
InhoudsopgaveSommaire
RECHTSLEER – DOCTRINE
La neutralité comme réponse restrictive de l’employeur aux expressions religieuses des travailleurs Quatre figures de l’entreprise neutre par L. Vanbellingen 387
Kleurt duaal leren juridisch buiten de lijnen… of is het toch geen zwart-witverhaal? door F. Claus 471
De draagwijdte van de directe werking van artikel 6, lid 4 van het Europees Sociaal Handvest in rechtsvergelijkend perspectief: is de hetze wel nodig? door A. De Becker 503
LA NEUTRALITÉ COMME RÉPONSE
RESTRICTIVE DE L’EMPLOYEUR AUX EXPRESSIONS RELIGIEUSES DES TRAVAILLEURS QUATRE FIGURES DE L’ENTREPRISE NEUTRE
Léopold Vanbellingen, Chercheur postdoctoral à la Chaire de droit des religions de l’UCLouvain
Le présent article analyse la neutralité de l’entreprise privée comme fondement d’une restriction générale des expressions religieuses des travailleurs. Il s’interroge sur la compatibilité de cette neutralité restrictive avec le droit européen de la liberté de religion et de la non-discrimination des travailleurs.
L’article cherche à comprendre les motivations et les conséquences du recours par certains employeurs privés à l’idée de neutralité religieuse, originellement rattachée à la sphère de l’État. La première partie réinterroge les concepts centraux de neutralité, de religion et d’entreprise. La seconde partie propose une classification des entreprises neutres en quatre catégories, selon que le recours à la neutralité religieuse est instrumental ou idéologique, interne ou externe à l’entreprise. Nous montrons qu’à chaque figure de l’entreprise neutre correspond une réponse spécifique quant à la légitimité et à la proportionnalité des restrictions fondées sur la neutralité, du point de vue du droit européen de la liberté et de la non-discrimination religieuses.
In deze bijdrage wordt de neutraliteit van de onderneming als basis voor een algemene beperking van religieuze uitingen van werknemers onderzocht. De vraag is of deze restrictieve neutraliteit verenigbaar is met het Europees juridisch kader inzake vrijheid van godsdienst en non-discriminatie van werknemers.
In deze bijdrage worden de beweegredenen van sommige werkgevers geanalyseerd om zich te beroepen op het idee van religieuze neutraliteit, dat oorspronkelijk aan de staatssfeer was gekoppeld.
In het eerste deel worden de begrippen onderzocht die aan de basis van deze tendens liggen: neutraliteit, godsdienst en de onderneming.
Het tweede deel bestaat uit een voorgestelde categorisering van neutrale bedrijven, rekening houdend met de afwisselend interne of externe, en instrumentele of ideologische dimensies van het gebruik van religieuze neutraliteit. Wij tonen aan dat elk model van de neutrale onderneming een specifiek antwoord biedt op de legitimiteit en evenredigheid van beperkingen op basis van neutraliteit, vanuit het oogpunt van het Europees recht inzake godsdienstvrijheid en non-discriminatie.
inTRODUCTiOn (1)
1. La question de l’expression des convictions sur le lieu de travail est de plus en plus présente et sensible ces dernières années en Europe, tant sur le terrain des entreprises que dans ses répercussions jurisprudentielles et médiatiques.
2. En droit positif, cette problématique s’inscrit dans un cadre de référence avant tout européen.
Le droit de l’Union européenne (U.E.), principalement la directive 2000/78/CE pour l’égalité en matière d’emploi, interprétée prioritairement par la Cour de justice de l’U.E. (C.J.U.E.), interdit la discrimination – directe ou indirecte – pour motif religieux dans l’accès à l’emploi et les conditions de travail, dans le secteur public et privé.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour eur. D.H.), interprétant les articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (C.E.D.H.), éclaire les droits nationaux sur l’interprétation des notions de liberté de religion et (plus secondairement) de non-discrimination au travail.
Le droit européen autorise des restrictions à ces deux droits fondamentaux dans le cadre professionnel, sous certaines conditions.
Ce cadre européen est reconnu et appliqué – sans pour autant être précisé – dans les ordres juridiques internes, parfois au niveau législatif via certaines dispositions en droit du travail (2), plus souvent par la jurisprudence.
À cet égard, la jurisprudence de la Cour eur. D.H. et de la C.J.U.E., longtemps fort réduite, se développe sensiblement ces dernières années – spécialement celle de la C.J.U.E.
Plus largement, le contentieux, judiciaire ou non, s’est développé depuis vingt ans (3), tant au niveau européen (4) qu’en Belgique (5) et en France (6) .
3. Nous retiendrons deux tendances à l’origine de cette évolution (7). La première est la montée en puissance des expressions ou demandes à caractère religieux de citoyens de
(1) Le présent article constitue un résumé de la thèse de doctorat défendue en mai 2021 à l’Université catholique de Louvain, couronnée du Prix de thèse du Défenseur des droits et du titre de « thèse remarquable » par l’Association française de droit du travail et de la sécurité sociale (AFDT) en 2022. Pour une présentation plus substantielle de la thèse, voy. L. Vanbellingen, La neutralité de l’entreprise face aux expressions religieuses du travailleur : test de compatibilité en droit européen de la liberté de religion et de la non-discrimination, Bruxelles, Bruylant, 2022.
(2) En droit belge, la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination (M.B., 30 mai 2007), transpose la directive 2000/78/CE en étendant son application à des domaines autres que l’emploi. Voy. aussi l’article 20.5 de la loi du 3 juillet 1978 sur les contrats de travail (M.B., 22 août 1978), issu d’une disposition adoptée au début du XXe siècle (voy., infra, n° 86), qui oblige l’employeur à « donner au travailleur le temps nécessaire pour remplir les devoirs de son culte ».
(3) L’augmentation du contentieux ne signifie pas nécessairement que la religion est davantage présente au sein des entreprises, mais qu’elle est plus fréquemment conflictuelle : E. gressieux, « La ruse de la religion en entreprise », Société, droit et religion, 2018, n° 8, pp. 107-118.
(4) equinet, Equality Law in Practice. A Question of Faith: Religion and Belief in Europe, 2011 ; Les organismes de promotion de l’égalité face aux discriminations fondées sur la religion ou les convictions, 2015, disponible sur www.equineteurope.org (consulté le 31 août 2022) ; Equality Law in Practice. Faith in Equality: Religion and Belief in Europe, 2017.
(5) I. adam et A. rea, « Les pratiques d’accommodements raisonnables sur les lieux de travail en Belgique », in E. bribosia et I. roriVe (dir.), L’accommodement de la diversité religieuse. Regards croisés – Canada, Europe, Belgique, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2015, pp. 313-342.
(6) obserVatoire du Fait religieux en entreprise, « Étude 2018 – L’entreprise, le travail et la religion », 2018.
(7) C. Wolmark, « La neutralité du salarié », Revue de droit du travail, 2018, p. 727.
confession musulmane, dans l’entreprise et ailleurs, à la faveur notamment des vagues de migration des dernières décennies (8), dont le port du foulard constitue l’illustration emblématique et récurrente. Cette visibilité accrue de la religion islamique s’inscrit, du reste, dans un mouvement plus large de diversification – et, simultanément, de sécularisation – du paysage convictionnel des sociétés belge et française. En même temps, l’on note une subjectivisation de la croyance, désormais moins liée à des religions institutionnelles – et, le cas échéant, « pilarisées » – qu’à une spiritualité individuelle (9)
En deuxième lieu, ce mouvement de subjectivisation fait écho à la « personnalisation » de la relation de travail, celle-ci requérant que soit prise en compte, au sein de l’entreprise, l’identité individuelle du travailleur – y compris ses éventuelles convictions religieuses. Conjuguée à l’importance fondamentale reconnue respectivement à l’entreprise (10), en tant qu’acteur sociétal, et au travail, en tant que moyen d’intégration sociétale et d’accomplissement personnel, cette personnalisation conduit à l’apparition récurrente de « frottements » (11) entre le monde a priori profane de l’entreprise et la sphère convictionnelle du travailleur.
4. Cette présence renouvelée de la religion dans l’entreprise a récemment conduit certains employeurs, en Belgique et en France, à adopter une politique générale et explicite de neutralité, dans l’objectif de restreindre l’expression religieuse des employés sur le lieu de travail. La mise en place d’une telle politique anticipative de neutralité apparaît comme une réponse à l’insécurité juridique résultant des deux tendances mentionnées plus haut, conjuguées à l’appréciation casuistique des cours et tribunaux. Différentes affaires (12), belges et françaises dans leur grande majorité, sont emblématiques de ce phénomène. Elles ont toutes pour origine le licenciement d’une employée en raison du port du foulard islamique, jugé contraire à la politique de neutralité de l’entreprise. L’affaire française Baby Loup concerne le licenciement d’une employée de crèche, en décembre 2008, fondé sur l’incompatibilité du port du foulard islamique par la travailleuse avec les règles de neutralité et de laïcité inscrites dans le règlement intérieur (13). En Belgique, l’on évoquera en particulier les décisions rendues au sujet de la librairie Club (14) et de la chaîne de magasins Hema (15), mais aussi, dans le contexte – distinct – des services publics, l’ordonnance relative à la STIB, organisme public bruxellois de transport pu-
(8) bureau international du traVail, L’heure de l’égalité au travail – Rapport du directeur général, Genève, 2003, pp. 32-33.
(9) J. Velaers et M.-C. Foblets, « Religion and the Secular State in Belgium – Le fait religieux dans ses rapports avec l’État en droit belge », in Religion and the Secular State: National Reports, Madrid, Complutense Universidad de Madrid, 2015, pp. 103-128.
(10) P. musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine : une généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, coll. « Poids et mesures du monde », 2017.
(11) M. Hunyadi, « Des entreprises postséculières ? », in S. marti et al. (dir.), L’expression religieuse en entreprise, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2016.
(12) Sur l’idée d’une « forme affaire » en tant que forme capable de « configurer autrement […] un état de choses ou certains de ses éléments », voy. L. boltanski et É. ClaVerie, « Du monde social en tant que scène d’un procès », in N. oFFenstadt, S. Van damme et L. boltanski (dir.), Affaires, scandales et grandes causes : de Socrate à Pinochet, Paris, Stock, coll. « Les essais », 2007, p. 397, cité par S. Hennette-VauCHez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, Paris, LGDJ, 2014, pp. 12-13.
(13) Cette affaire témoigne de l’insécurité juridique entourant la compatibilité d’une politique de neutralité avec les droits fondamentaux du travailleur : cinq décisions de justice aboutissant parfois à la même solution, mais pour des motifs toujours différents. Chacune a été l’occasion d’un vif débat, tant juridique que politique et sociétal, sur la pertinence et la portée de l’invocation de la neutralité par une entreprise privée. L’assemblée plénière de la Cour de cassation française (25 juin 2014, n° 13-28.369) a finalement – six ans plus tard – validé le licenciement sur la base de considérations essentiellement factuelles.
(14) C. trav. Bruxelles (4e ch.), 15 janvier 2008, J.T.T., 2008, pp. 140-141.
(15) Trib. trav. Tongres, 2 janvier 2013, Chr. D.S., 2014, n° 7, pp. 356-362.
blic (16). Mentionnons enfin les affaires belge et française Achbita (17) et Bougnaoui (18), ayant fait l’objet d’arrêts de la C.J.U.E. en mars 2017. Ces derniers ont, depuis lors, été complétés par les arrêts WABE-Müller (19) et LF c. SCRL (20) jugés par la même cour en 2021 et 2022, en réponse à des questions préjudicielles allemande et belge.
L’utilisation de la notion de neutralité est relativement inédite dans le contexte de l’entreprise privée, celle-ci étant originellement destinée à la sphère de l’État, de l’administration et de ses fonctionnaires, en tant que corollaire du principe de laïcité. Sachant la difficulté avec laquelle est débattue la question du champ d’application de la neutralité dans le cadre de l’État, le sens spécifique à octroyer à cette neutralité privatisée semble tout aussi délicat, entre ouverture équitable à la diversité convictionnelle et censure générale du religieux.
Dans la grande majorité des cas, c’est pourtant dans une démarche d’interdiction des signes et pratiques religieux de leurs employés que les employeurs font appel au vocable de neutralité. Seront ainsi exclues du lieu de travail diverses formes de manifestation religieuse, telles que, alternativement ou conjointement, le port de signes vestimentaires ou corporels à caractère religieux, l’obtention d’un temps ou d’un lieu dédié à la pratique du culte – en particulier la prière –, l’adaptation d’horaires de travail ou la possibilité de prendre congé afin de participer à un rite religieux, la prise en compte de prescrits religieux concernant l’alimentation ou le jeûne, et le refus de certaines tâches jugées incompatibles avec les convictions du travailleur (21) .
5. En droit, la neutralité de l’entreprise comme modèle de gestion du fait religieux sur le lieu de travail entre potentiellement en tension avec le respect des droits individuels du travailleur. En particulier, l’application générale et indifférenciée d’une neutralité religieuse conçue comme barrière à toute manifestation religieuse sur le lieu de travail pose la question de sa compatibilité avec les droits européen et nationaux de la non-discrimination et de la liberté de religion, dont l’application et l’interprétation s’opèrent généralement au cas par cas. Dans leur appréciation de la légitimité et de la proportionnalité des restrictions à la liberté religieuse ou à la non-discrimination, les juridictions européennes, françaises et belges requièrent en effet habituellement une justification casuistique, ce qui met potentiellement en difficulté la validité d’une restriction générale de ces droits.
Comment, dans ces conditions, articuler de manière efficace et valide les droits individuels du travailleur avec l’intérêt de l’entreprise et de son employeur ?
En réalité, le sens et la légitimité donnés à l’idée d’entreprise neutre dépendent fondamentalement du type d’objectif poursuivi par l’employeur dans son invocation de la neutralité.
(16) Trib. trav. Bruxelles (réf.), 3 mai 2021, J.T.T., n° 18, pp. 318-333.
(17) C.J.U.E., Samira Achbita, Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding c. G4S Secure Solutions NV, 14 mars 2017, C-157/15. Suite à la réponse de la C.J.U.E. à sa question préjudicielle (9 mars 2015, J.T.T., 2015, pp. 257-258), la Cour de cassation belge (9 octobre 2017, J.L.M.B., 2018, pp. 118-122, obs. F. kéFer et R. linguelet) a cassé l’arrêt de la cour du travail d’Anvers et renvoyé la cause devant la cour du travail de Gand en tant que cour de renvoi, qui a elle-même finalement conclu à l’absence de discrimination (12 octobre 2020, J.T.T., 2021, pp. 154-167). Pour deux commentaires critiques de cet arrêt, voy. F. dorssemont, « De sluiers vallen af: religie, blijf in uw kot! », De Juristenkrant, février 2021, pp. 14-15 ; E. bribosia, R. medard ingHilterra et I. roriVe, « Femmes voilées au travail face aux errements du droit de la non-discrimination », J.T.T., 2021, n° 9, pp. 145-153.
(18) C.J.U.E., Asma Bougnaoui, Association de défense des droits de l’homme c. Micropole S.A, 14 mars 2017, C-188/15.
(19) C.J.U.E., IX c. WABE eV et MH Müller Handels GmbH c. MJ, 15 juillet 2021, C-804/18 et C-341/19.
(20) C.J.U.E., LF c. SCRL, 13 octobre 2022, C-344/20.
(21) D. bouzar et L. bouzar, Allah a-t-il sa place dans l’entreprise ?, Paris, Albin Michel, 2009 ; I. adam et A. rea, « Les pratiques d’accommodements raisonnables sur les lieux de travail en Belgique », op. cit. ; obserVatoire du Fait religieux en entreprise, « Étude 2018 – L’entreprise, le travail et la religion », op. cit.
En effet, selon la portée et la finalité que l’employeur lui donne, la politique de neutralité religieuse verra sa compatibilité avec le principe de non-discrimination et la liberté religieuse varier sensiblement.
6. Cet article propose de classer les entreprises invoquant la neutralité en quatre types, selon deux critères liés aux objectifs poursuivis par l’employeur.
Avant d’envisager plus abondamment ces quatre figures de l’entreprise neutre, nous nous pencherons d’abord sur les trois notions centrales de neutralité, religion et entreprise, et les incertitudes sémantiques et juridiques qu’elles soulèvent (I). Ceci nous semble indispensable pour évaluer leur association concrète en seconde partie.
Dans cette seconde partie, soutenu par ces considérations conceptuelles, nous déploierons une analyse plus opérationnelle du recours à une certaine forme de neutralité au sein de plusieurs entreprises privées belges et françaises. Afin d’évaluer la compatibilité de chacune de ces formes avec le droit européen de la liberté et de la non-discrimination religieuses, nous mettrons sur pied une catégorisation double, fondée sur deux variables – instrumentale/idéologique et interne/externe – correspondant à la perspective dans laquelle s’inscrit l’invocation de la neutralité au sein de l’entreprise (II). Chaque figure de l’entreprise neutre sera envisagée à partir d’une affaire emblématique ou à tout le moins représentative à cet égard. Un tel choix implique que nous n’épuiserons pas l’ensemble des questions relatives à la légitimité et à la proportionnalité propres à chaque modèle.
Nous conclurons cet article en proposant un bilan de la confrontation entre l’application générale et indifférenciée de la neutralité dans l’entreprise privée et les exigences du droit européen de la liberté et de la non-discrimination religieuses.
7. Les sources et le champ – matériel et spatial (géographique) – mobilisés dans la présente recherche sont les suivants.
D’un point de vue matériel, nous nous focaliserons sur l’entreprise privée, en particulier commerciale. Ce choix est motivé par les enjeux spécifiques et inédits que soulève l’invocation de la neutralité dans l’entreprise plutôt que dans la sphère de l’État. Seront ainsi pris en compte la liberté d’entreprise, la dimension économique de l’entreprise et son rôle dans la mise en œuvre horizontale des droits fondamentaux.
Par ailleurs, nous nous concentrerons sur les affaires juridiques où est mobilisée, au sein de l’entreprise, la neutralité (22) religieuse. Seront prises en compte les affaires où l’employeur fait explicitement référence à la neutralité et, dans une moindre mesure, celles où la neutralité apparaît en filigrane de la politique de l’entreprise, en particulier dans le cas d’une politique de restriction générale et indifférenciée des expressions religieuses de ses travailleurs (23). Nous verrons que cette neutralité peut viser non seulement les convictions religieuses au sens classique du terme, mais aussi les convictions philosophiques et politiques. Notre propos se concentrera sur les convictions religieuses au sens large – comme y invite le droit européen –, mais ne nous empêchera pas de souligner les enjeux spécifiques de l’élargissement d’une telle neutralité d’entreprise aux convictions non religieuses.
(22) Nous prendrons également en compte les affaires – françaises, pour la plupart – où le terme de laïcité est substitué ou ajouté à celui de neutralité, comme fondement de la politique de restriction des expressions religieuses des travailleurs.
(23) Dans cette perspective, il sera fait ponctuellement référence à certaines jurisprudences portant sur la restriction des expressions religieuses fondée sur un autre motif que la neutralité – tel que la sécurité ou l’hygiène. L’intégration de ces décisions non expressément liées à la neutralité nous permettra en effet d’enrichir notre analyse quant à l’admissibilité d’une restriction générale des expressions religieuses sur le lieu de travail.
D’un point de vue géographique, notre analyse se focalisera sur la Belgique et la France, qui concentrent la majorité des affaires portant sur la restriction des expressions religieuses des travailleurs au nom de la neutralité (24), même si d’autres ordres juridiques européens (25), tels que l’Allemagne (26) ou les Pays-Bas (27), n’en sont pas exempts.
Sur le plan des sources, notre question de recherche portant sur la compatibilité de certaines neutralités d’entreprise avec le droit européen de la liberté et de la non-discrimination religieuses, nous appuierons prioritairement notre analyse sur le droit de la C.E.D.H. et de l’U.E. – en particulier la directive 2000/78/CE relative à l’égalité en matière d’emploi – et sur l’interprétation première qu’en donnent leurs juridictions respectives, la Cour eur. D.H. et la C.J.U.E. La prise en compte des droits internes belge et français interviendra de manière subsidiaire : ces droits nationaux seront essentiellement mobilisés aux fins d’éclairer l’intégration et la mise en œuvre du droit européen pertinent, en particulier par le biais jurisprudentiel.
I. NEUTRALITÉ, RELIGION ET ENTREPRISE : INCERTITUDES CONCEPTUELLES
8. Pour parvenir à analyser la compatibilité de l’entreprise dite « neutre » avec le droit européen de la liberté religieuse et de la non-discrimination, il convient d’abord de s’interroger sur le sens donné aux concepts au cœur de cet exercice : la neutralité (A), la religion (B) et l’entreprise (C). Il s’agit en l’occurrence moins de clarifier véritablement les notions que de relever les incertitudes sémantiques et conceptuelles qui naissent de leur association (28)
A. Neutralité
9. Eu égard au concept de neutralité, l’enjeu consiste avant tout à prendre conscience des multiples incertitudes naissant du passage de la théorie de la neutralité de l’État vers la sphère de l’entreprise (1). Nous développerons ensuite l’idée d’une horizontalisation de la neutralité comme corollaire de l’horizontalisation des droits fondamentaux (2).
(24) Si le recours explicite à l’idée de neutralité par l’entreprise privée reste largement circonscrit à la Belgique et à la France, les enjeux juridiques qu’un tel phénomène soulève ne sont pas limités à ces deux pays, en particulier du point de vue de la compatibilité d’une restriction généralisée des expressions religieuses sur le lieu de travail avec le droit européen : voy. en ce sens les exemples fournis par equinet, le réseau européen des institutions publiques indépendantes compétentes en matière de lutte contre les discriminations, dans son rapport Faith in Equality: Religion and Belief in Europe, op. cit.
(25) Pour une analyse de droit européen comparé (Belgique, Pays-Bas et Grande-Bretagne) sur la gestion juridique des expressions religieuses sur le lieu de travail (non limitée à l’enjeu de l’invocation de la neutralité), voy. K. alidadi, Religion, equality and employment in Europe: the case for reasonable accommodation, Oxford - Portland, Oregon, Hart Publishing, 2017.
(26) Les deux affaires allemandes ayant conduit à l’arrêt WABE-Müller de la C.J.U.E. en constituent des exemples manifestes.
(27) En témoignent les multiples décisions non juridictionnelles rendues par le College voor de Rechten van de Mens (équivalent d’Unia aux Pays-Bas) : voy., infra, n° 240.
(28) Précisons que la démarche déployée ici est prioritairement conceptuelle et se distingue d’une analyse de droit positif stricto sensu. Les réflexions développées dans les lignes qui suivent nous permettront toutefois, dans la seconde partie de cette étude, d’affiner notre analyse des modes d’opérationnalisation de la neutralité en entreprise.
1. Double indétermination de la neutralité de l’entreprise privée
10. La mobilisation du concept de neutralité religieuse au sein de l’entreprise privée suscite de sérieuses interrogations du point de vue de sa signification, pour deux raisons principales.
Le premier motif d’incertitude porte sur le fait que la neutralité, et avec elle, la laïcité, ne concernent pas prioritairement le monde de l’entreprise, puisque ces deux concepts ont été essentiellement pensés et développés dans le cadre spécifique de l’État (29). Cet ancrage originel n’empêche toutefois pas en soi l’appropriation, voire la redéfinition (30), de ce concept par l’entreprise privée.
Dans le cadre de cet article, nous partirons d’une conception large de la laïcité (31), vue comme un principe d’organisation des relations entre les convictions et institutions religieuses et l’État (32) impliquant une relation d’« indépendance réciproque » (33) entre ceuxci.
Quant au terme de neutralité, s’il est largement utilisé pour désigner le modèle belge de régime des cultes, et pour distinguer ce dernier du modèle français, nous le définirons à ce stade (dans une perspective étatique) comme l’obligation pesant spécifiquement sur l’État dans les relations qu’il entretient avec les croyances et institutions religieuses, à savoir le fait de ni favoriser ni défavoriser un individu ou un groupe particulier, sur la base de sa conviction religieuse ou philosophique.
Envisagée sous l’angle originel de l’État, la neutralité vis-à-vis de la religion pose des difficultés d’application manifestes, tout en faisant l’objet d’un quasi-consensus du point de vue de sa pertinence. Entre autres désaccords, pointons en particulier l’exigence d’apparence de neutralité pouvant – ou non – être attendue des fonctionnaires, voire des personnes chargées de l’exécution d’un service public. La difficulté majeure revient à ce que la neutralité soit simultanément considérée, lorsqu’elle joue bien son rôle, comme le garant de la liberté et de la non-discrimination religieuses, et, à l’inverse, lorsqu’elle est considérée comme mal appliquée, comme leur opposant voire leur pourfendeur. En découle une déclinaison de neutralités qualifiées, fondées sur les deux variables que sont le degré d’ou-
(29) P. delVolVé, « Entreprise privée, laïcité, liberté religieuse. L’affaire Baby-Loup », Revue française de droit administratif, 2014, n° 5, p. 955.
(30) Voy., infra, nos 117 et s. relatifs à la neutralité comme tendance convictionnelle de l’entreprise.
(31) J. maClure et C. taylor, Laïcité et liberté de conscience, Paris, La Découverte, 2010, p. 36. En ce sens, nous excluons l’idée d’une laïcité qui serait l’apanage exclusif d’une « exception française » : voy. en ce sens
D. koussens, L’épreuve de la neutralité : la laïcité française entre droits et discours, Bruxelles, Bruylant, 2015, p. 15 ; H. Hasquin, Inscrire la laïcité dans la Constitution belge ?, Bruxelles, Académie royale des sciences, coll. « L’Académie en poche », 2016, p. 62 ; J. baubérot, Les sept laïcités françaises : le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2015. Contra, voy. R. debray, « La laïcité : une exception française », in H. dubost (dir.), Genèse et enjeux de la société. Christianisme et laïcité, Genève, Labor et Fides, 1990, p. 220.
(32) Conseil d’état (Fr.), « Rapport public – Un siècle de laïcité », 2004, p. 245 ; A. sCHaumasse, « Table ronde 2 : le droit de croire. Le fait religieux dans le secteur public », La Semaine juridique – Édition sociale, septembre 2017, n° 35, p. 1264 ; V. zuber, « La laïcité française, une exception historique, des principes partagés », Revue du droit des religions, 2019, n° 7, pp. 193-205.
(33) J.-F. Husson, « Laïcité, neutralité, séparation des Églises et de l’État : quelles frontières pour les services publics en Belgique ? », in Neutralité et faits religieux. Quelles interactions dans les services publics ?, Louvain-la-Neuve, Academia, 2014, p. 70.
verture à l’expression religieuse – neutralité inclusive et exclusive (34) – et le degré d’intervention de l’État – neutralité active et passive (35) .
C’est dans ce contexte mouvant que se pose la question du caractère juridiquement mobilisable et « opérationnalisable » de la neutralité dans l’entreprise privée.
Comment envisager l’invocation des mêmes notions dans un contexte si différent ? S’agitil de transposer mécaniquement – si cela est seulement possible – au contexte de l’entreprise les enseignements tirés de l’application de la neutralité dans le cadre de l’État ? Transposer la neutralité de l’État à l’entreprise ne fait-il pas cependant perdre son sens à la notion même de neutralité de l’État (36) ?Par ailleurs, comment justifier l’invocation de la neutralité dans le contexte de l’entreprise et de ses travailleurs, là où la neutralité imposée à l’État et à ses agents vise avant tout à garantir la liberté religieuse et la non-discrimination des citoyens (37) ? À notre estime, la liberté reconnue par l’État – à travers notamment son obligation de neutralité – aux acteurs privés tels que l’entreprise devrait pouvoir inclure la possibilité pour ceux-ci de se référer au concept de neutralité religieuse dans un sens autonome de celui de la neutralité de l’État (38) .
11. Le deuxième motif d’incertitude a trait au fait que l’entreprise semble à première vue peu concernée par ces enjeux de religion, de neutralité et de laïcité, tant du point de vue de son activité que de sa finalité économique (39) .
Envisagée sous l’angle du droit, la relation entre la religion et l’entreprise présente en réalité une double dimension, correspondant à une indifférence et à une considération mutuelles (40) . D’une part, la religion ne fait a priori pas partie de l’objet de la relation de travail. À de rares exceptions près – telles que l’entreprise de tendance (41) –, le contrat entre le travailleur et l’employeur n’est pas censé s’attarder sur les convictions religieuses de l’une ou de l’autre partie. D’autre part, la liberté religieuse dont jouit le travailleur en tant que personne titulaire de droits fondamentaux ne s’évanouit pas aux portes de l’entreprise. Sauf justification légitime, l’employeur ne peut dès lors retirer par principe à ses travailleurs la possibilité de manifester leurs convictions religieuses sur le lieu de travail.
