe bien en français, mais avec un sens différent du créole. C’est pourquoi nous avons accordé dans l’ouvrage une grande attention aux aspects « différentiels » existant entre les deux lexiques. Dans cette même optique, nous avons fait une large place aux locutions figurées et expressions idiomatiques, lesquelles ne se traduisent pas mot pour mot d’une langue à l’autre et ne correspondent pas à une addition de la traduction particulière de chaque mot en particulier.

Ci-dessous quelques exemples : depuis belle lurette depi iks tan, depi dikdantan avoir la langue bien pendue gen bouch alèlè montrer quelqu’un du doigt lonje dwèt jouda [li] sou yon moun ne savoir ni lire ni écrire pa konn g a ga nan fèy malanga

Pour une meilleure compréhension, les mots du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » sont souvent illustrés d’exemples, suivis de leur traduction dans l’autre langue. Les exemples peuvent être soit des phrases complètes, soit des groupes de mots. Les verbes et les adjectifs figurent parmi les catégories grammaticales qui sont toujours illustrées. Les noms, eux, le sont seulement quand ils ont dans l’autre langue plusieurs sens ou équivalents différents. Les exemples remplissent alors une fonction distinctive. Ci-dessous un exemple :

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

observation n.f. 1 obsèvasyon L’observation de la nature. Obsèvasyon lanati. 2 obsèvasyon, remak Le professeur a fait ses observations dans la marge des devoirs. Mèt la mete remak li yo nan maj devwa yo. 3 obsèvasyon, respè, aplikasyon Le directeur a beaucoup insisté sur l’observation des consignes de sécurité. Direktè a mete aksan anpil sou respè konsiy sekirite yo.

Nous adressons nos plus chaleureux remerciements au professeur Albert Valdman d’Indiana University, qui a bien voulu mettre à notre disposition les données informatiques du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionary ». C’est de cette base de données que nous avons tiré, pour l’essentiel, la nomenclature (c’est-à-dire la liste de mots) de notre propre dictionnaire. (...) ». (L’Éditeur)

Les critères méthodologiques que nous avons précédemment énumérés ont été rigoureusement mis en application par les rédacteurs du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » aux Éditions ÉDITHA. En effet, la « Préface » de cet ouvrage expose que les deux premiers critères ont été mis en application : (1) l’identification de l’ouvrage et de ses auteurs, le nom de l’éditeur et la date de publication ; (2) le projet éditorial, les destinataires visés et l’identification de la méthodologie d’élaboration du dictionnaire. Il s’agit d’un dictionnaire scolaire bilingue bidirectionnel kreyòl-fransè français-créole « destiné plus spécialement aux élèves des 2e et 3e cycles de l’École fondamentale ». Il en est de même des troisième et quatrième critères adéquatement appliqués : (3) l’établissement du corpus dictionnairique et (4) la confection de la nomenclature du dictionnaire et le nombre de termes retenus après l’étude du corpus dictionnairique. L’usager est adéquatement renseigné puisqu’il lui a été précisé que le corpus dictionnairique a été établi en amont par l’apport supplémentaire des données informatiques/lexicographiques du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionary » élaboré par l’équipe rédactionnelle dirigée par le linguiste-lexicographe Albert Valdman au Creole Institute (Indiana University). La « Préface » en effet mentionne explicitement que « C’est de cette base de données que nous avons tiré, pour l’essentiel, la nomenclature (c’est-à-dire la liste de mots) de notre propre dictionnaire. (...) »

Nous avons effectué une présentation analytique de ce rigoureux dictionnaire d’Albert Valdman dans l’article « Lexicographie créole : revisiter le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » paru sur le site Fondas kreyòl le 1er février 2023. Le fait que le corpus dictionnairique et la confection de la nomenclature du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòlfransè français-créole » aient bénéficié de l’apport des données informatiques/lexicographiques supplémentaires du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » est incontestablement un critère de haute qualité scientifique : les rédacteurs du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòlfransè français-créole » aux Éditions ÉDITHA, en plus d’appliquer les deux premiers critères que nous avons exposés, ont fait appel aux données lexicographiques fiables d’un dictionnaire aux assises scientifiques éprouvées, le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionary ». NOTE – Il s’agit là d’un procédé de maillage et d’enrichissement lexicographique connu en lexicographie professionnelle. Ainsi, le fameux « Dictionnaire des francophones » (DDF) accessible gratuitement depuis trois ans sur Internet et qui comprend 400 000 mots, a puisé lors de son élaboration à différentes sources réputées pour leur scientificité : « L’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire », le « Dictionnaire des synonymes, des mots et expressions des français parlés dans le monde », le « Grand dictionnaire terminologique » de l’Office québécois de la langue française, l’ouvrage « Belgicismes - Inventaire des particularités lexicales du français en Belgique », le « Dictionnaire des régionalismes de France », la « Base de données lexicographiques panfrancophone » incluant le « Dictionnaire des belgicismes » et « FranceTerme ».

Le cinquième critère méthodologique a lui aussi été appliqué dans la fabrication du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » : il concerne le traitement ordonné – modélisé –, des données lexicographiques présentées à la suite des « mots-vedettes » (les « entrées » classées en ordre alphabétique dans les rubriques comprenant les définitions, les contextes définitoires et les notes illustratives). À l’analyse, il s’agit là de l’un des points forts de ce dictionnaire : le traitement des données lexicographiques est standardisé, il est effectué selon le même modèle présentatif et analytique tant pour la partie français-créole que pour la partie créole-français comme l’attestent les tableaux 1 et 2.

TABLEAU 1 – Échantillon de rubriques lexicographiques du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » pour les entrées « bien » et « rete »

[Entrée « bien », partie français-créole :] bien n.m. byen • dire du bien de pale an byen de Ils ont dit du bien de toi. Yo pale de ou an byen. • faire du bien à quelqu’un fè yon moun byen Le sirop m’a fait beaucoup de bien, il a arrêté la grippe. Siwo a fè m byen anpil, li rete grip la. • faire du bien fè byen, fè lebyen Ils sont charitables, ils font du bien dans la communauté. Yo charitab, yo fè byen nan kominote a. • pour le bien de quelqu’un pou byen yon moun

C’est pour notre bien qu’il nous donne ces conseils. Se pou byen nou l ap ban nou konsèy sa yo.

[Entrée « rete », partie créole-français :] rete1 oswa ret I v. tr. arrêter, stopper Gadyen bi a rete chout la. Le gardien de but a arrêté le tir. II v.intr. rester M pran pòsyon pa m lan, sak rete a se pou ou. J’ai pris ma portion, ce qui reste est à toi. 2 s’arrêter Chofè a rete pou chanje yon kawotchou. Le chauffeur s’est arrêté pour remplacer un pneu. 3 demeurer, habiter Ki bò ou rete ? Où est-ce que tu habites ? III v. enp. [NOTE DE RBO / L’abréviation v.enp est un abrégé de « vèb enpèsonnèl », un verbe dont le sujet est abstrait, par ex. : il pleut ».] 1 rester Rete sèlman de jou anvan Nwèl. Il reste seulement deux jours avant la Noël. 2 rester Sitiyasyon an toujou rete frajil. La situation reste toujours fragile. • rete bra kwaze (a) rester les bras croisés Lè l ap priye, li rete bra kwaze Quand il prie, il reste les bras croisés (b) ne pas lever/remuer le petit doigt, ne rien faire Tout priye m priye l pou l ede m, li rete bra kwaze. J’ai eu beau le supplier de m’aider, il n’a pas levé le petit doigt. • rete je klè rester éveillé/-e Li rete je klè tout nuit lan akòz yon mal-tèt. Il est resté éveillé toute la nuit hier à cause d’un mal de tête. • rete nan wòl/limit [li] rester dans ses limites. • rete pou (a) être sur le point de Li tèlman gen dèt, rete l pou l pèdi tèt li Il a tellement de dettes qu’il est sur le point de perdre la tête. (b) il reste à Ou achte kay la, rete pou antre ladan. Tu as acheté la maison, il te reste à prendre logement. • san rete sans arrêt, sans cesse Pe ! Nou pale san rete ! Taisez- vous ! Vous parlez sans arrêt ! rete2 n. arrêt n.m., escale n.f. Mwen p ap rantre tou suit, m ap fè yon rete nan wout. Je ne rentre pas tout de suite, je vais faire un arrêt en route.

TABLEAU 2 – Échantillon de rubriques lexicographiques du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » pour les entrées « fou », « homme », « grangou » et « plein/-e »

[Entrée « fou », partie créole-français :] fou adj. 1 fou/folle Mesye sa a pèdi tèt li, li fou. Ce monsieur a perdu la tête, il est fou. 2 fou/fol, insensé/-e Ou vle fè tout wout sa a a pye ! Ou fou ? Tu veux faire tout ce trajet à pied ! Tu es fou ? • fè fou oswa rann fou rendre fou/folle Bri sa a enèvan, li ka rann yon moun fou ! Ce bruit est énervant, il peut vous rendre fou ! • fou pou fou/ folle de, passionné/-e de • moun fou/folle • zafè moun fou insensé/-e Ou vle fè tout wout sa a apye, se zafè moun fou ! Tu veux faire tout ce trajet à pied, c’est insensé !

[Entrée « homme », partie français-créole :] homme n.m. 1 lòm L’homme n’est pas seulement un corps, il a aussi une âme. Lòm pa sèlman yon kò, li gen yon nanm tou. 2 gason L’homme et la femme se complètent dans une famille. Gason ak fi konplete youn lòt nan yon fanmi. 3 mesye/msye, nèg Trois hommes sont assis dans la salle. Gen twa mesye ki chita nan sal la. 4 nèg, nonm Cet homme est vraiment mal élevé Nonm sa a vrèman malelve. • homme d’affaires òm d afè/òm dafè, biznismann • homme d’État òm d Eta • homme riche grannèg • jeune homme jènjan/jennjan, jennonm.

[Entrée « plein/-e », partie français-créole :] plein/-e adj. 1 foul, plen, ranpli La voiture est pleine, il n’y a plus de place. Machin nan foul, pa gen plas ankò. 2 [f.] plenn Cette chatte est pleine, elle va bientôt mettre bas. Chat sa a plenn, li pa lwen akouche. • plein/-e à craquer plen rabouch • (être) plein/-e de plen Son pantalon est plein de trous. Pantalon l plen twou.

[Entrée « grangou », partie créole-français :] grangou n. 1 faim n.f. Li poko manje, li kòmanse santi grangou a. Il n’a pas encore mangé, il commence à ressentir la faim. 2 faim n.f., famine n.f. Grangou ap fè ravaj nan rejyon sa a. La faim fait des ravages dans cette région. • grèv grangou gade grèv • mouri (anba) grangou mourir de faim, crever de faim • pase grangou [li] apaiser sa faim.

Éclairage analytique – Ces exemples de rubriques dictionnairiques illustrent bien l’orientation éditoriale et pédagogique de l’ouvrage ainsi que la méthodologie lexicographique qui en a guidé la rédaction. Le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » se distingue de ses prédécesseurs par une nomenclature (nombre d’entrées) plus ample et une microstructure (les renseignements fournis sur les « entrées ») plus détaillée : cela s’explique aisément du fait que ce dictionnaire a bénéficié de l’apport des données informatiques/lexicographiques supplémentaires du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman qui comprend 30 000 entrées et 26 000 sous-entrées. « Its nomenclature (the list of words) contains 30 000 headwords, many, especially verbs, with multiple senses, and about 26 000 subentries, multiword units or idiomatic expressions whose meanings cannot readily be derived from the individual meaning of the constituent words. Second, it provides the most developed microstructure (the content of individual articles) for headwords ». (« Sa nomenclature (la liste des mots) contient 30 000 mots-clés, dont beaucoup, en particulier les verbes, ont plusieurs sens, et environ 26 000 sous-entrées, des unités de plusieurs mots ou des expressions idiomatiques dont le sens ne peut pas être facilement dérivé du sens individuel des mots qui les composent. Deuxièmement, elle fournit

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis la microstructure la plus développée (le contenu des articles individuels) pour les mots-clés ».) [Traduction : RBO] Cette information de premier plan est consignée à la page (i) du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman. NOTE – Élaboré par une équipe de rédacteurs sous la direction du linguiste-lexicographe Albert Valdman, le remarquable « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » (Creole Institute, Indiana University, 2007) demeure jusqu’à aujourd’hui le modèle de dictionnaire bilingue le plus abouti au plan de la méthodologie de la lexicographie professionnelle comme à celui du contenu des rubriques lexicographiques : à ce titre, il est LA RÉFÉRENCE ET LE MODÈLE qui doit guider l’ensemble de la production lexicographique créole contemporaine.

Pour l’entrée « bien » de la partie français-créole du dictionnaire, l’usager a accès aux quatre acceptions de ce terme, et ces acceptions sont suivies d’un énoncé en français éclairant chacune des significations, les énoncés étant eux-mêmes suivis d’une traduction créole. Ce dispositif de présentation de l’information lexicographique présente l’avantage de fournir à l’élève-usager des « contextes phrastiques » parfaitement grammaticaux et qui illustrent le fonctionnement morphosyntaxique habituel des termes. De la sorte, l’élève-usager accède à la fois au sens du terme et à son usage dans son environnement morphosyntaxique habituel. La mission pédagogique de ce dictionnaire se trouve de la sorte confirmée comme il est mentionné dans la « Préface » : « Pour une meilleure compréhension, les mots du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » sont souvent illustrés d’exemples, suivis de leur traduction dans l’autre langue. Les exemples peuvent être soit des phrases complètes, soit des groupes de mots ».

Alors même que dans nombre de rubriques du dictionnaire l’on accède aux différentes variantes d’une « entrée » portées par un efficace système de renvoi (par exemple afè, zafè), les diverses significations d’un terme sont adéquatement présentées par une numérotation différentielle comme dans rete1 oswa ret et rete2 , qui sont définis aux sous-rubriques /I / (verbe transitif), /II / (verbe intransitif) et /III / v. enp. 1 rester Rete. Pour tous les verbes et adjectifs, ainsi que pour les noms ayant plusieurs sens, des exemples illustratifs qui explicitent et illustrent les diverses significations sont fournis à l’élève-usager dans les deux langues, le français et

le créole. L’exemple rete1 oswa ret et rete2 du tableau 1 est particulièrement éclairant et « confirmatif » de l’« identité » pédagogique du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » : l’étalement cumulatif de plusieurs « contextes phrastiques » parfaitement grammaticaux permet à l’élève-usager de s’approprier les différentes significations des termes dans leur environnement morphosyntaxique habituel. Ce faisant l’élève-usager bénéficie d’un double apport : sur le registre sémantique il apprend le sens/ les sens d’un mot et il renforce sa maîtrise de la combinatoire grammaticale des mots entre eux. C’est aussi en cela que le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » est véritablement un dictionnaire scolaire pédagogique.

Au tableau 2, l’information lexicographique de l’entrée « homme » (partie français-créole) consigne les différentes acceptions du terme et l’élève-usager accède à une donnée qui recoupe le sens 4 : « homme » a pour équivalent générique, en créole haïtien, « nèg », « nonm ». Le locuteur créolophone dira tout naturellement « Nèg sa a se bon moun » (« Cette personne-là est une bonne personne »). Toujours au tableau 2, l’information lexicographique de l’entrée « grangou » (partie créole-français) atteste deux emplois du terme : l’emploi ayant le trait /+ humain/ puisque la « faim »/« grangou » est celle qui affecte un être humain. D’autre part, le sens 2 de « faim » renvoie à une généralité, celle de la « famine » touchant par exemple une région, un pays. La rubrique « grangou » est également enrichie de la forme verbale « mouri (anba) grangou » « mourir de faim », « crever de faim » et « pase grangou [li] » « apaiser sa faim ». L’élève-usager est ainsi introduit non seulement à deux significations du même terme, mais il apprend également à distinguer à l’aide de séquences illustratives parfaitement grammaticales deux fonctions distinctes couvertes par l’emploi de « grangou » /+ humain/ par opposition à une généralité, celle de la « famine » touchant une région. En cela encore le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » est un ouvrage pédagogique, il guide l’élève-usager en lui apprenant à distinguer le mode de fonctionnement du terme dans la chaîne parlée/écrite ainsi que la catégorisation grammaticale du terme : « grangou » dans son emploi substantif avec le trait /+ humain/ et « grangou » dans un environnement verbal « mouri (anba) grangou » « mourir de faim », « crever de faim ».

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

RAPPEL – Comme nous l’avons auparavant explicité dans le déroulé du présent article, « Le dictionnaire scolaire a pour objectifs de sensibiliser les jeunes au vocabulaire et de les mettre à l’aise avec les mots. Il consigne le lexique vivant, dont une partie est déjà connue de la majorité des élèves, soit de manière active, parce que les jeunes locuteurs doivent s’exprimer, soit de manière passive, parce qu’ils doivent écouter et comprendre les autres ». « (...) Le terme dictionnaire scolaire est synonyme de dictionnaire pédagogique, ce dernier étant d’un emploi plus restreint dans la terminologie française » (source : Jean-Claude Boulanger, « Du côté de la petite histoire des dictionnaires scolaires modernes » paru dans « Aspects diachroniques du vocabulaire », par Danielle Candel et François Gaudin, Éditions des Universités de Rouen et du Havre, 2006. Dans cette acception, le « dictionnaire scolaire » ou « dictionnaire pédagogique » est fondamentalement différent du « dictionnaire encyclopédique » qui s’adresse à des usagers différents et utilise un niveau de langue qui peut être qualifié d’« académique ». Le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française définit comme suit le « dictionnaire encyclopédique » : « Dictionnaire qui contient des informations de nature linguistique (sémantique, grammaticale, phonétique) et des informations de nature référentielle, c’est-à-dire relatives aux objets ». Le dictionnaire Le Robert éclaire la notion de « dictionnaire encyclopédique » par la définition de l’adjectif « encyclopédique » : « Qui embrasse l’ensemble des connaissances. De l’encyclopédie. Un dictionnaire encyclopédique, qui fait connaître les choses, les concepts (opposé à dictionnaire de langue) ».

Dans l’ensemble, le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè françaiscréole » est appelé à jouer un rôle de premier plan dans la conduite (1) des différents futurs chantiers de la traduction créole et de la lexicographie créole, dans (2) la didactique du créole, dans (3) la didactisation du créole et (4) au titre d’un ouvrage de référence, dans la rédaction de manuels scolaires créoles de qualité. Les liens étroits entre la dictionnairique créole et la didactisation du créole sont examinés sous différents angles dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (ouvrage coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Pour sa part, en ce qui a trait au futur dictionnaire unilingue créole, le linguiste-lexicographe Albert Valdman en circonscrit hautement la problématique : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration

d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. Cette carence rend ardu tout effort de définition comparable à celle que l’on trouve dans les dictionnaires unilingues de langues pleinement standardisées et instrumentalisées. Le rédacteur se trouve obligé de suivre le modèle des dictionnaires pour jeunes qui rendent le sens des lexies par une approche concrète basée sur le jeu des synonymes et l’utilisation d’exemples illustratifs. C’est cette voie que devraient suivre les lexicographes prêts à affronter le défi de l’élaboration d’un dictionnaire unilingue, en particulier s’ils œuvrent dans une perspective pédagogique, tant dans l’enseignement de base que dans l’alphabétisation des adultes. (...) Au fur et à mesure que le CH [créole haïtien] est appelé à la rédaction d’une large gamme de textes, en particulier dans les domaines techniques, et à son emploi dans les cycles scolaires supérieurs, il se dotera d’un métalangage capable de traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut préparer le terrain en affinant ses méthodes, en particulier quant à : 1 / la sélection de la nomenclature ; 2 / la description des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique ?des lexies ; et 3 / le choix des exemples illustratifs » (Albert Valdman, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? », revue La linguistique, 2005/1 (vol. 14) ; voir aussi un article précédent d’Albert Valdman, « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000).

Les apports analytiques du linguiste Renauld Govain alimentent eux aussi une réflexion transversale capable d’enrichir la réflexion sur la dictionnairique créole. Ces apports analytiques sont consignés dans les articles suivants : (1) « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), « Contextualisations didactiques. Approches théoriques », Paris, L’Harmattan, 2013 ; (2) « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4, 2014 ; (3) « Le créole haïtien : description et analyse » (sous la direction de Renauld Govain, Paris, Éditions L’Harmattan, 2018 ; (4) « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021 ; (5) « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques »

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021) ; (6) « Pour une didactique du créole langue maternelle », paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021.

Au chapitre 6 « La question de la (in)disponibilité des concepts en CH, un vrai faux problème » de son article « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021), Renauld Govain précise comme suit sa pensée au sujet « de la (in)disponibilité des concepts en CH. De bonnes âmes bien pensantes prétendent que le CH n’est pas apte à exprimer des réalités scientifiques parce que les concepts pour ce faire n’y existeraient pas. Il est évident que la langue accuse certaines limites à ce niveau parce que cette expérience n’y a guère encore été tentée dans tous les compartiments de la science. Pour considérer qu’une langue a des limites dans l’expression de tel type de réalité intellectuelle, on la compare à d’autres langues qui, elles, connaissent une longue tradition d’expression scientifique. Mais, cela ne veut pas dire que celle-là soit pauvre et celles-ci soient riches. Du point de vue de l’expression de réalités vernaculaires, une langue ne peut pas être considérée comme pauvre car elle permet à ses locuteurs de pouvoir tout exprimer ». Il ajoute, plus loin dans son propos, que « Lorsque les Haïtiens évoquent la non-disponibilité des concepts en CH, ils font davantage référence aux disciplines des sciences dites de base, telles les mathématiques, la médecine, la biologie, la physique, etc. Mais, si l’on devait vraiment parler d’indisponibilité de concepts en CH, cela se poserait aussi au niveau de l’enseignement des disciplines relevant de ce qu’on pourrait appeler les sciences situées telles l’histoire, la géographie, la sociologie, la climatologie, etc. qui parfois font appel à des concepts basés sur des expériences localement situées. Par exemple, on continue d’enseigner aux élèves haïtiens qu’il existe 4 saisons (le printemps, l’été, l’automne, l’hiver), alors que l’observation empirique de la climatologie haïtienne (ou caribéenne plus généralement) montre qu’il n’existe qu’une seule saison qu’on pourrait diviser en une période sèche (que les paysans haïtiens cultivateurs appellent généralement ‘lesèk’) et une période pluvieuse (qu’ils appellent généralement ‘lepli’). Il se pose dès lors le problème de la contextualisation didactique dont un ordre d’idées peut être donné à ce sujet dans R. Govain (2013). L’enseignement étant fait dans un contexte spécifique, il doit épouser

les spécificités de ce contexte : « Notion à géométrie variable dont le sens précis varie selon la discipline à laquelle on l’applique, le contexte est à envisager sous diverses facettes : pédagogique, institutionnelle, éducative, (socio)linguistique, ethnique, économique, socioculturelle, écologique, politique... Toute situation scolaire en milieu plurilingue fait intervenir les notions de contexte et contextualisation » (Govain, 2013 : 23-53) ». Et l’on peut mettre en perspective ce que consigne Renauld Govain lorsqu’il expose que « La contextualisation didactique renvoie, quant à elle, à l’adéquation des réalités à la fois linguistiques, socioculturelles, écologiques en général et éducatives. Elle vise aussi la mise à contribution des différents éléments intervenant dans l’environnement d’enseignement / apprentissage qui est multiforme car formé d’acteurs aux identités et aux compétences linguistiques multiples et plurielles (parfois aux langues premières différentes), aux appartenances socio-ethniques différentes et diverses, etc. (Govain, 2013) ». Et le lien/liant entre la dictionnairique créole et la didactisation créole s’éclaire encore de la suite logique de son propos : « La langue, quelle qu’elle soit, est un moyen de communication, d’expression, de (re)présentation, inventé collectivement par les membres d’une communauté pour communiquer des idées, conceptualiser le monde, les objets et les expériences du monde. Toute langue naturelle est pourvue de ce potentiel lui permettant d’idéaliser des expériences abstraites, savantes. Donc, une langue qui n’aurait pas cette capacité de conceptualisation n’en serait pas une. De même, une idée, aussi abstraite soit-elle, qui n’est pas conceptualisée n’est pas communicable, une réalité scientifique qui n’est pas conceptualisable n’est pas partageable. Le concept a pour mission de modéliser cette idée abstraite (cette modélisation constituant le discours scientifique) afin de la communiquer à des locuteurs qui ne sont pas forcément des scientifiques dans le domaine concerné, même si les initiés au domaine peuvent y accéder plus ou moins facilement ».

L’édition prochaine du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole », une œuvre lexicographique de haute qualité scientifique destinée aux écoliers et aux enseignants haïtiens et également au grand public, est une nécessité de premier plan pour forger et moderniser les outils pédagogiques et didactiques dont a besoin le système éducatif national. Cet ouvrage saura contribuer remarquablement à la didactique et à la didactisation du créole dans l’optique de la consolidation de son institutionnalisation comme langue instrument et objet d’enseignement.

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Les Éditions haïtiennes ÉDITHA – en en faisant une priorité dans un environnement où, selon les statistiques de l’UNESCO et de l’UNICEF, environ 2 millions d’élèves sont scolarisés dans 17 000 écoles à travers le territoire national –, apporteront une contribution majeure à la modernisation de l’enseignement en Haïti. À cet égard, il faut souhaiter que la nouvelle direction du ministère de l’Éducation nationale saura elle aussi faire sienne l’impérieuse nécessité de doter l’École haïtienne d’instruments pédagogiques et didactiques de grande qualité dans les deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français. Ainsi elle enverra à coup sûr un signal fort aux enseignants, aux directeurs d’écoles, aux associations de parents d’élèves et aux rédacteurs de manuels scolaires créoles et français en contribuant au financement de l’édition prochaine du « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole ».