12. Cette double incertitude n’a pas empêché certaines entreprises privées, en particulier en Belgique et en France, de s’appuyer sur cette notion pour déployer une politique restrictive de gestion des expressions religieuses sur le lieu de travail. La référence à la
(34) X. delgrange, « Mixité sociale, mixité religieuse : le droit de l’enseignement face à la diversité », in J. ringelHeim (dir.), Le droit et la diversité culturelle, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 533 ; R. pierik et W. Van der burg, « What Is Neutrality? », Ratio Juris, 2014, vol. 27, n° 4, pp. 496-515. Dans une logique similaire, l’on retrouve – surtout du côté français – l’alternative entre une neutralité ouverte et une neutralité réputée fermée, ou encore entre une neutralité – ou laïcité – positive et une neutralité réputée négative.
(35) S. Van droogHenbroeCk, « Les transformations du concept de neutralité de l’État : quelques réflexions provocatrices », in J. ringelHeim (dir.), Le droit et la diversité culturelle, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 77 ; V. Valentin, « Laïcité et neutralité », A.J.D.A., 2017, n° 24, p. 1392.
(36) C. Wolmark, « Neutralité dans l’entreprise ou neutralisation des travailleurs ? », Droit ouvrier, 2017, n° 825, p. 226.
(37) E. lemaire, « La laïcité “répressive” : l’exemple du traitement de l’affaire Baby Loup au Parlement », in C. bargues et N. Haupais (dir.), Le fait religieux dans la construction de l’État, Paris, Pedone, 2016, p. 137.
(38) V. Valentin, « Quelles perspectives pour la religion dans l’entreprise ? », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2017, n° 1, p. 6. Selon l’auteur, il serait étonnant que, « parce que le public doit être fermé au religieux, le privé devrait lui être ouvert ; parce que la laïcité vaut pour le public, elle vaudrait seulement pour lui. Autrement dit, la liberté étant la règle, mais la neutralité ne pourrait être librement choisie ! ».
(39) P. delVolVé, « Entreprise privée, laïcité, liberté religieuse. L’affaire Baby-Loup », op. cit., p. 955.
(40) C. matHieu, « Le respect de la liberté religieuse dans l’entreprise », Revue de droit du travail, 2012, pp. 17-23.
(41) Voy., infra, n° 117.
neutralité religieuse n’implique pourtant pas, par elle-même, la restriction des expressions convictionnelles – même si de facto, comme nous le verrons, l’écrasante majorité des faits d’invocation de la neutralité au sein de l’entreprise se rapporte à une telle conception restrictive.
Enfin, eu égard à l’occurrence presque toujours conjointe des termes de neutralité et de laïcité dans les débats relatifs au fait religieux dans la société, il est intéressant de se pencher sur le choix de la plupart des entreprises concernées (42) du vocable de neutralité, plutôt que celui de laïcité. Si l’on se réfère à la distinction générale développée plus haut entre les notions de laïcité et de neutralité de l’État, la référence à la neutralité semble moins hasardeuse pour l’entreprise. En effet, la laïcité, prise en tant que principe organisateur du régime des cultes au sein d’un système juridique, semble difficilement transposable à l’entreprise. À cela s’ajoute le fait que, dans le contexte belge, la laïcité – dite « organisée » – désigne avant tout une « conception philosophique non confessionnelle » (43) bénéficiant d’une reconnaissance par les autorités, au même titre que les six cultes reconnus. Le vocable de neutralité semble à l’inverse plus passe-partout, du fait de sa plus grande « exportabilité » en dehors du champ de l’État et de la laïcité (44) .
2. Horizontalisation de la neutralité
13. Des lignes qui précèdent, il ressort que les questionnements autour de l’invocation de la neutralité, déjà nombreux s’agissant de la neutralité de l’État, sont accentués par le fait que la neutralité d’entreprise étudiée ici est mobilisée dans un contexte différent de sa sphère d’origine, et soulève ainsi de sérieuses questions quant à son sens.
Dans ce nouveau contexte, il s’agit de tenir compte, à travers le mouvement d’horizontalisation des droits fondamentaux (45), de l’invocation de droits fondamentaux par l’entreprise elle-même, en particulier de la liberté d’entreprise, à l’appui de cette neutralité.
14. L’enjeu consiste à examiner dans quelle mesure la référence à la neutralité par l’employeur n’apparaît pas comme un mouvement d’horizontalisation de la neutralité, en tant qu’effet miroir de l’horizontalisation des droits de l’homme. Par effet miroir, nous visons l’idée selon laquelle la privatisation de la neutralité dans le chef de l’entreprise correspond à une forme d’horizontalisation analogue à l’application des droits fondamentaux entre particuliers. Au cœur de cette horizontalisation, figure la question suivante : est-il possible d’étendre l’application des droits fondamentaux de la sphère publique vers l’entreprise privée sans transposer, en même temps, l’exigence de neutralité de l’État à l’entreprise ? À travers l’idée d’effet miroir, la transposition de l’application des droits fondamentaux des
(42) En témoigne la prévalence de la neutralité dans les politiques d’entreprise ayant fait l’objet d’un contentieux judiciaire, tant devant les juridictions nationales que devant la C.J.U.E. La reprise du terme de neutralité au sein de l’article L1321-2-1 du Code du travail français en est un autre exemple (voy., infra, nos 82 et s.).
(43) Constitution belge, art. 181, par. 2.
(44) F. de la morena, « Du principe de laïcité républicaine à l’application des valeurs de la laïcité dans l’entreprise », Droit social, 2015, n° 9, p. 704.
(45) Rappelons que le concept d’horizontalisation des droits de l’homme désigne l’idée selon laquelle les droits fondamentaux ne s’envisagent plus seulement de manière verticale, comme une créance des individus vis-à-vis de la puissance étatique, mais trouvent également à s’appliquer dans une perspective horizontale, dans les relations qu’entretiennent les particuliers entre eux. En d’autres termes, comme le résume Sébastien Van droogHenbroeCk, l’horizontalisation conduit à ce que les droits fondamentaux « [soient] devenus […] une norme de comportement des acteurs privés (« L’horizontalisation des droits de l’homme », in H. dumont, F. ost et S. Van droogHenbroeCk (dir.), La responsabilité, face cachée des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 356).
relations individu-État aux relations privées aurait pour corollaire cette invocation de la neutralité, non plus par l’État, mais par l’entreprise vis-à-vis des travailleurs.
La question du lien entre ces deux horizontalisations peut également être retournée : la neutralité horizontalisée n’est-elle pas envisageable que dans la seule mesure où elle s’accompagne d’une transposition des droits fondamentaux de la sphère publique vers l’entreprise ?
L’intérêt du recours à cette idée de neutralité horizontalisée consiste à nous interroger de manière méthodique sur les enjeux du passage de la neutralité de l’État vers l’entreprise, du point de vue tant du champ d’application que de la portée de cette neutralité. La confrontation en miroir de ces deux horizontalisations nous permet aussi d’envisager quel rapport cette neutralité d’entreprise entretient avec les droits fondamentaux invoqués entre particuliers.
Nous retenons pour ce faire deux formes de neutralité horizontalisée : la première transpose de manière intacte le concept de neutralité de l’État au sein de l’entreprise, alors que la seconde prend à l’inverse explicitement distance avec la neutralité de l’État, à travers un mouvement de privatisation de la notion de neutralité (46) .
15. Premièrement, l’horizontalisation-transposition s’entend comme une extension du champ d’application de la neutralité de l’État, dont il est considéré qu’il convient de l’appliquer à la sphère des relations de travail au sein de l’entreprise. Cette volonté d’extension s’inscrit avant tout dans une tendance expansionniste plus globale de la neutralité de l’État au sein de la société. Elle traduit en ce sens un double mouvement de privatisation des missions de service public ou d’intérêt général d’un côté, et d’extension de la sphère d’intervention publique de l’autre (47). Selon cette approche, dès lors que l’entreprise prend en charge un rôle dévolu autrefois à l’État, lui-même soumis à l’exigence de neutralité, il est logique que cette neutralité soit conjointement transposée de l’État à l’entreprise.
Dans cette perspective, le sens et la portée attachés à la neutralité de l’État sont également transposés au contexte de l’entreprise. L’invocation de la neutralité s’envisage donc, dans cette première hypothèse, moins comme une faculté de l’entreprise que comme une obligation dont elle est débitrice. Tant la liberté contractuelle entre personnes privées que la liberté d’entreprise cèdent ici le pas à d’autres exigences réputées plus fondamentales, traduites dans l’idée de neutralité.
La transposition de l’exigence de neutralité de l’État vers l’entreprise soulève rapidement une difficulté importante, liée aux nombreuses incertitudes entourant les implications concrètes qu’emporte la notion dans le champ de l’État.
Deux sous-hypothèses émergent alors quant au sens et à la portée de cette neutralité transposée. La première, égalitaire, met l’accent sur la non-discrimination religieuse des travailleurs comme objectif véritable de la neutralité d’entreprise, opposable à l’employeur.
(46) Précisons que les deux formes de neutralité horizontalisée évoquées à l’instant se distinguent des quatre types d’entreprise neutre que l’on envisagera en seconde partie. Les deux formes discutées ici visent à rendre spécifiquement compte du passage de la neutralité de l’État vers l’entreprise, tandis que les quatre catégories que nous construirons plus loin correspondent à une typologie davantage opérationnelle des formes d’invocation de la neutralité en entreprise, au-delà du lien éventuel qui unirait cette dernière à l’État.
(47) S. Hennette-VauCHez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, op. cit., p. 59. Selon les auteurs, la neutralité transposée de l’État à l’entreprise traduit, dans un certain sens, une tendance selon laquelle « le privé se publicise » (ibid., p. 22).
La seconde hypothèse accorde à la neutralité d’entreprise une valeur en elle-même, dans une perspective narrative (48), opposable et applicable aux travailleurs.
16. La seconde hypothèse d’horizontalisation de la neutralité correspond à l’horizontalisation-privatisation de la neutralité par l’entreprise. À l’opposé de l’horizontalisation-transposition, celle-ci admet la légitimité de l’invocation de la neutralité dans l’entreprise précisément parce que cette neutralité d’entreprise est différente de la neutralité de l’État. Selon cette logique, dès lors que l’entreprise est vue comme une sphère privée distincte de la sphère publique de l’État, vouloir y appliquer un concept de neutralité propre à l’État serait absolument contraire à la… neutralité de l’État, cette dernière n’ayant pas vocation à s’appliquer au sein des relations privées.
L’horizontalisation-privatisation de la neutralité correspond à un choix formulé par l’entreprise, et non à une obligation émanant du cadre juridique étatique, comme c’était le cas dans le modèle d’horizontalisation-transposition.
L’invocation de la neutralité se conçoit avant tout ici dans une perspective de restriction de la liberté religieuse des travailleurs. Dans cette logique, c’est bien par l’effacement du religieux dans la sphère de l’entreprise que la neutralité se concrétise. Cette restriction des droits des travailleurs s’opère alors par le biais d’une renonciation conventionnelle entre personnes privées, rendue possible par l’horizontalisation des droits fondamentaux. Tant l’employeur que le travailleur sont en effet considérés disposer chacun d’une égale liberté contractuelle et de droits fondamentaux (49) .
S’agissant de la validité d’une renonciation contractuelle par le travailleur à l’exercice de sa liberté religieuse dans la sphère de l’entreprise, rappelons le revirement de jurisprudence opéré par la Cour eur. D.H., celle-ci considérant, depuis l’arrêt Eweida e.a. c. Royaume-Uni rendu en 2015, que la seule possibilité de changer d’emploi ne suffit pas à tenir pour garantie la liberté religieuse du travailleur et à valider une renonciation conventionnelle en la matière (50) .
17. In fine, l’on remarque que, dans chacune de ces hypothèses d’horizontalisation, apparaît la possibilité d’une idéologisation de la neutralité en entreprise. Cette idéologisation peut s’opérer par le haut, à travers l’imposition de la neutralité à la sphère publique au sens large, entreprise incluse. L’idéologisation par le bas survient lorsque l’entreprise ellemême décide de s’emparer de la neutralité en tant que conviction propre, distincte de la neutralité de l’État.
(48) Sur l’idée de laïcité narrative, en tant que conception distincte de la réalité juridique de la laïcité qui réduirait le concept à la seule idée de neutralité, voy., infra, n° 133.
(49) L’éventail et l’ampleur des droits fondamentaux reconnus à l’entreprise ne peuvent toutefois être assimilés à l’ensemble des droits fondamentaux dont dispose une personne physique : du fait à la fois de sa nature abstraite et de sa visée lucrative, l’entreprise ne peut se prévaloir d’une protection équivalente à celle que connaissent les personnes physiques ou même d’autres personnes morales. Sur ce point, voy. J.-P. triCoit, « L’entreprise, titulaire de droits fondamentaux », Journal européen des droits de l’homme, 2013, n° 1, pp. 105-106.
(50) Cour eur. D.H., Eweida e.a. c. Royaume-Uni, 15 janvier 2013, par. 83 : « dans les cas de restrictions imposées par l’employeur à la possibilité pour l’employé de se livrer à des pratiques religieuses, la Commission a conclu dans plusieurs décisions à l’absence d’ingérence dans l’exercice de la liberté de religion du requérant au motif que celui-ci pouvait démissionner de ses fonctions et trouver un autre travail. […] Vu l’importance que revêt la liberté de religion dans une société démocratique, la Cour considère que, dès lors qu’il est tiré grief d’une restriction à cette liberté sur le lieu de travail, plutôt que de dire que la possibilité de changer d’emploi exclurait toute ingérence dans l’exercice du droit en question, il vaut mieux apprécier cette possibilité parmi toutes les circonstances mises en balance lorsqu’est examiné le caractère proportionné de la restriction. »
B. Religion
18. La neutralité de l’entreprise examinée ici portant spécifiquement sur les expressions religieuses (51) du travailleur, il convient de se pencher sur la notion de religion : à quelle acception de la religion les principes européens de liberté et de non-discrimination religieuses renvoient-ils ? L’appréhension juridique de la religion (52) soulève en effet des enjeux particuliers en comparaison d’autres libertés fondamentales ou d’autres critères de non-discrimination.
Parmi ces enjeux spécifiques, la définition de la religion sera l’objet de notre premier point (1). La liberté spécifique reconnue par le droit vis-à-vis de la religion nous amènera à interroger le caractère précisément spécifique des convictions religieuses, en comparaison d’autres convictions. Dans un deuxième temps, nous envisagerons les moyens de preuve permettant à l’individu d’attester l’effectivité de sa propre croyance religieuse (2). Cette question entre en lien avec la conception subjective et individuelle de la religion prévalant aujourd’hui en droit. À cette occasion, sera également souligné le paradoxe de la confrontation entre le droit individuel au secret des convictions et la neutralité de l’État ou de l’entreprise.
1. Définir la religion
19. Le choix du terme de religion correspond au libellé commun des deux instruments juridiques sur lesquels nous appuyons principalement notre analyse. Là où la C.E.D.H. vise en son article 9 la « liberté de pensée, de conscience et de religion » (53), la directive 2000/78/ CE prévoit, parmi les critères de non-discrimination, « la religion ou les convictions » (54)
À lire ces instruments consacrant la liberté de religion et la non-discrimination religieuse, l’on réalise rapidement qu’ils omettent généralement de définir l’objet-religion qu’ils viennent pourtant de désigner en tant que source de droits fondamentaux (55) .
Une telle omission s’explique par la difficulté consistant à définir un concept si discuté sans enfermer sa consécration juridique dans une vision particularisante. L’enjeu de la définition des termes employés dans un instrument juridique n’est d’ailleurs pas propre à celui de religion : il est en quelque sorte inhérent à la discipline juridique et au rapport particulier que celle-ci entretient avec le langage naturel (56). Toutefois, cette difficulté se pose avec acuité s’agissant de la religion, tenant compte de l’exigence de neutralité.
La neutralité de l’État fait en effet naître une injonction contradictoire en la matière dans le chef de l’État. D’un côté, pour garantir sa neutralité – et donc, in fine, la liberté de religion –, l’État est censé s’abstenir d’exprimer un jugement de valeur sur les croyances ou pratiques qu’il considérerait comme relevant ou non de la religion. D’un autre côté, la liberté de religion telle qu’elle est reconnue et garantie par l’État, nécessite pour être juridiquement
(51) Nous verrons toutefois, en seconde partie, que les politiques de neutralité d’entreprise ciblent souvent aussi d’autres convictions, en particulier politiques, à des fins de restriction. Cet élargissement soulève des questions spécifiques sur le plan de la non-discrimination.
(52) Par « religion » nous entendons, dans cette étude, l’ensemble des convictions – religieuses ou non –couvertes par le terme de religion dans l’article 9 de la C.E.D.H.
(53) Notons que la Charte de l’U.E. reprend exactement la même formulation en son article 10.
(54) Directive 2000/78/CE, art. 1er
(55) T.J. gunn, « The Complexity of Religion and the Definition of “Religion” in International Law », Harvard Human Rights Law Journal, 2003, n° 16, p. 190.
(56) Sur ce point, voy. S. balian, Droit & langage, Paris, La Maison du dictionnaire, 2018 ; P. brunet, « Alf Ross et la conception référentielle de la signification en droit », Droit et société, 2002, vol. 50, n° 1, pp. 19-29.
applicable, que l’on s’entende – à tout le moins a minima – sur l’objet de cette liberté de religion (57) .
Comment, dès lors, parvenir à un équilibre entre ces deux exigences antagonistes ? Il s’agit sans doute de reconnaître que l’ambition d’une neutralité absolue dans la définition de la religion est, à l’instar du choix posé en faveur des principes de laïcité et de neutralité de l’État, illusoire en cette matière (58)
20. Nous nous concentrerons ici sur les réponses de la Cour eur. D.H., dont l’influence se marque tant au niveau des juridictions nationales qu’au niveau de la C.J.U.E. (59) .
Dans son arrêt fondateur, rendu en 1993 dans l’affaire Kokkinakis, la Cour eur. D.H., tout en s’abstenant de définir la notion de religion, insiste sur l’importance fondamentale de la liberté de pensée, de conscience et de religion en tant qu’assise d’une société démocratique, et sur le lien particulier que celle-ci entretient avec le concept de pluralisme (60) . Dans l’arrêt Eweida e.a. rendu deux décennies plus tard, la Cour précise que « [la] liberté religieuse relève avant tout de la pensée et de la conscience de chacun » (61). Cette conscience individuelle ne se rattache pour autant pas à n’importe quel type de convictions, celles-ci devant présenter « un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » (62)
Ainsi, en visant respectivement « la liberté de pensée, de conscience et de religion » et « la religion ou les convictions » (63), la C.E.D.H. (64) et la directive incluent aussi dans leur champ
(57) A. Jamal, « The impact of definitional issues on the right of freedom of religion and belief », in S. Ferrari (ed.), Handbook of Law and Religion, New York, Routledge, 2015, p. 91 ; J.-M. WoeHrling, « Religion (définition) », in F. messner (dir.), Dictionnaire de droit des religions, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 618 ; G. Van der sCHyFF, « The Legal Definition of Religion and its Application », The South African Law Journal, 2002, vol. 199, p. 289.
(58) L. peroni, « Deconstructing ‘Legal’ Religion in Strasbourg », Oxford Journal of Law and Religion, 2014, n° 2, p. 235.
(59) En vertu de l’article 52 de la Charte de l’U.E., la C.J.U.E. est tenue d’interpréter les droits fondamentaux liés à la religion en concordance avec la jurisprudence strasbourgeoise. Depuis les arrêts Achbita et Bougnaoui, la C.J.U.E. revendique du reste elle-même cette orientation : « [dans] la mesure où la C.E.D.H. et, par la suite, la Charte donnent une acception large de la notion de “religion”, en ce qu’elles incluent dans cette notion la liberté des personnes de manifester leur religion, il y a lieu de considérer que le législateur de l’Union a entendu retenir la même approche lors de l’adoption de la directive 2000/78, de sorte qu’il convient d’interpréter la notion de “religion” figurant à l’article 1er de cette directive comme couvrant tant le forum internum, à savoir le fait d’avoir des convictions, que le forum externum, à savoir la manifestation en public de la foi religieuse » (C.J.U.E., Bougnaoui, par. 30). Voy. aussi, plus largement, L. ViCkers, Religious freedom, religious discrimination and the workplace, Oxford, Hart Publishing, 2016, pp. 138 et s ; G. gonzalez, « La liberté de religion à l’épreuve de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne », Rev. trim. dr. h., 2020, n° 122, pp. 107-110.
(60) Cour eur. D.H., Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, par. 31.
(61) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 80.
(62) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 81.
(63) Directive 2000/78/CE, art. 1er. Notons que « convictions » correspond, dans la version anglaise de la directive, à « belief », terme que l’on rapprocherait pourtant plutôt du mot « croyance ». La version néerlandaise se rapproche d’ailleurs davantage du terme « convictions », à travers le mot « overtuiging ». Enfin, la version allemande parle de « Weltanschauung » (« philosophie de vie »). Sur ce point, voy. F. dorssemont, « Le droit des syndicats d’expulser des membres en raison de leurs convictions politiques, Cour européenne des droits de l’homme, Associated Society of Locomotive Engineers & Fireman (A.S.L.E.F.) c. Royaume-Uni, 27 février 2007 », Rev. trim. dr. h., 2008, vol. 74, pp. 569-570 ; G. CalVès, « Le critère “religion ou convictions”, même sens et même portée à Luxembourg et à Strasbourg ? », Droit social, 2018, n° 4, p. 328, note 41. Voy. aussi K. alidadi, Religion, equality and employment in Europe, op. cit., pp. 82-90.
(64) Cour européenne des droits de l ’ Homme, « Guide sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme – Liberté de pensée, de conscience et de religion », 30 avril 2022, p. 9, disponible sur www. echr.coe.int/Documents/Guide_Art_9_FRA.pdf (consulté le 27 juillet 2022). Entre autres exemples
de protection des convictions areligieuses, non religieuses ou ne se rapportant pas à une religion au sens commun, mais qui n’en constituent pas moins des « convictions ultimes » (65)
L’importance particulière reconnue à ces convictions explique la protection spécifique dont celles-ci bénéficient au titre de la liberté de religion. Les convictions « ordinaires », en ce compris les opinions politiques, ne bénéficient que de la protection de l’article 10 de la C.E.D.H. relative à la liberté d’expression, et ne font par ailleurs pas partie des critères protégés par la directive 2000/78/CE (66). Cette approche est du reste confirmée par la C.J.U.E. dans l’arrêt LF c. SCRL (67) .
21. Rappelons par ailleurs la distinction cardinale établie entre le for interne (forum internum) et le for externe (forum externum) de la liberté de religion. L’enjeu de cette distinction porte sur les restrictions admises par la C.E.D.H. Là où le forum internum (68) ne peut se voir appliquer de restriction, les manifestations religieuses qui constituent le forum externum de la même liberté peuvent faire l’objet de restrictions, sous réserve du respect des conditions énumérées au second paragraphe de l’article 9 (69) .
Le for externe vise donc les manifestations de la croyance religieuse, sans pour autant qu’y soit englobé « tout acte inspiré, motivé ou influencé par elle » (70). Reste en effet encore à démontrer l’existence d’un lien direct et suffisamment étroit entre la croyance et la manifestation. De cette approche casuistique, il peut être difficile d’anticiper la réponse de la Cour eur. D.H. concernant « l’existence d’un lien suffisamment étroit et direct » entre la manifestation et la conviction (71) .
Dans le contexte de l’entreprise, cette question peut renvoyer aux refus d’effectuer une tâche considérée par le travailleur comme contribuant à un acte que sa religion ou ses convictions réprouvent. Parmi ces « complicity-based conscience claims » (72), citons le fait de
tirés de la jurisprudence de la Cour eur. D.H., citons le pacifisme, le véganisme, l’opposition à l’avortement, ainsi que « l’attachement à la laïcité ». Nous reviendrons sur cette dernière hypothèse en deuxième partie.
(65) H. Dumont, « À quoi sert un préambule constitutionnel ? Réflexions de théorie du droit en marge du débat sur l’inscription d’un principe de laïcité dans un préambule ajouté à la Constitution belge », in Y. CartuyVels (dir.), Le droit malgré tout. Hommage à François Ost, Bruxelles, Presses de l’Université SaintLouis Bruxelles, 2018, p. 814. Voyons aussi l’expression analogue de « convictions de conscience » utilisée par J. MaClure et C. Taylor (voy. Laïcité et liberté de conscience, op. cit., pp. 156-157).
(66) Notons toutefois que certains États membres ont élargi la notion de conviction à d’autres types de conviction. C’est ainsi le cas de la Belgique, dont la loi du 10 mai 2007 intègre, à l’article 3, les convictions politiques et syndicales comme critères protégés supplémentaires.
(67) LF c. SCRL, par. 27 : « le motif de discrimination fondé sur “la religion ou les convictions” est à distinguer du motif tiré des “opinions politiques ou [de] toute autre opinion” et couvre dès lors tant les convictions religieuses que les convictions philosophiques ou spirituelles ».
(68) Si la jurisprudence de la Cour eur. D.H. est relativement avare de précisions quant au contenu exact de ce for interne, l’on y intègre classiquement la liberté d’avoir ou de ne pas avoir de convictions religieuses, mais également de changer de religion : sur ce point, voy. M.D. eVans, Manual on the wearing of religious symbols in public areas, Leiden, Nijhoff, 2009, pp. 8-9.
(69) « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
(70) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 82.
(71) A. yernaux, Les convictions du travailleur et l’entreprise. Du dilemme entre vie professionnelle et éthique personnelle, Bruxelles, Kluwer, 2014, p. 17.
(72) K. brooks, « Too Heavy a Burden: Testing Complicity-Based Claims Under the Religious Freedom Restoration Act », Indiana Law Journal, 2016, vol. 92, pp. 40-60 ; A.J. sepinWall, « Conscience and Complicity: Assessing Pleas for Religious Exemptions in Hobby Lobby’s Wake », The University of Chicago Law Review, 2015, vol. 82, pp. 1897-1980.
serrer la main d’une personne du sexe opposé (73) ou d’entrer en contact avec des produits alimentaires faisant l’objet d’un interdit religieux (74). Ces exemples ont trait à l’enjeu de la prise en compte du caractère religieux de pratiques qui ne constituent pas directement l’acte que la conscience réprouve, mais qui contribuent plus ou moins fortement à rendre celui-ci possible, et associent dès lors la personne croyante à sa réalisation. La question consiste à savoir dans quelle mesure la personne concernée est en mesure de prendre elle-même des dispositions lui permettant d’éviter une telle interférence avec sa liberté de religion. Or, l’on sait que, depuis l’arrêt Eweida e.a., la faculté de démissionner n’est plus considérée comme la garantie de cette liberté. L’enjeu porte aussi sur le caractère central de la tâche à laquelle il est opposé, au regard du contrat de travail.
22. Enfin, notons que, sur le plan du droit, la religion présente pour singularité d’être simultanément protégée en tant que liberté fondamentale et critère de non-discrimination. Ce double statut illustre l’ambivalence de la religion, qui peut être alternativement appréhendée comme une conviction choisie ou comme une caractéristique intrinsèque de la personne.
Selon l’hypothèse adoptée, l’appréciation de la légitimité d’une restriction vis-à-vis de la conviction religieuse de la personne pourra varier sensiblement. Dans l’hypothèse où la religion est avant tout envisagée comme une conviction choisie (75), l’on sera plus facilement enclin à considérer qu’une demande de retenue dans l’expression des convictions revêt une certaine légitimité, dès lors que la personne peut effectivement laisser sa religion « au vestiaire ».
À l’inverse, dans l’hypothèse où la religion est perçue, à l’instar de la couleur de la peau ou de l’âge, comme une caractéristique intrinsèque, une demande d’invisibilisation de sa conviction sera considérée avec davantage de prudence (76). D’une discussion ancrée dans la liberté de religion, l’on évolue ici vers une discussion sur le plan du droit de la non-discrimination. Se pose alors la question d’une ethnicisation – ou racialisation – de la religion, revendiquée ou non, pouvant mener à une essentialisation de la personne sur la base de son appartenance religieuse.
D’un point de vue juridique, l’on rappellera que la liberté de choix – et de changement –d’une religion constitue précisément une garantie intangible des conventions internationales, quels que soient les débats philosophiques en la matière. Précisons au demeurant que, si ce débat conceptuel se pose en des termes généralement antinomiques, l’on peut
(73) T. loenen, « Framing Headscarves and other Multi-Cultural Issues as Religious, Cultural, Racial or Gendered: The Role of Human Rights Law », Netherlands Quarterly of Human Rights, décembre 2012, vol. 30, n° 4, p. 477.
(74) Sur l’exemple d’un travailleur musulman refusant d’entrer en contact avec de la viande de porc, voy. Cass. fr (ch. soc.), 24 mars 1998, Droit social, 1998, n° 6, pp. 614-616, obs. J. saVatier. Dans le même sens, voy. T.A. Lyon, 19 février 2015, n° 1202679 (relatif à un apprenti en centre de formation) ; C. trav. Bruxelles, 7 novembre 1974, Tijdschrift voor Bestuurswetenschappen en Publiekrecht, 1975, pp. 164166, note R. elst.
(75) Notons, à l’instar de S. Van droogHenbroeCk, que l’esprit de la loi belge anti-discrimination « ne limite nullement sa protection aux seules situations placées hors du choix des individus – songeons ici à l’état civil, ou encore aux convictions religieuses ou philosophiques » (« La loi du 25 février 2003 tendant à lutter contre la discrimination : les défis d’une “horizontalisation” des droits de l’homme », Administration publique, 2003, n° 3-4, p. 225).
(76) Précisons que la discussion relative à l’influence du caractère potentiellement choisi – même partiellement – du critère de discrimination sur son degré de protection concerne aussi d’autres critères, tels que le sexe, l’orientation sexuelle voire le handicap : pour une proposition de catégorisation en ce sens, voy. D. sCHiek, « A New Framework on Equal Treatment of Persons in EC Law? », European Law Journal, 2002, vol. 8, n° 2, pp. 290-314.
pourtant facilement envisager que la religion constitue en réalité à la fois un choix et une caractéristique indissociable de la personne (77). L’une ou l’autre approche dépendra en réalité de la situation rencontrée en l’espèce (78)
2. Prouver la religion
23. Un second défi majeur de l’appréhension juridique de la religion porte sur l’appréciation juridictionnelle de la religion. L’on vise ici la méthode par laquelle les juges évaluent le caractère religieux des convictions invoquées à l’appui d’une demande, par exemple dans le contexte des relations de travail. En tant que premier destinataire de ces demandes, l’employeur est d’ailleurs lui-même potentiellement confronté à la nécessité d’effectuer cette appréciation.
Le premier point portera sur la conception subjective et individuelle de la religion, désormais privilégiée par les juges européens (a). Notre second point envisagera le rapport paradoxal qu’entretient la liberté de manifester sa religion avec le droit au secret des convictions (b).
a. L’appréciation subjective de la croyance religieuse
24. Au sein des systèmes juridiques occidentaux, la liberté de religion des individus a été interprétée au fil du temps comme impliquant notamment que l’État ne puisse porter une évaluation sur la valeur ou le contenu de la croyance d’un citoyen. L’on touche ici à l’articulation entre la neutralité et la liberté de religion, la neutralité étant à la fois une exigence et une condition de la liberté de religion.
Dans un contexte juridictionnel, suivant ce principe d’abstention, le juge étatique ne peut donc s’immiscer dans l’appréciation de la validité interne de la prescription religieuse invoquée par un justiciable à l’appui de sa demande (79) .
Au fil des dernières décennies, les systèmes juridiques occidentaux ont ainsi progressivement tourné le dos à la conception objective de la religion. En requérant des juges qu’ils s’immiscent dans l’évaluation des convictions ou pratiques religieuses, la conception objective peut conduire les juges à déterminer le contenu d’une religion précise – se faisant dès lors théologiens ou sociologues et non plus juges –, voire à trancher l’insoluble question de la définition même de la religion (80) .
Afin d’éviter cet écueil, une conception subjective de la liberté de religion prévaut désormais dans les ordres juridiques européens (81). L’appréciation juridictionnelle du caractère religieux de la pratique ou de la croyance passe alors par l’évaluation de la sincérité du
(77) L.-L. CHristians, « Vers une typologie ouverte des dérives religieuses en droit contemporain », in La religion hors-la-loi. L’État libéral à l’épreuve des religions minoritaires, Bruxelles, Bruylant, 2017, pp. 34-35.
(78) R. mCCrea prend ainsi l’exemple d’une situation de prosélytisme abusif, où il conviendra plutôt de considérer la conviction religieuse comme un choix et non comme un aspect immuable de la personne : « Secularism before the Strasbourg Court: Abstract Constitutional Principles as a Basis for Limiting Rights », Modern Law Review, 2016, vol. 79, n° 4, p. 703.
(79) A. su, « Judging Religious Sincerity », Oxford Journal of Law and Religion, 2015, vol. 5, n° 1, pp. 2-3.
(80) L. beaman, « Defining Religion: The Promise and the Peril of Legal Interpretation », in R. moon (ed.), Law and Religious Pluralism in Canada, Vancouver, UBC Press, 2008, pp. 193-194.
(81) Voy. en particulier Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 82 : « le requérant n’est aucunement tenu d’établir qu’il a agi conformément à un commandement de la religion en question ». Pour un exemple belge, voy. l’arrêt rendu en 1995 par la cour d’appel de Liège, à travers lequel celle-ci précise « qu’il est certain qu’il n’appartient pas au pouvoir judiciaire ou aux autorités étatiques de définir le contenu d’une
requérant, afin de vérifier que ce dernier « vit » effectivement la religion qu’il invoque de manière personnelle et véritable (82) .
25. Dans ces conditions, deux difficultés apparaissent rapidement. Premièrement, comment un tribunal peut-il apprécier le bien-fondé du lien effectué par le requérant entre la pratique revendiquée et la conviction religieuse qu’il invoque ? Comment parvenir à écarter les demandes basées sur une interprétation déraisonnable ou frauduleuse de la liberté de religion, sans intervenir dans l’évaluation de la conviction religieuse en question ? (83) L’enjeu consiste à empêcher que la liberté de religion se voie instrumentalisée de manière opportuniste afin d’obtenir un avantage illégitime (84)
Deuxièmement, la conception subjective offre une forme de prime à la radicalité de la croyance. En effet, dès lors que la sincérité individuelle devient le critère central dont dépend le bénéfice de la protection offerte par la liberté religieuse, un croyant « jusqu’au-boutiste », fondamentaliste ou radical, sera, dans une logique exclusivement subjective, davantage récompensé que le croyant hésitant ou non absolument cohérent dans ses convictions et pratiques.
26. Face aux risques et difficultés de la conception subjective, nous observons deux types de mécanisme d’ajustement opérés par les juges.
Le premier mécanisme revient à intégrer une dose objective dans la conception subjective et individuelle de la religion Cette tendance revient à ce que, pour évaluer la sincérité du requérant, le juge s’appuie sur des éléments objectifs et collectifs (85), tels que la consultation de la doctrine religieuse établie en la matière (86), le témoignage d’un représentant ou d’une autorité religieuse ou encore l’analyse quantitative des pratiques suivies par les fidèles de la religion en question.
En deuxième lieu, une certaine tendance se dessine quant à un déplacement des limitations portées à l’expression religieuse par les juges à un stade ultérieur de leur raisonnement juridique : celles-ci interviennent non plus au stade liminaire de l’appréciation des convictions, mais à travers la relativisation de l’atteinte à la liberté de religion (87)
religion ou d’interpréter les commandements ou recommandations qu’elle impose à ses adeptes » (23 février 1995, J.T., 1995, pp. 720-725, obs. L.-L. CHristians).
(82) K. el CHazli et P. CaVana, « Subjectivisme et objectivisme dans l’appréhension judiciaire des croyances et pratiques islamiques – Étude comparative », in B. Callebat, H. de Courrèges et V. louVel-parisot (dir.), Les religions et le droit du travail : regards croisés, d’ici et d’ailleurs [actes du colloque international, Université de Rouen, 20 et 21 octobre 2016], Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et religion », 2017, pp. 452-453 ; P. billingHam, « How Should Claims for Religious Exemptions be Weighed? », Oxford Journal of Law and Religion, 2017, n° 6, pp. 1-23.
(83) A. eisenberg, « What is wrong with a liberal assessment of religious authenticy? », in G.B. leVey (ed.), Authenticity, autonomy and multiculturalism, New York, Routledge, 2015, p. 148.
(84) Sur ce point, voy. R.E. de Winter, « Godsdienst als alibi », Nederlands Juristenblad, 1996, pp. 1-8.
(85) A. su, « Judging Religious Sincerity », op. cit., pp. 14-16.
(86) Dans l’arrêt cité en note n° 81 de la cour d’appel de Liège, celle-ci, après avoir affirmé qu’il ne lui appartenait pas de définir ou d’interpréter la religion pour parvenir au règlement des litiges, prend ensuite précisément appui sur un verset du Coran pour indiquer que le port du voile peut être légitimement considéré comme obligatoire selon la religion musulmane (23 février 1995, J.T., 1995, pp. 722).
(87) À titre d’exemple, prenons l’arrêt rendu en référé, le 16 septembre 2015, par le tribunal de première instance de Bruxelles (n° 15/81/C, disponible sur www.juportal.be) au sujet de la réglementation flamande imposant l’étourdissement préalable en matière d’abattage rituel : le juge, sans remettre en question la sincérité des convictions des requérants, minimise le degré d’atteinte portée à leur liberté de religion, mettant en avant le fait qu’une grande partie des musulmans de Belgique sont en réalité ouverts à l’idée d’étourdir l’animal avant abattage, se basant à cet égard sur une enquête d’opinion.
b. Le double paradoxe du droit au secret des convictions et de la neutralité
27. Ce second point vise à pointer l’existence d’un paradoxe au sein même de la démarche procédurale du droit face à la religion. Ceci tient de la double dimension des convictions religieuses, à la fois privées et individuelles, mais aussi publiques et interpersonnelles. De cette dualité de la religion, ressort une double contradiction.
Premièrement, la liberté religieuse s’entend notamment du droit de chaque individu à ne pas révéler ni se voir imposer des convictions, notamment de la part de l’État. Dans son volet négatif, la liberté de religion comprend en effet le droit individuel au silence des convictions. Celui-ci implique que tout individu n’est en principe pas tenu de révéler sa confession – ou son absence de confession – à l’État ou à son employeur et que, inversement, ces derniers ne sont pas censés s’immiscer dans ce genre de questionnements. Mais à partir de quel moment l’individu – le travailleur en l’occurrence – est-il amené à devoir révéler le contenu de ses convictions pour se voir précisément reconnaître le respect de sa liberté de religion par l’institution concernée ? Face à une potentielle immixtion, la liberté religieuse doit paradoxalement, pour être garantie, être affirmée par l’individu concerné, ce qui met précisément à mal le droit au silence sur ses convictions (88)
Deuxièmement, du point de vue de la neutralité de l’État ou de l’entreprise, un paradoxe similaire se déploie quant à l’application concrète de la neutralité. Dans sa dimension abstentionniste, la neutralité implique une absence d’appréciation de l’État ou de l’entreprise quant au contenu ou à la pertinence des convictions religieuses individuelles. Or la neutralité nécessite, pour être effective, de s’accorder au préalable sur les convictions et pratiques considérées comme religieuses et dès lors concernées par cette neutralité (89). Ce faisant, en distinguant de manière discrétionnaire les pratiques et convictions considérées ou non comme religieuses, l’État ou l’entreprise rompt en quelque sorte dès le départ sa prétention de neutralité (90) .
28. L’un et l’autre de ces paradoxes renvoient en fin de compte à une double tension sur le plan des manifestations religieuses. La première tension a trait à l’opposition entre la subjectivité présumée du religieux et l’objectivité supposée de la neutralité. En réalité, comme en témoignent les diverses formes d’invocation de la neutralité restrictive au sein de l’entreprise étudiées en seconde partie, la mise en œuvre de la neutralité revêt également une dimension proprement subjective. Cette neutralité subjectivée s’appuie d’ailleurs elle-même, paradoxalement, sur une objectivation de la manifestation religieuse, en considérant certaines expressions corporelles ou vestimentaires comme nécessairement religieuses – et donc non neutres –, abstraction faite de l’intention poursuivie par la personne concernée. Dans la lignée de cette première tension apparaît une seconde tension entre la visibilité objective du religieux et le prosélytisme, réputé subjectif. Face à l’exigence de neutralité, l’on constate un mouvement d’objectivation du prosélytisme, à travers lequel est qualifié de prosélyte – et donc non neutre – non plus le comportement
(88) F. kéFer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », Revue de droit social, 2017, n° 3, p. 544. Ce paradoxe est implicitement évoqué par le tribunal du travail de Bruxelles (17 juillet 2020, réf., disponible sur www.unia.be) dans son renvoi préjudiciel devant la C.J.U.E., dans le cadre de l’affaire LF c. SCRL : parmi les questions adressées, figure celle de savoir comment distinguer un bandana d’un foulard sur le plan de leur « marquage convictionnel », tenant compte du fait que « l’aspect négatif de la liberté de manifester ses convictions religieuses signifie également que l’individu ne peut pas être obligé de révéler son appartenance ou ses convictions religieuses ». À cette question, la C.J.U.E. n’apportera aucun élément de réponse.
(89) J.-M. WoeHrling, « Religion (définition) », op. cit., p. 615.
(90) M. sWeeney, « Les règles (civiles) de non-discrimination en raison de la religion », in B. Callebat, H. de Courrèges et V. louVel-parisot (dir.), Les religions et le droit du travail : regards croisés, d’ici et d’ailleurs [actes du colloque international, Université de Rouen, 20 et 21 octobre 2016], Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et religion », 2017, pp. 301-302.
subjectif attaché au port d’un signe ou à une pratique, mais le signe ou la pratique en euxmêmes (91) .
C. Entreprise
29. En ce qu’elle implique l’organisation des relations entre de nombreux acteurs aux facettes fort différentes et aux intérêts plus ou moins divergents – acteurs publics et privés, personnes physiques et morales, salariés et entrepreneurs –, l’entreprise constitue indéniablement un terrain de jeu aux multiples obstacles. Comment circonscrire les sphères d’intervention et de légitimité de chacun de ces acteurs au sein de l’entreprise, lorsqu’il est question de la place des expressions religieuses individuelles sur le lieu de travail ?
En guise d’introduction à ces questions, nous mettrons d’abord en exergue certains enjeux-clés de la théorie de l’entreprise (1). Dans un deuxième temps, nous envisagerons la manière dont certaines caractéristiques concrètes de l’entreprise – telles que la taille, la dimension multinationale ou le secteur d’activité – peuvent influencer le positionnement de celle-ci vis-à-vis de la religion, y compris du point de vue de l’invocation d’un principe de neutralité (2).
1. Théorie de l’entreprise, religion et neutralité
30. Les lignes qui suivent visent à confronter deux modèles opposés de théorie de l’entreprise – la théorie du contrat et celle de l’institution – à l’invocation d’un principe de neutralité au sein de l’entreprise. Selon la conception – contractualiste (a) ou institutionnelle (b) – de l’entreprise retenue, la pertinence, la légitimité et le sens donnés à l’invocation de la neutralité de l’entreprise varieront sensiblement, du point de vue de son articulation avec les droits fondamentaux des travailleurs.
a. Théorie du contrat et neutralité religieuse
31. Dans la théorie du contrat, l’entreprise est envisagée avant tout comme un acteur individuel, reconnu comme personne morale, avec lequel les travailleurs entretiennent une relation contractuelle en vertu des principes de libre consentement et d’égalité contractuelle (92) .
Dans cette première perspective, l’invocation de la neutralité par une entreprise apparaît avant tout comme l’exercice de ses droits et libertés individuels, celle-ci étant considérée comme une personne juridique parmi d’autres. Cette neutralité peut prendre appui sur la liberté contractuelle, ou, plus fondamentalement, sur la liberté d’entreprise, la liberté d’expression ou la liberté de religion et de conviction dont jouit l’entreprise. Ce choix individuel de l’entreprise s’articule quoi qu’il en soit avec le respect des droits fondamentaux des personnes concernées.
(91) V. Fortier, « Le prosélytisme au regard du droit : une liberté sous contrôle », Cahiers d’études du religieux, juillet 2008, n° 3, § 21.
(92) Sur la théorie du contrat, voy. J. bouVeresse, « La France, l’Église et le droit du travail », in B. Callebat, H. de Courrèges et V. louVel-parisot (dir.), Les religions et le droit du travail : regards croisés, d’ici et d’ailleurs [actes du colloque international, Université de Rouen, 20 et 21 octobre 2016], Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et religion », 2017, pp. 81-83 ; A. supiot, Critique du droit du travail, Paris, Presses universitaires de France, 1994, pp. 15-16 ; J. Clesse et F. kéFer, Manuel de droit du travail, Bruxelles, Larcier, 2018, pp. 7-13 ;
V. Van der planCke et N. Van leuVen, « La privatisation du respect de la Convention européenne des droits de l’homme : faut-il reconnaître un effet horizontal généralisé ? », op. cit., p. 193 ; M. Jamoulle, Le contrat de travail, I, Liège, Faculté de Droit, d’Économie et de Sciences sociales de Liège, 1982, pp. 7-18.
La mention, dans le contrat, de droits et obligations découlant de cette neutralité garantirait dès lors en principe une renonciation de l’autre partie à certains droits. Pour la question qui nous occupe, en matière de relations de travail, il s’agira de l’acceptation par le travailleur de règles de conduite liées au principe de neutralité et mentionnées dans le contrat de travail ou dans les autres instruments liant l’employeur et le travailleur, tels que le règlement de travail. Sous cette approche, la renonciation contractuelle initiale du travailleur à certaines formes de jouissance de sa liberté religieuse ôte tout fondement à une contestation ultérieure des règles adoptées sur la base du principe de neutralité.
Sous cet angle, les effets restrictifs de la neutralité de l’entreprise sur la liberté religieuse du travailleur seront considérés comme légitimes par principe, dans la mesure où il est renoncé provisoirement et de manière limitée à cette liberté dans le cadre du contrat de travail. À l’inverse, lorsque la discussion se déplace de la liberté religieuse vers l’égalité et la non-discrimination en matière religieuse, la légitimité de principe d’une différence de traitement considérée comme défavorable au travailleur semble moins évidente : un contrat de travail qui présenterait un caractère discriminatoire à l’égard du travailleur sera jugé contraire à l’ordre juridique étatique qui entoure cette relation contractuelle, sans qu’il soit tenu compte du fait que le travailleur a exprimé valablement sa volonté de s’engager de manière contraignante (93) .
32. L’on retrouve ici la tension potentielle entre la liberté et l’égalité dans les rapports d’emploi : s’agit-il d’accorder davantage de valeur au contrat de travail en tant que fruit de l’accord entre deux personnes exprimant librement leur volonté, dont le caractère intuitu personae joue un rôle fondamental ? S’agit-il au contraire d’adopter une vision plus égalitaire que libérale, qui ne se satisfait pas de l’accord de volontés entre des individus spécifiques, mais qui, dans une approche davantage quantitative et moins centrée sur l’individualité, porte son attention sur les traitements inégaux de relations contractuelles semblables ?
b. Théorie de l’institution et neutralité religieuse
33. À l’inverse de la théorie du contrat, la théorie de l’institution conçoit le travailleur comme un élément constitutif de la communauté de travail et, à ce titre, comme partie intégrante de l’identité collective de l’organisation (94). Construction doctrinale originellement franco-allemande, la théorie institutionnelle n’a néanmoins jamais fait l’objet d’une réception formelle en droit positif, en particulier en Belgique (95). L’entreprise est ici appréhendée avant tout comme un ordre juridique propre, partiellement indépendant de l’ordre juridique étatique (96) .
(93) Sur cette tension entre liberté et égalité des agents économiques, voy. O. de sCHutter, « Human Rights in Employment Relationships: Contracts as Power », European Journal of Human Rights, 2013, n° 1, pp. 57-61.
(94) Sur la théorie de l’institution, voy. G. renard, La théorie de l’institution, Paris, Sirey, 1930 ; M. Hauriou, « La théorie de l’institution et de la fondation. Essai de vitalisme social », in Aux sources du droit : le pouvoir, l’ordre et la liberté, Paris, Bloud & Gay, 1933 ; S. romano, L’ordre juridique, Paris, Dalloz, 1975 ; A. rouast et P. durand, Précis de législation industrielle : droit du travail, Paris, Dalloz, 1951 ; F. dorssemont, « De onderneming: arbeidsgemeenschap of rechtsorde? », Tijdschrift voor Privaatrecht, 2003, pp. 1313-1412 ; A. broderiCk et al., The French institutionalists: Maurice Hauriou, Georges Renard, Joseph T. Delos, Cambridge, Harvard University Press, coll. « 20th Century legal philosophy series », 1970 ; M. Jamoulle, Le contrat de travail, I, op. cit., pp. 11-35.
(95) Voy. à cet égard M. Jamoulle, Le contrat de travail, I, op. cit., pp. 71-131 ; « L’option contractuelle du droit belge », in Seize leçons sur le droit du travail, Liège, Collection scientifique de la Faculté de droit de Liège, 1994, pp. 74-91.
(96) S. romano, L’ordre juridique, op. cit.
Dans cette perspective, dès lors que l’entreprise est appréhendée comme un ordre juridique autonome, comparable, à certains égards et dans une certaine mesure, à un État démocratique, la prise en compte du postulat relatif à l’exigence de neutralité de tout État démocratique nous amène à considérer que l’entreprise est elle-même soumise, dans sa relation avec ses travailleurs, à une exigence de neutralité. La neutralité de l’entreprise est envisagée ici, non comme une restriction des droits et libertés des travailleurs, mais, à l’inverse, comme une garantie du respect de leur liberté convictionnelle. Se dessine ainsi une analogie entre la gestion du fait religieux par l’État vis-à-vis de ses citoyens et par l’employeur privé vis-à-vis de ses travailleurs (97) .
L’on perçoit immédiatement dans quelle mesure le parallélisme ainsi établi ramène à l’enjeu relatif aux diverses modalités de mise en œuvre concrète de la neutralité de l’État. Il s’agit toutefois moins, pour l’entreprise, de répercuter automatiquement les choix de l’État quant à la concrétisation de sa propre neutralité, que de décider, en tant qu’ordre juridique autonome, le modèle de neutralité qu’elle souhaite mettre en œuvre en son sein.
34. En écho au raisonnement développé au point précédent, nous pouvons ici aussi mettre en relation l’appréhension juridique de l’invocation de la neutralité par l’entreprise avec la tension entre la liberté et l’égalité dans les rapports d’emploi.
En premier lieu, du point de vue de la liberté religieuse, dès lors que l’entreprise est considérée comme un ordre juridique autonome à l’image de l’État démocratique, les effets restrictifs d’une neutralité d’entreprise sur la liberté religieuse de certains travailleurs ne pourraient être admissibles que dans la mesure où ils s’avéreraient non seulement limités, mais également nécessaires pour garantir la liberté religieuse des travailleurs pris dans leur globalité.
Du point de vue de la non-discrimination, une neutralité d’entreprise envisagée de manière similaire à une neutralité d’État est moins susceptible d’être considérée comme aboutissant à des différences de traitement entre travailleurs sur la base de leur religion, même dans l’hypothèse où cette neutralité fonderait une restriction des expressions religieuses. Dès lors que cette neutralité constitue une mesure d’application générale et indifférenciée, le fait que son choix porte sur un modèle entraînant certaines restrictions dans l’expression religieuse des travailleurs ne peut en théorie être jugé illégitime du point de vue de l’égalité des travailleurs, dans la mesure où ce choix est posé en toute autonomie dans le cadre de l’ordre juridique interne de l’entreprise (98)
(97) A. supiot, « Note sur l’avis de la CNCDH sur la laïcité », in Les grands avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Paris, Dalloz, 2016, pp. 293-308 : « Dans ses rapports avec ses salariés, l’employeur se trouve, comme l’État dans ses relations avec les citoyens, soumis au principe de laïcité : il doit à la fois faire preuve de neutralité religieuse et empêcher que chaque salarié puisse arguer de ses convictions religieuses pour échapper à la loi commune, qui soude la collectivité de travail et permet à l’entreprise de réaliser son objet. Cette mise en œuvre du principe de laïcité dans l’entreprise s’opère sous le contrôle de l’État (juge ou inspecteur du travail) et obéit aux règles générales d’objectivité et de proportionnalité fixées par le code du travail. Mais la liberté d’entreprendre (et, dans l’affaire Baby Loup, la liberté d’association) commandent de laisser à l’employeur une marge d’appréciation suffisante et de tenir compte de la situation concrète de l’entreprise ». Dans le même sens, voy. V. Valentin, « Freedom of conscience in private company. An economic or a political problem? », in C. proesCHel, D. koussens et F. piraino (eds.), Religion, Law and the Politics of Ethical Diversity. Conscientious Objection and Contestation of Civil Norms, London, Routledge, 2021, p. 87. (98) V. Valentin, « Freedom of conscience in private company. An economic or a political problem? », op. cit., p. 87.
2. Caractéristiques d’entreprise, religion et neutralité
35. À la croisée de nos questionnements sur la théorie de l’entreprise et la définition des relations de travail, c’est finalement le modèle de l’entreprise qui se voit interrogé. Or, nous le verrons, la conception du modèle économique et social de l’entreprise produit des répercussions évidentes quant à la manière d’envisager la gestion du fait religieux en son sein, y compris du point de vue de l’invocation de la neutralité.
Nous entamerons ce panorama par le cas de l’entreprise multinationale, en nous interrogeant sur la manière dont elle articule son modèle de gestion du religieux avec les particularités sociétales et juridiques des pays dans lesquels elle est implantée (a). Nous apprécierons dans un deuxième temps l’influence de la taille de l’entreprise sur ses obligations de moyens de prendre les expressions religieuses en compte (b). Enfin, nous examinerons l’impact du secteur d’activité de l’entreprise sur la manière dont celle-ci se positionne en matière religieuse (c).
a. L’entreprise multinationale : cuius regio, eius religio ?
36. La première configuration envisagée quant à l’influence mutuelle entre les modèles d’entreprise et le fait religieux est le cas des entreprises multi- ou transnationales, dont la particularité première est d’être implantée dans plusieurs pays et, par conséquent, dans plusieurs environnements de travail.
Quel impact la présence de l’entreprise dans de multiples sociétés et cultures peut-elle avoir sur la manière dont elle envisage la gestion du fait religieux en son sein ? Pour répondre à cette question, nous évoquerons divers exemples concrets, jurisprudentiels ou non, de corrélation entre la dimension transnationale d’une entreprise et ses choix de gestion du fait religieux.
37. Une première manifestation de cet enjeu peut être trouvée dans les circonstances du litige opposant la chaîne de magasins Hema à une travailleuse désireuse de porter le foulard sur son lieu de travail. Son licenciement face au refus de retirer ce signe religieux sera sanctionné d’un constat de discrimination par le tribunal du travail de Tongres en janvier 2013 (99). Le jugement insiste avant tout sur l’absence de politique de neutralité interdisant le port de signes religieux au moment des faits. Pour parvenir à cette conclusion, il mentionne l’incohérence de l’entreprise qu’a dans un premier temps autorisé la salariée à porter ce signe religieux, avant de se raviser (100). Le premier communiqué publié par Hema indique en substance que l’entreprise s’adapte à la culture et aux coutumes de chacun des pays où elle est implantée, et que, alors que les clients de ses magasins aux Pays-Bas ne semblent pas avoir de problème avec le port du foulard, en Belgique – et en France –, « les clients attachent beaucoup d’importance à une image neutre et discrète à cet égard » (101) Trois jours plus tard, constatant que ce communiqué a davantage attisé la polémique qu’il n’a pu l’éteindre, Hema explique avoir affiné la politique vestimentaire au sein des magasins de sa filiale belge, tenant compte de ce que cette politique « peut varier d’un pays à l’autre » et qu’il s’agira, en Belgique, de « transmettre une image neutre à ses clients » (102)
(99) Trib. trav. Tongres, 2 janvier 2013, Chr. D.S., 2014, n° 7, pp. 356-362.
(100) L’on précisera au surplus que le magasin belge concerné avait, avant de se raviser, mis à disposition de la travailleuse un foulard d’uniforme aux couleurs de Hema, conçu pour les travailleuses des magasins néerlandais.
(101) Hema, « Standpunt HEMA inzake hoofddoekgebruik in Belgische winkels. Nederlandse winkelketen respecteert Belgische gewoonten », 8 mars 2011.
(102) Hema, « HEMA verfijnt intern reglement bedrijfskleding », 11 mars 2011.