Incursion dans l’histoire des dictionnaires

Le réputé site « Musée virtuel des dictionnaires » consigne une présentation historique de la dictionnairique sous le titre « Les dictionnaires de la langue française : une histoire et une dynamique ». Le « Musée virtuel des dictionnaires » est un site géré par le laboratoire Lexiques, textes, discours, dictionnaires : Centre Jean Pruvost (EA 7518) de l’Université de Cergy-Pontoise. Sa vocation est de présenter une bibliographie des dictionnaires et des travaux s’y rapportant. Pour illustrer l’idée que le « Dictionnaire scolaire bilingue kreyòl-fransè français-créole » – qui s’inscrit dans le prolongement des travaux des pionniers Pradel Pompilus, Pierre Vernet, Henry Tourneux, Bryant Freeman, André Vilaire Chery tout en se rattachant à une grande tradition dictionnairique et à son histoire –, nous procédons à une incursion dans l’histoire des dictionnaires en Occident.

Sur le plan historique

« Des dictionnaires du grand siècle, pour la plupart des in folio, volumineux fleurant bon le vieux papier et le cuir, aux dictionnaires de la fin du XXe siècle et du XXIe siècle, de plus en plus souvent offerts sur supports électroniques, c’est-à-dire sur “disques optiques compacts” plus couramment appelés “cédéroms” (graphie prônée par l’Académie française), nous sommes indéniablement confrontés à la sensible évolution de fond et de forme d’un même produit, à la fois hautement symbolique et essentielle-

ment pragmatique. S’il y a en moyenne, selon les statistiques, plus d’un dictionnaire par foyer, et si les dictionnaires font en quelque sorte partie du mobilier et du patrimoine, il n’en reste pas moins qu’ils restent très mal connus et dans leur diversité et dans leur histoire.

L’Antiquité et le Moyen Âge : la génèse des dictionnaires

Qui a inventé les dictionnaires et quand ? Il serait en fait incongru de n’apporter qu’une seule réponse à pareille question... Faut-il par exemple considérer que la pierre de Rosette découverte lors de la campagne d’Égypte de Bonaparte constitue la première trace d’un dictionnaire plurilingue ? Sur ladite pierre figuraient en effet les mêmes informations transcrites en trois codes différents, les hiéroglyphes, le démotique et le grec. Mais si la confrontation des hiéroglyphes a permis en 1822 à Champollion de percer leur mystère, il ne serait pas très convaincant d’assimiler cette trace de plurilinguisme à un dictionnaire trilingue. Pas plus que de mentionner l’existence de dictionnaires chez les Grecs en évoquant les recueils de mots rares appartenant à un dialecte ou à un écrivain, par exemple Homère. En vérité, les conditions ne sont pas remplies pour faire aboutir le genre lexicographique. Même si le dictionnaire monolingue va prendre souche dans les répertoires plurilingues, qu’il s’agisse de l’Antiquité ou du Moyen Âge, les mots sont encore prisonniers des conceptions métaphysiques : on ne s’intéresse pas pleinement au langage pour lui-même mais à son essence divine. Ainsi, les Sommes du Moyen Âge, correspondent à des résumés des connaissances de l’époque – par exemple la Summa theologica de saint Thomas d’Aquin (1225-1273) – mais ne décrivent pas les mots. Y sont seulement transmis les concepts et les savoirs de l’époque, fortement teintés d’interprétation métaphysique. Les Étymologies (Etymologiae) d’Isidore de Séville (570-636), l’un des ouvrages fondateurs de la pensée médiévale, restent en réalité totalement imprégnées d’une pensée religieuse qui ne laisse presque aucune place aux considérations sur la langue.

Du Moyen Âge à la Renaissance : des gloses aux dictionnaires bilingues

Le dictionnaire est un outil destiné à résoudre les questions que l’on se pose sur les mots, il représente d’une certaine manière notre premier outil didactique. Il ne serait pas totalement faux d’affirmer qu’il est né des difficultés rencontrées par les élèves.

En effet, les gloses – c’est-à-dire les remarques explicatives ajoutées brièvement en marge ou entre les lignes, destinées à commenter dans les ouvrages de grammaire latine ou d’enseignement du latin les passages difficiles –sont instaurées pour aider les clercs qui ne maîtrisent pas parfaitement le latin. Lorsque les gloses sont regroupées, on aboutit à un glossaire, le plus célèbre étant celui de Reichenau (VIIIe siècle) qui rassemblait un peu plus d’un millier de mots difficiles d’une vulgate de la Bible, avec leur traduction en un latin plus facile ou en langue romane.

Le dictionnaire bilingue, et à terme le dictionnaire monolingue, sont déjà là en germes. En vérité, traduire puis expliquer en ajoutant un commentaire lorsque la traduction se révèle insuffisante, c’est déjà forger les premières définitions.

Le XVIIe siècle : le grand siècle et la naissance d’une trinité lexicographique

Le grand siècle est celui des monarques absolus, et avec eux de la codification et de la régulation. Henri IV, Louis XIII et Louis XIV vont chacun à leur manière servir la langue française et l’instituer comme une grande langue internationale. Le bon roi Henri IV, sans le vouloir, incitera les “précieux” à se réunir dans des salons éloignés de la cour, trop rustre à leur goût, mais ce faisant, même si l’on a surtout retenu le ridicule des périphrases (les “belles mouvantes”, les “chers souffrants”... pour les pieds et les mains), ces derniers ainsi que Malherbe vont affiner la langue, l’épurer, peut-être trop prétendront d’aucuns. Sous Louis XIII, Richelieu fondera en 1635 l’Académie française, et Louis XIV rassemblera autour de lui, à Versailles, les écrivains qui poliront la langue et lui donneront cette tonalité classique et ce prestige littéraire international. Après le foisonnement lexical de la Renaissance, le Grand siècle représente une période de remise en ordre : Malherbe, au nom de la pureté, Vaugelas, au nom de l’usage, se chargent de normaliser la langue, avec l’aval du public.

Constatons au passage que lorsqu’un pays bénéficie d’une langue et d’un gouvernement forts, apparaissent généralement des répertoires monolingues qui donnent aux mots du code linguistique national leur sens précis, ce qui renforce la validité des textes officiels. Au public de Corneille, Racine, Molière, aux contemporains instruits, bourgeois et nobles, correspondent à la fin du siècle trois dictionnaires de facture différente qui marquent la réelle naissance de la lexicographie de haute qualité : le dictionnaire de Richelet en 1680, celui de Furetière en 1690, et celui de l’Académie en 1694.

Tout d’abord, Pierre Richelet (1631-1694) publie en 1680 le premier dictionnaire monolingue de langue française, le Dictionnaire français contenant les mots et les choses (2 vol., in- 4°), dictionnaire destiné à “l’honnête homme”. Il y définit les mots en homme de goût et de raison, volontiers puriste. Il s’agit d’un dictionnaire descriptif du bel usage, avec des exemples choisis dans l’œuvre de Boileau, Molière, Pascal, Vaugelas, sans oublier les collaborateurs de Richelet, Patin et Bouhours qui n’hésitent pas à se citer, un bon moyen de passer à la postérité... Ce dictionnaire préfigure l’ouvrage de Littré et de Paul Robert : le grand dictionnaire de langue s’appuyant sur des citations d’auteurs est né.

Ensuite Antoine Furetière (1620-1688), esprit vif et volontiers railleur, est l’auteur du Dictionnaire Universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les Sciences et des Arts (2vol. ; in-folio). Ce n’est plus cette fois-ci le “bon usage” qui est mis en relief mais, comme il est annoncé dans la préface, “une infinité de choses”. Les traits d’Histoire, les curiosités de “l’histoire naturelle, de la physique expérimentale et de la pratique des Arts” l’emportent sur la citation des bons auteurs. Furetière préfigure Pierre Larousse et le dictionnaire encyclopédique, ce dernier étant davantage centré sur les idées et les choses décrites par les mots que sur l’usage du mot dans la langue.

Enfin, paraît en 1694 la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (2 vol., in-4°) se trouve ainsi accomplie l’une des tâches que s’était fixée l’Académie dès 1635 sous l’œil attentif de Richelieu. Ce dernier souhaitait vivement en effet que la France se dotât d’un dictionnaire à l’image de celui de l’Académie della Crusca fondée à Florence,

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis dictionnaire illustrant la langue italienne dans une première édition en 1612 et une seconde en 1623.

Certes, la publication du dictionnaire de l’Académie, fort attendue, était bien tardive, mais à tout prendre, ce fut une chance pour la lexicographie, puisque le monopole du dictionnaire de l’Académie n’avait pu être conservé. En effet, publiés à Genève et en Hollande, mais destinés à tous les usagers de la langue française, les dictionnaires de Richelet et de Furetière avaient déjà eu l’heur de plaire au Roi. Une saine concurrence était désormais installée.

Le dictionnaire de l’Académie avait pâti, d’une part, de la mort en 1653 de son rédacteur talentueux, Vaugelas, et, d’autre part, d’un changement d’état de langue après ce premier élan, une reprise s’était donc révélée nécessaire à la fin du XVIIe siècle. Sans oublier le conflit qui opposa Furetière, académicien accusé d’avoir plagié le dictionnaire de l’Académie pour alimenter son propre dictionnaire. S’il est vrai que la formule initiale du dictionnaire de Furetière ne devait comprendre que des mots scientifiques, techniques, et que d’une certaine façon, en y introduisant les mots d’usage courant, il “doublait” l’Académie, la teneur même de ces articles était cependant bien différente. La première édition du dictionnaire de l’Académie n’eut pas le succès escompté parce que les mots y étaient regroupés en fonction des racines, et le public n’appréciait guère ce classement qui rassemblait des mots comme dette, débiter, redevance sous l’entrée devoir. Cela étant, c’était une initiative pertinente sur le plan linguistique, trois siècles plus tard tous les linguistes salueraient Josette Rey-Debove pour avoir élaboré le Dictionnaire méthodique (1982) dans une dynamique analogue.

Le XVIIIe siècle : le siècle de l’encyclopédie

La première tâche des lexicographes du XVIIIe siècle fut d’abord de perfectionner les ouvrages existants. En particulier, revint aux Jésuites de Trévoux le mérite de poursuivre la tâche entreprise par Furetière ; en effet dès 1704, les Pères Jésuites de cette petite ville située sur la Saône dans les Dombes publièrent un dictionnaire encyclopédique, le Dictionnaire Universel françois et latin, en enrichissant et en corrigeant idéologiquement la seconde édition du dictionnaire de Furetière, qui avait été reprise

en 1702 par le protestant Basnage de Beauval, ce qui n’était évidemment pas du goût des Pères Jésuites. Ce furent d’abord trois volumes in-folio qui furent offerts en 1704, puis cinq en 1732, et huit en 1771. Fournir une information soutenue et combattre un certain nombre d’idées, tel était l’objectif. Et sur ce dernier point les Jésuites avaient fort à faire, puisque les jansénistes d’abord, les philosophes ensuite, leur portaient de rudes coups. Par ailleurs, les différents dictionnaires de l’Académie apportaient leur lot de réformes utiles, simplifiant l’orthographe, en particulier dans la troisième édition (1740) avec l’Abbé d’Olivet.

Il faut enfin signaler à la veille de la Révolution, en 1788, la publication du Dictionaire critique de la langue française (3 vol., in-8°), avec un seul n, de l’Abbé Féraud, ouvrage qui connut peu de succès mais qui présente sans doute l’image la plus intéressante de la langue du moment, avec des points de vue critiques et la mention de la prononciation. Ce dictionnaire qui a influencé les lexicographes du XIXe siècle méritait bien la réédition qui vient d’en être faite depuis peu par les Presses de l’École Normale supérieure, sous la direction de Philippe Caron. Et, c’est le sort heureux des ouvrages majeurs, il fait actuellement l’objet d’une informatisation pour être sans doute bientôt publié sur cédérom.

La première moitié du XIXe siècle : les accumulateurs de mots

La Révolution française ne fut pas seulement politique, elle fut aussi linguistique. À la société née de la Révolution a correspondu en effet un lexique plus large. Au-delà des mots issus des diverses réformes, par exemple celle du système métrique, des mots nouveaux se répandirent dans le commerce. Les anglicismes commencèrent à s’incruster dans notre langue, en particulier dans les domaines techniques où l’Angleterre disposait d’une révolution industrielle d’avance. Par ailleurs, la vague montante des romantiques fit déferler dans la littérature un vocabulaire abondant et coloré. Le mélange des mots de basse ou noble extraction, archaïques, classiques ou nouveaux, n’est plus un obstacle : les barrières volent en éclats sous la poussée de ces écrivains chevelus qui rompent avec la tradition. Et nécessairement, ce sang neuf allait générer un nouveau mouvement lexicographique.

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

De cette période de création lexicale, nous retiendrons notamment quelques dictionnaires réputés pour constituer avant tout des “accumulateurs” de mots, c’est-à-dire que, négligeant plus ou moins la définition et la précision dans l’information, ils se caractérisent d’abord par des nomenclatures pléthoriques. L’ouvrage de Boiste en 1800, Le Dictionnaire Universel de la langue française (1 vol., in-4°), repris en 1829 avec le sous-titre de Pan-lexique par Charles Nodier, celui de Napoléon Landais en 1834, et enfin celui de Bescherelle en 1845, illustrent tout à fait cette tendance à ouvrir les nomenclatures au plus grand nombre de mots, sans pour autant être très pertinents quant aux définitions.

La seconde moitié du XIXe siècle : la linguistique historique

Littré (1801-1881) et Larousse (1817-1875) Dès 1804, avec entre autres les publications de Franz Bopp, commençait l’aventure de la linguistique historique qui rapprochait les langues européennes du sanscrit, d’où la découverte progressive de la famille des langues indo-européennes, expliquant les parentés entre des langues apparemment aussi éloignées que le latin, l’allemand et le grec. Mais c’est surtout au cours de la seconde moitié du XIXe siècle que s’installent en France les recherches étymologiques avec l’établissement des règles de phonétique historique.

Ajoutons à cela l’influence décisive d’Auguste Comte qui publie entre 1830 et 1842 le Cours de philosophie positive. Fondée sur l’observation, l’étude positive des faits, et donc implicitement sur la recherche des causes historiques, cette philosophie s’adaptait parfaitement aux aspirations d’une nouvelle génération désormais plus sensible aux réalités scientifiques qu’aux rêveries enthousiastes. Larousse et Littré en seront de fervents adeptes, et tous deux s’inscrivent sans hésiter dans le courant de la linguistique historique et comparative.

Littré naquit le 1er février 1801 à Paris, avec pour premier prénom Maximilien, prénom donné par son père en souvenir de Robespierre l’Incorruptible... L’enfant prometteur, entre une mère protestante et un père disciple de Voltaire, ne fut point baptisé, ce qui fit couler beaucoup d’encre lorsqu’il devint célèbre. Brillant élève, il se destine à la médecine, mais le médecin se métamorphose petit à petit en érudit en publiant notamment une traduction critique des œuvres d’Hippocrate. En 1840 lui est alors

proposée une chaire d’Histoire médicale qu’il refuse, ne souhaitant guère le contact avec le public. Émile Littré avait formé le projet dès 1841 de rédiger un dictionnaire étymologique qui serait publié chez son camarade de classe, Christophe Hachette, déjà devenu un éditeur éclairé. En fait, ce premier projet n’aboutira pas, il faut attendre 1859 pour que les premiers textes du Dictionnaire de la langue française (4 vol., in-4°) soient remis à Hachette, et 1872 pour que ce dictionnaire en quatre volumes qui fait une large part à l’histoire du mot soit achevé. Un Supplément publié en 1877 couronne l’ensemble. Le dictionnaire de la langue française eut un franc succès auprès du public cultivé qui trouvait dans cet ouvrage une somme d’informations jusque-là inégalée quant à l’étymologie et à la filiation historique des sens d’un mot, le tout cautionné par de grands auteurs. Aussi prit-on rapidement l’habitude d’évoquer “ le Littré ” avec déférence, comme une autorité ; il devint même l’instrument indispensable de toute recherche sérieuse en langue française. Son prestige ne diminua guère au fil des années, ainsi, jusqu’à la publication du Dictionnaire de Paul Robert , presque un siècle après, Littré fut le plus souvent considéré comme la seule véritable référence des lettrés.

Alain Rey, dans un ouvrage explicite sur le lexicographe et son œuvre, met éloquemment en relief comment s’est installée la notoriété d’un dictionnaire qui, n’étant plus réédité, est devenu tout au long de la première moitié du XIXe siècle un ouvrage mythique. En fait, le dictionnaire de Littré était fondé sur l’idée darwinienne que la langue est un organisme qui connaît d’abord une croissance, et qui, en atteignant son apogée, commence à décliner. Pour Littré, comme pour nombre de linguistes de la fin du XIXe siècle, l’apogée se situait au XVIIe siècle. Aussi, son dictionnaire enregistre-t-il principalement la langue française comprise entre le XVIIe siècle et le début du XIXe. Les citations présentées ne sont jamais postérieures à 1830. É. Zola et la majeure partie de l’œuvre de V. Hugo n’y figurent pas. Ajoutons à cet handicap que la conception des articles, avec parfois 40 sens qui se succèdent selon une filiation que Littré souhaite avant tout historique, positiviste, est loin d’être clarificatrice. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage reste jusqu’à celui de Paul Robert d’une richesse foisonnante et méritait pleinement toute sa notoriété.

Le XXe siècle

Les talentueux successeurs de P. Larousse Au Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle devait succéder en 1904 les sept volumes in-quarto du Nouveau Larousse illustré, dirigé par Claude Augé, qui fut très largement répandu, avec des planches illustrées en couleurs et de nombreuses illustration au cœur des articles. Version singulièrement amincie du prédécesseur en 17 volumes, il méritait sa notoriété de par son homogénéité et la fiabilité des informations apportées. En 1910 paraissait le Larousse pour tous en deux volumes, intitulé ensuite Larousse Universel en 1923, et Nouveau Larousse Universel en 1948. Il devait donner naissance au Larousse en trois volumes, le L3. En 1933, était publié sous la direction de Paul Augé le dernier des six volumes du Larousse du XXe siècle (6 vol. et un Supplément en 1953, in-4°), ouvrage particulièrement riche en biographies.

Mais c’est en 1963 que, sous la direction de Jean Dubois et avec le concours du grand linguiste Claude Dubois, était achevé le Grand Larousse Encyclopédique en dix volumes, plus de 10 000 pages, 450 000 acceptions, 22 000 illustration. Assurément, un dictionnaire de grande classe correspondant aux trente glorieuses : pas moins de 700 spécialistes y participaient en effet, répartis en treize grandes disciplines dirigées par des secrétaires de rédaction responsables de l’homogénéité de l’ensemble. On est en fait ici à l’aube du travail structuré à l’aide de l’ordinateur, cet ouvrage représentait la dernière étape avant l’aventure informatique, celle correspondant à la mise en fiche la plus efficace possible. En 1985, dans la même dynamique était publié le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse en dix volumes. Mais il s’agissait là de dictionnaires encyclopédiques, et si la description de la langue n’y était pas négligée, ces ouvrages privilégiaient naturellement l’information encyclopédique.

Les Éditions Larousse allaient donc également s’intéresser au dictionnaire de langue. Ainsi est publié en 1978 le Grand Larousse de la langue française, en 7 volumes, élaboré sous la direction de Louis Guilbert, R. Lagane, G. Niobey. Un dictionnaire Larousse sans illustration, uniquement consacré à la description des mots de notre langue, voilà qui rompait avec la tradition. En fait, dès 1967, une première percée avait été faite avec le Dictionnaire français contemporain (le DFC) rédigé sous

la direction de Jean Dubois, ouvrage en un volume, de format très réduit, avant tout destiné au public scolaire. Ce petit dictionnaire, en décrivant le français en synchronie, avec un dégroupement des articles, en fonction de la distribution des mots dans la langue (plusieurs articles pour le mot “classe” au lieu d’un seul avec de nombreux sens différents) avait fait l’effet d’une révolution lexicographique.

Le Grand Larousse de la langue française s’inscrivait dans cette même perspective, moderniste, en ajoutant à la nomenclature des articles exclusivement consacrés à la linguistique. Hélas, ce bel outil élaboré avant l’informatisation, n’a pas eu la carrière qu’il méritait, il ne fut pas remis à jour.

Paul Robert est né en 1910 en Algérie, dans une famille aisée, et il entreprend des études de droit qui le conduiront jusqu’à une thèse soutenue à la fin de la guerre, en 1945. Rien ne le prédestinait à la lexicographie, mais son affectation pendant la guerre au service du décodage, où il participe à l’élaboration d’un dictionnaire du chiffre, son contact apprécié avec la langue anglaise, ses premiers essais à titre personnel de mise en analogie des mots anglais puis des mots français, l’entraînent peu à peu à transformer son loisir en activité dévorante, au point de bientôt recruter des auxiliaires sur sa fortune personnelle pour faire aboutir le dictionnaire dont il rêve. En 1950, il apprend que le premier fascicule de son dictionnaire obtient le prix Saintour de l’Académie française. Dès lors, il n’a de cesse d’achever l’œuvre commencée et, en 1952 et 1953, il recrute pour l’aider deux collaborateurs d’excellence, Alain Rey et Josette Rey-Debove. Le 28 juin 1964, il achève le sixième et dernier tome du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paul Robert offrait à la France un digne successeur du Littré avec des citations extraites d’un corpus littéraire plus récent, la Société qu’il avait fondée s’intitulait d’ailleurs la Société du Nouveau Littré. Quant au principe analogique qui était à l’origine du projet, s’il n’est pas négligeable, ce n’est pas lui qui déterminait le succès de l’entreprise, mais la qualité du travail définitoire. Les éditions Robert allaient s’installer dans le paysage lexicographique en s’illustrant par différents dictionnaires de grande qualité. En 1967, naissait d’abord le Petit Robert, le petit dictionnaire de langue manquant

sur le marché et qui pouvait ainsi constituer le pendant du Petit Larousse illustré, dictionnaire encyclopédique. Après un Supplément (1971) ajouté au Dictionnaire alphabétique et analogique de Paul Robert, supplément qui installait A. Rey et J. Rey-Debove parmi les grands lexicographes connus, paraissait en 1985 le Grand Robert de la langue française dirigé par A. Rey.

À la fin du siècle, marqué par l’informatique, sont diffusés, en 1994, le cédérom correspondant au Grand Robert et, deux ans plus tard, celui correspondant au Petit Robert, outil précieux permettant de nombreux croisements d’information avec, pour la première fois, des mots sonorisés, près de 9 000.

Enfin, signe patent d’une maison d’édition bien installée dans le paysage lexicographique, on assiste au cours de la dernière décennie du XXe siècle à la diversification des ouvrages en un ou deux volumes, qu’il s’agisse des dictionnaires pour enfants, des dictionnaires pour collégiens ou des dictionnaires de noms propres, sans oublier en 1992 le Dictionnaire historique de la langue française (2 vol., in-4°), synthèse des informations recueillies par les chercheurs de ce demi-siècle, et ouvrage qui renoue utilement avec un genre qu’avait tenté d’imposer l’Académie au XIXe siècle, sans succès. Outre leur compétence de lexicographe et de dictionnariste, Josette Rey-Debove et Alain Rey nous ont offert par ailleurs d’importants ouvrages théoriques sur la lexicologie et la lexicographie. Ils auront indéniablement marqué la seconde moitié du siècle ».

Konprann sa leksikografi kreyòl la ye, kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpli

Monreyal, 18 me 2024

Onè respè pou Pradel Pompilus, pyonye leksikografi kreyòl ann Ayiti, otè premye « Lexique créole-français » (Université de Paris, 1958).

Onè respè pou Pierre Vernet , fondatè Fakilte Lengwistik Aplike nan Inivèsite Leta d Ayiti, premye lengwis ki plede pou kreyòl ak fransè mache ansanm

Onè respè pou André Vilaire Chery, otè « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » (tòm 1 ak tòm 2, Edisyon Édutex, 2000 ak 2002).

Atik sila a, « Konprann sa leksikografi kreyòl la ye, kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpli », pral rive jwenn divès kalte kreyolofòn ann Ayiti osnon nan lòt peyi. Mwen ekri li pou m bay bon jan esplikasyon sou sa syans lang, kidonk lengwistik, rele « leksikografi », espesyalman « leksikografi kreyòl ». Pi fò moun k ap sèvi ak yon diksyonè osnon yon leksik pa konnen kouman leksikograf ki se espesyalis nan domèn leksikografi ekri yo, ki pwotokòl syantifik yo sètoblije swiv pou fè liv sa yo. Ann Ayiti, pi fò pwofesè lekòl osnon pwofesè kreyòl pa menm konnen gen yon aktivite syantifik ki koumanse lan peyi a depi lane 1950 yo lè Pradel Pompilus pibliye « Lexique créole-français » li a (Université de Paris, 1958). Se youn nan rezon ki fè mwen dedikase atik sa a pou 3 gran lengwis leksikograf Ayisyen : onè respè pou Pradel Pompilus, Pierre Vernet, André Vilaire Chery.