En tout état de cause, ce litige illustre le défi que peut représenter le fait, pour une entreprise multinationale, de concevoir et mettre en œuvre une politique de gestion du fait religieux à la fois cohérente et globale et, en même temps, adaptée aux réalités sociales et culturelles des pays en question.
À cette première articulation entre politique globale d’entreprise et adaptation au contexte local se greffe une seconde exigence liée à la prise en compte de la diversité culturelle et confessionnelle dans chaque pays où l’entreprise multinationale est présente (103) .
À cet égard, la situation de la RATP (Régie autonome des transports parisiens) est particulièrement pertinente. En plus de son implantation parisienne, l’entreprise a développé, depuis 2002, des activités de transport public dans plusieurs villes à travers le monde. Les effets de cette internationalisation se font également ressentir jusque dans la gestion du fait religieux au sein de la régie parisienne, lorsque les cadres des filiales étrangères viennent se former en France, et sont confrontés à un régime de laïcité auquel ils ne sont a priori pas soumis. Il est ainsi permis de se demander dans quelle mesure cette « culture de la laïcité » influence les filiales étrangères du groupe, dans des environnements plutôt étrangers à ce concept (104). Il n’empêche que, outre ces influences réciproques entre pays, l’enjeu se situe au premier chef au sein même des communautés de travail de la régie parisienne, dont une proportion substantielle comprend des travailleurs de confession musulmane – comme d’ailleurs la STIB (105), l’équivalent bruxellois de la RATP. L’insertion d’une clause de neutralité dans chaque contrat de travail dès 2005, suivie de la publication d’un guide pratique en 2013, intitulé « Laïcité et neutralité dans l’entreprise », visaient à prévenir les comportements religieux jugés contraires à la neutralité et qui nuiraient au bon fonctionnement interne (106). Cette stratégie n’a visiblement pas empêché le développement de certains comportements problématiques, mis en lumière à l’occasion de la vague d’attentats qui a secoué Paris en 2015, dans laquelle était impliqué un ancien travailleur de la RATP. De nouvelles mesures de sensibilisation sont alors mises sur pied afin d’apporter « une aide concrète aux managers de proximité » sur ces questions d’expression religieuse (107) .
b. Neutralité religieuse, taille de l’entreprise et obligation de moyens
38. Dans leur appréciation des politiques de gestion du fait religieux, il n’est pas rare que les instances judiciaires apprécient l’adéquation de la politique menée avec le respect des droits individuels du travailleur seon la taille de l’entreprise. C’est particulièrement le cas dans l’examen de la proportionnalité d’une mesure de restriction. Dans ses conclusions relatives à l’affaire Bougnaoui devant la C.J.U.E., l’avocat général Sharpston l’indique expressément :
(103) R. debray et D. lesCHi, La laïcité au quotidien : guide pratique, Paris, Gallimard, 2016, p. 73.
(104) D. maillard, Quand la religion s’invite dans l’entreprise, Paris, Fayard, 2017, p. 70.
(105) Voy. l’ordonnance rendue par le tribunal du travail de Bruxelles (3 mai 2021, J.T.T., n° 18, pp. 318-333) au sujet de la STIB : alors que l’organisme d’intérêt public bruxellois déduit de son règlement – qui prévoit que « le port de tout insigne autre que de service est interdit aux membres du personnel en uniforme, ainsi qu’à ceux en tenue civile pendant la durée de leur service » – l’interdiction du port de tout signe vestimentaire à caractère religieux, le président du tribunal considère cette restriction directement discriminatoire à l’égard d’une candidate à un emploi dans l’organisation, désireuse d’y travailler en portant le foulard islamique.
(106) P. banon et J.-F. CHanlat, « The French Principle of Laïcité and Religious Pluralism in the Workplace: Main Findings and Issues », in J. syed (ed.), Religious diversity in the workplace, Cambridge - New York, Cambridge University Press, 2018, p. 289.
(107) P. obert, « Table ronde 1 : RH en crise de foi. La gestion du fait religieux à la RATP », La Semaine juridique – Édition sociale, septembre 2017, n° 35, p. 1261.
« Ce qui est proportionné peut varier selon la taille de l’entreprise concernée. Plus grande est l’entreprise, plus il est probable qu’elle disposera des ressources nécessaires pour affecter avec souplesse ses travailleurs aux différentes tâches qui leur sont assignées. On peut donc attendre d’un employeur qui est une grande entreprise qu’il prenne plus de mesures pour parvenir à un aménagement raisonnable avec son personnel que d’un employeur qui est une entreprise petite ou moyenne » (108)
L’argument de Mme Sharpston peut être confronté à un point précis de l’arrêt rendu par la C.J.U.E. dans l’affaire Achbita, elle-même étroitement liée à l’affaire Bougnaoui. Parmi les pistes fournies par la C.J.U.E. pour évaluer la proportionnalité d’une mesure d’interdiction générale des expressions convictionnelles basée sur une image de marque neutre, figure la possibilité de reclasser le travailleur désireux de porter un signe convictionnel dans une fonction en arrière-boutique afin d’éviter le licenciement. La C.J.U.E. conditionne toutefois ce test à la prise en compte « des contraintes inhérentes à l’entreprise » (109). Parmi ces contraintes, il est permis d’intégrer la taille de l’entreprise. Cette hypothèse se vérifie d’ailleurs de manière éloquente dans un arrêt de la cour d’appel de Paris rendu le 25 novembre 2015. Comme dans Bougnaoui et Achbita, l’affaire porte sur la contestation du licenciement d’une employée à la suite de son refus de ne pas porter de foulard islamique durant son travail. L’interdiction du port de signes religieux était ici aussi justifiée par l’image de neutralité que souhaitait renvoyer la banque LCL à sa clientèle. La travailleuse ayant elle-même suggéré un reclassement interne vers une fonction sans contact visuel avec la clientèle, la cour souligne le caractère bancal de l’argumentation de la banque pour prouver l’impossibilité de toute mobilité interne in casu (110). La circonstance que l’entreprise emploie plusieurs centaines de collaborateurs dans la région constitue un indice décisif quant à la possibilité de prévoir un reclassement interne et conduit la cour à juger la mesure de licenciement disproportionnée au regard du droit à la non-discrimination.
À l’inverse, citons l’arrêt rendu en assemblée plénière par la Cour de cassation française dans l’affaire Baby Loup. Parmi les circonstances concrètes amenant in fine la Cour à conclure que l’atteinte à la liberté de religion de la personne licenciée en raison du port du foulard au sein de la crèche est justifiée, figurent « les conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite, employant seulement dix-huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents » (111)
(108) C.J.U.E., Bougnaoui, concl. Av. gén. sHarpston, par. 125. En ce sens, voy. V. Van der planCke et N. Van leuVen, « La privatisation du respect de la Convention européenne des droits de l’homme : faut-il reconnaître un effet horizontal généralisé ? », op. cit., p. 262. Plus largement, sur l’absence d’impact de la taille de l’entreprise sur la pratique de la discrimination à l’embauche, voy. S. baert et al., « Does size matter? Hiring discrimination and firm size », International Journal of Manpower, juillet 2018, vol. 39, n° 4, pp. 550-566.
(109) C.J.U.E., Achbita, par. 43. La Cour précise au surplus qu’il s’agit d’évaluer cette possibilité « sans que [l’entreprise] ait à subir une charge supplémentaire » : voy. infra, n° 100.
(110) C.A. Paris, 25 novembre 2015, n° 13/05179 (inéd.) : « il est […] indiscutable qu’avec plusieurs dizaines d’agences et des centaines de collaborateurs dans le Val-de-Marne, et eu égard aux termes du contrat de travail de Mme […] prévoyant que ses fonctions pouvaient évoluer si l’intérêt et la bonne marche de l’entreprise le nécessitaient, LCL […] ne justifie pas, avec [des] pièces d’ailleurs contredites par la publicité donnée à sa campagne de recrutement de télé-conseillers, de ce qu’il n’avait aucun poste de conseiller à distance à proposer à la salariée ». Sur la question du reclassement interne comme condition de proportionnalité, voy. infra, n° 100.
(111) Cass. fr. (ass. plén.), 25 juin 2014, n° 13-28.369, R.F.D.A., 2014, p. 962 (nous soulignons).
c. Secteur d’activité, culture d’entreprise et réponse au fait religieux
39. Les dernières variables corrélées à la gestion du fait religieux dans l’entreprise sont le secteur d’activité et la culture d’entreprise au sein de chaque organisation.
40. À partir de leur étude de terrain des réponses des entreprises françaises aux demandes d’expression religieuse de leurs employés, Géraldine Galindo et Hédia Zannad perçoivent une corrélation entre les types de réponse des employeurs et la structure organisationnelle de l’entreprise. Prenant appui sur une analyse de Michel Ferrary (112), les deux auteurs mettent en avant les liens entre « la structure du capital humain » dans l’entreprise et les réponses organisationnelles à la question religieuse. Quatre catégories d’entreprise sont identifiées sur cette base (113) :
1) Les entreprises comprenant une masse salariale forte, avec des salaires bas et des travailleurs faiblement qualifiés, sont plus enclines à ignorer les demandes religieuses ou à laisser leurs managers de terrain les gérer au cas par cas. Les secteurs de la restauration ou de l’hôtellerie sont donnés en exemple.
2) Les entreprises intenses en capital technique, avec une précarisation forte de la relation de travail, comme dans le secteur automobile, sont également plus susceptibles de refuser les revendications religieuses lorsqu’elles nuisent à l’organisation du travail.
3) Les entreprises « intenses en connaissance », telles que celles du secteur financier, pour lesquelles les ressources humaines représentent un coût et une ressource importants, sont plus enclines à accueillir les requêtes de nature religieuse, qui sont par ailleurs moins courantes que chez les salariés peu qualifiés.
4) Les entreprises à forte valeur technologique, au sein desquelles la performance des travailleurs est fortement valorisée mais où la masse salariale est plus faible, répondent également plus facilement aux demandes religieuses. C’est le cas des entreprises du secteur tertiaire lié aux technologies de l’information et de la communication.
Les deux auteurs synthétisent comme suit cette typologie : « les entreprises cherchent donc davantage à répondre aux attentes de leurs actuels et futurs salariés, lorsque leurs salariés constituent une ressource stratégique et détiennent des compétences spécifiques et difficilement substituables » (114) .
41. À analyse par secteur d’activité, il est intéressant de juxtaposer le critère de la culture d’entreprise. Les contingences de chaque secteur d’activité ne suffisent en effet pas à expliquer le choix des réponses des employeurs aux demandes de nature religieuse de leurs employés. Dans le cas français, Denis Maillard confronte par exemple les entreprises dites « traditionnelles », telles que le secteur de l’automobile ou de la construction, aux entreprises plus « idéologiques ». Les deux catégories d’entreprises sont composées d’une main-d’œuvre diversifiée. Au sein des entreprises traditionnelles, la diversité culturelle et religieuse des travailleurs est une donnée fondamentale depuis plusieurs décennies, et les demandes religieuses sont accueillies avec pragmatisme. Pour les entreprises idéologiques, si la diversité est un fait plus récent dans le quotidien de ces organisations, elles
(112) M. Ferrary, « Compétitivité de la firme et management stratégique des ressources humaines », Revue d’économie industrielle, 2010, n° 132, pp. 127-154.
(113) G. galindo et H. zannad, « Quelques clés pour mieux gérer le fait religieux dans les entreprises », in I. bartH (dir.), Management et religions : décryptage d’un lien indéfectible, Paris, EMS, 2012, pp. 73-75.
(114) Ibid., p. 75.
apportent une réponse plus assumée, au-delà des nécessités organisationnelles. Qu’il s’agisse d’une politique d’ouverture à l’expression religieuse ou, à l’inverse, de fermeture, le choix idéologique est entièrement revendiqué (115)
L’on aperçoit déjà à ce stade le contraste pouvant existant entre une gestion instrumentale du fait religieux au sein de l’entreprise et une politique idéologique assumée par l’employeur. Cette opposition entre la visée instrumentale et la visée idéologique de la neutralité de l’entreprise privée fait précisément l’objet de la seconde partie de cet article.
II. QUATRE FIGURES DE L’ENTREPRISE NEUTRE
42. La première partie nous a permis de prendre la mesure des interrogations conceptuelles entourant chacune des notions au cœur de notre question de recherche. En particulier, la neutralité et la religion, notions fondamentalement imbriquées, apparaissent particulièrement insaisissables d’un point de vue juridique, tant leur sens et leur portée font potentiellement l’objet de conceptions divergentes.
La présente partie a pour ambition de proposer une catégorisation des acceptions possibles de l’entreprise neutre, afin de percevoir dans quelles hypothèses l’invocation de la neutralité par un employeur est susceptible d’influer sur le respect de la non-discrimination et de la liberté de religion des employés. Le postulat central du présent article est en effet que les conséquences juridiques de l’invocation de la neutralité dans l’entreprise privée doivent être envisagées en fonction des divers objectifs potentiels de l’employeur se référant à la neutralité.
Ces hypothèses de catégorisation sont développées à partir tant de la jurisprudence que de cas préjudiciaires ou non juridictionnels recensés auprès des agences publiques en charge de la lutte contre les discriminations, comme Unia (Centre interfédéral pour l’égalité des chances) en Belgique. Une attention particulière sera néanmoins accordée aux litiges ayant fait l’objet de décisions judiciaires devenues désormais emblématiques en la matière : les affaires belges Achbita et LF c. SCRL, les affaires françaises Baby Loup et Bougnaoui, les affaires allemandes WABE-Müller, ainsi que, dans une moindre mesure, l’affaire Eweida e.a. c. Royaume-Uni.
Face aux incohérences juridiques qui semblent se dégager de ces différents cas pratiques, l’exercice développé ici ambitionne de résoudre cette confusion apparente à travers une analyse systématique des tenants et aboutissants de chaque figure de l’entreprise neutre.
Après avoir isolé deux orientations et deux lieux d’application de ce que diverses entreprises revendiquent comme « neutralité », nous avons observé que ces deux critères se croisaient. Pour chacune des deux catégories initiales (neutralité en tant qu’instrument ou finalité), un second critère (dimension interne ou externe de la neutralité) les subdivise en deux. Quatre figures de l’entreprise neutre sont ainsi présentées au total.
43. Nous entamerons cette seconde partie par un point introductif visant à réinterroger de manière globale les conditions de légalité, de légitimité et de proportionnalité des restrictions aux droits fondamentaux du travailleur à l’aune de l’invocation d’une neutralité générale et indifférenciée au sein de l’entreprise (A). Nous déploierons ensuite cette analyse de manière spécifique, pour chacun des quatre modèles d’entreprise neutre envisagés. Pour chaque modèle, la légitimité et la proportionnalité des restrictions fondées sur la neutralité d’entreprise seront évaluées à partir d’un exemple législatif ou jurisprudentiel
représentatif à cet égard. Ce choix implique que le présent article n’a pas la prétention de proposer une appréciation exhaustive de l’ensemble des litiges relatifs à l’invocation de la neutralité en entreprise.
Dans le deuxième point, nous entamerons cette catégorisation en analysant l’invocation de la neutralité en tant qu’instrument au service d’une politique d’entreprise (B). La neutralité n’est ici pas invoquée en tant que finalité propre de l’entreprise, mais bien en tant qu’outil contribuant à la réalisation d’un objectif lui-même extérieur à l’idée de neutralité religieuse : la gestion organisationnelle interne de l’entreprise, ou son image de marque externe. À ces deux neutralités instrumentales correspondent ainsi les deux premières figures de l’entreprise neutre.
Notre troisième point sera consacré à l’invocation de la neutralité religieuse dans une perspective idéologique (C). La neutralité apparaît ici non comme un instrument mais comme un objectif à atteindre en soi pour l’entreprise. Les troisième et quatrième figures de l’entreprise neutre correspondent précisément à cette neutralité idéologique : la neutralité comme tendance convictionnelle de l’entreprise, d’une part, l’extension de la neutralité de l’État à l’entreprise privée, d’autre part.
44. Il importe de préciser que le rattachement d’une entreprise à l’un des quatre modèles développés ici n’est pas à considérer comme nécessairement exclusif.
Par ailleurs, l’approche majoritairement restrictive choisie par les entreprises étudiées n’implique pas que l’invocation de la neutralité s’accompagne inévitablement d’une restriction potentielle des droits individuels des travailleurs (116). Inversement, si nous choisissons ici de prendre au mot l’invocation de la neutralité par les employeurs en question, ce choix n’implique pas que soit présupposé le caractère effectivement neutre de la politique de gestion des expressions religieuses mise en place au sein de l’entreprise concernée.
Enfin, il ne peut être déduit de l’invocation régulière de la neutralité par certaines entreprises comme fondement d’une restriction des expressions religieuses des travailleurs le fait que les entreprises n’invoquant pas la neutralité seraient a contrario réputées non neutres. Cette précision vaut également pour les entreprises autorisant les expressions religieuses sur le lieu de travail, en référence – ou non – au même vocable de neutralité.
45. La question de la compatibilité entre ces formes de neutralité et les droits fondamentaux du travailleur précités se pose, tant au niveau de la C.E.D.H. que du droit de l’U.E., à travers les critères de légalité, de légitimité et de proportionnalité de la restriction. Les conditions d’application et d’interprétation de ces trois critères varient certainement selon que l’on se situe sur le plan de la liberté de religion ou sur celui de la non-discrimination (117) , de la C.E.D.H. ou de la directive. Il n’en reste pas moins que les raisonnements applicables à la première de ces deux libertés fondamentales sont à tout le moins pertinents, sinon transposables, à la seconde, et vice-versa (118). Par ailleurs, au contraire d’autres contextes, notre focalisation sur la sphère de l’entreprise nécessite de prendre en compte la liberté d’entreprise en tant que droit fondamental spécifiquement applicable en la matière.
(116) S. Hennette-VauCHez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, op. cit., pp. 48-49.
(117) Voy. J. ringelHeim, « Les interdictions de port du foulard visant des femmes adultes. Analyse de la Ligue des droits de l’Homme », octobre 2017, disponible sur www.liguedh.be (consulté le 31 août 2022).
(118) En témoigne en effet l’examen conjoint, par de nombreuses juridictions nationales, de la liberté religieuse et de la non-discrimination : voy. par exemple l’arrêt rendu par la chambre sociale de la cour de cassation française (22 novembre 2017, n° 13/19855) dans l’affaire Bougnaoui, à la suite de l’arrêt de la C.J.U.E. En ce sens, voy. aussi P. adam, « Discrimination, liberté et religion : de Luxembourg à Paris, un voyage aller-détour(s) », Semaine sociale Lamy, novembre 2017.
A. Légalité, légitimité et proportionnalité de la neutralité d’entreprise
46. Les paragraphes qui précèdent nous ayant permis d’introduire la typologie qui sera développée aux points suivants, il convient à présent de dresser un aperçu général de l’application des conditions de légalité (1), de légitimité et de proportionnalité (2) à la neutralité d’entreprise, dans sa dimension restrictive sur le plan des droits fondamentaux.
1. Légalité
47. Étudier la légalité de la neutralité d’entreprise (119) implique de s’interroger en premier lieu sur la portée de cette exigence (a), afin d’envisager, dans un second temps, les formes de neutralité d’entreprise qui y satisferaient ou non (b).
Précisons d’emblée que cette condition de légalité ne sera examinée que dans le cadre de cette première partie – au contraire des conditions de légitimité et de proportionnalité – du fait du nombre réduit de questions spécifiques qu’elle soulève eu égard à chaque catégorie de neutralité d’entreprise.
a. Cadre juridique de l’U.E. et de la C.E.D.H.
48. Là où l’article 9 de la C.E.D.H. dispose que toute restriction à la liberté de manifester sa religion doit « être prévue par la loi », la directive 2000/78/CE envisage tout « disposition, critère ou pratique » comme fondement possible d’une discrimination, le cas échéant justifiable.
Du point de vue de la C.E.D.H., l’exigence que la restriction étatique à la liberté religieuse soit « prévue par la loi » implique non seulement qu’elle s’inscrive dans une base légale, mais également que cette base offre certaines qualités. Dans son appréciation de l’existence d’une « loi », la Cour eur. D.H. se fonde sur une conception matérielle et non formelle de la loi (120) : la formalisation de la restriction dans un instrument interne de l’entreprise, le cas échéant non écrit, ne constitue pas une difficulté en soi. (121) Outre l’existence matérielle d’une loi, il s’agira surtout d’en vérifier la qualité, du point de vue tant de sa prévisibilité que de son accessibilité.
Sur le plan de la non-discrimination, le cadre juridique de l’U.E. n’accorde pas d’importance véritable à la formalisation de la restriction dans un instrument légal ou réglementaire spécifique (122). La directive 2000/78/CE ne contient par exemple aucune disposition explicite
(119) Nous utiliserons ici le terme « légalité » pour désigner l’exigence d’inscription de la restriction dans un instrument normatif. Pour le caractère légalement admissible, nous privilégierons le terme de « licéité ».
(120) Pour un exemple d’appréciation particulièrement souple de la condition de légalité, voy. Cour eur. D.H., Hamidović c. Bosnie-Herzégovine, 5 décembre 2017, req. n° 57792/15, par. 33. La Cour considère que l’interdiction du port du foulard islamique dans la salle d’audience du tribunal répondait à la condition de légalité, se basant sur le pouvoir général de maintien de l’ordre dont jouit le tribunal.
(121) Selon F. kéFer, « [appliquée] aux relations entre un employeur et un travailleur, cette condition est remplie si l’ingérence est prévue par une convention collective de travail, le règlement de travail ou le contrat de travail, qui peuvent être considérés comme une loi au sens de l’article 9.2. ; il en est de même d’une règle orale bien connue de tous en dépit du fait qu’elle ne soit pas inscrite dans le règlement de travail » (« L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., p. 544). Dans le même sens, voy. E. morelli et I. plets, « Port des signes religieux dans le secteur privé : un commentaire de la jurisprudence belge », Orientations, 2013, n° 10, p. 20.
(122) F. kéFer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., p. 577.
relative à la qualité de la loi ou de la mesure à la base de la restriction, sinon qu’il s’agit d’une « différence de traitement » (123) .
b. Neutralité et légalité de la restriction
49. Face à ce cadre juridique général en matière de légalité de la restriction, la neutralité soulève des interrogations particulières lorsqu’elle fonde une restriction à la liberté ou à la non-discrimination religieuses. L’enjeu se pose au moins à trois égards : du point de vue de l’existence même d’une règle de neutralité, du caractère alternativement écrit ou non écrit de la neutralité, et de la prévisibilité des restrictions fondées sur cette neutralité.
50. Premièrement, il s’agit d’envisager l’influence de l’existence même de cette règle de neutralité sur la légalité de la restriction. Dans le cas de l’article 9 de la C.E.D.H., si la condition de légalité de la restriction est plus contraignante que dans le cas de la Directive, l’impact de l’existence ou non d’une règle de neutralité se marquera surtout au stade de la justification de la restriction.
Quant à l’impact de l’existence effective d’une règle de neutralité sur le plan du droit de l’U.E., cette variable s’avère, encore davantage que du point de vue de la C.E.D.H., véritablement cruciale. L’existence d’une politique de neutralité interviendra en effet dans la qualification du type de discrimination retenu : le juge investiguera sans doute prioritairement une hypothèse de discrimination indirecte lorsque la preuve sera faite de la présence d’une politique de neutralité, tandis que la possibilité d’une discrimination directe sera davantage examinée en l’absence d’une telle preuve (124). Ainsi « [l]’existence d’une règle interne à l’entreprise est […] le pivot de [la] jurisprudence » (125) de la C.J.U.E. : dans l’affaire Bougnaoui, l’absence de règle de neutralité conduit à une discrimination directe non justifiable (126), alors que, dans les affaires Achbita, WABE-Müller et LF c. SCRL, l’existence de la règle de neutralité mène au constat d’une discrimination indirecte, justifiable le cas échéant (127) .
51. Deuxièmement, outre la question de l’existence même d’une règle de neutralité, doit être envisagée l’hypothèse du caractère d’une règle de neutralité non écrit : peuton véritablement considérer que la restriction répond à la condition de prévisibilité de la norme ?
Une règle de neutralité non écrite, telle qu’un usage, satisfera certes au critère de la légalité de la C.E.D.H. Le caractère flou ou inaccessible d’une telle règle rendra cependant
(123) Directive 2000/8, art. 4.1.
(124) E. morelli et I. plets, « Port des signes religieux dans le secteur privé : un commentaire de la jurisprudence belge », op. cit., p. 25.
(125) J. mouly, « L’exigence de neutralité, entre discrimination directe et indirecte », Droit social, 2018, n° 4, p. 332.
(126) C.J.U.E., Bougnaoui, par. 31-34.
(127) Dans le même sens, citons la décision du tribunal du travail de Tongres rendue en 2013 – soit avant l’arrêt Achbita – dans l’affaire du magasin Hema : pour justifier le licenciement d’une vendeuse, également au motif que celle-ci refusait de retirer son foulard au travail, l’employeur n’a pas réussi à prouver l’existence d’une politique de neutralité, au moins implicite, en vigueur au moment des faits – auquel cas il aurait été question d’une discrimination indirecte. Le tribunal en déduit l’existence d’une discrimination directe (2 janvier 2013, Chr. D.S., 2014, n° 7, pp. 356-362). Voy. aussi la décision du tribunal du travail de Charleroi au sujet d’une vendeuse travaillant dans un magasin de chaussures, licenciée au motif qu’elle portait des vêtements longs et amples, perçus par l’employeur comme un signe religieux. L’absence de tout code vestimentaire au sein du magasin conduit le tribunal à invalider le licenciement pour faute grave (26 octobre 1992, Chr. D.S., 1993, pp. 84-85). Voy. enfin Trib. trav. Bruxelles (cess.), 9 juin 2016, n° 15/7170/A, disponible sur www.unia.be).
plus ardue la justification de la restriction à la liberté religieuse, tant du point de vue de sa légitimité que de sa proportionnalité (128) .
En droit de l’U.E., les enjeux de la distinction entre politique écrite et non écrite de neutralité trouvent un écho manifeste dans l’affaire Achbita. Afin d’apprécier la compatibilité de la neutralité d’entreprise avec la Directive 2000/78, il s’agissait préalablement, pour la C.J.U.E., de déterminer dans quelle mesure il existait, au sein de l’entreprise, une règle non écrite de neutralité en vigueur au moment litigieux, avant que le conseil d’entreprise n’adopte a posteriori une disposition écrite (129). Dans ce cas (130), de même que dans plusieurs affaires semblables portées les années suivantes devant la justice belge (131), les juges nationaux ont conclu à l’existence effective d’une règle non écrite, que l’employeur s’est contenté de formaliser ensuite par écrit, et ont dès lors écarté la possibilité d’une discrimination directe.
La C.J.U.E. fait elle-même peu de cas de cette question, se bornant à indiquer que « prévalait, alors, une règle non écrite au sein de G4S en vertu de laquelle les travailleurs ne pouvaient pas porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses », et que cette règle a ensuite été formalisée dans le règlement intérieur. Est-ce à dire que le caractère non écrit de la règle de neutralité n’emporte aucune conséquence sur l’appréciation de la licéité de la restriction du point de vue de la C.J.U.E. ? Nous verrons en réalité que la distinction entre neutralité écrite et non écrite peut se révéler cruciale dans l’appréciation du type de discrimination et, a fortiori, de la justification de celle-ci.
52. Enfin, troisièmement, par-delà l’existence de la règle de neutralité ou son caractère écrit, la légalité de la restriction peut également se cristalliser autour de la prévisibilité de cette règle. Est ici visée la possibilité, pour le travailleur, d’anticiper l’incompatibilité entre certaines expressions religieuses personnelles et cette règle de neutralité.
À travers la prévisibilité, c’est donc le lien entre la neutralité et la visibilité du religieux qui est interrogé, partant, la confrontation entre une neutralité poursuivie par l’invisibilisation du religieux et une neutralité poursuivie à travers la diversité des expressions convictionnelles (132). De même se pose la question du champ des convictions couvertes par la référence au seul terme de « neutralité » : en l’absence de mention explicite du religieux à côté du terme de neutralité, s’agit-il de comprendre que toutes les convictions – y compris politiques – sont visées, ou convient-il plutôt de reconnaître une référence implicite aux convictions religieuses dans l’usage du terme de neutralité ?
(128) L’on peut citer l’arrêt Eweida e.a. à l’appui de ce raisonnement : pour conclure à la violation de la liberté religieuse de Mme Eweida, la Cour eur. D.H. souligne notamment le fait que la politique de British Airways excluait le port visible de la croix chrétienne, tout en autorisant le port d’autres vêtements religieux, tels que « le turban ou le hijab » (par. 94). Peu regardante sur la qualité du règlement vestimentaire de la compagnie aérienne au stade de la légalité, la Cour eur. D.H. s’appuie par la suite sur le manque de clarté et de prévisibilité de ce règlement pour conclure au caractère disproportionné de la restriction que celui-ci provoque.
(129) Il importe en effet de préciser, à l’instar de F. dorssemont, que Mme Achbita est licenciée par son employeur la veille de l’entrée en vigueur de la politique explicite de neutralité telle qu’inscrite dans le règlement de travail de G4S (« Vrijheid van religie op de werkplaats en het Hof van Justitie: terug naar cuius regio, illius religio? », Recht, religie en samenleving, 2016, n° 2, p. 68).
(130) Trib. trav. Anvers (2e ch.), 27 avril 2010, disponible sur www.unia.be. L’effectivité de cette règle non écrite n’a pas été remise en cause dans les arrêts rendus ultérieurement par les cours du travail d’Anvers et de Gand, ni dans ceux rendus par la Cour de cassation.
(131) Trib. trav. Bruxelles (2e ch.), 2 novembre 2010, req. n° 05/22188/A, disponible sur www.unia.be ; Trib. trav. Bruxelles (cess.), 9 juin 2016, n° 15/7170/A, disponible sur www.unia.be ; Trib. trav. Liège (div. Verviers), 20 février 2019, n° 15/678/A, disponible sur www.unia.be et C. trav. Liège, 30 avril 2021, J.T.T., 2021, n° 18, pp. 310-318.
(132) Sur ce point, voy. en particulier S. Van droogHenbroeCk, « Les transformations du concept de neutralité de l’État : quelques réflexions provocatrices », op. cit., pp. 116-117.
Quoique fondamentale, la question du lien entre neutralité d’entreprise et restriction des expressions religieuses n’est que rarement posée par la jurisprudence en la matière, et pas véritablement davantage par la doctrine. Cette absence est particulièrement manifeste dans les arrêts Achbita, Bougnaoui et WABE-Müller, la C.J.U.E. prenant pour acquis le fait que la neutralité puisse impliquer l’interdiction des signes religieux. L’affaire LF c. SCRL est néanmoins l’occasion pour les juges de Luxembourg de questionner implicitement le caractère automatique d’une telle association, ceux-ci précisant que « la simple volonté d’un employeur de mener une politique de neutralité […] ne suffit pas » à justifier une restriction, dans la mesure où, aux yeux de la C.J.U.E., il convient « d’encourager par principe la tolérance et le respect, ainsi que l’acceptation d’un plus grand degré de diversité » (133). L’on perçoit ici la remise en cause d’une vision exclusivement restrictive de la neutralité, dont la Cour souligne le possible « détournement […] au détriment de travailleurs observant des préceptes religieux imposant de porter une certaine tenue vestimentaire » (134) .
53. Cette appréciation de la C.J.U.E. peut être mise en lien avec deux décisions belges rendues antérieurement, bien que celles-ci concernent des organismes publics et non des entreprises privées.
En premier lieu, dans l’affaire Actiris (135) – du nom de l’office bruxellois de l’emploi – jugée en 2015, le tribunal du travail de Bruxelles insiste sur l’absence de lien intrinsèque entre l’invocation de la neutralité et l’interdiction des signes religieux. Le jugement met au contraire l’accent sur l’existence d’une véritable alternative entre les neutralités inclusive et exclusive (136), en concluant sur le caractère discriminatoire de cette dernière en l’espèce.
En deuxième lieu, citons la décision rendue par le même tribunal du travail de Bruxelles dans l’affaire STIB, la juridiction reprenant le même argument relatif à l’alternative entre neutralité exclusive et inclusive pour mettre en cause le caractère inévitable de l’interdiction des signes religieux fondée sur la règle de neutralité (137) .
2. Légitimité et proportionnalité
54. Au contraire de la condition de légalité, dont l’évaluation n’exerce pas d’influence cruciale dans l’appréciation de la licéité des restrictions fondées sur la neutralité, les conditions de légitimité et, a fortiori, de proportionnalité sont généralement au cœur de la discussion en la matière.
Par ailleurs, là où le cadre juridique C.E.D.H. et son interprétation par la Cour eur. D.H. sont centraux pour la condition de légalité, c’est désormais le cadre juridique de l’U.E. et son interprétation par la C.J.U.E. qui jouent un rôle de premier plan du point de vue de la proportionnalité et, dans une moindre mesure, de la légitimité.
Avant d’entamer l’examen de ces deux conditions (points b et c), sera présenté l’enjeu de la distinction entre discrimination directe et indirecte (a). En raison de son influence fondamentale sur le type de justifications admises au stade de la légitimité et de la propor-
(133) C.J.U.E., LF c. SCRL, par. 40-41.
(134) C.J.U.E., LF c. SCRL, par. 41.
(135) Trib. trav. Bruxelles (cess.), 16 novembre 2015, Administration publique, 2016, pp. 491-516, obs. I. roriVe
(136) Ainsi, selon le tribunal, « la distinction entre le front et le back-office repose déjà sur la prémisse d’une neutralité exclusive en front office, comme si elle s’imposait de soi » (ibid., nous soulignons).
(137) Trib. trav. Bruxelles (cess.), 3 mai 2021, J.T.T., n° 18, pp. 318-333. Pour un commentaire de cet arrêt, voy. F. dorssemont, « Vrijheid van religie voor werknemers: nog mogelijk in het post-Achbita-tijdperk? », Nieuw Juridische Weekblad, 2021, n° 450, pp. 761-763.
tionnalité – à tout le moins en droit de l’U.E. –, une telle distinction doit être envisagée spécifiquement dans sa confrontation avec le principe de neutralité.
a. Neutralité religieuse et discrimination directe ou indirecte
55. S’interroger sur la légitimité et la proportionnalité d’une restriction à la non-discrimination amène à poser au préalable la question du type de discrimination, directe ou indirecte, concerné par la restriction en cause (138). Au contraire de la C.E.D.H. pour laquelle cette distinction n’a pas de véritable conséquence du point de vue de son article 14 (139), la réponse à cette question préalable est cruciale pour le test de légitimité et de proportionnalité dans le cadre de l’U.E. et, plus spécifiquement, de la directive 2000/78/CE en matière de non-discrimination (140)
L’enjeu de la qualification en discrimination directe ou indirecte est en effet de taille, dans la mesure où la directive 2000/78/CE ne permet de justification à une distinction fondée directement sur la religion que sur la base d’une « exigence essentielle et déterminante » en raison de la « nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice », tandis qu’une distinction indirectement fondée sur la religion peut être justifiée à travers les critères plus larges de légitimité et de proportionnalité (141)
56. Aux termes de la directive 2000/78/CE, « une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs [protégés] » (142)
La discrimination indirecte, quant à elle, « se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes » (143) .
Le critère central, tant du point de vue de la discrimination directe qu’indirecte, est l’existence d’une « différence de traitement » (144) injustifiée fondée sur l’un des critères protégés. Néanmoins, pour constituer une discrimination indirecte, il suffit que la disposition, le critère ou la pratique en cause, considéré comme « apparemment neutre », soit « susceptible d’entraîner un désavantage particulier » (145), là où la discrimination directe requiert que la personne soit traitée de manière moins favorable.
(138) Sur la réalité et la pertinence d’une distinction entre ces deux formes de discrimination, voy. S. Fredman, « Direct and Indirect Discrimination: Is There Still a Divide? », in H. Collins et T. kHaitan (eds.), Foundations of indirect discrimination law, Oxford - Portland, Oregon, Hart Publishing, 2018, pp. 31-55 ; C. bayart et C. detteren, « Direct en indirect onderscheid », in C. bayart, S. sottiaux et S. Van droogHenbroeCk (dir.), Les nouvelles lois luttant contre la discrimination, Bruxelles, la Charte, 2008, pp. 171-225.
(139) Ceci s’explique en grande partie par l’absence d’existence propre de l’article 14, dont l’activation n’a lieu qu’en conjonction avec une liberté protégée par la C.E.D.H., en l’occurrence l’article 9.
(140) J. mouly, « L’exigence de neutralité, entre discrimination directe et indirecte », op. cit., pp. 331-332.
(141) E. ellis et P. Watson, EU anti-discrimination law, Oxford, Oxford University Press, coll. « Oxford EU Law Library », 2012, pp. 171-174.
(142) Directive 2000/78/CE, art. 2.2.a.
(143) Directive 2000/78/CE, art. 2.2.b.
(144) Précisons que la loi belge de lutte contre les discriminations de 2007 parle quant à elle de « distinction » qui, lorsqu’elle n’est pas dûment justifiée, constitue une discrimination (loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, M.B., 30 mai 2007, art. 4, al. 6 à 9).
(145) Notons d’ailleurs que, dans les arrêts Achbita, WABE-Müller et LF c. SCRL, la C.J.U.E. reformule sensiblement ce critère, en parlant non pas de mesure susceptible d’entraîner un désavantage particulier, mais bien d’une mesure qui « aboutit, en fait, à un désavantage particulier » (Achbita, par. 34, nous soulignons). D. martin considère à cet égard avec pertinence qu’une telle différence « n’est à l’évidence pas anodine, en particulier en termes de rapport de la preuve d’une discrimination » (« Cachez ce voile
57. Si nous confrontons notre question initiale au cadre juridique mentionné à l’instant, une mesure neutre et d’application générale semble naturellement ne pouvoir conduire qu’à une discrimination indirecte et être exclue de l’idée de discrimination directe : l’article 2 de la directive renvoie en effet explicitement, dans sa définition de la discrimination indirecte, à l’idée d’une disposition, critère ou pratique « apparemment neutre ».
Cette connexion explicite entre neutralité et discrimination indirecte emporte-t-elle vraiment l’impossibilité d’envisager une discrimination directe dans le cas d’une mesure dite « neutre » (146) ?
Selon une première tendance de la littérature, le fait que la neutralité revendiquée par une entreprise restreigne uniquement, mais de manière globale et indistincte, toute expression religieuse, sans en viser une en particulier, n’empêche pas que cette restriction puisse être qualifiée de discrimination directe au sens de la directive, dans la mesure où « discriminer toutes les religions revient à discriminer directement chacune d’entre elles » (147) .
À l’inverse, d’autres commentateurs mettent en avant le fait qu’une politique de neutralité d’entreprise vise précisément à ne cibler aucune conviction en particulier mais à octroyer le même traitement à toutes, ce qui ne peut entraîner de discrimination directe, mais éventuellement une discrimination indirecte, dans le cas où la mesure, malgré son objectif d’indifférenciation, aboutirait en pratique à un traitement défavorable pour une ou plusieurs expressions religieuses en particulier (148)
58. S’agissant du caractère indifférencié du traitement issu de la règle de neutralité –tant du point de vue de l’intention que du résultat –, la C.J.U.E. fournit une réponse aussi laconique que catégorique dans l’arrêt Achbita. Dès lors que la règle de neutralité « se réfère au port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et vise donc indifféremment toute manifestation de telles convictions, [ladite] règle doit […] être considérée comme traitant de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes » (149). Quant à l’application de la règle, la C.J.U.E. considère que celle-ci est égalerment indifférenciée (150). Cette position est du que je ne saurais voir ! L’interdiction de discrimination fondée sur la religion vue par la C.J.U.E. », Droit social, 2018, n° 4, p. 318).
(146) Il convient à cet égard de rappeler la différence fondamentale entre, d’une part, le renvoi au vocable de neutralité par l’auteur de la mesure lui-même, et, d’autre part, le caractère effectivement neutre de cette mesure, y compris du point de vue de son application concrète. En d’autres termes, le fait qu’un employeur accole le qualificatif « neutre » au règlement qu’il adopte ne signifie pas automatiquement que ce règlement soit effectivement considéré comme « apparemment neutre » au sens de la directive.
(147) F. dorssemont, « Vrijheid van religie op de werkplaats en het Hof van Justitie: Terug naar cuius regio, illius religio? », op. cit., pp. 86-87 ; K. alidadi, « Geloof en levensbeschouwing op de Europese en Belgische arbeidsmarkt: juridisch kader en recente ontwikkelingen », Tijdschrift voor mensenrechten, 2015, n° 4, pp. 7-11 ; C. Wolmark, « La neutralité du salarié », op. cit., p. 732 ; E. Cloots, « Het Hof van Justitie en de hoofddoek op het werk: Achbita en Bougnaoui », T.O.R.B., 2017-2018, n° 3, p. 156.
(148) Voy. en particulier L. ViCkers, Religion and belief discrimination in employment: the EU law, Commission européenne, Direction générale de l’emploi, des affaires sociales et de l’égalité des chances, novembre 2006, p. 43.
(149) C.J.U.E., Achbita, par. 30. La position de la C.J.U.E. est reprise par la cour du travail de Gand, juridiction de renvoi dans l’affaire Achbita : selon la cour, il n’y a pas de discrimination indirecte, dès lors que la catégorie des personnes jugeant « obligatoire » ou « important » d’extérioriser leurs croyances religieuses ne constitue pas un groupe protégé au sens de la directive 2000/78 (12 octobre 2020, J.T.T., 2021, pp. 154-167, obs. E. bribosia, R. medard ingHilterra et I. roriVe). En ce sens, voy. aussi C.J.U.E., Achbita, concl. Av. gén. kokott, par. 53.
(150) Ibid., par. 31.
reste confirmée dans les arrêts WABE-Müller et LF c. SCRL (151). La seule légère nuance apportée concerne l’hypothèse d’une « interdiction qui est limitée au port de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ostentatoires et de grande taille » : une telle restriction serait qualifiée de discrimination directe, et « ne saurait en tout état de cause être justifiée » au regard du droit de l’U.E. (152)
La thèse d’une discrimination directe, soutenue par Unia en tant que partie au litige, était également défendue par l’avocat général Sharpston. Selon elle, dans la mesure où sont expressément visées les expressions religieuses, le « règlement de travail d’une entreprise qui interdit aux travailleurs de cette entreprise de porter des signes ou tenues vestimentaires religieux lorsqu’ils sont en contact avec la clientèle de l’entreprise entraîne une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions » (153). Yannick Pagnerre reformule cette idée de manière plus explicite en indiquant que « si une clause de neutralité d’un règlement intérieur n’est instituée qu’en raison du port d’un signe religieux par un salarié ou encore la peur du port d’un tel signe, la qualification de discrimination directe paraît s’imposer » (154)
Dans l’arrêt LF c. SCRL, la C.J.U.E. semble du reste elle-même envisager cette éventualité, lorsqu’elle évoque l’hypothèse d’un « détournement de l’établissement d’une politique de neutralité […] au détriment de travailleurs observant des préceptes religieux imposant de porter une certaine tenue vestimentaire » (155). La Cour n’en déduit toutefois pas explicitement l’existence d’une discrimination directe.
59. L’exclusion de la discrimination directe par la C.J.U.E. ne nous empêche pas de continuer à nous interroger sur le type de discrimination potentiellement induit par l’application d’une neutralité restrictive : la réponse de la C.J.U.E. s’attache à une hypothèse particulière – l’interdiction des signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses – dans un cadre juridique précis – la directive 2000/78/CE. Cette allusion constante de la Cour à l’extension de la neutralité d’entreprise à d’autres convictions (156) n’est-elle pas l’indice qu’une neutralité limitée aux seules religions eût pu être qualifiée de discrimination directe ? La généralisation systématique de la réponse formulée par la C.J.U.E. à toute hypothèse de neutralité restrictive mérite en tout cas d’être relativisée. Une question supplémentaire rejaillit dans cette confrontation entre neutralité et discrimination directe : le caractère écrit ou non écrit de la règle de neutralité peut-il influencer l’appréciation du type de discrimination qui s’y rattache ? En l’occurrence, le caractère non écrit de la règle de neutralité au moment où survient un litige peut affaiblir la prétention de l’employeur à traiter l’ensemble des travailleurs de manière indifférenciée en matière d’expression religieuse. D’une part, le flou entourant plus fréquemment le contenu d’une règle non écrite peut remettre en question l’application prétendument indifférenciée de cette règle. Par ailleurs, l’existence même de la règle peut s’en trouver questionnée : l’in-
(151) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 52-53 ; LF c. SCRL, par. 33.
(152) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 78.
(153) C.J.U.E., Bougnaoui, concl. Av. gén. sHarpston, par. 108. En ce sens, voy. F. dorssemont, « Vrijheid van ondernemen botst op godsdienstvrijheid », De Juristenkrant, septembre 2016, n° 334, p. 16 ; E. brems et J. Vrielink, « Floors or Ceilings: European Supranational Courts and Their Authority in Human Rights Matters », in K. lemmens, S. parmentier et L. reyntJens (eds.), Human rights with a human touch: Liber amicorum Paul Lemmens, Mortsel, Intersentia, 2019, pp. 292-293.
(154) Y. pagnerre, « [Liberté de] Religion vs [Liberté d’] Entreprise », Droit social, 2017, n° 3, p. 456.
(155) C.J.U.E., LF c. SCRL, par. 41.
(156) Pourtant, comme le note Denis martin, la directive 2000/78/CE ne protège que les convictions religieuses, à l’exclusion des autres convictions, en particulier politiques : l’inclusion d’autres convictions n’apparaît donc pas pertinente pour apprécier le type de discrimination en cause au regard de la Directive (« Cachez ce voile que je ne saurais voir ! L’interdiction de discrimination fondée sur la religion vue par la C.J.U.E. », op. cit., p. 316).
vocation a posteriori d’une règle non écrite de neutralité est parfois vue comme le moyen d’accoler un cadre réglementaire général et indifférencié à une situation de discrimination directe (157)
b. Légitimité
60. Les lignes qui suivent visent à dresser une première analyse de la légitimité d’une restriction à la liberté de religion ou à la non-discrimination induite par l’application d’une neutralité revendiquée par l’entreprise. Il ne s’agit donc pas ici d’épuiser les analyses spécifiques relatives à la légitimité de chaque catégorie de neutralité d’entreprise, mais bien d’anticiper les questions récurrentes en la matière.
À titre liminaire, rappelons que sur les seuls cas liés de près – les affaires Achbita (158) , WABE-Müller (159) et LF c. SCRL (160) – ou de loin – l’affaire Eweida e.a. (161) – à l’application d’une règle de neutralité restrictive en entreprise, la C.J.U.E. et la Cour eur. D.H. ont l’une et l’autre conclu à la légitimité de l’objectif de neutralité. De même, la quasi-totalité des instances judiciaires belges et françaises amenées à se pencher sur la légitimité de cette neutralité invoquée dans le cadre de l’entreprise privée y apportent une réponse positive (162). Soulignons enfin l’insertion, dans le Code du travail français, de l’article L1321-2-1 faisant explicitement référence à la neutralité en tant que possible motif de restriction des convictions sur le lieu de travail (163)
61. Les parties suivantes, consacrées à la catégorisation des types de neutralité d’entreprise, mettront en exergue que la neutralité, loin d’être le véritable objectif poursuivi par l’employeur, est parfois invoquée par lui aux fins de réaliser un autre but plus essentiel à ses yeux.
L’anticipation de ce constat nous permet de soulever une première interrogation importante : le test de légitimité de la restriction porte-t-il sur cette neutralité « de façade » ou à l’inverse, sur l’objectif ultime de l’employeur ? La réponse n’a évidemment pas une influence sur celle apportée à la question de la légitimité (164). Les travaux préparatoires de la loi belge anti-discrimination de 2007 optent clairement pour la seconde option, à tout le moins sur le plan de la discrimination indirecte (165) .
(157) J. mouly, « L’exigence de neutralité, entre discrimination directe et indirecte », op. cit., p. 335.
(158) C.J.U.E., Achbita, par. 37-39.
(159) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 62-63.
(160) C.J.U.E., LF c. SCRL, par. 42.
(161) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 94.
(162) Pour la Belgique, voy. C. trav. Bruxelles (4e ch.), 15 janvier 2008, J.T.T., 2008, pp. 140-141 ; Trib. trav. Bruxelles (2e ch.), 2 novembre 2010, req. n° 05/22188/A, disponible sur www.unia.be ; Trib. trav. Bruxelles, 18 mai 2015, disponible sur www.unia.be ; Trib. trav. Bruxelles, 28 mai 2018, n° 16/7231/A, disponible sur www.unia.be ; Trib. trav. Liège (div. Verviers), 20 février 2019, n° 15/678/A, disponible sur www.unia.be ; C. trav. Bruxelles, 7 mai 2020, J.T.T., 2021, n° 18, pp. 305-310 ; C. trav. Liège, 30 avril 2021, J.T.T., 2021, n° 18, pp. 310-318. Pour la France, voy. notamment C.A. Paris, 16 mars 2001, n° 99/31302, La Semaine juridique Entreprise et Affaires, 2001, n° 31, p. 1339 ; C.A. Paris, 19 juin 2003 (18e ch.), R.J.S., 2003, n° 1116 ; Dalloz, 2004, n° 3, pp. 175-176, obs. A. pousson ; Cass. fr. (soc.), 22 novembre 2017, n° 13/19855.
(163) Voy., infra, nos 82 et s.
(164) V. Valentin, « Freedom of conscience in private company. An economic or a political problem? », op. cit.
(165) Doc. parl., Chambre, sess. ord. 2006-2007, n° 51-2722/1, p. 50-51 : « En examinant la distinction indirecte faite dans le cadre des relations de travail, le juge devra examiner si les moyens choisis (critères neutres) répondent au besoin réel de l’entreprise. En examinant l’objectif légitime, il est donc nécessaire de chercher la raison sous-jacente à l’usage du critère neutre » (nous soulignons).
Plus fondamentalement, la neutralité peut-elle véritablement être considérée comme l’objectif de la restriction apportée aux droits fondamentaux du travail, alors même qu’elle constitue précisément la source de cette restriction ? Un tel postulat consisterait, aux yeux de Cyril Wolmark, à ce que « la boucle se referme » : à savoir que « le traitement différencié induit par l’obligation de neutralité [soit] justifié par le souhait de l’employeur de déclarer son entreprise neutre » (166) .
62. Dans l’arrêt Achbita, la C.J.U.E. se contente certes d’indiquer que « la volonté d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse doit être considérée comme légitime » (167) : l’objectif de neutralité est ainsi mêlé à celui de l’image de marque de G4S (168) .
La jurisprudence ultérieure de la C.J.U.E. nuance toutefois cette « présomption de légitimité » (169) reconnue à la neutralité restrictive (170). Dans l’arrêt WABE-Müller, la Cour précise que « la simple volonté d’un employeur de mener une politique de neutralité » constitue certes « en soi, un objectif légitime » (171) mais « ne suffit pas, comme telle, à justifier de manière objective une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions, le caractère objectif d’une telle justification ne pouvant être identifié qu’en présence d’un besoin véritable de cet employeur, qu’il lui incombe de démontrer » (172) . L’accent mis sur l’existence d’un « besoin véritable » rejoint en ce sens la nécessité d’identifier l’objectif sous-jacent à l’invocation de la neutralité.
63. Par ailleurs, d’un point de vue plus conceptuel, il est possible de distinguer une corrélation entre l’étendue du contrôle juridictionnel de la restriction au stade de la légitimité et l’étendue de ce même contrôle au stade de la proportionnalité. La proportionnalité constituant l’ultime critère d’admissibilité d’une restriction aux droits fondamentaux, son contrôle présente souvent un caractère décisif. De ce fait, la concision avec laquelle est parfois développé le raisonnement sur la légitimité tranche avec un contrôle de proportionnalité généralement bien plus étendu. L’intensité du contrôle de proportionnalité serait en ce sens inversement proportionnelle à celle du contrôle de légitimité.
(166) C. Wolmark, « La neutralité, difficultés logiques et idéologiques », Revue de droit du travail, 2017, p. 239.
(167) C.J.U.E., Achbita, par. 37. La Cour ne manque d’ailleurs pas de citer l’arrêt Eweida e.a. à l’appui de son raisonnement – même s’il s’agit de la seule référence à la jurisprudence strasbourgeoise dans cet arrêt. Pour un regard critique sur la compatibilité d’une telle référence avec non seulement la lettre, mais aussi l’esprit de l’arrêt de la Cour eur. D.H. dans cette affaire, voy. E. bribosia et I. roriVe, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés (obs. sous C.J.U.E., gr. ch., arrêts Achbita et Bougnaoui, 14 mars 2017) », Rev. trim. dr. h., 2017, n° 112, p. 1033, note 77 ; S. gilson et C. menier, « Signes religieux au travail : cachez ce voile que je ne saurais voir ? », Bulletin juridique & social, octobre 2019, vol. 636, p. 9. Contra, voy. F. pinatel, « Table ronde 2 : le droit de croire. État actuel (et à venir ?) de la jurisprudence – Colloque “Le silence religieux dans l’entreprise” », La Semaine juridique – Édition sociale, septembre 2017, n° 35, pp. 3-4 ; M. HasHemi, « Eweida versus Achbita: A storm in a teacup? », European Employment Law Cases, 2019, vol. 4, n° 3, pp. 174-178.
(168) Comme l’indique G. duCHange, « la “politique d’entreprise” est donnée, en tant que telle, comme exemple de justification d’une discrimination indirecte indépendamment de ce qui la sous-tend »
(« Le pouvoir réglementaire de l’employeur en matière religieuse », La Semaine juridique – Édition sociale, février 2018, vol. 1044, n° 5, p. 3).
(169) H. nasom-tissandier, « Neutralité religieuse dans l’entreprise : le droit français au prisme du droit européen », Droit social, 2018, n° 4, p. 352.
(170) A. dJelassi, R. mertens et S. Wattier, « Principe de neutralité dans les entreprises privées : la Cour de justice étoffe sa jurisprudence relative à l’interdiction des signes religieux: (obs. sous C.J.U.E., gr. ch., arrêt IX
c. WABE eV et MH Müller Handels GmbH c. MJ, 15 juillet 2021, aff. jtes n° C-804/18 et n° C-341/19) », Rev. trim. dr. h., avril 2022, vol. 130, n° 2, p. 393 ; F. dorssemont, « Vrijheid van religie voor werknemers: Nog mogelijk in het post-Achbita-tijdperk? », op. cit., p. 756.
(171) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 64.
(172) Ibid.
Du reste, si elle peut sembler évidente d’un point de vue conceptuel, la frontière entre le contrôle de légitimité et le contrôle de proportionnalité n’est pas si étanche en pratique (173)
64. Une ultime considération mérite d’être développée dans cet examen préalable de la légitimité de la neutralité d’entreprise. Tant dans le cadre juridique de l’U.E. que dans celui de la C.E.D.H. se pose la question de l’existence d’une marge d’appréciation en cascade, d’abord de la C.J.U.E. et de la Cour eur. D.H. vers l’État, ensuite de l’État vers l’entreprise. Celle-ci tirerait sa justification de l’effet horizontal des droits fondamentaux combiné au principe de subsidiarité tel qu’il est reconnu par l’U.E. et la C.E.D.H. Une telle marge d’appréciation renforcée s’accompagnerait alors d’une appréciation prioritairement procédurale de l’exigence de proportionnalité : la seule affirmation d’une neutralité librement choisie ne permettant pas à elle seule de justifier la restriction, il s’agirait, pour l’employeur, de fournir une preuve suffisante de sa démarche de justification quant au caractère proportionné de la restriction, eu égard au contexte de travail en question.
c. Proportionnalité
65. La troisième et dernière étape de notre examen liminaire des conditions de licéité de la neutralité restrictive porte sur la condition de proportionnalité. Nous verrons que le caractère éminemment casuistique de l’interprétation de la proportionnalité par la Cour eur. D.H. et la C.J.U.E. entre potentiellement en contradiction avec la visée générale et indifférenciée de la règle de neutralité. Nous nous pencherons par ailleurs sur l’idée d’une horizontalisation du contrôle de proportionnalité.
– Proportionnalité casuistique et neutralité indifférenciée
66. La confrontation du principe de proportionnalité à l’invocation de la neutralité restrictive en entreprise fait naître une discussion particulière du point de vue de son interprétation conceptuelle. Comme le résume Grégoire Duchange, « le propre du principe de neutralité est en effet de ne pas tenir compte des circonstances » (174) .
Sur le plan de la proportionnalité, le caractère généralement et indistinctement applicable de la règle de neutralité peut être envisagé de deux façons. D’une part, cette application indifférenciée peut constituer la marque d’une adéquation et d’une nécessité pour atteindre l’objectif d’une neutralité par essence généralisée. À l’inverse, l’absence de mise en œuvre spécifique et différenciée pour chaque situation d’espèce pourrait être considérée comme le signe d’une application disproportionnée de la règle de neutralité.