Nan atik n ap li koulye a, n ap jwenn esplikasyon sou leksikografi an jeneral. Atik sa a pote bon jan limyè sou tèm leksikografi kreyòl la, kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpli. Dokiman sa a rasanble yon

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

pakèt referans (atik al liv) tout lektè ka chache jwenn pou konprann pi byen sa leksikografi kreyòl la ye. Nan atik jodi a mwen sèvi ak kèk konsèp (« concepts »), nosyon (« notion ») ak tèminoloji (« terminologie ») syans leksikografik la dèske yo se konsèp, nosyon ak tèminoloji kle pou disiplin leksikografi a. An fransè , konsèp, nosyon ak tèminoloji sa yo se : « lexicographie », « lexicographe », « lexicologie », « lexicologue », « lexicalisation », « lexicalisé », « locuteur », « terme », « étymologie », « unité lexicale », « catégorie grammaticale », « nom », « pronom », « adjectif », « verbe », « adverbe », eks. Mwen konsidere tradiksyon/adaptasyon konsèp sa yo an kreyòl po ko fin franchi divès etap jouk pou yo ta rive estandadize. Pa egzanp, nou ka jwenn konsèp ak tèminoloji an kreyòl moun itilize nan domèn elektrisite nan « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » (Edisyon Cahiers du Lacito/CNRS, 1976) ki se yon leksik fransè-kreyòl. Pwofesè Henry Tourneux te reyalize travay sa a nan vil Senmak lè l t ap kolabore ak Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta dAyiti. Kidonk menm jan leksikografi kreyòl la poko ekri yon « Diksonyè jiridik kreyòl » osnon yon « Diksyonè lamedsin kreyòl », menm jan an li poko ekri yon « Diksyonè tèminoloji kreyòl » osnon yon « Diksyonè leksikografi kreyòl » ki va rasanble tout mo, tout nosyon nou ka itilize nan domèn leksikografi ak tèminoloji kreyòl.

Mo kle : « Leksikografi », « Leksikografi kreyòl », « Tèminoloji », « Diksyonè », « Leksik », « Inite leksikal »

Alapapòt m ap remèsye 2 lengwis ki pase men nan atik m ap pibliye jodi a : – Molès Paul, responsab Laboratwa GRESKA (Gwoup rechèch sou sans nan kreyòl ayisyen), pwofesè, Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta dAyiti. – Lemète Zéphyr, pwofwsè, Fakilte lengwistik aplike ak Ekòl nòmal siperyè, Inivèsite Leta dAyiti ; li anchaj ISTI (Institut supérieur de traduction et d’interprétation).

Premye pawòl : ann voyaje andedan vokabilè syans leksikografi a

Ki sa sa vle di lè n ap pale de « Leksikografi », « Tèminoloji », « Diksyonè », « Leksik », elatriye ? Kit ou se pwofesè, elèv, tradiktè kreyòl oubyen jounalis, ou ka sèvi ak yon liv yo rele « Diksyonè » (« Dictionnaire » an fransè ), osnon ak yon « Leksik » (« Lexique » an fransè ) nenpòt ki lè. Yon « Diksyonè » osnon yon « Leksik » sòti nan sa « Lengwistik » rele

« Leksikografi » (« lexicographie » an fransè). « Leksikografi » se yon disiplin syantifik nan « Lengwistik aplike » (an fransè « Linguistique appliquée »). Men definisyon lengwis Marie-Éva de Villers bay pou disiplin « Leksikografi » a : « La lexicographie est la branche de la linguistique appliquée qui a pour objet d’observer, de recueillir, de choisir et de décrire les unités lexicales d’une langue et les interactions qui s’exercent entre elles. L’objet de son étude est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux » (Marie-Éva de Villers : « Profession lexicographe », Presses de l’Université de Montréal, 2006).

TermiumPlus se non diksyonè elektwonik Biwo tradiksyon gouvènman Kanada. Men kouman li defini mo « Lexicographie » a : « Recensement et étude des mots pris dans leur forme et leur signification visant l’élaboration de dictionnaires de langue ».

Nou pa dwe konfonn « Lexikoloji » ak « Leksikografi ». Branch lengwistik yo rele « Lexikoloji » a li etidye fonksyònman konpozant leksikal yon lang (diferan moso domèn kle lang lan), fason youn mare ak lòt, fason konpozant leksikal yo mache ak lòt domèn kle lang nan (fonoloji, sentaks, semantik, mòfoloji). « Leksikografi » a (gade definisyon Marie Éva de Villers fèk bay la), se yon disiplin nan syans lang (lengwistik), misyon li se rasanble tout « mo » (egal tout « inite leksikal »), klase yo, epi bay deskripsyon yo. « Leksikografi » a gen yon wòl, yon misyon, li mache ak metodoloji leksikograf yo itilize pou yo ekri diksyonè, leksik osnon glosè.

Wòl leksikografi a se chache konnen ki kalite mo ( « inite leksikal ») yon lang genyen, kouman lang nan rasanble mo yo epi kouman li klase yo , apre sa li bay yon definisyon pou chak mo nan yon liv ki rele diksyonè. Moun k ap fè travay sa a rele leksikograf. Yon leksikograf se yon espesyalis nan zafè lang, wòl li se etidye tout « mo » yon lang dekwa pou l klase yo epi pou l esplike sans yo. Konsa, lè l fin rasanble mo yon lang li klase yo nan yon diksyonè osinon yon leksik . Diksyonè a ka ekri nan yon sèl lang (lè sa a yo rele l « Diksyonè inileng ») ; li ka ekri nan 2 lang (lè sa a yo rele l « Diksyonè bileng »). Yon diksyonè klase mo yo jan yo mache nan lang nan, selon « kategori gramatikal » yo : « non », « pwonon », « adjektif », « vèb », « advèb »), eks. Yon diksyonè dwe bay definisyon tout mo li klase kon yon « inite leksikal » lang nan. Yon leksik pa bay definisyon mo yon lang, li se yon lis « mo » (« inite leksikal ») ki klase ann òd alfabetik

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ak tout etikèt yo rele « kategori gramatikal » : « non », « pwonon », « adjektif », « vèb », « advèb »), eks. Dapre tradisyon leksikografi a, nou jwenn divès kalite leksik nan divès domèn : leksik elektrisite, leksik jiridik, leksik lasante, leksik agwonomi/syans latè, leksik fè fòje, eks. Nan divès nivo yon lang osnon rejis yon lang (« niveau de langue », « registre de langue »), lokitè yo sèvi ak « mo » yo (« inite leksikal » yo) selon sa yo bezwen di. Konsa nan konvèsasyon tou lejou lokitè yo ka sèvi ak « mo » tankou « tabliye » ki se yon rad moun mete sou kò yo lè yo pral kwuit manje. Nan yon lòt nivo, lan domèn achitekti, yon « tabliye » se yon pati nan chapant yon pon (al gade definisyon « tablier » an franse : « Le tablier d’un pont est une structure porteuse qui supporte les charges du trafic routier et les transmet aux appuis ou aux éléments de suspension (suspentes ou arcs).

Le tablier d’un pont peut être fait en acier ou en béton ».

Nan yon diksyonè osnon nan yon leksik, yon « mo leksikalize » egal yon « inite leksikal » (an franse : « unité lexicale ») lang nan. Men kouman Grand dictionnaire terminologique (Office québécois de la langue française) defini mo « unité lexicale » la (sinonim li se « lexie » : « Unité fonctionnelle du discours constituée d’un ou plusieurs mots, qui appartient au lexique d’une langue donnée et a un sens figé. (...) Par exemple, les mots simples (chat, ensoleiller), les mots composés (pomme de terre) et les expressions (petit train va loin) sont des unités lexicales. » Kidonk yon « inite leksikal », yon « mo leksikalize » sa vle di yon mo senp osnon yon mo konpoze (« chèz » / « chèz ba », « motè » / « motè avyon »), li gen yon « fonksyon », sa vle di li jwe yon wòl nan vokabilè yon lang. Gen yon sit Entènèt ki rele « FrançaisFacile.com » ; li bay yon bon definisyon sou « fonksyon »/ « wòl » inite leksikal yo : « Tout mot a non seulement une nature grammaticale (nom, verbe, pronom...), mais aussi une fonction grammaticale dans la phrase. La fonction d’un mot ou d’un groupe de mots est le rôle qu’il joue dans la phrase pour que celle-ci ait un sens. Ces mots ou groupes de mots ayant une fonction essentielle, ne peuvent être ni déplacés ni supprimés. Ils sont indispensables pour la bonne compréhension de la phrase ». Sa vle di tout « mo », tout « inite leksikal » yon lang posede « kategori mo a » (wòl gramatikal li) : non, pwonon, vèb, eksetera, ki mare ak « fonksyon gramatikal li », sa vle di wòl li jwe pou yon fraz ranpli fonksyon semantik li, pou pèmèt tout lokitè konprann sans yon fraz menm jan. (Men kèk referans sou nosyon « inite leksikal » la : al gade atik sa yo : « La notion d’ « unité lexicale » en linguistique et son usage

en lexicologie », Fabienne Cusin-Berche, revue Linx, 40 | 1999 ; « La notion d’unité lexicale et l’enseignement du lexique », Carmen Lederer, The French Review (American Association of Teachers of French), vol. 43, no 1, oct. 1969 ; « Les propriétés syntaxiques de l’unité lexicale », Alan J. Ford, Meta - Journal des traducteurs / Translators’ Journal, volume 18, no 1-2, mars 1973 (Actes du deuxième colloque international de linguistique et de traduction, Montréal, 4-7 octobre 1972) ; « Didactique du lexique et problématique de l’unité lexicale : état d’une confusion », Gérard Petit (Université Paris X), 2000 ; Jean Pruvost « Lexique et vocabulaires : une dynamique d’apprentissage », revue Études de linguistique appliquée, n°116, Didier-Érudition, 1999.)

Dezyèm pawòl : leksikografi se yon syans, li gen pwòp istwa pa l

Tradisyon leksikografi a ansyen anpil, li gen plis pase 4 syèk depi li egziste. Nan tradisyon leksikografik lang fransè a, premye diksyonè inileng lan parèt an 1680, li rele « Dictionnaire français », se Pierre Richelet ki ekri li. Dezyèm nan se Antoine Furetière ki ekri li an 1690, li rele « Dictionnaire universel ». Twazyèm nan se « Dictionnaire de l’Académie française », li parèt an 1694. Se nan 19vyèm syèk la Pierre Larousse pibliye « Grand Dictionnaire universel », premye diksyonè ansiklopedik monn modèn nan. Pou premye fwa, kalite diksyonè sa a bay orijin mo yo ak sans yo, li esplike divès nosyon istwa, jewografi, anatomi, eks. Gen divèjans sou dat ak non premye diksyonè lang fransè a. Dapre plizyè espesyalis, premye diksyonè leksikografi fransè a se yon diksyonè bileng fransè -laten : « Dictionaire français-latin ». Robert Estienne, otè liv sa a, pibliye li an 1539. Lòt espesyalis di premye diksyonè a rele « Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que moderne », Jean Nicot pibliye l an 1606.

(1) Nan tradisyon leksikografik lang fransè a, gen plizyè kalite diksyonè. Dapre Alise Lehmann ak Françoise Martin-Berthet (gade atik yo a : « Les types de dictionnaires », revue Lexicologie, 2018), gen : diksyonè monoleng, diksyonè bileng, diksyonè miltileng, diksyonè lang, diksyonè ansiklopedik (egzanp : « Petit Larousse illustré »), diksyonè kiltirèl (egzanp : « Petit Robert », « Grand Robert », « Grand Larousse de la langue française »), diksyonè jeneral, diksyonè espesyalize (dictionnaires de langue spécialisés), diksyonè ansiklopedik espesyalize, diksyonè tèminolojik (egzanp : « Juridictionnaire », « Dictionnaire

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis de droit international public »), diksyonè pou elèv lekòl (diksyonè aprantisaj lang, egzanp : « Mon Larousse en images », « Larousse mini débutants », « Robert scolaire », « Robert junior illustré », « Petit Robert des enfants », « Robert des jeunes »), diksyonè òtograf (egzanp : « L’orthographe par la phonétique », Le Robert), diksyonè an liy (sou Entènèt), diksyonè sou CDRom. Nan tradisyon leksikografik lang fransè a, pi gwo diksyonè a rele « Dictionnaire des francophones » (DDF) ; li rasanble plis pase 480 mil mo ki sòti nan 52 peyi sou latè (Ayiti bay diksyonè sa a plizyè mo tankou « dodin », « acra », « mamba »). Tout moun ka sèvi ak « Dictionnaire des francophones » la gratis depi w gen koneksyon Entènet. (Pou prezantasyon DDF la, al gade atik « Le DDF, « Dictionnaire des francophones », un monumental répertoire lexicographique de 400 000 termes et expressions accessible gratuitement sur Internet », se Robert Berrouët-Oriol ki ekri li nan jounal Le National, Port-au-Prince, 22 mars 2021. Nou ka tande entèvyou Robert Berrouët-Oriol te bay jounalis Henry Saint-Fleur nan radyo CIBL-Montréal jou ki 31 mas 2021 an, « Le Dictionnaire des francophones : un répertoire lexicographique à découvrir. »)

Yon diplis : pou n konprann pi byen sa yo rele diksyonè elèv lekòl / diksyonè eskolè, al gade atik Jean-Claude Boulanger a : « Du côté de la petite histoire des dictionnaires scolaires modernes », nan Danielle Candel ak François Gaudin, Mont-Saint-Aignan, Université de Rouen et du Havre, 2006. Al gade lòt referans sa yo : Jean Pruvost : « Les dictionnaires d’apprentissage monolingues de la langue française (1856-1999) Problèmes et méthodes » (Les Dictionnaires de langue française. Dictionnaire d’apprentissage, dictionnaires spécialisés de la langue, dictionnaires de spécialité. Études de lexicologie, lexicographie et dictionnairique) - 4, Paris, Honoré Champion, collection « Bibliothèque de l’Institut de linguistique française », 2001 ; Jean Pruvost, « Les dictionnaires d’apprentissage du français langue maternelle : deux siècles de maturation et quelques paramètres distinctifs », Éla, Revue de didactologie des langues-culture, vocabulaires et dictionnaires en français langue maternelle et en français langue étrangère, 1999 / 116 ; Jean Pruvost, « Les dictionnaires d’apprentissage monolingues du français langue maternelle : l’histoire d’une métamorphose, du sous-produit à l’heureux pragmatisme en passant par l’heuristique », Euralex 2002 Proceedings ; Josette Rey-Debove : « Dictionnaires d’apprentissage : que dire aux enfants ? », Lexiques, Paris, Hachette, collection « Recherches et applications », 1989 ; René Lagane :

« Les dictionnaires scolaires : enseignement de la langue maternelle », nan Franz Josef Hausmann, Oskar Reichmann, Herbert Emst Wiegand et Ladislav Zgusta (dir.), Dictionnaires. Encyclopédie internationale de lexicographie, II, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1990.

(2) Nan tradisyon leksikografik lang kreyòl la, se pastè kongreganis ki ekri premye diksyonè kreyòl yo. Lengwis Annegret Bollée, manm fondatè « Comité international des études créoles (CIEC) » an 1976, ekri « Lexicographie créole : problèmes et perspectives », yon kokenn chenn atik, (nan Revue française de linguistique appliquée, 2005/1, vol. X). Li fè n konnen

« Criolisches Wörterbuch » dapre C.G.A. Oldendorp (1767-68) 2 frè Kongregasyon Moraves yo ekri, se premye diksyonè lang kreyòl ki egziste.

Li montre liv sa a se te yon diksyonè « negerhollands » (« nèg olandè yo/ Hollandais ») » kidonk lang moun te pale nan Zile Vyèj jouk rive nan XXyèm syèk. Dezyèm diksyonè kreyòl la rele « Wörterbuch des Saramakkischen », se J.A. Riemer ki ekri l an 1779.

Nan menm atik sa a, lengwis Annegret Bollée ba nou « batistè » leksikografik lang kreyòl la. Li di nou dapre Dominique Fattier (1997, 256)

« L’œuvre fondatrice », premye dokiman ki kreye leksikografi lang kreyòl la rele « Manuel des habitants de Saint-Domingue », S.J. Ducœurjoly (1802), yon misyonè Jezuit ekri. Li di liv sa a se yon « Glosè », li gen 395 « antre » (egal « mo » ki klase ann òd alfabetik nan yon diksyonè) ki enpòtan anpil pou n konprann istwa vokabilè kreyòl ayisyen an. « Glosè » a yo te ekri l pou kolon fransè ki ta pral ale Sendomeng prezante divès kalite konvèsasyon fransè - kreyòl. fransè .

Ki wòl yon diksyonè osnon yon leksik nan fonksyònman yon lang, nan yon sosyete osinon nan lekòl ? Lengwis-leksikograf yo ban nou yon bon jan lide : yon diksyonè gen anpil konesans ladan l, chak « mo » se yon konesans, chak « mo » se tankou yon pòtre tankou yon fotokopi yon reyalite nan lang nan lan tèl epòk oubyen nan tèl lane. Chak « mo » nan yon diksyonè mache ak batistè li, kidonk ak etimoloji li. Dapre diksyonè Le Larousse, etimoloji se syans ki etidye orijin mo yon lang, ki chache konnen asandans ak evolisyon mo yo. Lengwis-leksikograf yo fè nou konnen yon diksyonè ka itil nan 3 domèn : nan aprantisaj yon lang, nan aprantisaj divès matyè nan lekòl (tankou jewografi, syans natirèl), nan tout aktivite kominikasyon oral osnon ekri. Se konsa jounalis, espesyalis

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis piblisite, moun k ap ekri liv pou elèv lekòl, elèv, pwofesè, administratè, eksetera, ka sèvi ak yon diksyonè pou chache yon mo ak definisyon li.

Twazyèm pawòl : leksikografi ayisyen osnon leksikografi kreyòl se « syans mo », li gen yon istwa, li gen otè depi lane 1958

Leksikografi ayisyen se « syans mo », nan lengwistik aplike, li ranmase deskripsyon ak definisyon tout kalite mo lokitè sèvi avè yo ann Ayiti, li klase epi li bay definisyon yo. Objektif li se « konseptyalize » / « kreye lide » epi ekri diksyonè ak leksik. Leksikografi ayisyèn nan genyen plizyè nivo : (1) leksikografi inidireksyonèl / sans inik / yon sèl sans (nan yon sèl lang : egzanp : « Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen », otè yo se Pierre Vernet ak Bryan C. Freeman (Sant Lengwistik Aplike, Inivèsite Leta dAyiti, 1988). (2) Leksikografi bidireksyonèl /nan 2 sans : kreyòl-fransè, fransè-kreyòl, anglè-kreyòl, kreyòl-anglè. Egzanp : « English-Haitian Creole Bilingual Dictionnary », otè yo se Albert Valdman, Marvin D. Moody, Thomas Davies (Creole Institute, Indiana University, 2017). An jeneral, mwen sèvi ak ekspresyon « leksikografi kreyòl » lè m ap travay sou leksikografi inidireksyonèl menm jan ak leksikografi bidireksyonèl la.

Leksikografi kreyòl se yon syans, se lengwis « émérite » Pradel Pompilus ki parèt avè l ann Ayiti ak premye leksik kote li etidye lang kreyòl ayisyen an, « Lexique créole-français » (Université de Paris, 1958). Pradel Pompilus pibliye plizyè liv nan domèn « literati » ak domèn « lengwistik ». Nan domèn « literati » li ekri : « Pages de littérature haïtienne » (1951), « Manuel illustré d’histoire de la littérature haïtienne » (1961), « Histoire de la littérature haïtienne illustrée par les textes » an twa volim (1975 eks). Nan domèn « lengwistik » li ekri : « Lexique du patois créole d’Haïti », Paris : SNE, 1961 ; « La langue française en Haïti » (tèz doktora, Université de Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine, 1961 ; Port-au-Prince, Éditions Fardin, 1981) ; « Contribution à l’étude comparée du créole et du français à partir du créole haïtien », vol 1 : « Phonologie et lexique », Port-au-Prince, Éditions Caraïbes, 1973 ; vol 2 : « Morphologie et syntaxe », Port-au-Prince, Éditions Caraïbes, 1976 ; « Manuel d’initiation à l’étude du créole », Port-au-Prince, Impressions magiques, 1983 ; « Approche du français fondamental d’Haïti, le vocabulaire de la presse haïtienne contemporaine », Port-au-Prince,

Faculté de Linguistique Appliquée, Université d’État d’Haïti, 1983 ; « Le problème linguistique haïtien », Port-au-Prince, Éditions Fardin, 1985.

Pa bliye : Pradel Pompilus pa janm defann lide fo mamit kòmkwa fòk nou dechouke lang fransè a ann Ayiti pou n ka amenaje lang kreyòl la. Menm jan ak lengwis Pierre Vernet, fondatè Fakilte lengwistik aplike a, Pradel Pompilus te fè pwomosyon lang kreyòl la an menm tan li t ap defann dwa tout Ayisyen pou metrize lang fransè a epi sèvi ak li kòrèkteman jan atik 5 ak atik 40 Konstitisyon 1987 la mande pou sa fèt (al gade atik mwen yo :

« Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », site Madinin’Art, 6 novembre 2019 ; « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti : une perspective constitutionnelle et rassembleuse », Madinin’Art, 24 novembre 2020 ;

« L’aménagement du créole en Haïti et la stigmatisation du français : le dessous des cartes », Le National, 3 mai 2022) ; « L’aménagement du créole doit-il s’accompagner de « l’éviction de la langue française en Haïti » ? », Le National, 11 mai 2022).

Kòm lengwis-tèminològ ki konekte ak eritaj leksikografi kreyòl pyonye yo kite pou nou depi 1958, an 2022, mwen reyalize yon gwo rechèch dokimantè sou tout travay ki te fèt nan domèn leksikografi kreyòl pandan 64 lane. Rezilta rechèch dokimantè sa a n ap jwenn li nan atik mwen an, « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (jounal Le National, 21 juillet 2022). Mwen idantifye 64 diksyonè ak 11 leksik (inileng kreyòl, fransè -kreyòl, anglè-kreyòl) epi m klase yo. Pi fò ladan yo se liv papye, de twa ladan yo aksesib nan fòma elektwonik. Divès sous fè nou konnen premye diksyonè kreyòl ayisyen an pou XXèm syèk la se Jules Faine ki te ekri li an 1936, li rele « Dictionnaire français-créole », men diksyonè sa a rive pibliye apre 38 an nan Éditions Leméac, Ottawa, an 1974. Jules Faine ekri yon lòt liv li rele « Philologie créole / Études historiques et étymologiques sur la langue créole d’Haïti » (Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1936).

Men yon echantiyon leksik ak diksyonè leksikografi kreyòl la pote ba nou : leksik ak diksyonè sa yo konfòm / tonbe daplon ak metodoloji leksikografi pwofesyonèl la.

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TABLO 1 / Echantiyon leksik ak diksyonè kreyòl yo ekri ak zouti fondal natal metodoloji leksikografi pwofesyonèl la

1. Ti diksyonnè kreyòl-fransè

2. Haitian Creole - English - French Dictionary (vol. I and II)

3. Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité

4. Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen

5. Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole haïtienne

6. Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne / Diksyonè lanvè lang kreyòl ayisyen

7. Dictionnaire de l’écolier haïtien

8. Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 1)

9. Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 2)

10. Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary

Henry Tourneux, Pierre Vernet et al. 1976 Éditions caraïbes

Albert Valdman (et al) 1981 Creole Institute Bloomington University

Henry Tourneux 1986 CNRS / Cahiers du Lacito

Pierre Vernet, B. C. Freeman 1988 Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta dAyiti

Pierre Vernet, B. C. Freeman 1989 Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta dAyiti

Bryant Freeman 1989 Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta dAyiti

André Vilaire Chery et al. 1996 HachetteDeschamps / EDITHA

André Vilaire Chery 2000 Éditions Édutex

André Vilaire Chery 2002 Éditions Édutex

Albert Valdman 2007 Creole Institute, Indiana University

11. English-Haitian Creole bilingual dictionary Albert Valdman, Marvin D Moody, Thomas E Davies 2017 Indiana University Creole Institute

Pa bliye, sa enpòtan anpil : nan tablo 1 an, leksik ak diksyonè kreyòl sa yo, otè yo ekri yo ak zouti metodoloji leksikografi pwofesyonèl la, se poutèt sa yo se pwodiksyon syantifik toutbon vre. Metodoloji leksikografi pwofesyonèl la mande leksikograf yo respekte 4 gwo prensip : (1) leksik ak diksyonè kreyòl yo dwe bay bon jan esplikasyon sou pwojè editoryal ak leksikografik yo, epi yo dwe sible piblik diksyonè a ; (2) leksik ak diksyonè

kreyòl yo dwe byen idantifye « kòpis referans » lan, se sa nou rele « corpus de référence », an fransè sa vle di tout kalite dokiman yo depouye/konsilte/ analize anvan yo ekri diksyonè a ; (3) leksikograf la dwe elabore « nomanklati » (« nomenclature ») diksyonè a ki gen tout « mo »/« inite leksikal » yo jwenn nan « kòpis referans » lan (« corpus de référence ») ladan l ; (4) leksikograf la dwe fè « analiz leksikografik » tout « mo »/« inite leksikal » yo te chwazi nan etap preparasyon« nomanklati » diksyonè a : li dwe bay kategori gramatikal mo yo ; ekivalans mo ki sòti nan yon lang pou rive ak tradiksyon li an kreyòl (nan ka diksyonè bileng) ; definisyon mo yo, fraz-kontèks mo yo, nòt pou esplike mo yo pi byen (nan ka diksyonè bileng). Metodoloji leksikografi pwofesyonèl la se potomitan leksikografi kreyòl la : jan nou fenk esplike l la, li rasanble tout prensip yon leksikograf dwe respekte lè l ap ekri yon diksyonè osinon yon leksik. (Al gade atik sa yo mwen ekri sou metodoloji leksikografi kreyòl la : « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 15 décembre 2021), « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 31 décembre 2022, « Lexicographie créole : retour-synthèse sur la méthodologie d’élaboration des lexiques et des dictionnaires » (Le National, 4 avril 2023, « La lexicographie créole en Haïti : pour mieux comprendre le rôle central de la méthodologie dans l’élaboration du dictionnaire créole » (Rezonòdwès, 16 décembre 2023).

TABLO 2 / Egzanp yon ribrik leksikografik nan yon diksyonè bileng anglèkreyòl ki respekte metodoloji leksikografi kreyòl la (referans : « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » (HCEBD), Albert Valdman, Creole Institute, Indiana University, 2007, p. 559)

Mo/inite leksikal Kategori gramatikal Definisyon Sous ak dat

pipirit non definisyon 1

Mo/inite leksikal derive osinon aparante

(1) pipirit chandel (2), pipirit chantan (3), pipirit gri (4), pipirit gwo tèt (5), pipirit rivyè (6), pipirit tèt fou (7) [Al gade : gri kou pipirit (8), sou kon pipirit (9)]

Kind of small bird HCEBD 2007

non definisyon 2

Hispaniolan pitchary definisyon 3

At the crack of dawn konteks 3

Li kite kay li maten an o pipirit chantan / She left the house at dawn

HCEBD 2007

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Rechèch dokimantasyon mwen reyalize sou leksikografi kreyòl la –« Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (jounal Le National, 21 juillet 2022)–, montre gen plizyè diksyonè ak leksik bileng (1) ki sou mank, ki gen anpil feblès (move ekivalan kreyòl, definisyon wòwòt osinon pasyèl osnon pachiman ; (2) ki pa respekte okenn règ solid metodoloji leksikografi pwofesyonèl mwen fèk idantifye yo.

TABLO 3 / Echantiyon diksyonè ak leksik ki sou mank, ki gen anpil feblès + yon « glosè » ki pa respekte prensip kle metodoloji leksikografi pwofesyonèl la

Non liv la Otè a Editè a Ane li pibliye

Diksyonè kreyòl Vilsen

Leksik kreyòl : egzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986

Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint

Emmanuel Védrine

Diksyonè kreyòl karayib Jocelyne Trouillot

Éduca Vision 1994 [2009]

Védrine Creole Project [ ?] 2000

CUC Université Caraïbe 2003 [ ?]

Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative MIT – Haiti Initiative MIT – Haiti Initiative 2017 [ ?]

TABLO 4 / Prensipal karakteristik leksikografik plizyè diksyonè ak leksik yo elabore san yo pa aplike prensip kle metodoloji leksikografi pwofesyonèl la

Tit liv la Otè a Kategori liv la Principal karakteristik leksikografik zèv la

Diksyonè kreyòl Vilsen

Leksik kreyòl : egzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986

Diksyonè kreyòl karayib

Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint

Emmanuel Védrine

Jocelyne Trouillot

Diksyonè inileng kreyòl ; disponib sou Entènèt sèlman

Otè a rele l « leksik » men se yon glosè inileng kreyòl li ye.

Disponib sou Entènèt

Diksyonè inileng kreyòl. Fòma papye

Enkoyerans, ensifizans, move definisyon anpil « inite leksikal »

Anpil « mo vedèt » (inite leksikal) se slogan yo ye, pafwa se yon moso fraz osinon yon pwovèb otè a konfonn yo tout ak yon veritab inite leksikal. Enkoyerans osinon ensifizans anpil definisyon

Enkoyerans osinon ensifizans anpil definisyon. Anpil « mo vedèt » se pa inite leksikal yo ye, otè a konfonn non moun, non yon vil, non yon peyi ak inite leksikal lang kreyòl la

Tit liv la Otè a Kategori liv la Principal karakteristik leksikografik zèv la

Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative

MIT – Haiti Initiative

Leksik bileng anglè -kreyòl ; disponib sou Entènèt sèlman

Anpil ekivalan kreyòl fantezis, pa reyèl, a-semantik, yo pa respekte règ mòfosentaksik lang kreyòl la ; anpil ekivalan kreyòl yo pa inite leksikal, pafwa se yon moso fraz yo bay nan plas inite leksikal yo ; pi fò neyolojis yo (nouvo mo yo) egziste, yo pa respekte règ mòfosentaksik lang kreyòl la

Katriyèm pawòl : pi gwo defi leksikografi kreyòl la ta dwe leve kanpe

Lè nou byen etidye tablo 2 ak tablo 3, nou konstate leksikografi kreyòl la ekri 11 travay syantifik ki konsekan sou yon total 75, sa vle di pi fò ladan yo sou mank. Youn nan pi gwo feblès leksikografi kreyòl la se « amateris » (« amateurisme »), travay machòkèt, sa vle di moun ki pa gen okenn konpetans nan domèn leksikografi ap ekri fo diksyonè ak leksik ki pa respekte okenn règ fondamantal metodoloji leksikografi pwofesyonèl la . Nan tablo 1 an, mwen idantifye 11 diksyonè ak leksik ki respekte règ fondamantal metodoloji leksikografi pwofesyonèl la : chif la piti anpil, se yon ti minorite diksyonè ak leksik, sou yon total 75 ouvraj, ki konsekan. M ap repete l : youn nan pi gwo feblès leksikografi kreyòl la chita sou « amateris » (« amateurisme ») akoz inyorans règ fondamantal metodoloji leksikografi pwofesyonèl la . Sa ba nou yon leksikografi fo mamit osnon yon leksikografi bòlèt (al gade tablo 3 a), pi gwo karakteristik li se absans respè prensip fondal natal « ekivalans leksikal » la (« l’équivalence lexicale ») ki mache ansanm ak « ekivalans nosyonèl » (l’« équivalence notionnelle »). Yonn nan pi gwo karakteristik fo leksikografi fo mamit la se lè otè yo bay yon fraz pase yo bay yon inite leksikal kòm ekivalan kreyòl. An fransè mwen rele fenomèn sa a « phraséologie d’équivalence » / « phraséologie définitionnelle » otè yo chwazi bay kòm si yo se ekivalan leksikal kreyòl. Otè fo leksikografi yo nan konfizyon nèt : yo konfonn yon « antre », yon inite leksikal, ak yon fraz.

TABLO 5 / Echantiyon diksyonè ak leksik ki bay yon fraz olye yon inite leksikal kòm ekivalan kreyòl

Tit liv la Otè, dat liv la parèt, editè liv la Mo anglè

English –Haitian Creole

Computer Terms / Tèm

Konpyoutè :

Anglè – Kreyòl

Haitian-Creole

Glossary of Legal and Related Terms

Emmanuel Vedrine, Creole

Editions, 2006

(1) clip art keywords (2) shift (3) crash, crashed

National Center for Interpretation, University of Arizona, 2018 (1) acquit (2) zoning ordinance (3) child abuse (4) false arrest

« Phraséologie d’équivalence » / « phraséologie définitionnelle » yo bay kòm inite leksikal an kreyòl

(1) mo kle pou klip sou travay ar (2) pese bouton shift (pou bay majiskil) (3) krach (defo kote yon pwoblèm ka koze pèt tout dokiman ki te konsève yo)

(1) deklare moun pa koupab (2) lwa ki regle sa ki ka fèt nan dives zòn yon vil (3) fè timoun pase mizè ; maltrete timoun ; fè timoun abi (4) lè yo arete yon moun pou anyen ; lè yo fèmen yon moun san rezon ; lè yo mete yon moun nan prizon san lalwa pa mande fè sa

Glossary of STEM terms from the MIT –Haiti Initiative

MIT – Haiti Initiative [2017 ?]

(1) and replica plate on (2) multiple regression analysis (3) how many more matings would you like to perform ? (4) for mating & replica plating experiments not involving tetrads

(1) epi plak pou replik sou (2) analiz pou yon makonay regresyon (3) konbyen kwazman ou vle reyalize ?

(4) pou esperimantasyon sou kwazman ak plak replik ki pa sèvi ak tetrad

Tablo 3, 4, 5 yo montre nou leksikografi kreyòl la dwe rezoud plizyè gwo defi : (1) jwenn bon jan fòmasyon akademik (se wòl Fakilte lengwistik aplike a, li deja lanse yon pwogram fòmasyon nan domèn nan). (2) Fòmasyon akademik la dwe debouche sou yon veritab pwofesyonalizasyon metye leksikograf la . (3) Ak resous syans lang (kidonk lengwistik) fòk nou elabore/defini/redije yon « Pwotokòl metodolojik leksikografi kreyòl » an kreyòl. (4) « Pwotokòl metodolojik leksikografi kreyòl » la dwe respekte prensip « mo prete » (an fransè : les emprunts) ak prensip

« didaktizasyon lang kreyòl la » (an fransè : la « didactisation du créole »). Pou prensip « mo prete » a, nou ka pran egzanp epi adapte sa nou bezwen nan dokiman ofisyèl Office québécois de la langue française la : « Politique de l’emprunt linguistique » (Québec, janvye 2017). Pou « didaktizasyon lang kreyòl la », nou gen yon liv kolektif referans 15 espesyalis ekri, tit li se « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Robert Berrouët-Oriol et al, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021, 381 pages). Leksikografi kreyòl la dwe leve kanpe defi sa yo pou li rive nan nivo yon aktivite syantifik toutbon vre.

Misyon leksikografi kreyòl la chita sou 4 gwo prensip, kidonk : (1) kreye divès zouti leksikografik (diksyonè ak leksik) elèv lekòl, pwofesè lekòl ak tout lokitè kreyolofòn yo bezwen pou konprann definisyon mo yo ; (2) ede moun k ap ekri manyèl eskolè yo sèvi ak bon jan vokabilè lang kreyòl la ; (3) ede moun k ap ekri kourikouloum eskolè yo jwenn bon jan vokabilè lang kreyòl la ; (4) bay lang kreyòl la referans syantifik li bezwen pou li leve kanpe estandatizasyon li kòm sa dwa. (Sou estandatizasyon lang kreyòl la , al gade Albert Valdman : « Vers la standardisation du créole haïtien », Revue française de linguistique appliquée, 2005/1, vol.X ; Robert Chaudenson : « Description et graphisation : le cas des créoles français », Revue française de linguistique appliquée, 2005, vol. 10, no 1 ; Marie-Christine Hazael-Masieux : « L’écriture des créoles français au début du 3e millénaire : état de la question », Revue française de linguistique appliquée, 2005, vol. 10, no 1 ; Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement », konferans, Indiana University, 11 avril 2018 ; Hugues SaintFort : « Éléments pour une standardisation de la langue créole haïtienne », Revue Kréolistika, mas 2022 ; Robert Berrouët-Oriol : « Créole haïtien : plaidoyer pour un référentiel méthodologique standardisé et unique en terminologie scientifique et technique », Le National, 24 fevriye 2023.)

La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains

Montréal, le 11 décembre 2023

En novembre dernier, les responsables de la 5ème édition du Festival international de littérature créole (Léogane et Port-au-Prince, 5-10 décembre 2023) nous ont invité à prononcer une conférence le 7 décembre 2023 pour les enseignants de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl ayisyen (APKA) et dont le thème retenu était « Leksikografi kreyòl defilannegiy ». En lien avec la tenue de ce festival, nous avons publié sur Rezonòdwès et sur différents sites en outremer, le 25 novembre 2023, l’article présentatif intitulé « Le « Festival entènasyonal literati kreyòl », édition 2023, au rendez-vous de ses grands défis ». Dans cet article, nous avons rappelé aux lecteurs que la Créolophonie compte environ 12 millions de locuteurs créolophones répartis dans différentes aires géographiques, de l’arc antillais à l’archipel des Mascareignes, d’Haïti à la Martinique, de La Réunion à Sainte-Lucie, des Seychelles à la Guyane, de l’Île Maurice à la Dominique. Haïti, la plus peuplée des aires géographiques créolophones avec ses 11 millions d’habitants, a donc accueilli du 5 au 10 décembre 2023 la cinquième édition du Festival entènasyonal literati kreyòl. Cet événement majeur et singulier à l’échelle de toute la Créolophonie a été conceptualisé et mis sur les rails par le poète et opérateur culturel haïtien Anivince Jean Baptiste et il est désormais soutenu par des institutions telles que la Fondation Maurice Sixto et l’OMDAC (l’Organisation martiniquaise pour le développement des arts et de la culture). Devenu au fil des ans un incontournable rendezvous littéraire, le Festival entènasyonal literati kreyòl, édition 2023, avait pour thème « Pou yon kreyolofoni solid e solidè ». Comme en font foi les courriels qui nous ont été acheminés, le sujet de notre conférence a retenu l’attention des enseignants de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl ayisyen et celle d’un grand nombre d’internautes en Haïti et en outremer. Plusieurs d’entre eux nous ont demandé de fournir une synthèse écrite de notre conférence, de sorte qu’ils puissent disposer d’une référence documentaire

capable de contribuer à enrichir leur réflexion sur les sujets abordés. Le présent article répond à cette demande.

Pour fournir aux enseignants de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl ayisyen un éclairage à la fois informatif, historique et amplement documenté dans le traitement du thème « Leksikografi kreyòl defilannegiy », nous avons structuré notre intervention autour de plusieurs axes. En voici quelques-uns.

1. L’identification et la présentation d’outils lexicographiques divers : dictionnaires généralistes unilingues, dictionnaires généralistes bilingues, vocabulaires thématiques scientifiques et techniques, lexiques thématiques bilingues, glossaires et listages, bases de données lexicographiques locales ou en ligne sur le Web.

2. Le rôle pédagogique et didactique du dictionnaire dans l’apprentissage de la langue et dans l’apprentissage des savoirs et des connaissances. Au niveau neurolinguistique, le dictionnaire contribue au processus de rétention et d’accumulation des savoirs et des connaissances et à leur classification.

3. Les liens étroits qui existent entre la lexicographie créole et la didactisation du créole (définition et rôle de premier plan de la didactisation du créole ; rappel du livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (ouvrage coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021).

4. L’émergence et l’histoire de la lexicographie créole depuis les travaux pionniers du linguiste haïtien Pradel Pompilus en 1958.

5. Les caractéristiques typologiques de la lexicographie créole : publication de l’« Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, Port-auPrince, 21 juillet 2021.

6. La primauté de la méthodologie de la lexicographie professionnelle : comment s’élaborent les dictionnaires et les lexiques ? Quels sont les principes méthodologiques d’élaboration des dictionnaires et des lexiques ?

7. Les défis contemporains de la lexicographie créole : institutionnalisation et adéquation de la formation universitaire, professionnalisation de la lexicographie, production d’outils lexicographiques conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

Voyage à travers l’histoire des dictionnaires

L’apparition des premiers dictionnaires en Occident s’inscrit au creux de plusieurs faits de société en raison de leur dimension historique, culturelle, sociologique et linguistique. Les recherches menées au fil des ans sur l’histoire des dictionnaires sont riches d’enseignements et « l’objet-livre », le dictionnaire, est différemment perçu selon que l’on soit un usager ou un fabriquant de dictionnaire, un lexicographe. Reconnu à l’échelle internationale pour l’étendue de ses savoirs dictionnairique et lexicographique, le linguiste Bernard Quemada (directeur de recherche émérite au C.N.R.S. et directeur d’études honoraire à l’École pratique des hautes études de France), nous enseigne que « Pour l’usager, le dictionnaire de langue se présente comme une suite discontinue d’informations susceptibles de fournir des réponses aux questions qu’il se pose sur les mots, sur leurs sens et leurs usages corrects en particulier. Pour le lexicographe-dictionnariste, c’est un répertoire à visées didactiques où sont enregistrés, ordonnés, décrits ou définis des mots, sens et emplois, selon des formules affinées au cours de la longue histoire de ce type d’ouvrages. Plus socialisé que tout autre recueil de données linguistiques, le dictionnaire de langue représente, pour le public, un guide détenteur du code de l’usage légitimé, image et mémoire de la langue, toutes époques et tous domaines réunis. Le spécialiste, lui, le tient pour un projet très contingent de savoirs linguistiques, d’idéologies, de réalités socioculturelles, techniques et économiques de son temps. Ces variables font que nul ouvrage n’est exempt de choix arbitraires. » (Bernard Quemada : « Dictionnaire », site Universalis.fr, non daté)

En raison de sa pertinence et de l’amplitude des données historiques qu’il fournit, cet article de Bernard Quémada est ici longuement cité. L’auteur consigne comme suit une « Typologie générale » particulièrement éclairante des grandes catégories de dictionnaires :

« Les premiers essais d’inventaire des dictionnaires français (Durey de Noirville, Table alphabétique des dictionnaires, 1758) et de classification (D’Alembert, article « dictionnaire » dans l’Encyclopédie) ont été établis au XVIIIe siècle. Mais il faut attendre le milieu du XXe siècle pour disposer des premières typologies et des études systématiques sur les caractéristiques internes et externes des répertoires depuis leur apparition au XVIe siècle.

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Des critères fondamentaux permettent de distinguer six ouvrages types et leurs sous-variétés : nombre et nature des langues traitées et des langues de traitement (dictionnaires monolingues ou plurilingues) ; nature des informations, l’entrée étant considérée comme un signe (mot), ou comme un accès au référent (concept ou chose), opposant ainsi les dictionnaires de langue aux encyclopédiques ; options retenues pour déterminer l’étendue et la composition de la nomenclature (dictionnaires extensifs ou sélectifs).

Dictionnaires monolingues et dictionnaires plurilingues

Le dictionnaire met en rapport deux ensembles d’unités lexicales ou d’éléments de discours, l’un servant à informer sur l’autre et à l’expliciter. Lorsque ces ensembles appartiennent à des langues différentes, ils peuvent assumer ces fonctions à tour de rôle dans des versions réciproques.

Le premier ensemble est constitué par tous les items de la nomenclature (entrées dictionnairiques, à distinguer des mots vedettes, têtes d’article pouvant regrouper plusieurs entrées ou acceptions). Le second est représenté par les mots ou les énoncés explicitants (métalangage). Nature, sens et emploi de chaque entrée sont ainsi consignés et complétés par des définitions ou équivalences, avec ou sans exemples, citations ou commentaires. Des informations grammaticales et stylistiques peuvent les accompagner. Pour assurer sa fonction métalinguistique, l’ensemble du vocabulaire explicitant doit être plus restreint et mieux structuré que le vocabulaire explicité.

Lorsque la nomenclature, le métalangage, les exemples, citations ou parties explicatives relèvent du même système linguistique, le dictionnaire est dit monolingue (ou unilingue). Dans le cas contraire, il est plurilingue (bilingue ou multilingue) selon le nombre de langues en présence. Les dictionnaires homoglosses mettent en relation des usages issus d’une souche commune (dictionnaires dialectaux), des niveaux sociolinguistiques différents (dictionnaire d’argot), ou des états de la langue distincts (dictionnaire de l’ancien ou du moyen français). L’usage standard moderne sert alors à expliciter la nomenclature suivant les méthodes des répertoires bilingues.

Dictionnaires de langue et dictionnaires encyclopédiques

Selon qu’elles portent sur le signe (mot) ou sur le référent (chose, réalité ou concept auquel le signe renvoie), les informations sont de nature différente. Pour fondamentale qu’elle soit, cette distinction induit des caractères dominants plutôt qu’exclusifs.

Le dictionnaire de langue, dénommé aussi « dictionnaire de mots » de D’Alembert à Pierre Larousse, amplifie la catégorie ouverte par les premiers glossaires latins du Moyen Âge destinés à faciliter la lecture des textes anciens. Il donne des informations de type linguistique : nature grammaticale, genre, forme graphique et sonore du mot, significations, valeurs d’emploi et spécialisations dans les divers niveaux de langue, relations structurales ou fonctionnelles avec les autres éléments du lexique, origine, histoire, etc.

Relèvent de cette catégorie :

– les dictionnaires de langue généraux dont la nomenclature regroupe un ensemble pondéré représentatif de l’usage ou de la norme collective de référence ;

– les glossaires, lexiques et vocabulaires thématiques dont les entrées sont déterminées par des critères descriptifs ou fonctionnels (dictionnaires de domaines spécialisés) ;

– les dictionnaires de langue spéciaux qui regroupent les unités lexicales à partir d’un caractère commun pouvant être morphologique (dictionnaire de racines, dérivés, familles de mots) ; grammatical (dictionnaires de particules, verbes, épithètes, genres) ; formel (dictionnaires d’orthographe, sigles, prononciation, rimes, homonymes, paronymes, inverses) ; sémantique (dictionnaires de synonymes, antonymes, ou idéologiques, analogiques) ; phraséologique (dictionnaires de locutions, proverbes), etc.

Le dictionnaire encyclopédique, ou « dictionnaire de choses », informe sur les choses désignées par les mots et non, comme les précédents, qui traitent les mots en tant que signes. Les entrées principales du dictionnaire de langue y sont souvent reprises avec un traitement spécifique (description et commentaire des réalités auxquelles elles renvoient) qui peut représenter de courtes monographies extralinguistiques. Alors que les mots grammaticaux y sont sommairement décrits en tant que signes fonctionnels, les termes des arts et des sciences y sont largement repré-

sentés. Le dictionnaire de langue les évite en raison du discours encyclopédique requis pour les définir, et il ignore de même les noms propres exclus du système lexical de la langue avec les données géographiques, biographiques, historiques qui leur sont attachées. Le cas échéant, il les traite à part, tandis que le dictionnaire encyclopédique les accueille sans réserve et les mêle aux autres.

Le dictionnaire encyclopédique ne se confond pas avec l’« encyclopédie alphabétique », même si l’emploi d’adresses-vedettes, la composition par articles et l’ordre alphabétique, généralisés à partir de la fin du XVIIe siècle, ont souvent entraîné une confusion entre les deux types d’ouvrages. L’encyclopédie moderne est l’héritière des sommes médiévales qui avaient pour objet de réunir et d’expliquer l’ensemble des idées et des savoirs du temps sur les choses et le monde. Organisation raisonnée des connaissances, elle propose bien un discours séquentiel, mais les unités de sa nomenclature relèvent d’une structure méthodique et hiérarchisée de notions. Les vedettes chefs d’articles représentent non des mots du lexique, comme dans le dictionnaire, mais des « étiquettes », proches des descripteurs des classifications documentaires. Il s’agit des noms de notions, de réalités, de domaines, de disciplines, de techniques, etc., qui donnent accès à des discours sur les objets de savoir contenus dans les articles correspondants.

Au XIXe siècle, le comte de Saint-Simon notait avec pertinence (Esquisse d’une nouvelle encyclopédie, non publiée) : « Encyclopédie, ce mot [...] signifie enchaînement des connaissances ; il ne devrait jamais servir de titre aux dictionnaires généraux. Un dictionnaire général est un magasin de matériaux propres à construire une encyclopédie. » Si l’encyclopédie se démarque sans ambiguïté du dictionnaire, la distribution des deux types de discours (sur les mots / sur les choses) est moins simple dans les catégories de dictionnaires correspondantes. Cela pour plusieurs raisons convergentes dont la principale est que les corrélations entre signe et objet ou chose sont très fortes. L’un se trouvant évoqué chaque fois que l’on traite de l’autre, le discours sur le mot tend à s’enrichir de données sur la chose. Peu de lexicographes de la langue ont su, pu, ou voulu se limiter au minimum requis pour la compréhension du sens, c’est-à-dire éliminer autant que possible les données encyclopédiques. Cette distinction fondamentale est pourtant aussi ancienne que les premiers répertoires français. Les arguments de Furetière pour justifier son Dictionnaire universel

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis (1690) en fournissent un magistral exemple, même si l’Académie, forte de son monopole, ne les a pas entendus. Il invoquait la complémentarité des deux modèles pour nier la concurrence, ce qui sera reconnu au siècle suivant, Diderot disant que le dictionnaire de langue est « le recueil des titres que doit remplir le dictionnaire encyclopédique ». La formule de Laveaux (1820) selon laquelle « où le premier finit, le second commence » reste, aujourd’hui encore, celle des dictionnaires encyclopédiques qui proposent, dans chaque article mot-notion, une information linguistique puis un développement référentiel, ou celle des dictionnaires de langue que complète un répertoire de noms propres.

Il est d’autres raisons, à la fois historiques et commerciales. Le dictionnaire de langue est devenu, au XIXe siècle, le témoin des progrès des connaissances et l’outil de leur vulgarisation. Le Pan-Lexique de Boiste (1834) prétendait offrir les services de tous les dictionnaires, jusqu’à ceux de morale et d’instruction civique. Quant au Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse (1866-1890), il fera effectivement office de résumé de tous les savoirs dans de nombreux foyers du temps. On peut admettre que, depuis lors, tout dictionnaire développé propose (inégalement) les deux sortes d’informations, la prééminence de l’une ou de l’autre déterminant son appartenance. Cette tendance est confirmée par le sous-titre « dictionnaire des mots et des choses » souvent repris après Richelet (1680), par le succès du qualificatif « universel » aux XVIIIe et XIXe siècles, ou par la multiplication des termes scientifiques et techniques dans les dictionnaires contemporains. Le recours au dictionnaire conçu comme un auxiliaire didactique accuse encore sa fonction de décodage pour la compréhension d’un nombre croissant d’énoncés spécialisés.