Dans une première perspective, l’application indifférenciée de la neutralité serait donc vue comme cohérente et non arbitraire, tendant ainsi à prouver que les deux premières dimensions du principe de proportionnalité, de l’adéquation et de la nécessité de la restriction,
(173) Exemple peut ici à nouveau être pris des arrêts Achbita et WABE-Müller : pour appuyer son raisonnement en matière de légitimité, la C.J.U.E. y précise que « le souhait d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients […] revêt, en principe, un caractère légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués par l’employeur dans la poursuite de cet objectif les travailleurs qui sont supposés entrer en contact avec les clients de l’employeur » (Achbita, par. 38, nous soulignons) : cette affirmation peut en effet surprendre, dans la mesure où la seconde partie de la proposition semble relever davantage du contrôle de proportionnalité que du contrôle de légitimité. De même, dans l’arrêt WABE-Müller, la C.J.U.E. ne précise pas si la nécessité d’identifier un « besoin véritable » de l’employeur intervient au stade du test de légitimité ou au stade du test de proportionnalité.
(174) G. duCHange, « Le pouvoir réglementaire de l’employeur en matière religieuse », op. cit., p. 3.
seraient rencontrées. L’application indifférenciée serait non seulement appropriée, mais également nécessaire pour atteindre cet objectif de traitement indifférencié (175) .
À l’inverse, la dimension particulièrement casuistique du contrôle de proportionnalité peut entrer en tension avec une neutralité dont l’application est précisément marquée par l’absence de mise en œuvre spécifique et différenciée pour chaque situation d’espèce. Le caractère disproportionné de la règle de neutralité trouverait ainsi son origine dans l’absence de prise en compte spécifique de la situation particulière d’un travailleur ou d’une expression religieuse minoritaire ou à tout le moins originale. Cette tension se marque plus particulièrement dans le contexte du droit à l’égalité et à la non-discrimination, faisant écho à la distinction entre discrimination directe et indirecte.
67. Est-il davantage justifiable, lorsqu’on se réfère à un principe de neutralité, de ne pas établir de distinction dans son application, partant, d’en refuser toute adaptation et interprétation au cas par cas, ou est-il au contraire « préférable » de laisser la porte ouverte à une application casuistique, au risque de rompre l’objectif d’indifférenciation et de créer des situations de traitement inéquitable ? (176) La question se pose en particulier à propos de la distinction établie par certains employeurs entre les fonctions impliquant un contact visuel avec la clientèle et celles pour lesquelles le travailleur n’entretient pas ce genre de contacts, à laquelle l’arrêt Achbita fournit un écho singulier. L’approche de la Cour eur. D.H. quant à la nécessité d’une justification au cas par cas peut à cet égard être considérée comme plus exigeante, comme en atteste l’arrêt Eweida e.a. (177) .
Le risque de disproportion se situe donc sur le plan de la troisième dimension du principe de proportionnalité, relative à la proportionnalité stricto sensu. L’enjeu porte sur la mise en balance entre l’objectif d’une neutralité d’entreprise véritablement indifférenciée et l’existence d’une restriction particulièrement dommageable à l’égard d’un travailleur spécifique. L’on revient à nouveau ici à l’importance d’identifier l’objectif sous-jacent à cette neutralité indifférenciée : l’objectif d’image de marque pèsera-t-il par exemple autant, voire davantage, que l’objectif de bon fonctionnement de l’entreprise, lorsque l’un et l’autre sont successivement mis en balance avec le respect des droits individuels d’un travailleur spécifique ?
– Horizontalisation du contrôle de proportionnalité
68. De manière générale, il convient de souligner la corrélation entre, d’une part, la marge d’appréciation reconnue par la Cour eur. D.H. et la C.J.U.E. à l’État et, d’autre part, l’intensité du contrôle de proportionnalité déployé par ces mêmes cours européennes in casu : le contrôle plus ou moins systématique des différentes facettes du principe de proportionnalité s’avère en effet largement corrélé à l’amplitude de la marge d’appréciation
(175) Il convient toutefois de préciser que l’objectif visé par l’invocation de neutralité peut modifier ce constat liminaire d’adéquation de la neutralité. Le caractère approprié d’une neutralité applicable à l’ensemble des travailleurs ne sera pas envisagé de la même façon dans le cas où cette neutralité est invoquée en tant qu’image de marque externe, ou en tant qu’instrument au service du bon fonctionnement de l’ensemble de la communauté de travail. Reste à savoir s’il peut encore être question de mise en œuvre généralisée de la neutralité lorsque celle-ci n’est appliquée qu’à une catégorie spécifique de travailleurs.
(176) S. ganty et M. Vanderstraeten, « Actualités de la lutte contre la discrimination dans les biens et services en ce compris l’enseignement », in E. bribosia, I. roriVe et S. Van droogHenbroeCk (dir.), Droit de la non-discrimination : avancées et enjeux, Bruxelles, Bruylant, 2016, p. 234.
(177) Voy. J. ringelHeim, « Les interdictions de port du foulard visant des femmes adultes. Analyse de la Ligue des droits de l’Homme », op. cit., qui infère de la jurisprudence Eweida la nécessité d’« apporter, dans chaque cas d’espèce, des éléments concrets et précis démontrant que le port d’un signe religieux par une salariée porte réellement atteinte aux intérêts de l’entreprise ».
concédée par la Cour eur. D.H. (178) ou la C.J.U.E. – et donc au principe de subsidiarité (179) . Cette influence se marque avec une acuité particulière dans le cas d’une restriction aux droits fondamentaux opérée dans le cadre d’une relation entre personnes privées, comme c’est le cas pour la neutralité de l’entreprise.
Refait alors surface, comme dans le cas du test de légitimité, l’hypothèse d’une marge d’appréciation en cascade, amplifiée du fait du passage successif de la juridiction de contrôle vers l’État, et de l’État vers l’acteur privé – en l’occurrence, l’entreprise (180) .
69. La conjonction de l’effet horizontal avec le principe de subsidiarité ferait ainsi naître un « contrôle de proportionnalité horizontal » (181) de la C.J.U.E. et de la Cour eur. D.H. À l’égard de la gestion du fait religieux dans l’entreprise, la Cour eur. D.H. confirme cette approche dans son arrêt Eweida e.a., indiquant qu’il s’agit de vérifier « si un juste équilibre a été ménagé entre [les] droits [de Mme Eweida] et ceux d’autrui » (182). De même la C.J.U.E. envisage-t-elle le contrôle de proportionnalité comme la nécessité, pour « la juridiction de renvoi, eu égard à tous les éléments du dossier, de tenir compte des intérêts en présence et de limiter les restrictions aux libertés en cause au strict nécessaire » (183) .
70. Comment, toutefois, envisager la mise en œuvre de ce contrôle de proportionnalité horizontalisé – ou « privatisé » (184) – en matière religieuse ? L’imprévisibilité liée au caractère éminemment casuistique de ce contrôle semble encore davantage renforcée lorsque ce contrôle se déploie dans une perspective horizontale, dès lors que la marge de manœuvre reconnue à l’État y est – encore – plus importante. Carine Laurent-Boutot suggère toutefois trois « pôles » autour desquels pourrait s’articuler ce contrôle de proportionnalité privatisé : la nécessité du respect de la substance du droit, l’existence d’une renonciation aux droits et la prise en compte d’intérêts satellites (185) .
Le premier pôle identifié par Laurent-Boutot porte sur le respect de la substance du droit auquel il est porté atteinte : est visé ici « le noyau dur du droit, qui, s’il devait être atteint,
(178) Cour eur. D.H., Handyside c. R-U, 7 décembre 1976, req. n° 5493/72, par. 48.
(179) F. sudre, « Le contrôle de proportionnalité de la Cour européenne des droits de l’homme. De quoi est-il question ? », La Semaine juridique – Édition générale, mars 2017, n° 11, pp. 504-505.
(180) La Cour eur. D.H. reconnaît elle-même une telle marge d’appréciation amplifiée dès sa jurisprudence Chassagnou e.a. c. France, indiquant à cette occasion que « [la] mise en balance des intérêts éventuellement contradictoires des uns et des autres est alors difficile à faire, et les États contractants doivent disposer à cet égard d’une marge d’appréciation importante » (arrêt Chassagnou e.a. c. France, 29 avril 1999, req. nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, par. 113). Voy. aussi l’arrêt Evans c. RoyaumeUni (10 avril 2007, req. n° 6339/05), où la Cour eur. D.H. précise que « [la] marge d’appréciation est de façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention » (par. 77).
(181) F. sudre, « Le contrôle de proportionnalité de la Cour européenne des droits de l’homme. De quoi est-il question ? », op. cit., pp. 509-510.
(182) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 91. En ce sens, voy. aussi Cour eur. D.H., Schüth c. Allemagne, 23 septembre 2010, req. n° 1620/03, par. 69.
(183) C.J.U.E., Achbita, par. 43 ; WABE-Müller, par. 83 ; LF c. SCRL, par. 51. Rappelons que, dans l’arrêt Achbita, la C.J.U.E. envisage cette mise en balance des intérêts en présence sous la forme d’un conflit de droits, dès lors que l’objectif de neutralité invoqué en l’espèce « se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue à l’article 16 de la Charte » (par. 38) : voy., infra, nos 105 et s.
(184) L. Varaine, La religion du contractant, Paris, LGDJ, 2019, p. 234 ; C. laurent-boutot, « Le rôle de l’État dans la garantie de la liberté religieuse entre personnes privées : l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme », in C. bargues et N. Haupais (dir.), Le fait religieux dans la construction de l’État, Paris, Pedone, 2016, p. 221.
(185) C. laurent-boutot, « Le rôle de l’État dans la garantie de la liberté religieuse entre personnes privées : l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit., pp. 222-223.
l’annihilerait » (186). Ramené à l’hypothèse de la restriction des expressions religieuses du travailleur, ce critère renvoie à la question du caractère central de la manifestation religieuse en tant que dimension externe de la liberté de religion.
En second lieu, il s’agirait de tenir compte, dans cette proportionnalité privatisée, de l’existence d’une renonciation conventionnelle préalable au droit faisant l’objet de la restriction (187). À cet égard, l’on rappellera l’impossibilité de considérer une telle restriction contractuelle comme le fondement d’une renonciation absolue et définitive à la liberté religieuse (188). Il s’agit plutôt, en particulier depuis l’arrêt Eweida e.a. (189), d’envisager cette renonciation au stade du contrôle de proportionnalité, en tant qu’élément à prendre en compte, sur le plan notamment de la bonne foi contractuelle (190) .
Le troisième critère dégagé par Laurent-Boutot porte sur la prise en compte d’« intérêts satellites », correspondant à des éléments de fait qui « se superposent au conflit de droits » en l’espèce (191). En matière d’expressions religieuses au travail, la perspective de trouver aisément un nouvel emploi analogue figure au premier rang de ces intérêts satellites. Un tel critère nécessite donc l’élargissement du contrôle de proportionnalité à des éléments plus pragmatiques, mais non moins importants. Tel est le cas du critère du « bassin d’emploi », correspondant à la zone géographique pertinente quant à la possibilité du travailleur de retrouver un emploi. Dans cette même perspective, d’aucuns considèrent que le juge lui-même devrait tenir compte, dans le choix qu’il formule en faveur de l’une ou l’autre solution, de l’impact potentiel de sa décision quant à une multiplication de restrictions analogues. Parmi les critiques récurrentes formulées vis-à-vis de la jurisprudence Achbita, figure ainsi celle qui considère que la C.J.U.E. fournit ici un « vade-mecum » (192) ou un « mode d’emploi » (193) aux employeurs pour interdire les expressions religieuses au travail, ce qui mènerait à une possible prolifération des interdictions basées sur la neutralité (194)
Enfin, s’agissant de la dimension procédurale du contrôle de proportionnalité, notons l’importance pouvant être accordée aux démarches entreprises de bonne foi par
(186) Ibid., p. 222.
(187) Ibid., p. 223.
(188) O. de sCHutter et J. ringelHeim, « La renonciation aux droits fondamentaux. La libre disposition du soi et le règne de l’échange », in H. dumont, F. ost et S. Van droogHenbroeCk (dir.), La responsabilité, face cachée des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 441-481.
(189) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 83 : voy., supra, n° 59.
(190) C. Willmann, « La bonne foi contractuelle et les convictions religieuses », La Semaine juridique Entreprise et Affaires, 1999, n° 21, p. 900.
(191) C. laurent-boutot, « Le rôle de l’État dans la garantie de la liberté religieuse entre personnes privées : l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit., p. 223.
(192) G. gonzalez, « Vade-mecum pour interdire les signes religieux au travail (à propos des arrêts C.J.U.E., gr. ch., 14 mars 2017, Asma Bougnaoui et Samira Achbita) », Revue de l’Union européenne, 2017, n° 609, pp. 342-347 ; S. Hennette-VauCHez, « Nous sommes Achbita », Revue trimestrielle de droit européen, 2019, p. 106.
(193) C. Wolmark, « Neutralité dans l’entreprise ou neutralisation des travailleurs ? », op. cit., p. 232 ; P. le maigat, « La restriction à la liberté religieuse dans les entreprises privées. La Cour de cassation précise sa jurisprudence et définit son credo », Gazette du Palais, décembre 2017, p. 17.
(194) J. Weiler, « Je suis Achbita ! », International Journal of Constitutional Law, novembre 2017, vol. 15, n° 4, p. 889.
l’employeur ou le travailleur visant à parvenir à une résolution du litige par le biais de moyens non juridictionnels(195).
71. Passées ces considérations générales sur l’admissibilité des politiques de neutralité restrictive, il convient donc maintenant d’envisager la neutralité à l’aune des différents motifs sur lesquels s’appuie l’entreprise privée pour l’appliquer sur le lieu de travail.
Comme indiqué ci-avant, nous déploierons cette analyse à l’aune d’une double classification, correspondant à une première division entre neutralité-instrument et neutralitéfinalité et à une subdivision ultérieure entre neutralité interne ou externe.
B. La neutralité comme instrument au service d’une politique d’entreprise
72. Dans ce premier modèle dit instrumental, la mobilisation du concept de neutralité religieuse par un employeur privé intervient comme outil de gestion de l’entreprise en vue de la poursuite d’un objectif lui-même extérieur au concept même de neutralité. Le contenu idéologique – au sens non dépréciatif du terme – de la neutralité n’est donc pas véritablement mobilisé ici : l’entreprise – ou, à tout le moins, l’employeur – opte pour la neutralité convictionnelle car elle la considère comme nécessaire, en particulier dans sa dimension restrictive, pour réaliser une politique d’entreprise qui ne présente pas de lien direct avec l’identité convictionnelle de l’entreprise.
73. Nous proposons ici de recouper ces politiques de neutralité d’entreprise en deux catégories distinctes, l’une étant externe, et l’autre interne. Par ces termes, nous distinguons l’hypothèse dans laquelle la politique de neutralité poursuit un objectif lié au fonctionnement interne de l’entreprise (1), en particulier entre travailleurs, d’une autre hypothèse dans laquelle la démarche de neutralité vise à soutenir une stratégie d’image de marque externe de l’entreprise, en particulier vis-à-vis de la clientèle (2).
Comme indiqué précédemment, cette dimension instrumentale de la neutralité n’exclut toutefois pas l’incorporation ponctuelle d’une dimension idéologique. Cette perméabilité s’illustre en particulier dans l’hypothèse de la neutralité invoquée au service de l’image de marque de l’entreprise.
Par ailleurs, au sein même de la catégorie des neutralités instrumentales, la cloison entre la neutralité-outil de gestion interne et la neutralité-image de marque externe n’est pas non plus totalement étanche.
(195) L’on pense ici aux « solutions négociées » préconisées par Unia dans le cadre de sa stratégie de résolution des litiges en matière de discrimination. En matière de gestion des expressions convictionnelles au travail, cette stratégie passe en particulier par la méthode du plus grand dénominateur commun, selon laquelle l’entreprise est invitée à prendre appui sur la demande religieuse spécifique afin d’évaluer dans quelle mesure la mise en place d’une solution profitant à l’ensemble des travailleurs serait envisageable. À cet égard, la question se pose de savoir si, dans l’hypothèse où une solution profitant à l’ensemble de la collectivité n’est pas possible, la demande fondée sur la religion sera automatiquement refusée Sur cette méthode, voy. P. CHarlier et N. denies, « Religious and cultural diversity in Belgium: Finding the common denominator », in M.-C. Foblets et K. alidadi (eds.), Public commissions on cultural and religious diversity. National narratives, multiple identities and minorities, London - New York, Routledge - Taylor & Francis Group, 2018, pp. 204-213 ; D. bouzar et N. denies (dir.), Diversité convictionnelle : Comment l’appréhender ? Comment la gérer ?, Louvain-la-Neuve, Academia, 2014. Sur les méthodes de résolution à l’amiable de ces litiges, voy. aussi plus largement É. rouméas, « Religious Diversity in the Workplace: The Case for Alternative Dispute Resolution », Political Studies, février 2020, vol. 68, n° 1, pp. 207-223 ; I. aendenboom et N. denies, « What place for mediation and conciliation/negotiation in discrimination cases? », European Anti-Discrimination Law Review, 2012, n° 14, pp. 21-33.
1. La neutralité religieuse comme outil de gestion interne
74. À travers ce premier modèle, il est fait appel à la neutralité en tant qu’outil au service de la bonne organisation interne de l’entreprise. Cette figure interne et instrumentale de la neutralité d’entreprise renvoie essentiellement à deux types de situation, respectivement liés au bon fonctionnement matériel de l’entreprise et à la paix sociale entre travailleurs (a). Nous confronterons ensuite les restrictions fondées sur ce modèle aux conditions de légitimité et de proportionnalité en nous appuyant sur l’article L1321-2-1 du Code du travail français, dont le contenu fait largement écho à cette première forme de neutralité d’entreprise (b).
a. Neutralité interne et instrumentale
75. Dans notre grille de catégorisation des neutralités d’entreprise, la neutralité comme outil de gestion interne de l’entreprise correspond à la dimension interne du premier critère, ainsi qu’à la dimension instrumentale du second. Par interne, l’on entend que cette neutralité est destinée à être invoquée dans le contexte propre à l’entreprise et à ses travailleurs, et non dans ses interactions avec son environnement extérieur. Cette neutralité est par ailleurs instrumentale en ce qu’elle n’est pas vue comme une option idéologique qu’il s’agirait de poursuivre, mais comme un outil au service de la bonne marche de l’entreprise.
76. Sur le plan conceptuel, le lien unissant cette neutralité interne et instrumentale au type d’horizontalisation de la neutralité envisagée en première partie dépend essentiellement de la conception – contractualiste ou institutionnelle – de l’entreprise retenue. Sous l’angle de la théorie du contrat, dans laquelle entreprise et travailleur sont l’un et l’autre considérés comme des acteurs individuels, la neutralité interne et instrumentale sera associée à l’horizontalisation-privatisation de la neutralité : la bonne marche de l’entreprise constitue alors l’objectif propre de cette neutralité dont le sens est affranchi de celui de la neutralité de l’État. À l’inverse, dans la perspective institutionnelle, où chaque travailleur est envisagé comme une partie intégrante de la communauté de travail, l’objectif de bonne marche de l’entreprise constitue l’équivalent de l’objectif poursuivi par l’État dans la mise en œuvre de sa propre neutralité, s’agissant du respect des droits individuels des citoyens. Est ainsi mobilisée l’idée d’horizontalisation-transposition de la neutralité, à travers laquelle le sens donné à la neutralité de l’État est transposé au contexte de l’entreprise.
77. Cette neutralité en tant que « mode d’organisation » peut être invoquée dans deux registres de situations internes à l’entreprise : d’une part, le bon fonctionnement de l’entreprise ; d’autre, part, la paix sociale entre travailleurs.
78. En premier lieu, la neutralité comme outil de gestion interne peut faire référence à l’organisation matérielle du travail, dans le sens où certaines demandes religieuses constitueraient un frein au bon fonctionnement matériel de l’entreprise. Le point de départ factuel de cette neutralité au service du bon fonctionnement correspond à l’apparition régulière de demandes basées sur la religion de la part des travailleurs de l’entreprise.
Différentes situations peuvent être mentionnées. Citons en premier lieu les demandes d’adaptation de l’horaire de travail et d’octroi de congés liés à une fête religieuse ou à l’exercice du culte (196), pouvant présenter un impact sur le plan de la répartition du travail ou de la continuité du service. De même, le refus du travailleur d’exécuter une tâche qu’il
(196) La question du bon fonctionnement intervient notamment lorsqu’une part non négligeable des travailleurs déclare ne pas souhaiter travailler durant certaines périodes de la semaine ou de l’année.
juge incompatible avec un précepte de sa religion pourrait impliquer un aménagement du contenu de sa fonction (197). Citons également la prise en compte d’un régime alimentaire spécifique à la cantine d’entreprise ou durant un événement d’entreprise (198). Est également potentiellement concerné le port d’un signe religieux, en particulier lorsque celui-ci s’avère incompatible avec le code vestimentaire en vigueur. Enfin, il convient d’envisager la volonté de certains travailleurs de pouvoir prier sur leur lieu de travail – le cas échéant, dans un local mis à disposition (199) – ou durant les heures habituelles de travail.
L’invocation de la neutralité permettrait à l’employeur de ne pas accorder de statut préférentiel aux demandes particulières fondées sur la religion, en comparaison de demandes analogues fondées sur d’autres motifs (200). Ce faisant, à travers la neutralisation des demandes à caractère religieux, l’employeur entend garantir la bonne marche de son entreprise d’un point de vue organisationnel (201) .
79. En deuxième lieu, cette neutralité au service du bon fonctionnement interne peut aller au-delà des seules questions organisationnelles, et viser les relations interpersonnelles entre travailleurs. L’entreprise est dans ce cas prioritairement envisagée en tant que communauté de travail. La neutralisation des expressions religieuses viserait alors à éviter certaines tensions entre travailleurs, liées à la religion, qui mettraient à mal la paix sociale au sein de l’entreprise (202). Sont notamment visés l’atteinte aux droits et libertés d’autres travailleurs, de même que le prosélytisme abusif au sein de l’entreprise (203) .
Sur ce premier point, eu égard aux situations déjà envisagées dans le registre du bon fonctionnement, il s’agit d’envisager celles-ci sous un autre angle que celui de l’impact proprement opérationnel, en se concentrant sur l’influence des demandes à caractère religieux sur les relations entre travailleurs. Ainsi, dans le cas de la prière, il s’agira non plus de se demander si l’entreprise bénéficie effectivement d’un local pouvant être mis à disposition des travailleurs désirant prier, mais plutôt de savoir dans quelle mesure l’exercice de la prière sur le lieu de travail est susceptible d’influencer l’harmonie des relations entre travailleurs au sein de l’entreprise (204). De même, la question des horaires et congés sera ici
(197) Exemple peut être donné de la manipulation de produits dont la composition est jugée non conforme aux normes religieuses du travailleur. Du côté français, l’affaire dite du « boucher de Mayotte » en est l’illustre exemple, le travailleur refusant, après deux ans de contrat de travail, d’entrer en contact avec de la viande de porc : Cass. fr (ch. soc.), 24 mars 1998, Droit social, 1998, n° 6, pp. 614-616, obs. J. saVatier. Dans le même sens, voy. T.A. Lyon, 19 février 2015, n° 1202679 (relatif à un apprenti en centre de formation) ; C. trav. Bruxelles, 7 novembre 1974, Tijdschrift voor Bestuurswetenschappen en Publiekrecht, 1975, pp. 164-166, note R. elst.
(198) Outre la question des interdits alimentaires de la religion en question, se pose également celle du jeûne, face à laquelle des enjeux supplémentaires de santé et de sécurité au travail peuvent émerger.
(199) Une telle demande peut alors entrer en tension avec le caractère limité des espaces disponibles dans l’entreprise : voy. le cas pratique envisagé dans D. bouzar et N. denies (dir.), Diversité convictionnelle, op. cit., pp. 61-74.
(200) Voy. en ce sens V. Valentin, « Freedom of conscience in private company. An economic or a political problem? », op. cit. ; R. debray, Ce que nous voile le voile : la république et le sacré, Paris, Gallimard, 2006, p. 40.
(201) V. Valentin, « La notion d’entreprise de conviction “laïque” », in B. Callebat, H. de Courrèges et V. louVelparisot (dir.), Les religions et le droit du travail : regards croisés, d’ici et d’ailleurs [actes du colloque international, Université de Rouen, 20 et 21 octobre 2016], Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et religion », 2017, p. 274.
(202) A. supiot, « Note sur l’avis de la CNCDH sur la laïcité », op. cit.
(203) F. kéFer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., pp. 540-541 ;
D. bouzar et L. bouzar, Allah a-t-il sa place dans l’entreprise ?, op. cit., p. 115.
(204) D. pHilippe et P.-Y. materne évoquent ainsi le risque que « les occupants religieux du local [aient] tendance à vouloir prendre possession des lieux et à écarter certaines catégories de personnes, les femmes par exemple » : dans ce cas, « l’attribution d’un lieu spécifiquement dédié à la prière court le risque d’encourager la formation de sous-groupes au détriment d’une politique d’intégration dans l’entreprise » (« Le droit face à la multiculturalité en entreprise », in M. Flamée (ed.), Schuim op de bran-
examinée du point de vue de l’impact sur les horaires et congés des autres travailleurs. Quant aux signes religieux, leur potentielle influence sur la paix sociale a été notamment mise en exergue à l’occasion de l’affaire WABE-Müller jugée par la C.J.U.E., où est évoquée « la prévention des conflits sociaux au sein de l’entreprise » (205). Enfin, sur le refus d’exécuter certaines tâches, il s’agira d’évaluer l’influence d’une telle objection sur le respect des droits des autres travailleurs.
Par ailleurs, d’autres situations, non évoquées jusqu’ici, peuvent revêtir une importance particulière du point de vue de la paix sociale. C’est en particulier le cas des attitudes ayant proprement trait aux relations entre travailleurs, telles que les formes de salutation (206), les rapports hiérarchiques ou les relations entre homme et femme (207). Ces comportements soulèvent une difficulté particulière lorsqu’ils ont pour effet de mettre en difficulté le climat relationnel au sein de la communauté de travail, voire de porter atteinte aux droits de certains travailleurs. Comme le mettent en exergue Dounia et Lylia Bouzar, ces « dysfonctionnements relationnels » (208) soulèvent tout spécialement la question de la sincérité de la croyance invoquée par le travailleur pour justifier certains comportements ou refus : comment, en effet, distinguer d’une part le problème relationnel – voire la situation de harcèlement – sur lequel est inopportunément greffée une dimension religieuse, et, d’autre part, la manifestation religieuse sincère mais non moins problématique ? Dans ce cas, peut se poser la question du prosélytisme abusif, et de ses liens avec les situations de harcèlement (209). De même, est ici questionnée la frontière entre la croyance religieuse et la tradition culturelle (210) .
Enfin, plus globalement, les situations liées à la paix sociale touchent régulièrement à l’hypothèse d’un conflit de droits. Sont ici opposées d’une part, la liberté du travailleur de manifester sa religion et, d’autre part, les effets potentiellement discriminatoires que l’exercice de cette liberté entraîne vis-à-vis d’autres travailleurs (211)
Dans un registre subsidiaire, cette neutralité interne et instrumentale peut également être mise en lien avec le climat de lutte antiterroriste et de prévention de la radicalisation sur le lieu de travail. Dans ce contexte, les chefs d’entreprise peuvent être amenés à rechercher
ding: Liber amicorum Michel Flamée, Bruges, die Keure, 2017, p. 200). Voy., mutatis mutandis, la décision de la Cour eur. D.H. au sujet de la sanction infligée à un détenu russe pour avoir prié durant la nuit, en dépit du couvre-feu : pour parvenir au constat de violation de l’article 9, la Cour insiste en particulier sur le fait que la prière ne créait aucun trouble pour les autres détenus (déc. Korostelev c. Russie, 12 mai 2020, req. n° 29290/10, par. 62).
(205) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 75-76.
(206) Voy. à ce sujet deux décisions rendues par le College voor de Rechten van de Mens aux Pays-Bas. La première décision (n° 2006-51, 27 mars 2006) porte sur le renvoi d’une étudiante en formation fondé sur le refus de cette dernière de serrer la main des personnes du sexe opposé : ce renvoi est jugé indirectement discriminatoire par le CRM, dans la mesure où la poignée de main ne constitue pas un aspect central de la formation (sur cette décision, voy. equinet, Equality Law in Practice. A Question of Faith: Religion and Belief in Europe:, op. cit., pp. 67-69). Dans la seconde décision (n° 2016-142, 22 décembre 2016), le CRM conclut pour les mêmes raisons au caractère indirectement discriminatoire d’un refus d’embauche d’un candidat à un poste de chauffeur de bus motivé par son refus de serrer la main des femmes (voy. equinet, Faith in Equality: Religion and Belief in Europe, op. cit., pp. 44-45).
(207) Voy. Cass. fr. (ch. soc.), 29 mai 1986, n° 83-45409, au sujet du refus d’un salarié de se soumettre à une visite médicale réglementaire, en raison du fait que les conditions dans lesquelles celle-ci se déroulait « heurtaient ses convictions religieuses de musulman intégriste ».
(208) D. bouzar et L. bouzar, Allah a-t-il sa place dans l’entreprise ?, op. cit., p. 115.
(209) F. kéFer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., pp. 540-541 ; D. bouzar et N. denies (dir.), Diversité convictionnelle, op. cit., pp. 88-91.
(210) Citons ici le cas du mode de salutation, pouvant aller de la simple formule orale à la poignée de main, voire à la bise ou à l’embrassade, selon des critères souvent moins religieux que culturels. Sur ce point, voy. D. pHilippe et P.-Y. materne, « Le droit face à la multiculturalité en entreprise », op. cit., pp. 203-204.
(211) Voy. notamment les affaires Ladele et McFarlane jugées par la Cour eur. D.H. dans le cadre de l’arrêt Eweida e.a.
des « signaux faibles » de radicalisation violente ou, à tout le moins, à avoir une sensibilité plus accrue à ce sujet (212). Le communautarisme religieux ferait en ce sens obstacle à la communauté de travail (213)
b. Illustration : l’article L1321‑2‑1 du Code du travail français et l’arrêt WABEMüller de la C.J.U.E.
80. Les deux registres du bon fonctionnement et de la paix sociale font écho aux catégorisations développées par certains auteurs (214), mais aussi, plus spécifiquement, à l’affaire Baby Loup et à l’article L1321-2-1 introduit dans le Code du travail français en 2016.
En guise d’illustration de cette première hypothèse d’entreprise neutre, l’on peut en effet citer la désormais illustre affaire de la crèche Baby Loup en France, relative au licenciement de la directrice adjointe de la crèche, faisant suite à son refus de ne pas porter son foulard islamique au travail, malgré la règle de neutralité interdisant le port de signes religieux. Dans l’ultime – et décisif – arrêt rendu sur cette affaire, l’assemblée plénière de la Cour de cassation s’appuie précisément sur l’idée de neutralité en tant que « mode d’organisation », afin de justifier la licéité de son application (215) .
81. Sur le plan législatif, la neutralité interne et instrumentale, invoquée par l’employeur comme outil de gestion de l’entreprise, s’est récemment vu octroyer un écho particulier en droit français. L’article L1321-2-1 du Code du travail, adopté en 2016 dans le cadre de la « loi travail » – ou « loi El Khomri », du nom de la ministre du Travail de l’époque – dispose en effet que
« Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».
Outre sa référence inédite à l’idée de neutralité dans le contexte de l’entreprise privée, cette article mentionne à la fois « le bon fonctionnement de l’entreprise » et « l’exercice d’autres droits et libertés fondamentaux » comme autant de motifs légitimes de restriction des manifestations convictionnelles des travailleurs. Ces deux motifs s’inscrivent donc
(212) Sur ce point, voy. L.-L. CHristians, « Radicalité religieuse et pente glissante face aux politiques de l’implicite et du “signe faible” : faiblesse de l’expertise ou fragilité du droit », in Tolérances et radicalismes : que n’avons-nous pas compris ? Le terrorisme islamiste en Europe, Mons, Couleur Livres, 2016, pp. 111-119 ; Y. pagnerre, « La radicalisation religieuse saisie en droit du travail », in O. bui-xuan (dir.), La radicalisation religieuse saisie par le droit, Colloques & essais, n° 62, Bayonne, Institut universitaire Varenne, 2018, pp. 211-225 ; L. Honoré, « L’entreprise et les managers face à la radicalisation religieuse au travail », Revue Management & Avenir, 2016, n° 90, pp. 39-59.
(213) F. géa, « Communautarisme (religieux) et droit du travail », Droit social, 2015, n° 9, pp. 661-663. Le risque existe toutefois que des expressions considérées jusqu’alors comme anodines ne soient plus examinées sous l’angle de la liberté d’expression ou de religion, mais soient automatiquement suspectées d’illustrer une attitude de repli, voire de radicalisme vis-à-vis de l’environnement qui l’entoure.
(214) B. bossu, « Neutralité, convictions et religion », Droit ouvrier, février 2017, n° 823, pp. 112-118 ; G. galindo et H. zannad, « La quête de réponses face aux revendications religieuses dans les grandes entreprises françaises », Droit social, 2015, n° 9, pp. 687-693 ; V. renaux-personniC et J. Colonna (dir.), Le fait religieux dans l’entreprise, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2018, p. 7.
(215) Cass. fr. (ass. plén.), 25 juin 2014, n° 13-28.369, R.F.D.A., 2014, p. 962 : « en tant que mode d’organisation de l’entreprise destiné à ‘transcender le multiculturalisme’ des personnes à qui elle s’adresse, la neutralité n’exprime et n’impose aux salariés l’adhésion à aucun choix politique, philosophique ou idéologique ».
largement dans la lignée de l’invocation d’une neutralité instrumentale en tant qu’outil de gestion interne de l’entreprise, tant sur le plan du bon fonctionnement que de celui de la paix sociale – visée ici à travers l’idée de protection des droits d’autrui.
82. À la lecture des travaux parlementaires, tant de l’Assemblée nationale que du Sénat français (216), l’on perçoit qu’il s’agit, dans l’esprit de nombreux parlementaires, de « donner des clés » aux employeurs privés qui, confrontés à des nécessités organisationnelles liées à la gestion des demandes religieuses, se trouveraient démunis, dans la mesure où la laïcité de l’État ne s’applique pas à leur contexte et où aucune autre base légale claire n’existe en droit français pour leur permettre de réglementer ces expressions religieuses au sein de leur entreprise (217). C’est donc bien l’idée de neutralité qui semble agir en filigrane de la rédaction du texte, neutralité invoquée non pas en tant que principe purement juridique applicable à l’État et à son administration, mais bien davantage en tant que « principe organisationnel » (218) s’appliquant à la société française dans son ensemble, y compris la sphère de l’entreprise et des relations de travail.
83. Par-delà les motivations ayant présidé à l’adoption de cet article, il s’agit surtout de déterminer dans quelle mesure celui-ci introduit une donne nouvelle dans la gestion interne des expressions religieuses, non seulement en droit français (219), mais aussi et surtout du point de vue du droit européen.
84. La question consiste en effet à savoir dans quelle mesure cette notion de « bon fonctionnement » peut être rattachée aux critères de légitimité et de proportionnalité respectivement prévus par la directive 2000/78/CE et l’article 9 de la C.E.D.H., tels qu’ils sont interprétés par les hautes juridictions européennes.
85. En l’absence d’arrêt de la Cour eur. D.H. à ce sujet, il convient en particulier de confronter ce modèle à la jurisprudence de la C.J.U.E., afin d’y déceler de possibles marques d’approbation ou de réprobation d’une telle neutralité. Il en va en particulier de l’arrêt WABE-Müller rendu en 2021 : la C.J.U.E. y conclut en effet à la légitimité d’une interdiction des signes religieux fondée sur la neutralité, non seulement lorsqu’est visée « la présentation de l’employeur de manière neutre à l’égard des clients », mais aussi « la prévention des conflits sociaux » (220). D’une telle formulation, il est possible de déduire une franche ouverture des juges de Luxembourg à la légitimité d’une neutralité instrumentale invoquée aux fins de paix sociale interne. Par ailleurs, sans trop s’aventurer, une extension de ce raisonnement au critère du bon fonctionnement organisationnel de l’entreprise semble sérieusement envisageable.
86. Sur le plan de la proportionnalité, les multiples conditions mentionnées par la C.J.U.E. dans les arrêts Achbita et WABE-Müller atténuent le constat d’une admissibilité au-
(216) Voy. ainsi Projet de loi – Nouvelles libertés et nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s, discussion générale, J.O.R.F., Ass. nat., 2015-2016, 3 mai 2016, n° 43[3], p. 3117 ; J.O.R.F., Sénat, 2015-2016, 14 juin 2016, n° 61, pp. 9475-9478.
(217) V. Valentin, « La notion d’entreprise de conviction “laïque” », op. cit., p. 274.
(218) M. Hunyadi, « Des entreprises postséculières ? », op. cit., p. 174.
(219) Se pose en particulier la question de l’articulation de cet article avec les autres dispositions pertinentes du Code du travail, en particulier les articles L1121-1, L1133-1 et L1321-3. Ceux-ci requièrent en particulier que les restrictions aux droits et libertés des travailleurs soient justifiées « par la nature de la tâche à accomplir ». Le droit européen ne requiert pourtant le respect d’une telle condition que dans le cas de la discrimination directe, en y ajoutant l’hypothèse liée aux « conditions d’exercice » de la tâche en question. Pour le reste, dans le cas de la discrimination indirecte et de la liberté de religion, seules les conditions plus larges de légitimité et de proportionnalité sont mentionnées en droit européen. C’est donc avant tout sur le plan de la cohérence du droit français que cet article soulève certaines interrogations.
(220) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 76.
tomatique de l’invocation de la neutralité interne et instrumentale (221). Dans l’arrêt Achbita, la Cour mentionne en effet la nécessité que l’employeur assure l’application « cohérente et systématique » des restrictions fondées sur cette neutralité, et que celles-ci soient limitées au « strict nécessaire » (222). L’arrêt WABE-Müller explicite cet impératif en indiquant que cette neutralité restrictive réponde à un « besoin véritable », eu égard en particulier aux « conséquences défavorables que [l’employeur] subirait en l’absence d’une telle politique, compte tenu de la nature de ses activités ou du contexte dans lequel celles-ci s’inscrivent » (223). La C.J.U.E. met par ailleurs elle-même en œuvre le critère de cohérence in casu, en précisant qu’à première vue, la règle de neutralité a été appliquée à la travailleuse concernée « sans aucune différenciation par rapport à tout autre travailleur de WABE », dès lors que l’entreprise « aurait également exigé et obtenu d’une employée portant une croix religieuse qu’elle retire ce signe » (224)
87. Plusieurs décisions belges sont à cet égard dignes d’intérêt, s’agissant de l’appréciation du caractère simultanément indifférencié et cohérent de l’application de la neutralité restrictive dans une perspective interne.
Dans l’affaire vPharma, le tribunal et la cour du travail de Liège s’accordent sur le caractère cohérent et justifié d’une règle de neutralité visant l’ensemble des travailleurs, dont l’objectif est « de créer une ambiance de travail paisible, où l’égalité et le pluralisme sont protégés » (225) .
À l’inverse, l’ordonnance rendue par le tribunal du travail de Bruxelles dans l’affaire STIB est l’occasion pour le juge de mettre en exergue, en des termes particulièrement engagés, une double incohérence de l’employeur (public en l’espèce) : d’une part est pointé le paradoxe consistant à interdire, sur le fondement de la neutralité, les signes convictionnels tels que le foulard islamique, tout en tolérant le port de la barbe – y compris islamique (226) ; d’autre part, le juge dénonce l’incohérence découlant de la mise en œuvre d’une politique de neutralité restrictive, d’un côté, et de la référence à un objectif de diversité, de l’autre (227) .
(221) A. dJelassi, R. mertens et S. Wattier, « Principe de neutralité dans les entreprises privées », op. cit., p. 385.
(222) C.J.U.E., Achbita, par. 40-42.
(223) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 70.
(224) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 54. La Cour précise néanmoins qu’il « incombe à la juridiction de renvoi de procéder aux appréciations factuelles qui s’imposent et de déterminer si la règle interne adoptée par WABE a été appliquée de manière générale et indifférenciée à tous les travailleurs de cette entreprise ».
(225) Trib. trav. Liège (div. Verviers), 20 février 2019, n° 15/678/A, disponible sur www.unia.be. Le tribunal considère que, « s’il ne fait aucun doute, aux termes de la décision de la Cour de justice, que l’interdiction générale de signes convictionnels, ne constitue pas une discrimination, directe ou indirecte, pour des travailleurs en contact avec la clientèle, il doit être admis que tel est également le cas lorsque l’objectif poursuivi par l’employeur est le respect strict des droits de ses travailleurs à être traités de façon égale, qu’ils aient ou non des convictions religieuses, politiques ou autres, sans que celles-ci puissent heurter, par le port de signes de celles-ci (par exemple, un t-shirt “Je suis Charlie”), de façon visible, ostentatoire et permanente, les convictions également respectables des autres ». Dans le même sens, voy. aussi l’arrêt d’appel : C. trav. Liège, 30 avril 2021, J.T.T., 2021, n° 18, pp. 310-318.
(226) Pour un argument similaire, voy. le renvoi préjudiciel du tribunal du travail de Bruxelles à la C.J.U.E. concernant l’affaire LF c. SCRL (17 juillet 2020, réf., disponible sur www.unia.be) : la juridiction de renvoi s’interroge notamment sur le traitement moins favorable pouvant être réservé à « la travailleuse qui entend exercer sa liberté de religion par le port visible d’un signe (connoté), en l’occurrence un foulard », en comparaison d’un « autre travailleur de même conviction qui choisirait de la manifester en portant la barbe ». La C.J.U.E. ne fournira toutefois aucune réponse à cet égard.
(227) Trib. trav. Bruxelles (réf.), 3 mai 2021, J.T.T., n° 18, pp. 318-333 : selon l’ordonnance, « le raisonnement de la STIB […] paraît donc empreint d’une vision complaisante et d’autosatisfaction qui ne résiste pas à une véritable contextualisation de l’objectif de diversité affirmé ». Sur ce dernier point, mentionnons également l’ordonnance du tribunal du travail de Bruxelles, relatif à la décision d’Actiris d’interdire le port de tout signe convictionnel pour l’ensemble de ses travailleurs (16 novembre 2015, Administra-
88. En conclusion, même en présence d’un fondement législatif tel que l’article L13212-1 du Code du travail français, l’on peut considérer que, comme le note Nicolas Moizard, « la démarche casuistique, imposant un examen des fonctions de chaque salarié, pourrait perdurer » (228) .
Il est en tout cas permis d’appréhender cette mention explicite de la neutralité dans le contexte de l’entreprise privée comme un signal symboliquement important envoyé par le législateur français (229). Le contraste avec l’article 20, 5° de la loi belge sur les contrats de travail, aux termes duquel « l’employeur a l’obligation […] de donner au travailleur le temps nécessaire pour remplir les devoirs de son culte », est ainsi frappant (230) .
2. La neutralité religieuse au service de l’image de marque externe
89. Dans cette deuxième hypothèse d’entreprise neutre, la neutralité est mobilisée dans une perspective externe, en tant qu’instrument au service de l’image de marque de l’entreprise.
Le recours à cette image neutre est fondé sur la considération, dans le chef de l’entreprise, que l’affichage de cette neutralité lui serait profitable, en particulier du point de vue économique, dans la mesure où elle plairait à sa clientèle ou à d’autres partenaires extérieurs. Cette neutralité étant généralement conçue dans une logique restrictive, sa mise en œuvre requiert des travailleurs – a minima, des travailleurs en contact visuel avec l’extérieur – de s’abstenir de toute manifestation religieuse durant leur travail, en particulier par le port de signes religieux.
Des quatre figures de neutralité envisagées dans le présent article, la neutralité mise au service de l’image de marque constitue sans nul doute la figure la plus récurrente, mais aussi la plus discutée. L’arrêt Achbita rendu par la C.J.U.E. en 2017 porte d’ailleurs précisément sur cette neutralité, de même que, dans une moindre mesure (231), l’arrêt Bougnaoui. Les arrêts WABE-Müller et LF c. SCRL rendus ultérieurement par la même Cour en constituent le prolongement et l’approfondissement.
tion publique, 2016, pp. 491-516, obs. I. roriVe). Cette décision est confrontée au cadre légal auquel est soumis Actiris, prévoyant notamment l’élaboration d’un « plan d’action diversité ». Pour justifier le caractère injustifié de la restriction fondée sur la neutralité, le tribunal cite notamment le fait que, dans le contrat de gestion d’Actiris, l’objectif de « promotion de la diversité » est revendiqué comme « une préoccupation transversale » de l’organisation.
(228) N. moizard, « La neutralité des salariés dans l’entreprise », Revue de droit du travail, 2016, p. 818.
(229) V. Valentin, « La notion d’entreprise de conviction “laïque” », op. cit., p. 272.
(230) Cette disposition de la loi sur les contrats de travail (3 juillet 1978, M.B., 22 août 1978), rarement mobilisée par les juridictions belges, est en fait issue de la loi du 10 mars 1900, date à laquelle l’obligation du repos dominical n’était pas encore en vigueur. Les débats parlementaires de l’époque insistent toutefois sur le fait qu’une telle disposition est vouée à bénéficier aux fidèles de l’ensemble des cultes, et non aux seuls chrétiens : une telle précision irait dès lors dans le sens d’une forme de reconnaissance légale d’une obligation d’aménagement raisonnable dans le chef de l’employeur. Sur ce point, voy. R. linguelet, « L’obligation d’aménagement raisonnable pour motif religieux en droit du travail et les ressources du droit du bien-être », J.T., 2016, p. 239. Pour une invocation – infructueuse – de cette disposition face à l’interdiction du port de signes religieux, voy. C. trav. Liège, 30 avril 2021, J.T.T., 2021, n° 18, pp. 310-318
(231) L’affaire Bougnaoui se distingue à double titre de l’affaire Achbita, s’agissant de l’invocation de l’image de marque : d’une part, l’affirmation de la neutralité en tant qu’image de marque n’apparaît pas formellement dans l’entreprise Micropole qui employait Mme Bougnaoui ; d’autre part, l’arrêt porte moins sur l’image de marque de Micropole que sur la volonté de cette dernière de répondre à la demande de l’entreprise cliente concernant l’interdiction du port du foulard.
Avant de nous pencher sur l’appréciation de la compatibilité d’une telle neutralité à l’aune de ces arrêts, il convient de dresser un aperçu de la logique poursuivie et des situations visées par ce modèle de neutralité externe et instrumentale au service de l’image de marque (a). Nous analyserons ensuite l’appréciation développée par la C.J.U.E. sur le plan de la légitimité et de la proportionnalité, en nous focalisant sur les enjeux liés à l’invocation de la liberté d’entreprise (b).
a. Neutralité externe et instrumentale
90. Cette seconde figure de la neutralité-instrument partage avec la figure précédente le fait que la neutralité est mobilisée par l’employeur en tant que moyen lui permettant de rencontrer un objectif lui-même étranger à la notion de neutralité. La différence se marque en revanche au niveau des destinataires auxquels s’adresse cette neutralité instrumentale, ceux-ci étant les parties prenantes extérieures à l’entreprise, en particulier la clientèle.
Précisons que cette neutralité externe et instrumentale s’inscrit dans la perspective d’une horizontalisation-privatisation de la neutralité, telle qu’elle est envisagée en première partie de cette étude. La mise en œuvre de la neutralité intervient ici dans une logique contractualiste, au service de l’objectif d’image de marque et de la liberté de l’entreprise : en cela, le sens donné à cette neutralité d’entreprise se détache de celui de la neutralité de l’État.
La discussion juridique intervient dès lors que, comme c’est le cas pour le modèle précédent, il est jugé nécessaire, pour satisfaire à cette image de neutralité, d’interdire – ou à tout le moins de restreindre – l’expression des convictions religieuses des travailleurs au sein de l’entreprise.
S’interroger sur l’hypothèse d’une neutralité religieuse mobilisée en tant qu’image de marque de l’entreprise implique donc au préalable de se pencher sur l’idée même d’image de marque de l’entreprise. À cet égard, se pose en particulier la question du lien entre cette image d’entreprise et celle que renvoie la personne de chaque travailleur. Il conviendra ensuite d’envisager les implications spécifiques de l’invocation d’une image de marque neutre du point de vue de la religion.
– Image de l’entreprise et image des travailleurs
91. La première interrogation, d’ordre général, porte sur les liens unissant l’entreprise et ses travailleurs quant à l’image véhiculée par l’entreprise. Si cette influence mutuelle suscite en elle-même de larges développements quant à la nature de la relation entre la personne du travailleur et l’organisation qui l’emploie, celle-ci peut être spécifiquement appréhendée à partir de la théorie de l’entreprise.
Dans la perspective institutionnelle, le travailleur est considéré comme partie intégrante de la communauté de travail et, à ce titre, de l’identité collective de l’organisation. L’image véhiculée par l’entreprise découle précisément de cette identité collective à laquelle chaque partie prenante contribue. En ce sens, reconnaître aux convictions affichées par les travailleurs une influence sur l’identité de l’entreprise n’est pas dénué de sens.
À l’inverse, dans la théorie du contrat, l’entreprise constitue moins une organisation collective qu’un acteur individuel avec lequel les travailleurs entretiennent une relation contractuelle. En ce sens, il semble moins évident, à moins que ce point fasse précisément l’objet du contrat, de faire dépendre l’image de marque de l’entreprise de l’apparence des personnes avec lesquelles celle-ci a contracté.
Certes, la relation de travail entre l’employeur et le travailleur découle d’une convention intuitu personae au sein de laquelle l’identité personnelle du travailleur joue un rôle important (232). Rien ne présuppose toutefois, dans cette convention, que la tâche pour laquelle le travailleur est engagé implique pour celui-ci de concourir à l’identité de l’entreprise. En ce sens, le contact avec la clientèle d’un travailleur affichant ses convictions religieuses n’implique pas nécessairement que ce travailleur mette effectivement en jeu l’image de marque de l’entreprise qu’il représente (233)
L’articulation entre l’identité de l’entreprise et celle du travailleur entre ainsi en lien avec le devoir de loyauté du travailleur vis-à-vis de l’employeur et de l’entreprise. L’intensité de ce devoir de loyauté sera potentiellement plus réduite dans une vision contractualiste, là où, à l’inverse, la vision institutionnelle impliquera un renforcement de cette loyauté.
92. D’autres paramètres plus matériels influencent de manière non moins négligeable le degré d’implication du travailleur dans l’identité et l’image de l’entreprise. Entre évidemment en première ligne de compte la fonction endossée par le travailleur, selon que celle-ci implique en elle-même ou non un rôle de représentation de l’entreprise. En outre, certaines caractéristiques propres à l’entreprise doivent également être prises en considération. Une entreprise de taille modeste verra l’identité de ses travailleurs jouer un rôle plus immédiat dans son image qu’une entreprise comptant plusieurs milliers de travailleurs. Citons également le secteur d’activités, en fonction duquel la visibilité du travailleur vis-àvis des partenaires extérieurs de l’entreprise sera plus ou moins importante.
93. Quant aux partenaires extérieurs précisément destinataires de cette identité ou image d’entreprise, il en va des personnes et organisations avec lesquelles l’entreprise entretient un lien, contractuel ou non, du fait de son activité. Parmi les partenaires commerciaux, l’on pense en premier lieu aux clients – qu’il s’agisse de particuliers ou d’autres entreprises –, et, dans une moindre mesure, aux fournisseurs. Citons également les autorités publiques, même si, pour ce qui nous concerne, du point de vue de l’invocation de la neutralité externe, la relation de l’entreprise avec l’État sera plutôt envisagée à travers la quatrième figure de neutralité. Enfin, plus largement, l’image de l’entreprise est susceptible d’atteindre l’ensemble des acteurs composant l’environnement sociétal au sein duquel évolue cette entreprise, y compris du point de vue de la responsabilité sociale de l’entreprise (234)
94. Quant aux moyens mobilisés par l’entreprise pour diffuser son image de marque, nombre d’entre eux ont potentiellement trait, de près ou de loin, à l’image des travailleurs de l’entreprise. L’on pense évidemment en premier lieu à la tenue vestimentaire des travailleurs – du reste centrale dans les contentieux en matière de neutralité religieuse –, voire à l’uniforme éventuellement de rigueur pour tout ou partie des travailleurs. Plus largement, c’est l’ensemble des éléments composant l’attitude du travailleur au sein de l’entreprise qui seront vus comme autant de vecteurs potentiels de l’image de l’entreprise.
Cette dernière remarque nous fait immédiatement saisir les multiples enjeux que peut soulever l’image de marque d’une entreprise quant au respect des droits et libertés fondamentaux de ses travailleurs, dès le moment où ces derniers sont impliqués dans le déploie -
(232) O. de sCHutter, Discriminations et marché du travail. Liberté et égalité dans les rapports d’emploi, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2001, p. 58 ; A. supiot, Critique du droit du travail, op. cit., p. 99 ; J. Clesse et F. kéFer, Manuel de droit du travail, op. cit., p. 227.
(233) J. ringelHeim, « Les interdictions de port du foulard visant des femmes adultes. Analyse de la Ligue des droits de l’Homme », op. cit., pp. 15-16.
(234) Sur ce point, voy. L. Vanbellingen, « L’entreprise neutre face à ses responsabilités vis-à-vis de la religion », La responsabilité sociale des entreprises à l’égard des cultures, religions et convictions, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2023 (à paraître).
ment de cette image. À nouveau, le défi consiste à parvenir à un équilibre entre l’intérêt commercial de l’entreprise – traduit, sous l’angle des droits fondamentaux, par la liberté d’entreprise – et les droits et libertés des travailleurs.
– Image d’entreprise et neutralité religieuse
95. Comme le note Allison Fiorentino, « à l’évidence l’apparence des salariés peut causer un préjudice à l’employeur » ; or « la religion affecte parfois cette apparence » (235). De manière générale, le déploiement de l’image de marque de l’entreprise peut, à deux égards, emporter des implications sur le plan de la liberté et de la non-discrimination religieuses du travailleur. Premièrement, le choix d’impliquer le travailleur dans le déploiement de l’image de marque de l’entreprise est susceptible d’emporter certaines conséquences du point de vue du respect de sa liberté de conscience. C’est plus spécifiquement le cas lorsque le contenu donné à cette image de marque implique, expressément ou non, une restriction des expressions religieuses des travailleurs.
En l’occurrence, la neutralité est très majoritairement envisagée par le biais d’une invisibilisation des expressions religieuses, vue comme nécessaire du point de vue de la concordance des travailleurs avec l’image de marque de l’entreprise.
L’on peut alors déjà percevoir que la distance s’atténue entre cette neutralité réputée instrumentale et une neutralité proprement idéologique. En effet, la focalisation exclusive de l’employeur sur le critère religieux pourrait suggérer une idéologisation areligieuse, sinon antireligieuse, de la neutralité en tant qu’image de marque.
96. Par ailleurs, l’imposition d’une neutralité restrictive aux travailleurs, en tant qu’image de marque externe de l’entreprise, requiert de s’interroger sur le champ d’application d’une telle neutralité, tant du point de vue des expressions que des travailleurs visés par une telle restriction : s’agit-il, dans l’un et l’autre cas, de ne cibler que les expressions et travailleurs visibles de l’extérieur ?
Du point de vue des travailleurs, une distinction entre les travailleurs situés en front-office et ceux qui restent en back-office – ou arrière-boutique – n’est pas nécessairement évidente, tant du point de sa pertinence (236) que de sa praticabilité (237)
Quant aux expressions religieuses visées, il en va principalement des signes religieux dont l’affichage, tant vestimentaire que corporel, par le travailleur serait visible des personnes extérieures à l’entreprise. Ces signes religieux seront interdits en eux-mêmes ou, plutôt dans la mesure où leur présence est considérée comme incompatible avec l’uniforme ou la tenue imposée par l’employeur.
Outre l’hypothèse récurrente des signes religieux, peut également apparaître comme contraire à l’image de neutralité l’expression de certains comportements, dès lors que ceux-ci dépassent le seul cadre interne à l’entreprise et sont d’une manière ou d’une autre visibles de l’extérieur de l’entreprise. L’on pense ici aux modes de salutation tels que la poignée de
(235) A. Fiorentino, « L’accommodement raisonnable à l’épreuve de la défiance judiciaire et de l’intérêt de l’entreprise », in V. renaux-personniC (dir.), Le fait religieux dans l’entreprise, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2018, p. 73.
(236) S. Hennette-VauCHez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, op. cit., p. 32 ; E. brems, « Analysis: European Court of Justice Allows Bans on Religious Dress in the Workplace », Blog de l’Association internationale de droit constitutionnel, 25 mars 2017, disponible sur www.iacl-aidc-blog.org (consulté le 31 août 2022).