La lexicographie moderne prend son essor au XVIe siècle avec la multiplication des répertoires plurilingues et surtout l’apparition de grands dictionnaires philologiques des langues classiques. Les multilingues, destinés, selon leur format et leur contenu, aux savants ou aux voyageurs et aux commerçants, introduisent le français à l’occasion d’une réédition. Ils proposent un nombre croissant de langues (flamand, italien, espagnol, anglais, allemand et français pour l’essentiel), leur nombre allant de pair avec la réduction du contenu des articles. Le Dictionarium d’Ambrogio Calepino (2 langues en 1502, 11 en 1588) en est un bon exemple. Les dictionnaires philologiques sont dus à de célèbres érudits et, avec eux,

s’affirme le concept de « dictionnaire général » d’une langue. Les perfectionnements appliqués au traitement des langues littéraires anciennes, et d’abord au latin, ont ouvert la voie aux premiers grands répertoires des principales langues européennes. »

Poursuivant le parcours historique de l’arrivée et de l’élaboration des dictionnaires à travers les siècles, Bernard Quemada précise que « Pour le français, l’artisan en fut sans conteste Robert Estienne, auteur d’un Thesaurus linguae latinae (1532) de réputation internationale (encore revu et réédité en Italie en 1771 par Forcellini). La version bilingue à l’usage des étudiants, le Dictionaire françoys-latin (1539) est le premier relevé important d’entrées françaises, dix mille items environ en ordre alphabétique, avec de nombreux développements en français à côté des équivalents latins. Au fil des rééditions, les ajouts sans correspondants latins seront définis et commentés en français. Le remaniement dû à Jean Nicot, paru sous le titre Thresor de la langue françoyse tant ancienne que moderne (1606), réduit encore le bilinguisme au profit du français, preuve de l’intérêt porté par un large public aux commentaires étymologiques et encyclopédiques en langue vulgaire.

Les premiers répertoires européens monolingues de langues nationales sont le Tesoro de Covarrubias (1611) pour l’espagnol, et le Vocabolario de l’Accademia della Crusca (1612) pour le toscan. Inspirée par ces modèles, la lexicographie monolingue du français fait ses débuts officiels à la fin du XVIIe siècle sous le double aspect qui est encore le sien : dictionnaires de langue et dictionnaires encyclopédiques. Dès 1636, la toute récente Académie française avait été chargée d’un dictionnaire de la langue illustré par les meilleurs auteurs. Mais le français littéraire connaissant encore des changements profonds et répétés, il s’avéra aussi difficile de choisir des modèles que des méthodes satisfaisantes pour les traiter alors que s’affrontaient des conceptions grammaticales divergentes. Ce fut donc un dictionnaire normatif qu’elle publia en 1694. Fondé sur la langue des « honnêtes gens » et non sur celle des « meilleurs écrivains », il offrait à l’homme cultivé de l’époque une image sélective d’un « bon usage » que certains qualifieront d’aristocratique. Il proposait des définitions générales souvent abstraites, des exemples créés mais non des citations (les académiciens n’étaient-ils pas eux-mêmes des autorités reconnues ?) pour une nomenclature de quinze mille vedettes environ. Par ces options,

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis l’ouvrage allait déterminer les caractères distinctifs des dictionnaires de langue prescriptifs synchroniques. Les huit éditions de 1694 à 1932, et la neuvième en cours, resteront fidèles à ce modèle, comme les très nombreux répertoires à visées scolaires qui s’en inspireront ensuite, explicitement ou non.

Pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, la lenteur du travail académique a laissé place à des projets différents et parfois concurrents qui parurent les premiers. Le Dictionnaire des mots et des choses de Pierre Richelet (1680) peut être tenu pour le prototype du dictionnaire général. Premier dictionnaire intégralement monolingue en français, ses définitions sont dans l’ensemble originales. Dictionnaire descriptif, il s’ouvre aux réalités de la société contemporaine en introduisant des marques d’usage, il accueille des mots populaires ou « bas », des usages marginaux et de nombreux termes des arts et des sciences traités à la manière encyclopédique. Il propose aussi des citations d’auteurs alors célèbres. Ses qualités en feront la référence obligée des répertoires du même type.

Dans son Dictionnaire universel (1690), Antoine Furetière, académicien lui-même, sera plus ambitieux encore puisqu’il entend réaliser l’« encyclopédie de la langue ». Il réduit la part de la langue commune pour se démarquer de l’Académie, et il accorde toute son attention aux langues de spécialité, aux termes techniques, aux mots rares même anciens, qu’il traite en « philosophe » érudit. Son ouvrage représente le prototype du dictionnaire encyclopédique extensif, annonciateur des grands répertoires de l’avenir. » (Bernard Quemada : « Dictionnaire », site Universalis.fr, non daté)

Il est utile de clore cet arpentage de l’histoire des dictionnaires par le rappel du rôle pédagogique du dictionnaire et des rapports entre la lexicographie, la didactique et la didactisation. L’étude de Jean Dubois, « Dictionnaire et discours didactique » (revue Langages, 5ème année, n°19, 1970) nous offre là-dessus de précieux enseignements. L’auteur précise en effet que « l’énoncé lexicographique » (...) relève du discours pédagogique. Comme lui, il est plus précisément un énoncé sur un autre énoncé déjà réalisé. Le savoir sur le monde que le dictionnaire communique est lui-même un discours tenu sur un corpus fait de formulations scientifiques ou culturelles. La langue dont parle un dictionnaire n’est pas directement cette

langue que les locuteurs utilisent dans les communications sociales, c’est déjà une langue analysée, un texte découpé et ajusté aux dimensions que le modèle d’analyse aristotélicien a imposées au discours pédagogique (...) ». Dans le discours pédagogique, l’objectif est de combler l’écart qui existe entre le savoir du lecteur défini par un ensemble de questions sur la langue ou sur le monde et le savoir du lexicographe défini par l’ensemble des réponses qu’elles impliquent (et vice versa). Le texte implicite doit donc être commun aux lecteurs et aux lexicographes ; le dictionnaire ne remplit son usage que lorsqu’il comble cet écart entre les deux savoirs définis par les mêmes règles ».

La lexicographie haïtienne de 1958 à 2023

Dans le champ relativement jeune de la créolistique, la lexicographie haïtienne – qui comprend des ouvrages bilingues français-créole, anglaiscréole, ainsi que de rares ouvrages unilingues créoles –, est un domaine spécialisé d’études et de production d’ouvrages lexicographiques. Dans nos différents articles consacrés à ce champ, nous employons toutefois l’expression « lexicographie créole » pour désigner l’ensemble des travaux lexicographiques ciblant le créole. L’émergence et l’histoire de la lexicographie créole sont historiquement attestées depuis les travaux pionniers du linguiste haïtien Pradel Pompilus auteur, en 1958, du « Lexique créole-français » (Université de Paris). Au terme d’une ample recherche documentaire, nous avons exposé les caractéristiques typologiques de la lexicographie créole par la publication de notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (journal Le National, Port-au-Prince, 21 juillet 2021). Dans cet essai nous avons répertorié et classé 64 dictionnaires et 11 lexiques, et dans les articles subséquents qui ont complété cet essai, nous avons démontré que sur le total de 75 ouvrages, seuls 11 ont été élaborés selon les règles méthodologiques de la lexicographie telle qu’elle est enseignée dans les universités à travers le monde et telle qu’elle est mise en œuvre dans la confection des lexiques et des dictionnaires de la langue usuelle (Le Robert, Le Larousse, USITO, Le Littré, le Oxford English Dictionary, le Oxford Advanced American Dictionary, El Diccionario de la lengua española de la Real academia española , etc.). Le tableau 1 présente les lexiques et les dictionnaires créoles élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle (11 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022) tandis que le tableau 2

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis présente un échantillon d’ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Notre diagnostic analytique attestant que seuls 11 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022 sont conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle confirme qu’il s’agit là d’un indicateur majeur de la plus grande lacune de la lexicographie créole : l’absence d’un modèle méthodologique couplé à un amateurisme rachitique trop souvent constitué en « savoir-faire » (voir plus bas les tableaux 2 et 3 ; voir aussi notre article « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 29 décembre 2022).

TABLEAU 1 - Ouvrages lexicographiques (lexiques et dictionnaires) élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle (11 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022)

Titre Auteur

1- Ti diksyonnè kreyòl-franse

2- Haitian Creole-English-French Dictionnary (vol. I, vol. II)

3- Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité

4- Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen

5- Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole

6- Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne/ Diksyonè lanvà lang kreyòl ayisyen

7- Dictionnaire de l’écolier haïtien

8- Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 1)

9- Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 2)

Date Éditeur

Henry Tourneux, Pierre Vernet et al 1976 Éditions caraïbes

Albert Valdman et al 1981 Creole Institute, Bloomington University

Henry Tourneux 1986 CNRS – Cahiers du Lacito

Pierre Vernet, B.C. Freeman 1988 Sant lengwistik aplike, Inivèsite

Leta Ayiti

Pierre Vernet, B.C. Freeman 1989 Sant lengwistik aplike, Inivèsite

Leta Ayiti

B.C. Freeman 1989 Sant lengwistik aplike, Inivèsite

Leta Ayiti

André Vilaire Chery 1996 HachetteDeschamps/ ÉDITHA

André Vilaire Chery 2000 Éditions Édutex

André Vilaire Chery 2002 Éditions Édutex

Titre Auteur

10- Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary

11- English-Haitian Creole Bilingual Dictionnary

Albert Valdman

Albert Valdman, Marvin D. Moody, Thomas E. Davies

Date Éditeur

2007 Creole Institute, Bloomington University

2017 Creole Institute, Bloomington University

NOTE / Ces dictionnaires de grande qualité scientifique mettent tous en œuvre le même cadre méthodologique qui consiste (1) à définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ; (2) à identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ; (3) à procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ; (4) à procéder au traitement lexicographique des termes de la nomenclature et à la rédaction des rubriques dictionnairiques (définitions, notes explicatives, notes contextuelles, catégorisation grammaticale des termes placés en « entrée » en ordre alphabétique et s’il y a lieu mention de l’aire géographique d’emploi du terme). Le même cadre méthodologique est mis en œuvre dans l’élaboration des lexiques bilingues (qui ne comprennent pas de définitions des termes) et pour la confection des vocabulaires spécialisés en néologie scientifique et technique. Sur le plan méthodologique, les ouvrages identifiés au tableau 1 ont été élaborés dans la stricte observance du critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle : c’est le critère majeur placé au centre de toute démarche lexicographique et terminologique. (Sur la problématique de l’équivalence lexicale et terminologique, voir Annaïch Le Serrec : « Analyse comparative de l’équivalence terminologique en corpus parallèle et en corpus comparable : application au domaine du changement climatique », thèse de doctorat, Université de Montréal, avril 2012 ; voir aussi Robert Dubuc, enseignant émérite de traduction et de terminologie à l’Université de Montréal et auteur du « Manuel pratique de terminologie » (Éditions Linguatech, 2002). Il nous enseigne que « Deux termes sont dits équivalents s’ils affichent une identité complète de sens et d’usage à l’intérieur d’un même domaine d’application. (...) Il y a équivalence même si chaque langue n’envisage pas la même notion sous le même angle »). Les dictionnaires anglais-créole élaborés par le linguiste-lexicographe Albert Valdman et ses équipes se situent tous au sommet de la lexicographie créole en raison de

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis leur rigueur scientifique et de leur ancrage systématique sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle : ils appartiennent de la sorte à la grande famille des dictionnaires majeurs de la langue usuelle réputés pour leur fiabilité (Le Robert, Le Larousse, USITO, Le Littré, le Oxford English Dictionary, le Oxford Advanced American Dictionary, El Diccionario de la lengua española de la Real Academia española , etc.).

Sur la base des critères de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, notre évaluation des dictionnaires élaborés par Albert Valdman et par le lexicographe haïtien André Vilaire Chery permet d’exposer que ces ouvrages constituent LE MODÈLE NORMATIF STANDARD dont doit s’inspirer toute la lexicographie haïtienne contemporaine (voir nos articles « Lexicographie créole : revisiter le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman » (Le National, 30 janvier 2023), « Le « Dictionnaire de l’écolier haïtien », un modèle de rigueur pour la lexicographie en Haïti » (Le National, 3 septembre 2022), et « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 29 décembre 2022).

D’autre part, il faut prendre toute la mesure que la créolistique –depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution haïtienne de 1987–, a produit peu d’études de référence sur la lexicographie créole, ses enjeux, sa dimension institutionnelle et, surtout, sur la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Elle s’est toutefois enrichie de deux études de premier plan d’Albert Valdman, qui témoignent d’une haute réflexion théorique sur la lexicographie en tant qu’objet d’étude : « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » » (revue L’information grammaticale », 2000/85) et « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? » (revue La linguistique 2005/1, vol.41). Sur le plan de l’analyse de l’histoire et de l’évolution de la lexicographie créole, la linguiste Annegret Bollée a élaboré elle aussi une étude de grande amplitude analytique, « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (vol.X) ; elle a considérablement enrichi, elle aussi, notre connaissance de la lexicographie créole.

TABLEAU 2 – Échantillon de lexiques et de dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle

Titre de l’ouvrage

Diksyonè kreyòl Vilsen

Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986

Diksyonè kreyòl karayib

Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative

Auteur(s)

Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint

Éditeur Année de publication

ÉducaVision 1994 [2009]

Emmanuel Védrine Védrine Creole Project [ ?] 2000

Jocelyne Trouillot CUC Université Caraïbe 2003 [ ?]

MIT – Haiti Initiative MIT – Haiti Initiative 2017 [ ?]

TABLEAU 3 - Caractéristiques des ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle (échantillon de 4 publications)

Titre de l’ouvrage

Auteur(s) Catégorie Principales caractéristiques lexicographiques

Diksyonè kreyòl Vilsen Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint

Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986

Emmanuel Védrine

Diksyonè kreyòl karayib Jocelyne Trouillot

Dictionnaire unilingue créole Accès Web et format papier

S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole

Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement

Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives

De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions

Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes...

Titre de l’ouvrage

Glossary of STEM terms from the MIT –Haiti Initiative

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

Auteur(s) Catégorie Principales caractéristiques lexicographiques

MIT – Haiti Initiative Lexique bilingue anglais-créole Accès Web uniquement

Équivalents créoles souvent fantaisistes, erratiques, asémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole. Les pseudo néologismes « créoles » sont essentiellement abracadabrants, farfelus et non conformes au système morphosyntaxique du créole

NOTE / Les lexiques et les dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle se caractérisent par (1) l’absence complète et/ou le rachitisme du projet éditorial lexicographique et l’absence de critères méthodologiques mis en œuvre et habituellement identifiés par les appellations « Préface » ou « Guide d’utilisation » ; (2) l’absence de critères lexicographiques relatifs à la détermination du corpus à dépouiller et l’absence de critères relatifs au dispositif de dépouillement de diverses sources documentaires ; (3) l’absence de critères lexicographiques relatifs à l’établissement de la nomenclature du dictionnaire ou du lexique ; (4) l’absence de critères relatifs au traitement lexicographique des termes de la nomenclature. L’un des traits communs entre ces ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle est qu’ils ne sont pas l’œuvre de lexicographes ou de professionnels langagiers détenteurs d’une formation/compétence avérée en lexicographie générale et en lexicographie créole. L’ouvrage de Féquière Vilsaint et Maud Heurtelou et celui de Jocelyne Trouillot procèdent sans doute d’un légitime projet de doter Haïti d’un dictionnaire unilingue créole – mais l’on conviendra qu’une bonne intention ne saurait se substituer à l’indispensable compétence en lexicographie créole. Quant au « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » – le plus médiocre de tous les ouvrages de la lexicographie créole de 1958 à 2023 –, il est attesté qu’il n’a jamais pu s’implanter dans les Écoles haïtiennes depuis sa mise en ligne (en 2017 ?) en raison du fait qu’il ne dispose d’aucune crédibilité scientifique. Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » promeut une aventureuse « lexicographie borlette » par la promotion d’équivalents « créoles » souvent fantaisistes, erratiques, asémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole, tandis que ses pseudo néologismes « créoles » sont essentiellement abracadabrants, farfelus et

non conformes au système morphosyntaxique du créole (voir nos articles

« Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020) et « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022). L’amateurisme aventureux du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » s’explique amplement par le fait que ses rédacteurs-bricoleurs ne sont détenteurs d’aucune compétence connue en lexicographie générale et en lexicographie créole. Il ne faut pas perdre de vue que la lexicographie n’est pas enseignée au Département de linguistique du MIT et sur le site Web de cette institution aucun de ses linguistes, notamment le responsable du MIT Haiti Initiative, ne mentionne sur son profil professionnel avoir acquis une quelconque compétence en lexicographie... Il est d’ailleurs tout à fait révélateur que l’élaboration du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative –au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative »–, dans les termes suivants : « (...) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STEM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants Ces activités contribuent au développement lexical de la langue créole » [Traduction : RBO]. Comme nous l’avons rigoureusement démontré dans notre article « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » (Le National, Port-au-Prince, 28 mars 2023), le pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT–Haiti Initiative en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle comprend un grand nombre d’équivalents « créoles » fantaisistes, erratiques, faux, sémantiquement opaques, souvent non conformes au système morphosyntaxique du créole et incompréhensibles du locuteur créolophone. L’autre grande caractéristique de la « lexicographie borlette » au creux du pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT–Haiti Initiative est l’absence systématique du critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle alors même qu’il est un critère majeur placé au centre de toute démarche lexicographique et terminologique. L’amateurisme confirmé des rédacteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis éclaire donc le fait que, dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, ils alimentent une vision erratique et fantaisiste de la néologie créole totalement opposée à la méthodologie de la néologie. (Sur la méthodologie de la néologie, voir l’article de Salah Mejri et Jean-François Sablayrolles, « Présentation : néologie, nouveaux modèles théoriques et NTIC » paru dans la revue Langages no 183, 2011/3 ; voir aussi l’étude « Néologie sémantique et analyse de corpus » parue sous la direction de Jean-François Sablayrolles dans les Cahiers de lexicologie (Éditions Classiques Garnier, Paris 2012). Les Cahiers de lexicologie sont publiés par le laboratoire Lexiques, dictionnaires, informatique (lDi, Université Paris 13 – Université de Cergy-Pontoise – Centre national de la recherche scientifique de France).

Les défis contemporains de la lexicographie créole

Les liens complémentaires et fonctionnels qui existent entre la lexicographie créole et la didactisation du créole sont évoqués dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (ouvrage de 381 pages coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021).

La problématique de la didactisation du créole a tôt été exposée par le linguiste Renauld Govain. Dans un texte fort éclairant, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », (Contextes et didactiques, 4, 2014) le doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti consigne en ces termes des questions de fond quant à la didactisation du créole :

« Le créole est officiellement introduit à l’école haïtienne en 1979. Son emploi dans le système éducatif n’a pas été facile. Il souffre encore d’un problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation ». Ce problème s’est davantage accentué avec la disparition en 1991 de l’IPN [Institut pédagogique national] chargé de l’élaboration de matériels didactiques pour le système. (...) Mais la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée. (...) on navigue encore dans des actions routinières qui ne sont pas éclairées par des méthodes élaborées mûrement construites sur la base d’une démarche réflexive de nature à réduire les chances de tâtonnement qu’on constate actuellement dans l’enseignement/apprentissage du créole à l’école en Haïti. »

Et lors d’une présentation au Département de français et d’italien à Indiana University, le 11 avril 2018 intitulée « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » , Renauld Govain précise sa pensée comme suit : « À l’école et à l’université : problème de didactisation - Mais l’enseignement du/en CH [créole haïtien] se heurte à un problème de contextualisation et de didactisation. La contextualisation étant un processus d’adaptation rendant la discipline à enseigner/faire apprendre adéquate aux spécificités des différents facteurs ou éléments qui interviennent dans l’acte d’enseignement / apprentissage (Govain 2013). Parmi les éléments intervenant dans la dynamique de contextualisation, Galisson (1991) retient les huit suivants : sujet (apprenant), objet (langue-culture), agent (enseignant), humain), temps (chronologique et climatique). » Et il poursuit en posant que la (...) didactisation est « un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement / apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processus (...). Didactiser une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs institutionnels afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage) (Govain 2014, 14-15). »

Le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » constitue la première publication scientifique ciblant la didactisation du créole et dans laquelle des spécialistes d’horizons divers approfondissent cette problématique et proposent des solutions marquées du sceau de la rigueur. Quant au volet spécifiquement néologique de la lexicographie créole, notre étude, dans cet ouvrage, a pour titre « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole haïtien ». Elle contribue elle aussi à instituer la modélisation de l’activité néologique sur le registre de l’élaboration méthodique des vocabulaires créoles des sciences et des techniques.

Par l’élaboration d’outils lexicographiques de grande qualité scientifique (dictionnaires, lexiques, vocabulaires spécialisés, glossaires), la lexicographie créole saura à l’avenir contribuer amplement à la didactisation

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis du créole. Dans leur diversité et quant à leur pertinence, les futurs chantiers lexicographiques créoles fourniront à la didactisation du créole un vaste éventail de termes créoles destinés à dénommer les réalités, les objets, les idées, etc. Il faut toutefois rappeler que l’apport de la lexicographie créole ne saurait se limiter à la fourniture de termes à la didactisation du créole : en une démarche transversale et conjointe, il s’agira d’élaborer à l’aide des outils de la lexicographie et de la didactique « un discours créole savant » entendu au sens de l’établissement du « métalangage » dont a besoin le créole pour être véritablement didactisé. Le « discours créole savant » n’est pas celui des communications usuelles entre locuteurs dans la vie quotidienne, il fait plutôt appel à une combinatoire liant les termes aux idées et aux concepts, à l’abstraction et aux différentes formes du raisonnement logique, à la conceptualisation et à la modélisation des corps d’idées. Le linguiste-lexicographe Albert Valdman éclaire rigoureusement la problématique du « métalangage » créole de la manière suivante : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. (...) Au fur et à mesure que s’étend l’utilisation du CH [créole haïtien] aux domaines techniques, il se dotera d’un métalangage propre à traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut affiner ses méthodes, sur plusieurs points : (1) la sélection de la nomenclature, (2) le recensement des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies, et (3) le choix des exemples illustratifs (...) » (voir Albert Valdman : « Vers la standardisation du créole haïtien », article paru dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005 / 1, volume X).

Les défis contemporains de la lexicographie créole sont également de l’ordre de la formation académique des lexicographes et la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti a un rôle de premier plan à jouer dans un environnement délétère où l’État haïtien – démissionnaire en ce qui a trait à l’aménagement simultané des deux langues de notre patrimoine linguistique historique –, n’accorde aucune véritable priorité à l’éducation en Haïti. La dimension institutionnelle de la lexicographie créole s’avère donc être une exigence de premier plan : la professionnalisation du métier de lexicographe (comme d’ailleurs la professionnalisation du métier de traducteur généraliste ou de traducteur technique et scientifique) passe obligatoirement par une formation adéquate à

l’Université. En ce qui a trait à la formation en lexicographie, il est tout indiqué le « Programme de formation en techniques de traduction » mis en route en 2017 à la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’Université d’État d’Haïti, en partenariat avec l’Association LEVE, soit renforcé par l’introduction de cours spécifiques de lexicographie. L’une des options programmatiques à explorer serait que dès la deuxième année de licence en linguistique la FLA offre une double spécialisation en traduction / lexicographie créole. Cette double spécialisation en traduction / lexicographie créole pourrait être enrichie par l’adjonction de cours en didactique / didactisation du créole. Comme nous l’avons exemplifié plus haut dans cet article, l’un des plus grands défis de la lexicographie créole est la rupture avec l’amateurisme afin de parvenir à une réflexion analytique et à une production scientifique solidement ancrée sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. C’est incontestablement la seule voie conduisant à la professionnalisation de la lexicographie et à la production d’outils lexicographiques conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. La production d’outils lexicographiques créoles de haute qualité scientifique – notamment un dictionnaire unilingue créole et un dictionnaire scolaire bilingue français-créole –, sera d’un apport majeur dans l’enseignement DE la langue créole et dans l’enseignement EN langue créole des savoirs et des connaissances dans l’École haïtienne.

Dans le contexte où depuis la réforme Bernard de 1979 (réforme lacunaire et inaboutie) et depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, l’État haïtien ne s’est toujours pas doté d’une politique linguistique éducative ; dans le contexte où, au ministère de l’Éducation nationale, diverses formes de « populisme linguistique » cadenassent et désarticulent l’aménagement du créole et sont mises en œuvre à l’aune de l’improvisation tous azimuts – entre autres dans la saga du LIV INIK AN KREYÒL qui se décline en 7 versions différentes élaborées par 7 différents éditeurs –, la contribution de la lexicologie créole ainsi que celle de la lexicographie créole devrait être le lieu d’une remise à plat et d’une rigoureuse redéfinition de la didactique du français langue seconde et de la didactique modélisée du créole selon la vision des langues partenaires et en conformité avec l’article 5 de la Constitution de 1987 (voir notre article « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti », Le National, Port-au-Prince, 14 mars 2023 ; voir la série d’études de premier plan consignées dans

le livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » édité en 2015 par la Délégation à la langue française de Suisse ; voir aussi le livre « Le français et les langues partenaires : convivialité et compétitivité » (Presses universitaires de Bordeaux, 2014. Sur le « populisme linguistique », voir l’article de ZiXi Wang, « Idéologies linguistiques et didactique des langues » paru dans Hypothèses – Carnet de recherche, 12 janvier 2015 ; voir aussi l’article de Jean-Louis Chiss daté de 2005 « La théorie du langage face aux idéologies linguistiques » consigné dans G.Dessons, S. Martin & P. Michon (éds.), « Henri Meschonnic, la pensée et le poème », Paris, InPress). Le lecteur désireux d’approfondir la vision des langues partenaires pourra avec profit consulter deux autres publications majeures sur le sujet : « Contacts de langues, politiques linguistiques et formes d’intervention », par Véronique Castellotti, Daniel Coste, Diana-Lee Simon (dans « Contacts de langues » (L’Harmattan, 2003), et « Les langues dans l’espace francophone : de la coexistence au partenariat » des linguistes Robert Chaudenson et Louis-Jean Calvet (Éditions L’Harmattan, 2001).

La problématique de l’aménagement et de la didactisation du créole dans l’École

haïtienne : promouvoir une vision rassembleuse

Montréal, le 17 novembre 2023

Au moment où nous écrivons ces lignes, le système éducatif national haïtien, où sont scolarisés environ 3 millions d’écoliers, est lourdement impacté par l’action violente des gangs armés partout au pays. Tel que nous l’avons exposé à la Directrice générale de l’UNESCO, Audrey Azoulay, dans notre « Appel à l’UNESCO : non à tout appui au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste en Haïti » (Rezonòdwès, 13 novembre 2023), « (...) plus de 500 sur 976 écoles évaluées sont dysfonctionnelles ou inaccessibles tandis que 54 d’entre elles sont complètement fermées depuis plusieurs mois, en grande majorité à cause des rivalités entre groupes armés, des affrontements entre les gangs et la police, ou des problèmes d’accès des enseignants dans ces zones » (voir le communiqué de presse paru le 23 juin 2022 sur le site officiel de l’UNICEF en Haïti, « Haiti : une école sur trois est cible de violence à Port-au-Prince »). Selon le site ONU Info, « Les actes de violence armée contre les écoles en Haïti, notamment les fusillades, les saccages, les pillages et les enlèvements, se sont multipliés par neuf en un an, alors que l’insécurité grandissante et les troubles généralisés commencent à paralyser le système éducatif du pays, a averti l’UNICEF jeudi. (...) Au cours des quatre premiers mois de l’année scolaire (d’octobre à février), 72 écoles auraient été prises pour cible, contre huit au cours de la même période l’année dernière. Le bilan comprend au moins 13 écoles prises pour cible par des groupes armés, une école incendiée, un élève tué et au moins deux membres du personnel enlevés, selon les rapports des partenaires du Fonds des Nations Unies pour l’enfance. Au cours des six premiers jours du mois de février, 30 écoles ont été fermées en raison de la montée de la violence dans les zones urbaines, tandis que plus d’une école sur quatre est restée fermée depuis octobre 2022 » (ONU Info : « Haïti : la violence armée contre les écoles multipliée par neuf en un an, selon l’UNICEF », 9 février 2023).

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

C’est dans un tel contexte de crise et de mortifère démission politique de l’État face aux gangs armés que le système éducatif national haïtien court le risque d’être affligé une fois de plus d’une nouvelle « réforme » éducative qui, dans son déploiement volontariste et cosmétique, ne fera pas elle non plus l’objet d’un bilan analytique public. Cette énième « réforme » éducative a été amorcée (1) par la décision du ministère de l’Éducation nationale – en flagrante contravention avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 –, de ne financer à partir de l’année académique 2022-2023 que les livres scolaires rédigés uniquement en créole ; (2) par la saga bégayante, les ratés prévisibles et le parachutage anarchique du manuel scolaire unique rédigé en créole, le LIV INIK qui, en dépit de l’appellation « livre unique », se décline en sept versions différentes élaborées et éditées par sept différentes maisons d’édition ; (3) par l’adoption d’un nouveau document de « réforme curriculaire », le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » (voir nos articles « Financement des manuels scolaires en créole en Haïti : confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État » (Le National, 8 mars 2022) ; « Le LIV INIK AN KREYÒL et la problématique des outils didactiques en langue créole dans l’École haïtienne » (entrevue exclusive avec Charles Tardieu, Directeur des Éditions Zémès et ancien ministre de l’Éducation nationale, Rezonòdwès, 13 août 2023) ; « L’aménagement du créole en Haïti à l’épreuve du « Cadre d’orientation curriculaire » du ministère de l’Éducation nationale » (Rezonòdwès, 27 août 2023).

Les remontées de terrain qui nous sont parvenus de nombreux enseignants haïtiens consignent une critique de fond du LIV INIK AN KREYÒL qui, il faut encore le souligner, se décline en sept versions différentes élaborées et éditées par sept différentes maisons d’édition. Le « Cahier des charges pour l’élaboration du Livre scolaire unique au premier cycle fondamental » que le ministère de l’Éducation nationale a acheminé aux éditeurs est un document d’une grande pauvreté conceptuelle et programmatique. Il consigne et privilégie les balises techniques de la fabrication matérielle du LIV INIK, il donne la priorité à l’obligation de respecter les « règles techniques » que chaque éditeur devait suivre s’il voulait emporter l’appel d’offre et, ce faisant, il ne consigne aucune vision didactique de l’apprentissage scolaire à l’aide du LIV INIK. Pire : ce document ministériel – situé en amont de la production alléguée de plus d’un million d’exemplaires de l’ouvrage –, n’a aucunement fourni aux éditeurs un modèle

didactique unique à partir duquel devait être élaboré le LIV INIK qui n’a d’« unique », selon le propos d’un enseignant, que le titre... Il est ainsi attesté que chacun des éditeurs a élaboré, à partir de ses fonds de tiroir ou de ses ressources rédactionnelles internes, son propre LIV INIK qui « emprisonne » les savoirs dans un glauque « cachot » d’environ 300 pages... Ainsi se comprend, pour une grande part, la ferme décision de nombreux enseignants et directeurs d’écoles de ne pas utiliser le LIV INIK en salle de classe. Dans tous les cas de figure, à l’échelle nationale les enseignants n’ont pas été formés à l’utilisation du LIV INIK et le ministère de l’Éducation nationale ne dispose pas d’une infrastructure administrative dédiée au contrôle de la diffusion et de l’implantation du LIV INIK dans les écoles haïtiennes...

Dans l’article du 27 août 2023, nous avons fait la démonstration qu’il existe un réel blocage de l’École haïtienne résultant d’une contradiction majeure (de vision et de finalités) entre le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 », un document de 70 pages, et le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 ». Il ressort de notre analyse attentive que l’État haïtien – trente-six ans après la co-officialisation du créole et du français à l’article 5 de la Constitution de 1987 –, est lourdement démissionnaire quant à l’obligation politique et constitutionnelle d’élaborer et de mettre en oeuvre LA politique linguistique éducative nationale. La démission de l’État a de pesantes conséquences sur le plan de la gouvernance du système éducatif haïtien, sur celui de la didactique générale des matières scolaires et sur celui de la didactique du créole langue maternelle comme sur celui du français langue seconde.

L’un des traits communs majeurs entre le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » et le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » est l’absence de lignes directrices dédiées à la problématique de l’aménagement linguistique en lien avec la didactisation du créole dans le système éducatif national haïtien. Il faut prendre toute la mesure que la complexe et incontournable exigence de la didactisation du créole est totalement absente de ces deux « documents stratégiques » du ministère de l’Éducation nationale alors même que celui-ci prétend y avoir consigné les objectifs devant « guider » l’École haïtienne. Ainsi, le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis éducatif haïtien / Haïti 2054 » expose que ce document comprend « (...) un ensemble d’orientations qui, articulées entre elles, constituent le guide stratégique du système éducatif haïtien » (section 1.4.1., p. 17) », mais l’on n’y trouve aucune trace de la problématique de la didactisation du créole (voir notre article « L’échec prévisible de la prochaine réforme curriculaire de l’École haïtienne : pistes de réflexion », Rezonòdwès, 2 octobre 2023).

Le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » – qui n’a pas été également rédigé en créole en conformité avec les obligations de l’État prévues à l’article 40 de la Constitution de 1987 –, ne comprend pas un chapitre entier dédié spécifiquement à la didactisation du créole et à l’aménagement linguistique dans le système éducatif national, alors même que ce document, qui entend instituer une « norme » et un « guide stratégique » pour les prochaines décennies, soutient avoir consigné, sans l’élaborer, « La politique linguistique définie par le MÉNFP » (p. 40). En réalité, l’examen attentif de ce « guide stratégique » révèle que les préconisations linguistiques du « Cadre d’orientation curriculaire » figurent de manière dispersée dans plusieurs sous-chapitres, ce qui s’explique aisément par le fait que contrairement à l’affirmation relevée à la page 40 sous l’étiquette « La politique linguistique définie par le MÉNFP », cette présumée « politique linguistique » ne constitue pas l’axe central ou prioritaire dans la vision du ministère de l’Éducation nationale.

Sur le plan historique, il est attesté que les responsables administratifs et politiques du système éducatif haïtien, depuis la réforme Bernard de 1979, ne parviennent toujours pas à formuler LA politique linguistique éducative de l’État haïtien – sans doute par manque de vision, par déficit de leadership politique, par incompétence quant à la compréhension de la complexité de la situation linguistique haïtienne, ou plus prosaïquement parce que l’éducation en Haïti, sous-financée dans les budgets de l’État et sorte de protéiforme « machine à cash », est « gérée » comme un secteur où prédomine l’appétit de la « rente financière d’État », la course aux juteuses enveloppes financières de l’International, les combines de l’informel à valeur marchande et l’amateurisme grandiloquent de la plupart des ministres de l’Éducation de ces trente dernières années.

Dans le contexte actuel où prédomine, à la haute direction du ministère de l’Éducation nationale, plusieurs variantes de « populisme linguistique » apparentées au délire catéchétique des Ayatollahs du créole ; au moment

où la gouvernance du système éducatif national vogue sur la mer houleuse de l’improvisation et affiche une grande confusion, des incohérences et des idées en pagaille sur la question de l’aménagement du créole, il est nécessaire et indispensable que les linguistes haïtiens prennent publiquement la parole et proposent – aux enseignants, aux directeurs d’écoles, aux cadres du système éducatif, aux rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires –, une vision articulée, documentée et rassembleuse de l’aménagement simultané, dans l’École haïtienne, des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, en lien avec l’indispensable didactisation du créole et la modernisation de la didactique du français langue seconde. Le présent article propose des pistes de réflexion sur l’aménagement linguistique dans l’École haïtienne en lien avec la didactisation du créole.

Telle que nous l’avons exposée dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011), la notion d’aménagement linguistique s’entend au sens de l’« Intervention d’une autorité compétente, souvent étatique, sur la gestion d’une langue, par l’élaboration et l’instauration d’une politique linguistique » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Pour sa part, la linguiste Christiane Loubier nous enseigne, sur le registre des droits linguistiques et des dispositions linguistiques constitutionnelles, qu’« On a recensé à l’heure actuelle des dispositions linguistiques constitutionnelles dans près de 75 % des États souverains (Gauthier, Leclerc et Maurais, 1993). Le terme politique linguistique n’est pas pour autant synonyme de législation linguistique. Une politique linguistique peut n’être que déclaratoire. Elle peut également ne comporter qu’un ensemble de mesures administratives. Mais elle peut aussi se traduire dans une législation linguistique, c’est-à-dire par un ensemble de normes juridiques (lois, règlements, décrets) ayant trait expressément à l’utilisation de la langue ou des langues sur un territoire donné, ou par une loi linguistique particulière qui édicte d’une manière assez exhaustive des droits et des obligations linguistiques (comme la Charte de la langue française au Québec) » [voir Christiane Loubier : « Politiques linguistiques et droit linguistique », 2002. Source : banq.qc.ca]. Dans une autre étude, à la fois très ample et fort éclairante, Christiane Loubier propose « (...) une définition très générale de l’aménagement linguistique

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis qui peut couvrir l’ensemble de ses composantes : « organisation des situations sociolinguistiques qui résulte de l’autorégulation et de la régulation externe de l’usage des langues au sein d’un espace social donné (Loubier, 2002) ». Sur le registre de la sociolinguistique, elle expose que « L’intervention sociolinguistique se définit comme l’« ensemble des pratiques d’aménagement linguistique exercées par tout acteur social (institutionnel ou individuel) en vue d’influencer délibérément l’évolution d’une situation sociolinguistique donnée ». Exemples : politiques linguistiques d’États ou d’entreprises, lois, décrets, règlements linguistiques, programmes officiels d’aménagement lexical, graphique, phonétique, grammatical, etc. Les pratiques d’aménagement linguistique englobent les actions de plusieurs acteurs sociaux (individus, associations, groupes, organisations, institutions sociales). L’intervention sociolinguistique n’est donc pas exclusive à l’État, même si ce type de pratique a des retombées importantes sur les situations sociolinguistiques (Christiane Loubier : « Fondements de l’aménagement linguistique », 2002. Source : banq.qc.ca). Cette étude de Christiane Loubier, « Fondements de l’aménagement linguistique », a été reproduite, avec son aimable autorisation, dans notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). Sur le versant jurilinguistique de la créolistique, cet ouvrage est la première et la seule contribution traitant de manière spécifique des droits linguistiques en Haïti.

La question de l’aménagement et de la didactisation du créole dans le système éducatif haïtien n’est pas nouvelle en Haïti. « En 1898 déjà, Georges Sylvain [déclarait que] le jour où (...) le créole aura droit de cité dans nos écoles primaires, rurales et urbaines, le problème de l’organisation de notre enseignement populaire sera près d’être résolu ». Au cours des années 1970-1980 et par la suite, plusieurs linguistes ont fait un plaidoyer dans la perspective de l’utilisation du créole haïtien comme langue d’enseignement pour une meilleure rentabilité de l’action éducative (Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement », researchgate.net, 11 avril 2018.) Auparavant, dans les années 1940, cette question a été entrevue notamment par Christian Beaulieu, compagnon de lutte de Jacques Roumain et auteur de « Pour écrire le créole » (Les Griots, 1939), et qui fut l’un des premiers, à cette époque, à réclamer l’utilisation du créole à des fins

pédagogiques. De manière plus programmatique, la question de l’aménagement et de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien a été posée avec la réforme Bernard de 1979, mise en veilleuse en 1987, et qui faisait du créole langue d’enseignement et langue enseignée. Pour mieux la situer et en saisir les enjeux, il faut dans un premier temps comprendre en quoi consiste la notion de « didactisation ».

La définition canonique de la « didactisation » renvoie à un processus, à la mise en œuvre d’un dispositif comprenant plusieurs volets complémentaires et ciblant l’enseignement d’une matière, d’un corps d’idées ou d’une langue. Dans leurs travaux de recherche sur la didactique et l’enseignement des langues maternelle et seconde, des linguistes et didacticiens ont fourni d’utiles éclairages sur la notion de « didactisation ». Ainsi, la linguiste-didacticienne Raphaële Fouillet l’expose en ces termes : « En quoi consiste la didactisation ? Intuitivement, on répond que tout acte d’enseignement suppose un objet d’enseignement mis à la portée de l’apprenant. Un même savoir ne sera pas enseigné de la même façon suivant l’âge ou l’importance de la discipline dans le cursus scolaire. Le mot didactisation est absent du Dictionnaire de didactique des langues (Galisson, Coste, 1976). En revanche, dans le Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde (Cuq, 2003 : 71), on en lit la définition suivante : « La didactisation est l’opération consistant à transformer ou à exploiter un document langagier brut pour en faire un objet d’enseignement. Ce processus implique généralement une analyse prédidactique, d’essence linguistique, pour identifier ce qui peut être utile d’enseigner. » Cette définition ne correspond pas à l’opération de transformation supposée dans le passage d’un savoir savant à un savoir didactisé, à moins que l’on considère un savoir sur la langue issu de la communauté scientifique comme un « document langagier brut ». D’après Bronckart et Chiss, le terme désigne le « fait de rendre didactique, approprié à l’enseignement, à la pédagogie ». Cette définition plus ouverte nous permet de l’appliquer au cas de la transformation du savoir savant linguistique en savoir approprié à l’enseignement d’une langue. On retient provisoirement que la didactisation indique un processus didactique : il concerne la méthodologie, le choix des contenus, leur organisation et les activités proposées aux apprenants (Raphaële Fouillet : « Entre savoir savant et didactisation : le cas de l’article en français », Synergies France n° 122018 p. 67-83) Compte-tenu de la variété et du poids démographique

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis des langues natives en Afrique, on notera que la définition de la « didactisation » de Cuq (2003) est reprise, pour sa pertinence, par Diao Faye, de la Faculté des Sciences et des technologies de l’éducation et de la formation, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, dans le document intitulé « Contributions écrites et synthèses des ateliers du Séminaire d’élaboration de matériaux pédagogiques sur le thème de la didactisation du patrimoine oral africain : de l’enseignement préscolaire à l’université », Dakar, Sénégal, mars 2010. Pour sa part, le linguiste haïtien Renauld Govain précise que la « didactisation » est « un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processus (...). Didactiser une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs permettant de modéliser son enseignement/apprentissage en situation formelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage) (Govain 2014, 14-15) » (voir Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » (researchgate.net, 11 avril 2018 ; voir aussi un autre article de Renauld Govain, « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021). Renauld Govain amplifie et approfondit la problématique de la didactisation du créole dans un article de grande amplitude analytique rédigé en collaboration avec la linguiste Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle », paru dans livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021.)

Par l’élaboration d’outils lexicographiques de grande qualité scientifique (dictionnaires, lexiques, vocabulaires spécialisés, glossaires), la lexicographie créole saura à l’avenir contribuer amplement à la didactisation du créole. Dans leur diversité et quant à leur pertinence, les futurs chantiers lexicographiques créoles fourniront à la didactisation du créole un vaste éventail de termes créoles destinés à dénommer les réalités, les objets,

les idées, etc. Il faut toutefois rappeler que l’apport de la lexicographie créole ne saurait se limiter à la fourniture de termes à la didactisation du créole : en une démarche transversale et conjointe, il s’agira d’élaborer à l’aide des outils de la lexicographie et de la didactique « un discours créole savant » entendu au sens de l’établissement du « métalangage » dont a besoin le créole pour être véritablement didactisé. Le « discours créole savant » n’est pas celui des communications usuelles entre locuteurs dans la vie quotidienne, il fait plutôt appel à une combinatoire liant les termes aux idées et aux concepts, à l’abstraction et aux différentes formes du raisonnement logique, à la conceptualisation et à la modélisation des corps d’idées. Le linguiste-lexicographe Albert Valdman éclaire rigoureusement la problématique du « métalangage » créole de la manière suivante : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. (...) Au fur et à mesure que s’étend l’utilisation du CH [créole haïtien] aux domaines techniques, il se dotera d’un métalangage propre à traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut affiner ses méthodes, sur plusieurs points : (1) la sélection de la nomenclature, (2) le recensement des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies, et (3) le choix des exemples illustratifs (...) » (Albert Valdman : « Vers la standardisation du créole haïtien », article paru dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005 / 1, volume X).

Les données parcellaires disponibles au fil des ans attestent que la réflexion des enseignants et des linguistes sur l’aménagement et la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien a été abordée de manière relativement neuve mais inaboutie dès le début des années 1970, mais elle n’a toutefois pas fait l’objet de recherches systématiques ayant débouché sur des articles scientifiques et une modélisation de la didactique du créole. De la sorte, l’on peut difficilement soutenir qu’il existe en Haïti une pensée didactique issue de la linguistique et modélisant l’apprentissage des connaissances et des savoirs en créole. Sous réserve d’une future évaluation des outils pédagogiques élaborés et utilisés par l’IPN (Institut pédagogique national) en appui à la réforme Bernard de 1979, on peut aujourd’hui émettre l’hypothèse que la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien a préoccupé les concepteurs de cette réforme mais qu’elle n’a pas nécessairement débouché sur l’élaboration d’une pensée

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis didactique modélisant l’apprentissage des connaissances et des savoirs en créole. À l’appui de cette hypothèse, l’on retiendra la très grande rareté des travaux de recherche et des publications scientifiques traitant de manière spécifique de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien. De la réforme Bernard de 1979 à aujourd’hui, Haïti n’a publié aucun travail de recherche universitaire, aucune thèse de troisième cycle, aucun livre consacré – exclusivement – à la « didactisation » du créole. Il faut donc prendre toute la mesure qu’il y a de lourdes carences théoriques et de vision sur la « didactisation » du créole, et cette carence perdure en dépit de l’exemplaire travail effectué par un certain nombre d’enseignants de carrière dans le domaine de l’enseignement des langues en Haïti.

La « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien demeure donc très embryonnaire depuis la réforme Bernard de 1979. Toutefois, malgré les lourdes carences théoriques et de vision constatées, elle continue de préoccuper plusieurs linguistes haïtiens. Ainsi, elle est explicitement évoquée par le linguiste Renauld Govain en ces termes : « Le créole est officiellement introduit à l’école haïtienne en 1979. Son emploi dans le système éducatif n’a pas été facile. Il souffre encore d’un problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation ». Ce problème s’est davantage accentué avec la disparition en 1991 de l’IPN [Institut pédagogique national] chargé de l’élaboration de matériels didactiques pour le système. Le créole a été l’objet de résistance et de réactions réfractaires et conservatrices de la part de l’ensemble des acteurs du système. Ces résistances et réactions réfractaires concordent avec les représentations et idéologies collectives et les résultats des actions de politique linguistique arrêtées en Haïti qui ne sont pas toujours en faveur de la langue. Néanmoins, il a toujours été (et est) un facilitateur dans le processus d’enseignement et d’appropriation de connaissances à tous les niveaux. Le cycle du nouveau secondaire dont l’expérimentation a débuté en 2007 est venu prolonger l’enseignement-apprentissage de la langue sur tout le cycle scolaire. Mais la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée. Cela étant, on navigue encore dans des actions routinières qui ne sont pas éclairées par des méthodes élaborées mûrement construites sur la base d’une démarche réflexive de nature à réduire les chances de tâtonnement qu’on constate actuellement dans l’enseignement / apprentissage du créole à l’école en Haïti. »

(Renauld Govain : « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », Contextes et didactiques, 4, 2014.)

L’analyse de Renauld Govain est d’une grande pertinence et il mentionne avec à-propos, en ce qui a trait à la didactique du créole, un « problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation » ; et de manière précise, il rappelle que « la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée » en amont et à la mise en œuvre de la réforme Bernard de 1979. La liste très partielle des publications de l’IPN (Institut pédagogique national) relevée sur le site WorldCat.org illustre ce « problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation » et le fait que « la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée ».

Liste partielle des publications de l’IPN élaborée au fil d’une ample recherche documentaire

– « La réforme éducative : éléments d’information »

Auteur : Institut pédagogique national (Haïti). Comité de curriculum.

Département de l’éducation nationale. Direction de la planification.

Livre imprimé : publication gouvernementale nationale

Langue : français

Éditeur : Département de l’éducation nationale, Port-au-Prince, [1982].

– « Le créole en question »

Auteur : Institut pédagogique national (Haïti).

Livre imprimé : publication gouvernementale nationale

Langue : français

Éditeur : Institut pédagogique national, Port-au-Prince, Haïti, [1979].

– « Créole et enseignement primaire en Haïti »

Auteur : Albert Valdman ; Institut pédagogique national (Haïti).

Département de l’éducation nationale et Indiana University, Bloomington.

Livre imprimé : publication de conférence

Langue : français

Éditeur : Bloomington, Indiana University, 1980.

– « Konprann sa nou li : lekti 2èm ane »

Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti).

Livre imprimé

Langue : créole d’Haïti

Éditeur : H. Deschamps, Port-au-Prince, 1983.

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

– « Konprann sa nou li. 3èm ane »

Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti) ;

Livre imprimé

Langue : créole d’Haïti

Éditeur : H. Deschamps, Port-au-Prince, 1984.

« Konprann sa nou li : lekti katriyèm ane : liv elèv »

Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti) ;

Livre imprimé

Langue : créole d’Haïti

Éditeur : H. Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, 1986.

– « Créole et enseignement primaire en Haïti : actes »

Auteurs : Albert Valdman, Yves Joseph, Joseph C Bernard. Livre imprimé : publication de conférence, publication gouvernementale

Langue : français

Éditeur : Indiana University et IPN, Bloomington, 1980.

– « Gramè kreyòl : 4èm ane : kaye elèv »

Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti) ;

Livre imprimé

Langue : créole

Éditeur : Enstiti pedagojik nasyonal, Port-au-Prince, 1986.

– « Lekti kreyòl : 5èm ak 6èm ane : liv elèv »

Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti) ; Livre imprimé

Langue : créole d’Haïti

Éditeur : Depatman edikasyon nasyonal, Enstiti pedagojik nasyonal, Port-au-Prince, Haïti, [1986 ?].

L’étude de Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », Contextes et didactiques, 4, 2014), ainsi que la consultation de la liste très partielle des publications de l’IPN montrent bien que l’introduction du créole dans le système éducatif haïtien en 1979 n’a pas fait l’objet d’une planification didactique spécifique, et encore moins d’études et de textes spécialisés sur la « didactisation » du créole (voir nos articles « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire » (Le National, 16 mars 2021), et « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? », (Le National, 11 novembre 2021).

Aujourd’hui, la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien n’est pas à l’ordre du jour chez les décideurs politiques et les administrateurs du ministère de l’Éducation nationale dont la grande pauvreté de la pensée linguistique est avérée (voir à ce sujet notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018). Quarante-quatre ans après la réforme Bernard de 1979, la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien demeure encore embryonnaire et elle doit affronter des obstacles structurels majeurs, comme nous l’avons montré dans notre article, « Le défi de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien » (Le National, 8 janvier 2020). Parmi les facteurs structurels objectifs qui entravent la généralisation de l’utilisation du créole comme langue d’enseignement aux cycles primaire et secondaire, il faut mentionner la raréfaction du matériel didactique de qualité en créole. Quels sont les manuels d’enseignement du créole et en créole actuellement disponibles sur le marché du livre scolaire ? Par qui ont-ils été rédigés ? Leurs auteurs sont-ils des linguistes-didacticiens ou des enseignants ayant acquis une formation spécifique en didactique des langues ? Ces ouvrages sont-ils au préalable évalués puis recommandés et/ou normalisés ? Si oui, par qui ? Le ministère de l’Éducation nationale dispose-t-il de compétences spécifiques en didactique des langues l’habilitant à recommander/normaliser ces ouvrages ? En Haïti, l’enseignement en langue maternelle créole et l’enseignement de la langue maternelle créole bute en amont à des obstacles majeurs : il est attesté que peu d’enseignants haïtiens sont dépositaires d’une formation spécifique en didactique créole. D’autre part, il existe une lourde constante, c’est l’absence de volonté politique de l’État à intervenir dans le domaine de l’aménagement linguistique couplée à l’inexistence d’une politique linguistique éducative nationale issue de l’énoncé de la politique linguistique que l’État est appelé à élaborer et à mettre en œuvre conformément à la Constitution de 1987. En dehors d’une politique linguistique éducative nationale, il est peu probable que l’École haïtienne soit en mesure d’assurer un enseignement de qualité en créole. Il y a lieu de rappeler que les écoles haïtiennes sont financées et administrées à hauteur de 20% par l’État et à 80% par le secteur privé national et international.

Au jour d’aujourd’hui, il appartient aux linguistes et aux didacticiens, de concert avec des enseignants de carrière, de mettre sur pied le vaste chantier de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien. Il s’agira d’une entreprise à la fois linguistique et didactique à mettre en œuvre par la mutualisation des ressources professionnelles de la Faculté de linguistique appliquée et de l’École normale supérieure. L’élaboration en amont d’une claire vision de la « didactisation » du créole haïtien est indispensable à sa mise en route dans la perspective d’une école de qualité fondée sur le respect des droits linguistiques des locuteurs. À l’instar de toutes les autres langues natives, le créole haïtien est appelé à évoluer et à prendre en charge la transmission des savoirs dans tous les domaines de connaissance dès lors qu’il est « didactisé ». Volet majeur de l’aménagement linguistique en Haïti, la « didactisation » du créole est une donnée historique incontournable : elle est, à ce titre, une priorité à laquelle le système éducatif national ne saurait se soustraire.

De la simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti : un choix de société conforme à la Constitution de 1987

Montréal, le 7 novembre 2022

Simultanéité :

« Caractère de ce qui a lieu en même temps » (Dictionnaire de l’Académie française) ; « Fait d’appartenir au même acte, au même ensemble ; fait de constituer un seul acte, un ensemble » (OrtolangDictionnaire du Centre national de ressources textuelles et lexicales de France).

Toute société, tout pouvoir public, toute instance régalienne qui intervient dans le domaine de l’aménagement des langues le fait à partir de paramètres historiques, d’une vision de la configuration linguistique au sein d’une communauté de locuteurs ou des rapports entre plusieurs langues sur un territoire donné. Dans tous les cas de figure, il s’agit d’un choix de société, d’un parti-pris aménagiste où s’agrègent le politique, l’idéologique, le social et l’Histoire. Le réputé site du sociolinguiste québécois Jacques Leclerc, « L’aménagement linguistique dans le monde », consigne la description des « situations et politiques particulières de 400 États ou territoires [ou régions] répartis dans les 195 pays (reconnus) du monde ». Il exemplifie différents types de politique linguistique : politiques d’assimilation, de non-intervention, de valorisation de la langue officielle, de multilinguisme stratégique, d’internationalisation linguistique, de bilinguisme (ou de trilinguisme), de statut juridique différencié (fondé sur les droits personnels sans limite territoriale ou sur les droits personnels territorialisés, ou sur les droits territoriaux). L’une des grandes qualités informatives de ce site est de présenter un descriptif des « Dispositions linguistiques des constitutions des États souverains », et le lecteur curieux sera sans doute surpris de constater qu’un grand nombre d’États souverains ont inscrit des dispositions linguistiques diverses dans leur Loi-mère,

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis de l’Afrique du Sud à l’Angola, d’Antigua-et-Barbuda à l’Argentine, du Bénin au Burkina Faso, du Canada à la Chine, de la Dominique à l’Espagne, etc.

Au chapitre des « Dispositions linguistiques des constitutions des États souverains », l’exemple de l’Afrique du Sud est fort instructif. L’actuelle Constitution du 4 décembre 1996 (entrée en vigueur le 4 février 1997) dispose ce qui suit à l’article 6 :

1) Les langues officielles de la République sont le sepedi, le sotho, le tswana, le swati, le venda, le tsonga, l’afrikaans, l’anglais, le ndébélé, le xhosa et le zoulou.

2) Reconnaissant que les langues indigènes de notre peuple ont connu, par le passé une utilisation et un statut amoindris, l’État doit, par des mesures concrètes et positives, améliorer le statut et développer l’utilisation de ces langues.

3) Le gouvernement national et les gouvernements provinciaux peuvent utiliser l’une des langues officielles particulières à des fins administratives, en tenant compte de l’usage, de la faisabilité, des coûts, de la situation régionale et en respectant l’équilibre entre les besoins et les préférences de la population, aux niveaux national et provincial ; mais le gouvernement national et chaque gouvernement régional doivent utiliser au moins deux langues officielles. Les municipalités doivent prendre en considération l’usage de la langue et des préférences de leurs citoyens.

4) Il incombe au gouvernement national et aux gouvernements provinciaux de réglementer et de contrôler, à travers des dispositions juridiques ou autres, l’utilisation des langues officielles. Sous réserve des dispositions du paragraphe 2, toutes les langues officielles doivent jouir d’une parité de considération et faire l’objet d’un traitement équitable.

5) Le Grand Conseil sud-africain des langues est chargé : (a) de promouvoir et créer des conditions pour le développement et l’usage de : (i) toutes les langues officielles ; (ii) des langues khoï, nama et san ; et (iii) de la langue des signes.

(b) de promouvoir et assurer le respect pour les langues, incluant l’allemand, le grec, le gudjarati, l’hindi, le portugais, le tamoul, le télougou, l’ourdou et d’autres langues généralement employées par des communautés en Afrique du Sud, ainsi que l’arabe, l’hébreu, le sanskrit et d’autres utilisées à des fins religieuses. » (Jacques Leclerc : « L’aménagement linguistique dans le monde »).

En termes de synthèse, il est utile de noter que de telles dispositions jurilinguistiques dans la Constitution de l’Afrique du Sud sont des dispositions contraignantes car « Il incombe au gouvernement national et aux gouvernements provinciaux de réglementer et de contrôler, à travers des dispositions juridiques ou autres, l’utilisation des langues officielles » (article 6. 4). À l’avenir, un bilan analytique devra permettre d’établir si ces dispositions constitutionnelles ont été effectivement mises en œuvre.

La dimension juridique et constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti a été très peu étudiée depuis la promulgation de la Constitution de 1987. Les constitutionnalistes haïtiens – juristes confirmés ou « spécialistes » autoproclamés du domaine juridico-constitutionnel –, n’ont pas encore produit d’études de référence sur la dimension juridique et constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti. Ainsi, Mirlande Manigat a soutenu à la Sorbonne en 1968 une brillante thèse de doctorat en science politique – et non pas en droit constitutionnel –, intitulée « Le groupe de Brazzaville aux Nations Unies » sous la direction de Pierre Gerbet, historien et auteur notamment du « Dictionnaire historique de l’Europe unie » (Éditions André Versaille, 2009). Quoique dépourvue de toute formation universitaire avérée en droit constitutionnel, Mirlande Manigat est considérée, en Haïti, comme l’un des meilleurs experts constitutionnalistes du pays. Elle a publié entre autres un « Traité de droit constitutionnel haïtien » (une analyse comparative des vingt-deux constitutions haïtiennes, en deux volumes, l’Imprimeur II, Collection de l’Université Quisqueya, 2000 et 2002), ainsi qu’un « Manuel de droit constitutionnel » (l’Imprimeur II, Collection de l’Université Quisqueya, 2004). Ces publications n’ont pas pris en compte la problématique de la dimension juridique et constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti. C’est plutôt dans un texte du 8 mai 2011 traitant de la révision constitutionnelle –entamée en 2009 par l’ancien président René Préval–, et titré « L’amendement de la Constitution de 1987 : les leçons du passé, le poids du présent », que Mirlande Manigat se prononce sur ce qu’elle croit être, de manière confuse il faut le souligner, la « dualité linguistique proclamée dans la Constitution » haïtienne. Au paragraphe « Problème de la langue en Haïti » de son texte, elle expose que « S’agissant d’une opération concernant la Loi-mère, on s’étonne que l’un et l’autre texte n’aient pas respecté la dualité linguistique proclamée dans la Constitution ». Dans la lettre ouverte que nous lui avons adressée à l’époque,

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

« Les acrobaties sémantiques de Mirlande Manigat sont un danger pour l’aménagement du créole haïtien » (Potomitan, 8 mai 2011), nous avons souligné le caractère fantaisiste de la notion de « dualité linguistique » haïtienne et nous avons démontré que la Constitution de 1987, en co-officialisant à l’article 5 le créole et le français, n’atteste aucunement cette prétendue « dualité linguistique ».

En dépit de cette lourde confusion conceptuelle – la « dualité linguistique » haïtienne –, l’article de Mirlande Manigat comprend des observations d’une évidente justesse, notamment lorsqu’elle expose qu’« Il convient de souligner que l’opération [la révision constitutionnelle] a été substantiellement bâclée, remplie d’incohérence et traduit le manque de sérieux avec lequel les parlementaires ont expédié la première phase de la procédure. De toute évidence, ils n’avaient ni lu ni analysé le document acheminé le 4 septembre par l’Exécutif et qui reprenait l’essentiel du travail soumis le 10 juillet par le Groupe de travail sur la Constitution, le GTC, présidé par mon éminent ami Claude Moïse et dont les membres comptent parmi les personnalités du monde académique et de la société civile. » Elle précise également que « (...) l’article 40 [de la Constitution de 1987] fait obligation à l’État de publier tous les documents officiels en français et en créole. Cette omission ne frappe pas pour autant de caducité substantielle celui en examen, mais elle souligne la légèreté avec laquelle les détenteurs du pouvoir d’État font fi des exigences les plus élémentaires de la gouvernance normative. De manière fondamentale, il faut souligner que l’absence d’une version créole rendrait inopérante l’immense majorité des décisions exécutives et judiciaires adoptées dans le pays depuis 24 ans. De ce dernier point de vue, la question en discussion est l’acceptation d’une version unilingue. »

La réfutation de la notion fantaisiste de « dualité linguistique » haïtienne exposée par Mirlande Manigat prend également appui sur d’autres acquis de nature jurilinguistique et politique mis en lumière par certains auteurs. Dans une étude d’une grande amplitude analytique, « Lingua politica / Réflexions sur l’égalité linguistique » (Le Philosophoire 2012/1 (n° 37), Astrid von Busekist – agrégée de science politique, professeur de théorie politique et directrice du Master de théorie politique à l’Institut d’études politiques de Paris (Science Po Paris) –, nous instruit de la congruence (la conformité) existant entre l’égalité linguistique, l’égalité de statut

des langues et « l’invention de la démocratie » à l’aune de la constitution de l’État de droit. Elle précise sa pensée comme suit : « Cette égalité a marqué l’histoire de notre rapport à la langue de trois manières en inaugurant l’égalité de parole des citoyens ; en inspirant l’égalité des individus-locuteurs dans un monde plurilingue ; en faisant de l’égalité des langues elles-mêmes une exigence de démocratie. » C’est précisément « l’égalité de parole des citoyens » que garantit l’article 5 de la Constitution de 1987 : l’égalité de parole est en lien direct et essentiel avec tous les droits citoyens consignés dans la Loi-mère, elle est soudée au socle de l’égalité des langues et au statut officiel con-joint du créole et du français. Sur ce registre jurilinguistique, la Constitution de 1987 innove : elle accorde un statut égal et paritaire aux deux langues tout en consignant la volonté de la mise hors-jeu de la minorisation institutionnelle du créole dès l’énoncé de son « Préambule ». Ainsi, la Charte fondamentale se réclame de l’Acte de l’Indépendance de 1804 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, et elle est proclamée « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. »

En dépit de la très grande rareté d’études de nature jurilinguistique sur l’aménagement des langues en Haïti, nous disposons de deux remarquables études du juriste Alain Guillaume, docteur en droit et enseignant-chercheur à l’Université Quisqueya. La première contribution s’intitule « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, 2011/1, vol. XVI). Dans ce texte de haute amplitude analytique, Alain Guillaume précise que « Dès la naissance de l’État haïtien, le droit substantiel s’est révélé une superstructure au service d’un ordre social inégalitaire. Conscient de l’iniquité de la situation, l’ordre constitutionnel établi en 1987 s’est voulu le catalyseur du changement nécessaire dans une perspective politiquement libérale et selon une démarche inclusive. Le projet d’aménagement linguistique qu’il véhicule est très favorable au créole dont l’officialité et le caractère de « langue d’union » sont consacrés. Cependant, la mise en œuvre concrète de ce projet tarde à se réaliser pour des raisons diverses. Elle implique en effet la disponibilité de moyens difficiles à mobiliser et un engagement véritable des pouvoirs publics. Émerge

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis donc une nouvelle dichotomie entre un droit constitutionnel libéral et des pratiques qui le sont moins, notamment au niveau de la formulation des actes normatifs infra-constitutionnels. » De manière fort pertinente, Alain Guillaune note que « La société haïtienne est marquée par toute une série de dichotomies qui se manifestent au niveau du droit à travers un bilinguisme inégalitaire et une forme particulière de bi-juridisme. L’intégration juridique de la Nation passe par l’expression créole du droit et la prise en compte, dans le droit écrit, des normes coutumières, démarches complémentaires susceptibles d’enrichir le droit substantiel haïtien, mais dont la mise en œuvre se révèle complexe. »

La seconde contribution majeure d’Alain Guillaume a pour titre « Pour un encadrement juridique de la didactisation du créole en Haïti - Approche de droit comparé », et elle figure dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Dans cette étude, Alain Guillaume expose avec rigueur que « Le dispositif [législatif] actuel est largement insuffisant puisque les textes supra-législatifs, même en vigueur, ne se suffisent pas à eux-mêmes pour produire des effets de droit. Leur application consiste, en grande partie, en l’édiction de textes inférieurs destinés à concrétiser leurs prescriptions. Il y a lieu, pour se conformer aux prescriptions constitutionnelles et aux revendications qu’elles charrient, que soit formulée une glottopolitique intégratrice qui serait traduite par une grande législation linguistique et différentes législations sectorielles dont l’application serait assurée par des actes réglementaires. En effet, la Constitution n’est censée exprimer que les grands principes gouvernant l’action publique. Le Pouvoir législatif, à travers les lois, est appelé à les préciser –quitte à renvoyer au Pouvoir réglementaire, à travers les arrêtés de l’article 159 de la Constitution, pour la définition des détails de l’application quotidienne desdites lois. (...) La réalité sociolinguistique d’Haïti ne permet pas d’en faire un État-nation monolingue en niant l’existence et l’importance du créole ou en le reléguant dans un statut social marginal ou dans des registres strictement informels. Cette situation oblige les autorités du pays, dans une perspective démocratique, à adopter une législation et une politique linguistiques plus ambitieuses que dans la plupart des pays et territoires de la Créolophonie. Le cadre juridique des langues en Haïti ne peut être qu’original et innovant par rapport aux États et territoires des Caraïbes et

de l’Océan indien, du fait de la singularité de la situation sociale haïtienne. Il serait difficilement concevable, dans le contexte haïtien, de viser la maitrise de la seconde langue ou d’une autre langue par la majorité de la population, sans passer par une valorisation du créole et surtout sa didactisation. »

Le titre même du présent article, « De la simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti : un choix de société conforme à la Constitution de 1987 », ramène au débat public la nécessité d’approfondir, sur le plan jurilinguistique, les défis actuels de l’État haïtien en matière d’aménagement de nos deux langues officielles. En conférant à l’article 5 un statut égal et paritaire aux deux langues officielles du pays, le créole et le français, le texte constitutionnel induit l’obligation de simultanéité dans la mise en œuvre de leur aménagement . La même obligation constitutionnelle est explicitement contenue dans l’article 40 de notre Charte fondamentale qui fait obligation à l’État de publier tous ses documents officiels en français et en créole.

L’obligation de simultanéité dans la mise en œuvre de l’aménagement du créole et du français en Haïti est parfois mal comprise ou volontairement ignorée sinon détournée par certains. L’obligation de simultanéité est fondée sur le plan jurilinguistique puisque, dans les termes mêmes de l’article 5 de la Constitution de 1987, la co-officialité des deux langues est consignée en dehors de toute hiérarchisation préférentielle explicite. L’article 5 articule en effet deux pôles constitutifs liés à la réalité de notre patrimoine linguistique historique bilingue : le pôle intégrateur de l’inclusion à l’aune de l’unité (« Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole), et le pôle de « l’acceptation de la communauté de langues et de culture » spécifié au « Préambule » de la Constitution. Dans le segment « l’acceptation de la communauté de langues et de culture », le terme « langueS » est écrit au pluriel à la suite du terme « LA communauté » consigné au singulier : l’Assemblée constituante de 1987 a procédé à une lecture adéquate et conforme de la réalité historique et très justement statué que par « l’acceptation de LA communauté de langueS et de culture », sur l’ensemble du territoire national « Le créole et le français sont les langues officielles de la République ». L’obligation de simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti repose donc également sur la fonction intégratrice du partenariat entre le créole et

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis le français, partenariat qui devra être explicitement formulé dans la future et première Loi d’aménagement linguistique d’Haïti et dans toute révision constitutionnelle conduite sur des bases cohérentes et juridiquement fondées (voir notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019). La simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti, à travers son encadrement juridique, permettra aussi d’éviter l’enfermement du processus aménagiste dans une vision sectaire et dogmatique basée sur l’exclusion de l’une des deux langues officielles, le français. C’est le lieu de dire une fois de plus que toute proposition d’aménager uniquement le créole, en particulier dans le système éducatif national, est objectivement inconstitutionnelle et contraire à l’esprit et à la lettre de l’article 5 de la Constitution de 1987 (voir nos articles « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? », Le National, 20 et 31 août 2017 ; et « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse », Le National, 24 novembre 2020).

Il faut aussi prendre toute la mesure que notre Charte fondamentale se réclame de l’Acte de l’Indépendance de 1804 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et qu’elle a été promulguée en 1987 après la défaite en 1986 de la dictature de Jean Claude Duvalier. Comme le précise son « Préambule », elle a été proclamée « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ». Ce « Préambule » situe la question linguistique haïtienne dans la perspective de la construction d’un État de droit car il s’agit, comme le consigne le texte constitutionnel, de « fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes ». Se trouve ainsi confortée la dimension inclusive de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays – et il faut ici mettre en lumière une contrainte anti discriminatoire de premier plan, à savoir que le texte constitutionnel interdit « toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes », au premier chef toutes les formes de discrimination touchant le créole et le français.

L’obligation de simultanéité dans la mise en œuvre de l’aménagement du créole et du français en Haïti est également conforme à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 et au Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques adopté le 13 mai 2011. Comme nous l’avons explicité dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011), l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti s’arrime à la notion fondamentale de « droits linguistiques » dans leur universalité. On entend par « droits linguistiques » l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des « droits linguistiques » s’entend au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des « droits linguistiques » recouvre (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques. En lien avec la simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti, l’un des enseignements essentiels de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 et du Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques est le caractère inclusif que doit avoir tout projet d’aménagement linguistique fondé, comme nous en faisons le plaidoyer depuis 2011, sur l’efficience des droits linguistiques. Pareil arrimage jurilinguistique doit être garant du caractère nécessairement inclusif de la future politique d’État d’aménagement simultané de nos deux langues officielles et il permettra de ne pas se fourvoyer sous les décombres des homélies sectaires et dogmatiques des Ayatollahs du créole et des divers prédicateurs de l’unilinguisme créole en Haïti.

Dans une série d’articles spécialisés parus sur le site de l’Observatoire international des droits linguistiques, « L’État et les droits linguistiques », le juriste Graham Fraser soutient avec rigueur et hauteur de vue que « Les droits linguistiques sont plus que des moyens de protection : ce sont aussi des outils de transformation qui permettent aux citoyens (...) de fonctionner en tant que membres à part entière de la société. Ainsi, les droits linguistiques sont, à n’en pas douter, des droits individuels, mais ils n’acquièrent leur plein sens que dans le contexte de la communauté linguistique dont fait partie la personne qui les revendique. » (Revue de droit linguistique 5 / 1, 2018.) Il précise également que « Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs ; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. Cela concorde avec l’idée préconisée en droit international que la liberté de choisir est dénuée de sens en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures positives pour mettre en application des garanties linguistiques (...) » – Sur la notion centrale de droits linguistiques, voir l’article synthèse du linguiste Giovanni Agresti, « Droits linguistiques », paru dans la revue Langage et société, 2021/HS1 (Hors-série pages 115 à 118) ; voir aussi la remarquable étude du juriste Joseph-G. Turi « Le droit linguistique et les droits linguistiques » consignée dans Les Cahiers de droit de l’Université Laval, volume 31, numéro 2, 1990.)

En guise de conclusion et dans la perspective d’un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti, nous formulons l’hypothèse que les juristes et constitutionnalistes haïtiens, de concert avec la Cour de cassation, s’accordent pour instituer une réflexion de fond sur l’aménagement simultané du créole et du français au pays, réflexion qui s’avère aujourd’hui incontournable. Cette hypothèse mérite d’autant plus d’être étudiée que la Cour de cassation est la plus haute cour de justice de la République d’Haïti et le tribunal de dernier ressort. Elle est chargée de veiller à la plus stricte observation des lois en vigueur. Elle joue le rôle de Conseil supérieur de la magistrature et, par exception, de Cour constitutionnelle. À ce titre, elle pourrait envisager d’élaborer une jurisprudence innovante sur l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti.

Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti

Montréal, le 14 mars 2023

« Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » est le titre de l’ouvrage publié au cours du mois de novembre 2015 par la Délégation à la langue française de Suisse. Cette publication de 198 pages regroupe les actes du séminaire « Le concept de “langue partenaire” et ses conséquences pour une politique intégrée du français » organisé à Champéry (Suisse) les 6 et 7 novembre 2014 par le réseau OPALE. Depuis plusieurs années, le réseau OPALE regroupe les organismes francophones de politique et d’aménagement linguistiques suivants : (1) le Service de la langue française et le Conseil de la langue française et de politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles ; (2) la Délégation générale à la langue française et aux langues de France ; (3) le Conseil supérieur de la langue française, l’Office québécois de la langue française et le Secrétariat à la politique linguistique du Québec ; et (4) la Délégation à la langue française de Suisse romande. Les auteurs des contributions réunies dans ce volume proviennent de diverses régions de la Francophonie (Belgique, Côte d’Ivoire, France, Gabon, Québec, Suisse). Ils sont enseignants-chercheurs et spécialistes de différents domaines de la linguistique ou de domaines liés : philologie, sociolinguistique, linguistique cognitive, contact des langues, didactique des langues, sémiotique, dialectologie, anthropologie linguistique, sciences de l’éducation, lexicographie francophone et politique linguistique éducative. Au cours des ans, plusieurs de ces spécialistes ont collaboré avec le CIRAL (le Centre international de recherche en aménagement linguistique) et le RINT (le Réseau international de néologie et de terminologie) qui a accueilli Haïti parmi ses membres en 1989.

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

La problématique de la cohabitation des langues a été diversement étudiée par les linguistes et les sociolinguistes. Le lecteur curieux d’explorer cette problématique pourra consulter, entre autres, les références suivantes : « Les langues en contact », par Louis-Jean Calvet (La sociolinguistique, 2013) ; « Plurilinguisme, contact ou conflit de langues », par Henri Boyer (L’Harmattan, 2000) ; « Sociolinguistique des contacts de langues / Un domaine en plein essor », par Jacky Simonin et Sylvie Wharton, dans « Sociolinguistique du contact : Dictionnaire des termes et concepts » (Lyon : ENS Éditions, 2013) ; « Contacts de langues, politiques linguistiques et formes d'intervention », par Véronique Castellotti, Daniel Coste, Diana-Lee Simon, dans « Contacts de langues » (L’Harmattan, 2003) ; Robert Chaudenson et Louis-Jean Calvet : « Les langues dans l’espace francophone : de la coexistence au partenariat », L’Harmattan, 2001.

Le livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » consigne et fournit, au creux des sciences du langage, un éclairage varié sur la problématique de la cohabitation des langues et la politique linguistique en lien avec la notion centrale de langue partenaire. Sur ce registre, les précieux enseignements qu’expose ce livre méritent d’être partagés avec les linguistes et les enseignants haïtiens, avec les didacticiens et les rédacteurs de manuels scolaires, avec les cadres du ministère de l’Éducation nationale et plus généralement avec tous ceux qui s’intéressent à la question linguistique en Haïti.

La vision centrale qui sert de fil conducteur au livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » s’arrime fortement aux sciences du langage et il est essentiel de prendre toute la mesure qu’elle n’est pas un discours idéologique sur la langue. Le choix des termes « cohabitation » et « langue partenaire » du titre n’est pas fortuit, il consigne et éclaire le dispositif d’une réflexion de nature linguistique qui a cours parmi les linguistes étudiant le phénomène de la cohabitation des langues dans la Francophonie institutionnelle, et cette réflexion privilégie le partenariat entre les langues plutôt que la manichéenne conception qui enferme les rapports entre les langues dans l’étroit périmètre de la prétendue « guerre des langues ». La linguistique en tant que science n’a jamais théorisé la « supériorité » d’une langue au regard de l’« infériorité » d’une autre langue : la science linguistique décrit les langues sur le registre de leur égalité structurelle de fait et sur celui

de leur diversité non hiérarchisée. L’idée de « guerre des langues » ne relève pas des sciences du langage mais plutôt d’une lecture idéologique des complexes rapports entre les langues où l’on confond en plein brouillard conceptuel les rapports de force dans le corps social et le rôle politique, économique et culturel que l’on fait jouer aux langues dans les luttes pour le pouvoir ou pour l’expansion extraterritoriale d’un État. Dans le champ de la réflexion sur la cohabitation des langues, il faut bien comprendre que « Pour les scientifiques qui participent à ce débat, il s’agit, à partir d’analyses rigoureuses, de poser de bonnes questions et d’apporter des réponses appropriées et réalistes de nature à éclairer l’action politique en matière de langues. Comment faire pour sortir de la diglossie actuelle et développer entre le français et les langues nationales des relations apaisées et conviviales ? Comment, dans une perspective de développement, organiser les lignes de partage, les circuits d’échange et les possibilités de dialogue entre toutes les langues au bénéfice des gens qui les parlent et des États qui les abritent ? Dans le champ fondamental de l’école, quels nouveaux modèles, quelles innovations méthodologiques préconiser pour une plus grande efficacité de l’enseignement ? Puisqu’il ne peut s’agir de remplacer, de façon brutale et irrationnelle, une exclusivité (celle d’une langue européenne héritée de la colonisation) par une autre (celle des langues autochtones encore insuffisamment outillées), comment réaliser la convivialité entre les langues tout en favorisant entre elles une saine et stimulante compétitivité ? » (Musanji Ngalasso-Mwatha : « Avant-propos », paru dans « Le français et les langues partenaires : convivialité et compétitivité », Presses Universitaires de Bordeaux, 2014).

En ce qui a trait à Haïti, nous postulons que la « cohabitation des langues partenaires » est une vision enracinée dans les sciences du langage et dans la Constitution de 1987 et elle est également un défi de société. Sur le plan constitutionnel en effet, cette vision est conforme à l’article 5 de notre charte fondamentale qui co-officialise le créole et le français, et elle s’apparie au « Préambule » du texte constitutionnel qui se lit comme suit : « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » (...) « Pour fortifier l'unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l'acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l'information, à l'éducation, à la sante?, au travail et au loisir pour tous les citoyens » (sur les fondements constitutionnels de

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis l’aménagement linguistique en Haïti, voir notre article « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse », Le National, 24 novembre 2020).

Enracinée dans les sciences du langage, la vision qui se dégage du livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » fournit un ample appareillage conceptuel permettant d’endiguer et de se libérer de l’étroit carcan de l’enfermement idéologique « langue dominante/langue dominée » et de celui de la prétendue « guerre des langues ». La vision de « langue partenaire » s’oppose à celle du « monolinguisme de la surdité historique » défendue par les créolistes fondamentalistes, elle prend le contre-pied des errements idéologiques des Ayatollahs du créole qui décrédibilisent le juste combat citoyen pour l’aménagement du créole en faisant de ce combat celui d’une petite secte conflictuelle, clivante et dont la « fatwa », incantatoire et compulsive, est lancée à l’assaut de la « gwojemoni frankofil » dont il faudrait briser les « chaînes mentales ». La « fatwa » des Ayatollahs du créole – qui est un appel à « déchouquer » le français partout en Haïti –, a une place de choix dans leur catéchisme doctrinal car la langue française serait essentiellement [yon] « zam pou gwojemoni kont Pèp Souvren an » couplé à l’aliénant « sentòm gwojemoni neyokolonyal » résultant de l’emploi de la langue française en Haïti. Plusieurs observateurs ont également noté que, dans la vision des Ayatollahs du créole, notamment dans la vision de ceux qui sont professionnellement liés à des institutions états-uniennes, « zam pou gwojemoni kont Pèp Souvren an » n’est jamais la langue anglaise. L’anglais, selon eux, ne saurait être pourvoyeuse de l’aliénant « sentòm gwojemoni neyokolonyal », et les Ayatollahs du créole ne se privent pas de passer sous silence le rôle historique des États-Unis dans la (re)configuration d’un système néocolonial monopoliste en Haïti, depuis l’Occupation américaine de 1915 jusqu’au chaos créé par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste ces onze dernières années au pays. La vision d’un partenariat novateur entre le français et d’autres langues, telle que soutenue dans le livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire », permet également de tenir à distance le rachitisme de la « pensée linguistique » incantatoire des Ayatollahs du créole guerroyant contre un présumé tsunami de « pratiques anti-créole » : « se pratik anti kreyòl sa yo k ap kraze pouvwa Pèp Souvren an »... Pour mémoire, il est utile de rappeler que ce que nous désignons sous le vocable

de rachitisme de la « pensée linguistique » des Ayatollahs du créole se caractérise principalement par l’apologie du monolinguisme créole sectaire et dogmatique qui promeut la survenue en Haïti de « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle ») et l’expulsion du français sur l’ensemble du territoire national et en particulier dans le système éducatif. L’apologie du monolinguisme créole est une posture inconstitutionnelle opposée à l’article 5 de la Constitution de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, et elle est au centre du rachitisme de la « pensée linguistique » des Ayatollahs du créole. Il y a lieu de noter que le rachitisme de la « pensée linguistique » des Ayatollahs du créole est attesté sur plusieurs registres de la manière suivante :

1. La négation du caractère bilingue créole-français du patrimoine linguistique historique d’Haïti et la promotion du monolinguisme créole qui passe, entre autres, par l’institution d’une apostolique « fatwa » lancée aux trousses des hérétiques [k] « ap plede ankouraje pratik anti-kreyòl mi wo mi ba ».

2. Le rejet de toute vision de partenariat entre le créole et le français, celui-ci étant stigmatisé au titre de « langue du colon », de « gwojemoni frankofil » et de « francofolie ».

3. L’absence d’une réflexion analytique sur la lexicographie créole et la production d’outils lexicographiques (dictionnaires et lexiques) conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

4. L’absence d’une réflexion analytique sur la terminologie créole et la production d’outils terminologiques (dictionnaires et vocabulaires thématiques) conformes à la méthodologie de la terminologie.

5. L’absence d’une réflexion analytique sur la didactique et la didactisation du créole et la production d’outils didactiques de qualité en créole.

6. L’absence d’une réflexion analytique sur la constitutionnalité de l’aménagement simultané du créole et du français à l’échelle nationale et singulièrement dans le système éducatif haïtien.

7. L’absence d’une réflexion analytique et de propositions en vue de l’élaboration de la première Loi de politique linguistique éducative devant garantir et encadrer l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien.

8. L’absence d’une réflexion analytique et de propositions en vue de la formation et la certification en didactique des langues des enseignants de créole.

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

L’examen attentif des positions catéchétiques des Ayatollahs du créole confirme que leur bréviaire populiste est un obstacle à l’aménagement du créole : partant du juste principe de la nécessité d’instituer l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole, les créolistes fondamentalistes se révèlent en effet incapables de proposer une vision rassembleuse de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien. Par exemple, ils se sont précipités pour applaudir hasardeusement une récente et bancale décision du ministère de l’Éducation nationale – abusivement qualifiée de « journée historique » –, de ne subventionner que les manuels scolaires rédigés en créole, mais ils se révèlent incapables de poser les bases d’une compétente réflexion sur la didactique spécifique du créole dans le processus d’apprentissage scolaire en langue maternelle créole. Autre exemple : depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, les Ayatollahs du créole n’ont proposé aucun cadre analytique et pragmatique sur l’important volet de la didactisation du créole alors même qu’il est avéré qu’en dehors de cette indispensable didactisation l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole demeure lourdement handicapé (sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Troisième exemple : lorsqu’un certain prédicateur du « monolinguisme de la surdité historique » s’aventure, en dehors de la moindre compétence avérée en lexicographie créole, à produire un lexique anglais-créole, l’on aboutit à une tapageuse arnaque lexicographique et à la promotion d’un erratique « modèle » lexicographique de type Wikipedia inconnu en lexicographie professionnelle (voir notre article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022). Il est ainsi attesté que le « bruitage compulsif » et la « cacophonie apostolique » répétitive des Ayatollahs du créole appauvrissent en boucle le débat d’idées sur le créole et le fait régresser au niveau d’un « strabisme populiste » et d’un vain et vaniteux « combat de coqs ». Sur ce registre, les précieux enseignements de l’ouvrage « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » peuvent servir de pare-feu à l’enfermement de la réflexion citoyenne sur l’aménagement du créole en Haïti.

Les précieux enseignements de l’ouvrage « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire »

En plus de l’« Introduction », ce volume comprend 9 contributions élaborées par des enseignants-chercheurs et spécialistes de différents domaines de la linguistique ou de domaines liés. Voici les titres de leurs contributions :

1. « Que peut être un partenariat entre langues ? L’exemple des langues romanes », par Jean-Marie Klinkenberg.

2. « La langue partenaire : régimes politico-linguistiques », par Raphael Berthele.

3. « La métaphore des « langues partenaires », ou les langues vues par l’État », par Valelia Muni Toke.

4. « Du concept de partenariat aux politiques linguistiques et éducatives en Afrique francophone », par Auguste Moussirou-Mouyama.

5. « L’anglais, d’une langue menaçante à une langue partenaire », par Conrad Ouellon.

6. « Le francoprovençal et le français : partenaires ? », par Raphaël Maître.

7. « Le partenariat vécu entre le français et les langues locales en milieu scolaire ivoirien », par Koia Jean-Martial Kouamé.

8. « Un partenariat inscrit sur le territoire. Les langues autochtones dans la toponymie du Québec », par Robert Vézina.

9. « La communauté germanophone de Belgique, un cadre propice au développement du français comme langue partenaire », par Isabelle Delnooz.

La lecture de chacune des neuf contributions de ce volume est enrichissante et l’une d’elles a particulièrement retenu notre attention : « Du concept de partenariat aux politiques linguistiques et éducatives en Afrique francophone » (pages 77 à 88), par Auguste Moussirou-Mouyama (Université Omar Bongo, Gabon). Mais avant d’explorer les principaux enseignements de cette étude, il est utile de situer la notion de « langues partenaires » qui sert de fil conducteur à l’ensemble des articles du livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire ».

Apparue pour la première fois au Sommet de la Francophonie de Québec en 1987, la notion de « langues partenaires » a été critiquée par certains analystes qui y ont trouvé des relents de « chauvinisme linguistique » et

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

d’« ethnicisation de la francité » au motif que le partenariat entre les langues aurait été initialement conçu pour calibrer les rapports entre les langues véhiculaires ou nationales avec la langue française vue et instituée comme langue de la centralité dans son étalement politico-historique hégémonique au détriment des langues de la « périphérie ». C’est ce que rappellent deux des contributeurs du livre, Auguste Moussirou-Mouyama, ainsi que Jean-Marie Klinkenberg (Université de Liège, Belgique). Celui-ci note avec pertinence qu’« Un examen critique de la notion de « langue partenaire » ne pourra faire l’impasse sur une description des conditions historiques qui ont abouti à la définir. (...) ; la notion –on ne s’avancera pas à dire « le concept »– est née dans le cadre de la réflexion politique menée par la Francophonie institutionnelle, et elle reste étroitement associée à ce cadre francophone. (...) On peut aussi constater que, dans ce cadre francophone, la notion semble de facto ne se voir reconnaitre de pertinence que lorsqu’il s’agit d’évoquer les relations du français avec les langues des pays du Sud, que ces langues soient nationales, véhiculaires ou transfrontalières » (Jean-Marie Klinkenberg : « Que peut être un partenariat entre langues ? L’exemple des langues romanes », op. cit, page 21 et suivantes). Citant Calvet et Chaudenson [« Créoles français et variétés de français », L’information grammaticale / 89, 2001] « lorsqu’ils placent le partenariat sur un vecteur qui, partant de la pluralité langagière, passe par la coexistence », Jean-Marie Klinkenberg conceptualise la notion de « langues partenaires » sur le mode de la « polycentration des langues » : « le partenariat est un instrument d’intervention », « un objectif, un programme ». L’emploi de l’expression « polycentration des langues » comme trait définitoire majeur des « langues partenaires » permet d’opérer un renversement radical de la perspective véhiculée depuis le Sommet de la Francophonie de Québec en 1987, qui était celle d’une « matrice linguistique centrale », le français, et de ses « expansions », les langues nationales et véhiculaires des pays du Sud. (Sur le plan étymologique le terme « polycentration » comprend le préfixe uninotionnel « poly » provenant du grec πολὺς « polus », signifiant nombreux et indiquant la multiplicité » sans indication d’une quelconque hiérarchisation (Le Larousse.) À l’aune de la « polycentration des langues », il n’y a donc plus UN centre et DES périphéries linguistiques : le sens rassembleur de la notion de « langues partenaires » recouvre désormais, sur le plan scientifique, la reconnaissance de l’égalité entre les langues et leurs locuteurs, et, sur le plan juridique et politique, la nécessité d’inscrire cette égalité dans la jurisprudence des États et l’obligation d’instituer

la réciprocité dans les échanges linguistiques entre partenaires. C’est d’ailleurs l’orientation prise par les instances décisionnelles de la Francophonie institutionnelle qui, à l’instar de l’UNESCO, plaident depuis plusieurs années pour la diversité linguistique et culturelle et l’usage planifié et encadré de la langue maternelle dans l’apprentissage scolaire. Désormais, avec la perspective de l’institutionnalisation des « langues partenaires », nous sommes loin d’une vision essentialiste et ethnocentrée de la Francophonie aujourd’hui dépouillée des tares originelles que lui prêtaient ses détracteurs, à savoir les appétits hégémoniques franco-français et les relents d’un néo-colonialisme à peine déguisé chez certains nostalgiques d’une prétendue « mission civilisatrice » du français... L’une des inscriptions et des expressions de la diversité linguistique et culturelle dont il est question ici est la récente mise en ligne sur Internet du monumental « Dictionnaire des francophones » qui rassemble les termes en usage dans toutes les aires géographiques où est employé le français, y compris Haïti (voir notre article « Le DDF, « Dictionnaire des francophones », un monumental répertoire lexicographique de 400 000 termes et expressions accessible gratuitement sur Internet », Le National, 24 mars 2021).

Dans le contexte haïtien, la réflexion analytique sur le partenariat entre le créole et le français doit s’ouvrir à l’interrogation critique de plusieurs variantes du catéchisme incantatoire des Ayatollahs du créole. Ce catéchisme incantatoire colporte entre autres l’idée que l’« hégémonie linguistique » – le ci-devant « gwojemoni frankofil » et l’aliénant « sentòm gwojemoni neyokolonyal » –, sont une spécialité exclusive de l’« impérialisme français » et des institutions de la Francophonie institutionnelle. Cette idée, rachitique sur le plan historique, évacue la problématique de la complexité des langues en contact ainsi que la nécessité d’analyser correctement les rapports de domination économique, culturelle et politique qui ne sont pas le fait des langues en soi mais qui relèvent plutôt du rôle impérial que l’on attribue à telle ou telle langue en situation de conquête. Ainsi, il sera sans doute utile, à l’avenir, d’explorer l’hypothèse de l’existence de formes diversifiées de partenariat linguistique à l’œuvre dans les aires géographiques non francophones. Dans une étude fort originale, « Modèles de gouvernance des politiques linguistiques » (Conseil supérieur de la langue française, Québec, mars 2018), Julie Bérubé répertorie les « Organismes regroupant plus d’un État autour d’une langue ou de la notion de langue » pour le néerlandais, le basque, l’espagnol, le Conseil

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis de l’Europe, les organismes linguistiques de l’Union africaine et les organismes linguistiques des pays baltes. Les États néerlandophones, y compris ceux de la Caraïbe, sont regroupés au sein de l’Union de la langue néerlandaise (Nederlandse Taalunie, en néerlandais), créée en 1980 par les Pays-Bas et la Communauté flamande de Belgique. La gouvernance linguistique basque relève de deux organismes, soit l’Académie de la langue basque (Euskaltzaindia, en basque) située en Espagne, et l’Office public de la langue basque, situé en France. Fondée à Mexico en 1951, l’Association des académies de langue espagnole (Asociación de Academias de la lengua española (ASALE, en espagnol) regroupe 23 académies des Amériques, d’Espagne, des Philippines et de Guinée équatoriale. L’ASALE est à l’origine de la fondation de l’École de lexicographie hispanique (Escuela de lexicografia hispánica, en espagnol), créée en 2001 dans le but de former des experts en lexicographie espagnole venant des différents pays hispanophones. En ce qui a trait à l’Afrique, il y a lieu de signaler l’existence de deux instances panafricaines de gouvernance linguistique au sein de l’Union africaine (qui regroupe 54 États membres), soit l’Académie africaine des langues (l’ACALAN, créée en 2006) et le Centre d’études linguistiques et historiques par tradition orale (le CELHTO), qui se consacre depuis 1963 à la collecte des traditions orales et à la promotion des langues africaines.

« Du concept de partenariat aux politiques linguistiques et éducatives en Afrique francophone » d’Auguste Moussirou-Mouyama

La contribution d’Auguste Moussirou-Mouyama dans l’ouvrage « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » consigne une analyse de premier plan, elle interroge l’historicité du concept de partenariat linguistique au regard des pratiques éducatives dans les aires francophones de l’Afrique. Auguste Moussirou-Mouyama est l’auteur par ailleurs de l’étude « Les enjeux de la nouvelle politique linguistique du Gabon : de l’exception francophone au réceptacle des langues » parue dans le livre « Le français et les langues partenaires : convivialité et compétitivité » (Presses universitaires de Bordeaux, 2014). Dans l’article « Du concept de partenariat aux politiques linguistiques et éducatives en Afrique francophone », l’auteur expose que le partenariat linguistique permet « de sortir de la francophonie entendue comme « ethnicisation » de la francité (...) et d’aller au cœur des problèmes de

la modernisation de l’Afrique francophone : éducation, démocratie et État de droit qui fondent, au quotidien, l’action citoyenne d’agents sociaux libres et autonomes » (op. cit, page 77). Il situe, dans le prolongement des États généraux de l’enseignement du français en Afrique subsaharienne francophone tenus à Libreville en 2003, la mise en route en 2008 du projet LASCOLAF (« Langues de scolarisation en Afrique francophone subsaharienne » qui donnera naissance à l’initiative ELAN-Afrique (« École et langues en Afrique francophone »). L’auteur précise que ELAN-Afrique « vise à améliorer les politiques publiques d’éducation et de formation en plaçant la question linguistique au cœur de sa problématique, notamment à travers l’analyse et l’évaluation de l’articulation entre langues du terroir et langues internationales. » L’une des originalités de la contribution d’Auguste Moussirou-Mouyama est précisément l’articulation qu’il institue entre « l’école, le partenariat entre les langues et la francophonie comme communauté de pratique » en Afrique au liant d’une vision citoyenne du partenariat linguistique. Ainsi, il précise que « La question linguistique est inséparable, dans le contexte africain, à la fois de la question didactique et de ce que l’on nomme « questions de développement » (principalement l’accès aux soins de santé, à l’éducation, à un emploi). Elle contribue ainsi à « définir ou thématiser la notion de partenariat au-delà de la reconnaissance du fait que la langue française n’est pas seule » au sein de l’espace francophone » (op cit, page 81). La vision des « langues partenaires » de l’auteur cible à dessein ce qu’il appelle « la communauté de pratique », soit un maillage institutionnel mettant en œuvre « un développement mutuel », « une entreprise commune » et « un répertoire partagé ».

L’aménagement linguistique en Haïti au creux de la vision des « langues partenaires »

Sur le registre de l’aménagement linguistique en Haïti en lien avec la vision des « langues partenaires », les enseignements de l’ouvrage « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » sont de première importance.

1. Ces enseignements exposent avec clarté la nécessité de dépasser la vulgate improductive « langue dominante / langue dominée » et celle d’une pseudo « guerre des langues », tout en tenant compte que sur le plan historique l’État haïtien a consacré de facto un usage dominant de la langue française couplé à la minorisation

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

institutionnelle du créole. Ce constat se donne à lire dans les différents textes constitutionnels, de la Constitution de 1805 à celle de 1983, et il a fallu attendre la promulgation de la Constitution de 1987 pour que le créole, à l’article 5 de notre charte fondamentale, accède au statut de langue co-officielle aux côtés du français.

2. Dans le cas d’Haïti, le futur statut de langues partenaires entre le créole et le français est fondé au plan constitutionnel (articles 5 et 40 de la Constitution de 1987) et ce partenariat linguistique prend également appui sur le « Préambule » du texte constitutionnel qui stipule que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution (...) Pour fortifier l'unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l'acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l'information, à l'éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ».

3. Le futur statut de langues partenaires entre le créole et le français s’énonce en amont au titre d’un choix politique de société qui interpelle la volonté politique de l’État. Pareil choix politique de société devra s’articuler à la protection juridique du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » et inscrire les droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens sur le registre des droits citoyens fondamentaux (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018).

4. La vision du partenariat entre les langues implique en amont un fort maillage de la volonté politique de l’État avec la nécessité d’un encadrement juridique et institutionnel de l’égalité entre les langues en présence sur un territoire donné. Cette dimension d’encadrement juridique et institutionnel du partenariat entre les langues doit être bien comprise et correctement instituée en Haïti : alors même que l’article 5 de la Constitution de 1987 consigne la co-officialisation des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, l’État haïtien n’a toujours pas légiféré afin d’assurer, par les attributions d’un texte de loi contraignant et des règlements d’application, l’égalité réelle et mesurable entre nos deux langues officielles –l’article 40 du texte constitutionnel indique la voie à suivre, mais de 1987 à nos jours il est systématiquement violé par l’État.

5. En mettant en œuvre la vision des « langues partenaires » créole/ français, l’État haïtien devra fournir un cadre législatif contraignant à l’aménagement du créole dans le système éducatif national couplé à une complète et innovante redéfinition de l’apprentissage du français langue seconde. Ce cadre législatif contraignant devra être formulé dans la première « Loi de politique linguistique éducative » de l’État haïtien et il fournira les balises d’une compétente didactique du créole langue maternelle et du français langue seconde. La future

et première « Loi de politique linguistique éducative » de l’État haïtien permettra aussi de dépasser le récitatif incantatoire et chétif de la « poursuite » alléguée sinon fantasmée de la réforme Bernard de 1987 – réforme qui n’a toujours pas fait l’objet d’un bilan analytique par une institution nationale haïtienne.

6. La mise en œuvre de la vision des « langues partenaires » créole/français qui promeut l’égalité entre les langues contribuera également à combattre le phénomène de l’insécurité linguistique et de la dévalorisation du créole au plan institutionnel et dans l’imaginaire des locuteurs créolophones.

Pour résumer : du point de vue de l’aménagement linguistique, le partenariat entre les langues est défini comme étant le dispositif par lequel l’État intervient dans un contexte de langues en contact pour en préciser les champs de cohabitation, de complémentarité, de coopération fonctionnelle et d’enrichissement mutuel. Le partenariat entre les langues est donc un dispositif institutionnel, un processus par lequel l’État définit le statut et le rôle des langues en présence dans un territoire donné et fixe les paramètres de sa politique linguistique dans les relations avec ses administrés, dans l’Administration publique et dans le champ éducatif. La plupart des chercheurs en aménagement linguistique posent, de façon cohérente, que le partenariat linguistique est un instrument d’intervention ordonnée de l’État dans la vie des langues, et cette intervention est destinée à insuffler une nouvelle dynamique entre les langues en contact visant l’atteinte des objectifs de la politique linguistique d’État. Il s’agira pour l’État haïtien, dans le cadre de l’énoncé de la politique linguistique nationale qu’il est appelé à élaborer et à mettre en œuvre, de fixer le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles. Ce dispositif consignera le statut et le rôle de chacune des deux langues selon l’exigence de la parité statutaire constitutionnelle entre le créole et le français. Il accordera une place prioritaire à l’aménagement du créole dans le système éducatif national et dans l’Administration publique. En ce qui a trait au système éducatif national, il s’agira d’élaborer et de mettre en œuvre une véritable politique linguistique éducative fondée sur les droits linguistiques. Le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles devra aussi fixer les paramètres d’une didactique compétente du créole, d’une didactique renouvelée du français ainsi que de la didactique convergente créole-français.

L’aménagement linguistique en Haïti - Textes choisis

En guise de conclusion, il est utile de rappeler la définition de la notion de « politique linguistique » exposée dans notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018).

« Une politique linguistique [comprend] un ensemble de décisions qui peuvent se prendre à plusieurs niveaux de l’organisation sociale : État, entreprise, organisation, groupe, etc. Elle se réfère à l’« ensemble des orientations, implicites ou explicites, prises par une autorité politique, ou par d’autres acteurs sociaux, ayant pour but ou pour effet de régir l’usage des langues au sein d’espace social donné » (Christiane Loubier : « Fondements de l’aménagement linguistique », Office québécois de la langue française, 2002).

« Une politique linguistique peut comprendre des éléments relatifs au statut des langues visées, c’est-à-dire à leur reconnaissance comme langues officielles, langues nationales, etc., et à leur usage respectif dans différents champs (Administration publique, commerce, affaires, travail, enseignement), ou, de manière plus large, aux droits linguistiques fondamentaux des citoyens ou des communautés de locuteurs (droits collectifs d’une minorité de locuteurs, par exemple). Une politique linguistique peut également comprendre des éléments touchant le code de la langue, c’està-dire son développement interne (norme, modernisation du vocabulaire, ou réforme de l’orthographe par exemple). Dans de nombreux cas, il peut y avoir interdépendance entre le statut et le code d’une langue. Pour atteindre un statut déterminé, une langue doit être outillée afin d’être apte à remplir les fonctions que l’on souhaite lui assigner. C’est la raison pour laquelle il existe de nombreux cas de politiques linguistiques incluant les deux volets » (Louis-Jean Rousseau : « Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques », Cahiers du RIFAL, Communauté française de Belgique, no 26, 2007.)

L’aménagement linguistique en Haïti Textes choisis

Éditions Zémès S.A. & Éditions du Cidihhca

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