(237) N. de seVin, « Le silence religieux dans l’entreprise. Quelques observations en guise de conclusions », La Semaine juridique – Édition sociale, septembre 2017, n° 35, p. 1266.
main, aux pratiques telles que la prière, ainsi qu’au refus d’effectuer une tâche impliquant une relation avec un partenaire de l’entreprise.
b. Illustration : les arrêts Achbita, Bougnaoui, WABE-Müller et LF c. SCRL de la C.J.U.E.
97. Une poignée d’affaires en lien avec la figure de l’image de marque neutre de l’entreprise ont accompli le long périple judiciaire jusqu’à Luxembourg ou Strasbourg.
98. La Cour eur. D.H., dans l’affaire Eweida e.a. en 2013, s’est entre autres prononcée sur l’interdiction faite par British Airways à une de ses hôtesses de porter une croix chrétienne en pendentif en plus de l’uniforme de la compagnie. La compagnie aérienne justifiait cette décision – avant de faire machine arrière et d’accepter le port de la croix – par son souci de renvoyer une certaine image commerciale à sa clientèle. S’il n’est pas fait explicitement référence à la neutralité en tant qu’image de marque, la Cour eur. D.H. a expressément reconnu le caractère « assurément légitime » de cet objectif d’image commerciale. Les juges précisent toutefois que « les tribunaux internes lui ont donné trop d’importance » en en déduisant une interdiction pour Mme Eweida de porter sa croix (238). La justification d’une telle mesure se joue donc moins sur le plan de la légitimité que sur celui de la proportionnalité (239) .
99. La C.J.U.E. a été amenée à donner une réponse plus détaillée que la Cour eur. D.H. sur la légitimité de l’image de marque neutre en tant qu’objectif justifiant cette fois une distinction fondée sur la religion ou les convictions. Les deux arrêts rendus en mars 2017 dans les affaires Achbita (240) et Bougnaoui (241) forment l’un et l’autre une excellente illustration de la neutralité invoquée dans cette perspective. Pour rappel, ces arrêts trouvent leur origine dans les questions préjudicielles respectivement posées par les cours de cassation belge (pour l’affaire Achbita) et française (pour l’affaire Bougnaoui) au sujet de l’interdiction du foulard islamique pour ces deux travailleuses en contact avec la clientèle, au nom de l’image neutre de leur employeur.
Sur le plan de la compatibilité avec la liberté religieuse et la non-discrimination, les deux affaires se distinguent par le fait que seul l’employeur de Mme Achbita avait anticipé cette interdiction des expressions religieuses dans une règle de neutralité, au contraire de l’employeur de Mme Bougnaoui. Cette différence conduit la C.J.U.E. à considérer, dans l’affaire Bougnaoui, que l’intégration des souhaits discriminatoires de la clientèle constitue une discrimination directe (242). En revanche, « la volonté d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse » (243) est jugée légitime dans l’affaire Achbita
Les affaires WABE et Müller, relatives à un groupe de crèches ainsi qu’à une chaîne de drogueries situées en Allemagne, donneront à la C.J.U.E. l’occasion de confirmer cette affirmation de légitimité de principe. La Cour considère comme légitime une politique de
(238) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 94.
(239) F. kéFer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., pp. 570-571.
(240) C.J.U.E., 14 mars 2017 (Samira Achbita, Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme c. G4S Secure Solutions NV), C-157/15.
(241) C.J.U.E., 14 mars 2017 (Asma Bougnaoui, Association de défense des droits de l’homme c. Micropole S.A.), C-188/15.
(242) C.J.U.E., Bougnaoui, par. 41.
(243) C.J.U.E., Achbita, par. 37.
neutralité restrictive visant « tant la prévention des conflits sociaux que la présentation de l’employeur de manière neutre à l’égard des clients » (244) .
L’arrêt rendu en 2022 par la C.J.U.E. dans l’affaire LF c. SCRL ne modifie pas ce constat. L’affaire concernait le refus d’octroi d’un stage au sein d’un entreprise belge exerçant un service public, au motif que la candidate n’était pas disposée à respecter la politique générale de neutralité en ne portant pas de signe religieux. Si la légitimité de la neutralité n’est à nouveau pas fondamentalement remise en cause, la Cour considère toutefois nécessaire de mentionner l’éventualité d’un « détournement » de la neutralité au détriment de certains travailleurs (245) .
De ces arrêts, l’on peut donc déduire une « présomption de justification » (246), au stade de la légitimité, de l’invocation de la neutralité à des fins d’image de marque. Les arrêts rendus ultérieurement par les juridictions belges (247) et françaises (248) rejoignent au demeurant ce constat.
100. Du point de vue de la proportionnalité, la C.J.U.E. a conditionné l’admissibilité d’une telle neutralité restrictive au respect de plusieurs exigences. Dans l’arrêt Achbita, la restriction fondée sur la politique de neutralité n’est considérée comme appropriée qu’à la « condition que cette politique soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique » (249), eu égard notamment à son existence préalable au litige en question. Sur le plan de la nécessité, il s’agira de s’assurer que la restriction « se limite au strict nécessaire », en particulier le fait qu’elle « vise uniquement les travailleurs […] en relation avec les clients » (250). À cet égard, il convient d’envisager la possibilité d’un reclassement interne de l’employé, « n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients », sans que cela implique une « charge supplémentaire » pour l’employeur, et tenant compte « des intérêts en présence » (251)
Dans l’arrêt WABE-Müller, la C.J.U.E. ajoute à ces exigences la nécessité, pour l’employeur, de démontrer l’existence d’un « besoin véritable » (252) quant à la mise en œuvre de cette neutralité restrictive, tenant compte, d’une part, « des droits et des attentes légitimes des clients ou des usagers » (253) et, d’autre part, de la preuve d’une « atteinte à sa liberté d’entreprise » (254) en l’absence d’une telle politique.
(244) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 76.
(245) C.J.U.E., LF c. SCRL, par. 41 (voy., supra, nos 51 et 57).
(246) C. Wolmark, « La neutralité du salarié », op. cit., p. 732.
(247) Voy. Trib. trav. Bruxelles, 28 mai 2018, n° 16/7231/A, disponible sur www.unia.be ; Trib. trav. Liège (div. Verviers), 20 février 2019, n° 15/678/A, disponible sur www.unia.be ; C. trav. Liège, 30 avril 2021, J.T.T., 2021, n° 18, pp. 310-318.
(248) Voy. les arrêts de la Cour de cassation (ch. soc., 22 novembre 2017, req. n° 13-19.855) et de la cour d’appel de Versailles (29 novembre 2018, 21e ch., n° 17/012498) dans l’affaire Bougnaoui
(249) C.J.U.E., Achbita¸ par. 40.
(250) C.J.U.E., Achbita, par. 42.
(251) C.J.U.E., Achbita, par. 43. D’aucuns ont été tentés de voir, dans ce critère inédit, une forme de reconnaissance ou d’élargissement de l’obligation d’aménagement raisonnable au cas de la religion sur le lieu de travail : voy. ainsi l’arrêt rendu par la cour du travail de Gand en tant que cour de renvoi dans l’affaire Achbita (12 octobre 2020, J.T.T., 2021, p. 166) : celle-ci considère « quelque peu surprenante » la formulation d’une obligation de reclassement par la C.J.U.E., dans la mesure où l’obligation d’aménagement raisonnable est prévue par la directive 2000/78 sur la base du seul critère lié au handicap. Précisons toutefois que, dans le cas du handicap, le critère retenu est celui de la « charge disproportionnée » (directive 2000/78/CE, art. 5), et non de l’absence complète de charge. Par ailleurs, sur l’influence de la taille de l’entreprise sur cette obligation de reclassement interne, voy., supra, n° 40.
(252) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 64.
(253) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 65.
(254) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 67.
101. La mention de ces diverses exigences jurisprudentielles n’épuise pas la réflexion sur le plan de la légitimité et, a fortiori, de la proportionnalité. Nonobstant les attendus formels de la Cour eur. D.H. et de la C.J.U.E., de multiples interrogations subsistent en effet sur ces deux plans, y compris du point de vue de l’interprétation des exigences formulées par les cours européennes. En filigrane de ces interrogations, apparaît premièrement la question de la place accordée à la liberté d’entreprise en tant que justification des restrictions à la liberté et à la non-discrimination religieuses des travailleurs. Cette question transversale se concrétise ensuite à travers deux questions spécifiques, relatives à l’interdiction de l’intégration des desiderata discriminatoires de la clientèle et à la légitimité de l’argument d’ordre économique.
– Liberté d’entreprise
102. Si la Cour eur. D.H. et la C.J.U.E. partagent le fait d’octroyer une présomption de légitimité à l’objectif de neutralité externe et instrumentale, le fondement juridique dans lequel cette légitimité vient s’ancrer n’est pas explicité de la même manière à Luxembourg et Strasbourg.
Dans l’arrêt Eweida e.a., la Cour eur. D.H. reste précautionneuse et relativement évasive quant au fondement dans lequel un tel objectif de neutralité puise sa légitimité (255). Dans les arrêts Achbita, WABE-Müller et LF c. SCRL, la C.J.U.E. n’hésite pas, quant à elle, à faire de la liberté d’entreprise, telle qu’elle est reconnue à l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’U.E., le socle de la volonté de l’employeur d’afficher une image neutre (256)
103. L’horizontalisation de l’article 16 de la Charte se comprend ici comme la validation quasiment inédite, par la C.J.U.E., du recours à la liberté d’entreprise non plus à l’encontre d’un acte unilatéral de l’État mais bien vis-à-vis des libertés individuelles des travailleurs (257). La légitimation de l’image de marque neutre peut ainsi apparaître comme renforcée dès lorsque la C.J.U.E. l’associe à la liberté d’entreprise : l’enjeu juridique correspond en ce sens à la résolution d’un conflit entre deux droits fondamentaux, et non plus à la seule justification d’une discrimination (258) .
104. Il convient pourtant de préciser que la portée de la liberté d’entreprise semble difficilement équivalente à la portée des libertés fondamentales reconnues par cette même Charte de l’U.E. (259). L’article 16 de la Charte se rapporte en effet davantage à la troisième
(255) F. kéFer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., pp. 570-571.
(256) Voy. aussi les conclusions concordantes de l’avocat général kokott sur ce point, rendues dans la perspective de l’arrêt Achbita (par. 135-139).
(257) F. dorssemont, « Vrijheid van religie op de werkplaats en het Hof van Justitie: Terug naar cuius regio, illius religio? », op. cit., p. 90. L’auteur cite les arrêts Parkwood (18 juillet 2013, C-426/11) et Aget Iraklis (21 décembre 2016, C-201/15) comme seuls précédents d’une invocation de la liberté d’entreprise dans une perspective d’opposition aux droits des travailleurs (voy. aussi F. kéFer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., pp. 579-580). L’arrêt Achbita constitue néanmoins le premier arrêt mettant aux prises liberté d’entreprise et droit de la non-discrimination des travailleurs (Z. adams et J.O. adenitire, « Ideological Neutrality in the Workplace », The Modern Law Review, mars 2018, vol. 81, n° 2, p. 349).
(258) F. kéFer voit d’ailleurs dans le recours à cet article le signe d’une réduction notable de la marge d’appréciation des États membres dans la manière dont ceux-ci entendent protéger la non-discrimination fondée sur les convictions : serait rendu impossible le fait, pour un État, de proscrire de manière générale « les règlements d’entreprise bannissant tout port de signes convictionnels » (« L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., p. 579).
(259) T. léonard et J. salteur, « Liberté d’entreprise », in S. Van droogHenbroeCk et F. piCod (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : commentaire article par article, Bruxelles, Bruylant, 2018, pp. 349-368 ; L. Clément-Wilz et E. dubout (dir.), « Le libéralisme politique de la Cour de justice. Le cas de la liberté d’entreprise », in L. Clément-Wilz et E. dubout (dir.), Le rôle politique de la Cour de justice
partie du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (T.F.U.E.), relative aux politiques et actions internes de l’Union. Les dispositions de la directive 2000/78/CE sont quant à elles prioritairement en lien avec les valeurs mentionnées à l’article 2 du T.F.U.E., en particulier l’égalité, et avec la deuxième partie du T.F.U.E. relative à la non-discrimination et à la citoyenneté de l’Union (260)
Dès l’arrêt Achbita, la C.J.U.E. précise d’ailleurs que la légitimité de l’image neutre fondée sur l’article 16 n’est reconnue qu’« en principe » (261) .
105. Si l’on revient à la comparaison entre les fondements de légitimation de la neutralité respectivement mobilisés par la C.J.U.E. et la Cour eur. D.H., l’absence de mention explicite de la liberté d’entreprise par la Cour eur. D.H. s’explique sans doute avant tout par le fait que la liberté d’entreprise n’est pas consacrée expressément par la Cour eur. D.H. Est-ce à dire que les juges de Strasbourg ne reconnaissent aucune pertinence à cette liberté en la matière ? Les considérants de l’arrêt Eweida e.a. semblent contredire cette affirmation, la Cour eur. D.H. y reconnaissant le caractère « assurément légitime » de la volonté de l’employeur « de projeter une certaine image commerciale » (262). Formellement, la Cour eur. D.H. se place donc moins sur le plan de la liberté de l’employeur que sur celui de son intérêt. En pratique, toutefois, l’importance conférée par la Cour eur. D.H. à l’intérêt de l’entreprise dans l’arrêt Eweida e.a. ne semble pas plus réduite que celle qu’accorde la C.J.U.E. à la liberté d’entreprise par la C.J.U.E. (263) .
– Neutralité anticipative et injonction de discriminer
106. Si la prise en compte de l’image commerciale, en tant qu’élément se rapportant à la liberté d’entreprise, n’est pas remise en cause par les juridictions européennes dans leur appréciation de la neutralité restrictive, celles-ci n’en restent pas moins intransigeantes quant à la perspective d’une intégration des souhaits discriminatoires des clients.
Dans l’arrêt Bougnaoui, la C.J.U.E. rappelle ainsi que la volonté légitime d’un employeur d’afficher une image neutre et dépourvue de connotation religieuse n’équivaut pas à prendre en compte les préférences directes d’une clientèle à l’égard ou au détriment de travailleurs exprimant certaines convictions religieuses spécifiques (264) En ce sens, la liberté d’entreprise ne comprend pas le droit de l’employeur d’intégrer une injonction faite par la clientèle de discriminer certains travailleurs en raison de leurs convictions (265) .
de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2019, p. 173. Cette position est du reste confirmée par la C.J.U.E. elle-même : C.J.U.E., 22 janvier 2013 (Sky Österreich GmbH c. Österreichischer Rundfunk), C-283/11, par. 45-46 ; 14 octobre 2014 (Giordano c. Commission), C-611/12, par. 49 (cité par C.J.U.E., Bougnaoui, concl. Av. gén. sHarpston, par. 100).
(260) F. dorssemont, « Vrijheid van religie op de werkplaats en het Hof van Justitie: Terug naar cuius regio, illius religio? », op. cit., pp. 102-103.
(261) C.J.U.E., Achbita, par. 38.
(262) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 94.
(263) M. HasHemi s’étonne ainsi des critiques formulées à l’encontre de la C.J.U.E. quant à la place dévolue à la liberté d’entreprise ; au contraire, l’auteur considère la Cour eur. D.H. plus critiquable à cet égard, dans la mesure où « the ECtHR fails to explain in the Eweida case why the aim of the employer at hand was undoubtedly legitimate ». À l’inverse, « [the] CJEU at least substantiates its position that the interest of the employer to maintain a policy of neutrality is legitimate with a reference to a binding fundamental right ».
Par ailleurs, « the CJEU is more cautious in its wording. Whilst the ECtHR speaks of an “undoubtedly legitimate” aim, the CJEU mentions that the wish to maintain a policy of neutrality is “in principle” a legitimate aim » (« 2019/29 Eweida versus Achbita », op. cit., p. 178).
(264) Cette position rejoint celle exprimée par l’avocat général Maduro en 2008 dans l’arrêt Feryn : voy., infra, n° 113.
(265) C. bayart, Discriminatie tegenover differentiatie: arbeidsverhoudingen na de discriminatiewet ; arbeidsrecht na Europese ras- en kaderrichtlijn, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2004, p. 286, n° 800.
107. Si la frontière entre ces deux objectifs, l’un légitime et l’autre non, peut sembler claire à première vue (266), son application concrète soulève en réalité plusieurs difficultés. Les faits en cause dans les affaires Achbita et Bougnaoui se distinguent certes assez nettement : Mme Bougnaoui se voit interdire le port du foulard par son employeur à la suite de la remarque faite par l’entreprise cliente, où celle-ci était détachée, au sujet du foulard qu’elle porte – « pas de voile la prochaine fois » –, tandis que dans l’affaire belge, Mme Achbita fait face à l’application d’un principe de neutralité prévalant dans l’entreprise qui l’emploie, indépendamment de toute considération exprimée par la société cliente qui l’accueille. La possibilité existe néanmoins que l’adoption d’un principe de neutralité restrictive survienne en réalité à la suite de l’expression, publique ou non, de souhaits discriminatoires par une certaine clientèle (267). Cette anticipation correspondrait alors plutôt à une « hypocrisie » (268) consistant à masquer, derrière le cache-sexe de la neutralité, une intolérance claire à l’encontre des expressions religieuses ou, du moins, de certaines d’entre elles (269) .
108. Dans les arrêts WABE-Müller et LF c. SCRL, la C.J.U.E. confirme la nécessité d’une telle distinction, en précisant qu’une intégration illégitime des desiderata discriminatoires des clients ne peut être confondue avec la prise en compte des « droits et attentes légitimes des clients ou des usagers » (270), et que la neutralité ne peut être « détournée » au détriment de travailleurs portant « une certaine tenue vestimentaire » (271) .
Parmi ces « droits et attentes légitimes des clients ou des usagers », la Cour mentionne :
« [le] droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques reconnu à l’article 14 de la Charte et […] leur souhait de voir leurs enfants encadrés par des personnes ne manifestant pas leur religion ou leurs convictions lorsqu’elles sont en contact avec les enfants dans le but, notamment, de “garantir le développement libre et personnel des enfants en ce qui concerne la religion, la croyance et la politique” » (272)
Outre le fait que l’exemple sur lequel s’appuie la C.J.U.E. dans l’arrêt WABE-Müller a trait au contexte spécifique d’une crèche scolaire, et non à une clientèle commerciale – comme dans l’arrêt Achbita –, cette précision, loin de clarifier la distinction entre souhaits légitimes et discriminatoires, semble plutôt l’obscurcir.
En fin de compte, de même qu’il convient d’évaluer la sincérité de la conviction invoquée par le travailleur pour s’opposer à la restriction de son expression religieuse, il convient tout autant d’apprécier la sincérité de l’employeur dans son invocation de la neutralité. Cette sincérité se vérifiera principalement au stade de la proportionnalité, par examen de la bonne foi et de la cohérence de l’employeur dans sa mise en œuvre de la neutralité, eu égard à l’objectif sous-jacent qu’il poursuit.
(266) M. uyttendaele, « La neutralité d’apparence n’est pas discriminatoire, la Cour du Luxembourg l’affirme sans ambage », J.L.M.B., 2021, n° 28, p. 1259.
(267) E. brems et J. Vrielink, « Floors or Ceilings: European Supranational Courts and Their Authority in Human Rights Matters », op. cit., p. 296.
(268) F. kéFer, « L’expression des convictions religieuses dans les relations de travail », op. cit., p. 566 ; J. saVatier, « Conditions de licéité d’un licenciement pour port du voile islamique », Droit social, 2004, n° 4, p. 357.
(269) K. alidadi, « Geloof en levensbeschouwing op de Europese en Belgische arbeidsmarkt: juridisch kader en recente ontwikkelingen », op. cit., p. 10.
(270) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 65.
(271) C.J.U.E., LF c. SCRL, par. 41.
(272) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 65.
– Argument d’ordre économique
109. Sur le plan de la liberté d’entreprise, une autre question importante concerne la prise en compte de l’argument d’ordre économique comme moyen, pour l’employeur, de prouver in concreto l’adéquation – voire la nécessité – de la restriction de l’expression des convictions des travailleurs avec l’objectif d’image neutre de l’entreprise.
L’arrêt WABE-Müller a d’ailleurs implicitement mis en lumière l’importance des enjeux relatifs à l’argument d’ordre économique comme justification de la neutralité : interrogée sur la nécessité, pour l’employeur, d’établir l’existence d’un préjudice économique aux fins de justifier une politique de neutralité restrictive, la C.J.U.E., sans mentionner précisément le critère de rentabilité, précise qu’il convient, aux fins de démontrer l’existence d’un « besoin véritable », de prendre en compte le risque que l’entreprise subisse des « conséquences défavorables » (273) en l’absence d’une telle politique de neutralité (274) .
110. En premier lieu, la prise en compte de l’argument d’ordre économique peut être questionnée du point de vue de sa recevabilité. Faut-il accepter – voire exiger – de l’employeur qu’il étaye l’efficacité économique d’une politique de neutralité restrictive par le biais de preuves concrètes relatives aux opinions de la clientèle au sujet de la présence d’expressions religieuses au sein de l’entreprise en question (275) ? L’admissibilité d’un tel type de preuve ferait précisément basculer l’employeur dans l’intégration illégitime d’injonctions discriminatoires de sa clientèle (276). Dans ses conclusions relatives à l’affaire Bougnaoui, l’avocat général Sharpston décrit le danger d’un tel scénario en ces termes :
« J’attire ici l’attention sur le caractère insidieux de l’argument selon lequel «mais nous devons faire ainsi car, autrement, cela ne plaira pas à nos clients». Lorsque l’attitude des clients peut en soi indiquer un préjugé fondé sur l’un des «critères interdits», comme la religion, il me paraît particulièrement dangereux de dispenser l’employeur de l’obligation d’égalité de traitement afin de complaire à ce préjugé. La directive 2000/78 est destinée à assurer une protection dans le cadre de l’emploi contre un traitement défavorable (à savoir la discrimination) fondé sur l’un des critères prohibés. Elle ne prévoit pas que le travailleur puisse perdre son emploi pour améliorer les profits de l’employeur » (277) .
Cette affirmation de l’avocat général entre en résonance avec l’arrêt rendu en 2008 par la même C.J.U.E., dans l’affaire Feryn (278), où les déclarations d’un entrepreneur indiquant qu’il ne recrutait « pas de Marocains » sont considérées comme une discrimination. M. Feryn, à la tête d’une entreprise d’installation de portes de garages, justifiait cette discrimination systématique à l’embauche des personnes d’origine marocaine en expliquant que « nos clients n’en veulent pas », mais que, même s’il « trouve personnellement cela très grave », « il ne peut rien y faire » (279). La C.J.U.E. considère ces déclarations publiques comme suffisantes pour « présumer […] l’existence d’une politique d’embauche directement discri-
(273) C.J.U.E., WABE-Müller, par. 67.
(274) M. uyttendaele, « La neutralité d’apparence n’est pas discriminatoire, la Cour du Luxembourg l’affirme sans ambage », op. cit., p. 1259.
(275) L. ViCkers, Religion and belief discrimination in employment, op. cit., p. 13 ; F. lambinet et S. gilson, « Le point sur le port de signes convictionnels au travail à la lumière de deux arrêts récents de la Cour de justice de l’Union européenne », Bulletin juridique & social, 2017, n° 2, p. 10. Sur l’enjeu plus large de la justification économique d’une discrimination indirecte, voy. O. de sCHutter, Discriminations et marché du travail. Liberté et égalité dans les rapports d’emploi, op. cit., pp. 137-144.
(276) A. dJelassi, R. mertens et S. Wattier, « Principe de neutralité dans les entreprises privées », op. cit., p. 386.
(277) C.J.U.E., Bougnaoui, concl. Av. gén. sHarpston, par. 133.
(278) C.J.U.E., 10 juillet 2008 (Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme c. Feryn), C-54/07.
(279) G. Fransen, « Klanten hoeven geen Marokkanen. Firma Feryn vindt geen valabele werknemers », De Standaard, 28 avril 2005.
minatoire » (280), même « en l’absence de plaignant identifiable soutenant qu’il aurait été victime de cette discrimination » (281). Dans cette même affaire Feryn, l’avocat général Maduro avait dénoncé l’absence de pertinence de l’argument lié à la clientèle, indiquant que « les marchés ne remédieront pas à la discrimination » (282) .
Si la C.J.U.E. ne se prononce pas explicitement en faveur de la recevabilité d’un tel argument, l’on sait toutefois l’ambivalence avec laquelle elle envisage l’intérêt économique de l’entreprise en tant que justification de la discrimination. Dans l’arrêt Bougnaoui, cet intérêt est délégitimé dès lors qu’il correspondrait à une intégration des souhaits discriminatoires de la clientèle. Dans les arrêts Achbita et WABE-Müller, l’argument économique semble à l’inverse recevoir une recevabilité implicite, par le biais de la liberté d’entreprise.
Le contraste entre l’ambivalence de ces arrêts et la clarté de l’arrêt Feryn peut-il trouver une explication dans la différence entre les critères de non-discrimination respectivement concernés – en l’occurrence la religion et l’origine ethnique ? Bien que la C.J.U.E. ne s’empare pas expressément de cette problématique, sa jurisprudence pourrait conduire d’aucuns, à l’instar de Denis Martin, à considérer que là où l’employeur ne pourra pas répondre à la demande d’un client de ne pas être servi par une « Marocaine », celui-ci pourra, sous certaines conditions, légitimement anticiper une demande visant à ne pas être servi par une « musulmane voilée » (283) .
111. En second lieu, au-delà de sa pertinence, le motif lié aux souhaits de la clientèle –ou, formulé plus subtilement, lié à l’image de marque de l’entreprise – doit encore faire la preuve de son effectivité. Dans l’affaire Eweida e.a., comme mentionné ci-avant, la Cour eur. D.H. insiste en effet sur la nécessité pour l’employeur de fournir la preuve concrète de l’impact que possède l’expression religieuse en question sur l’image de marque de l’entreprise qui souhaite restreindre cette même expression (284). Même si la Cour eur. D.H. ne se prononce pas sur l’admissibilité d’une justification découlant directement des souhaits –éventuellement discriminatoires – de la clientèle, elle requiert en tout cas une justification au cas par cas de l’impact des expressions religieuses ciblées par la mesure d’interdiction sur l’image de marque de l’entreprise (285) .
L’exercice consiste donc à examiner l’effectivité de l’argument économique mobilisé par l’employeur, sans pour autant que cet examen revienne à légitimer une éventuelle injonction de discriminer. L’on retombe ici sur la nécessité, aux termes de la Directive, que soit « objectivement justifiée » (286) la restriction liée à l’image de marque neutre. Une telle objectivité est-elle atteignable lorsque la restriction trouve son origine – même implicite –dans la volonté de répondre aux « considérations subjectives » (287) de la clientèle ? Cette question renvoie à l’idée d’une objectivation par l’entreprise – par le biais d’une démon-
(280) C.J.U.E., Feryn, par. 34. Dans le même sens, voy. aussi C.J.U.E., 23 avril 2020 (NH c. Associazone Avvocatura per i diritti LGBTI – Rete Lenford), C-507/18.
(281) Ibid., par. 21.
(282) C.J.U.E., Feryn, concl. Av. gén. maduro, par. 18. L’avocat général prend lui-même appui sur C.R. sunstein, « Why Markets Don’t Stop Discrimination », in Free markets and social justice, New York - Oxford, Oxford University Press, 2010, pp. 151-166.
(283) D. martin, « Cachez ce voile que je ne saurais voir ! L’interdiction de discrimination fondée sur la religion vue par la C.J.U.E. », op. cit., p. 321.
(284) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 94 : « Rien ne prouvait que le port par les employés d’autres vêtements religieux autorisés d’emblée, par exemple le turban ou le hijab, eût nui à la marque ou l’image de British Airways ». Voy. aussi Z. adams et J.O. adenitire, « Ideological Neutrality in the Workplace », op. cit., pp. 359-360.
(285) M. HasHemi, « 2019/29 Eweida versus Achbita », op. cit., p. 178.
(286) Directive, art. 2.2.b.i.
(287) C.J.U.E., Bougnaoui, par. 40.
stration économique – des desiderata subjectifs de ses clients (288). En filigrane apparaît alors la dimension proprement « libre et arbitraire » (289) – et donc subjective – du marché.
En réalité, la dimension subjective des desiderata de la clientèle ne suffit pas à elle seule à délégitimer une prise en compte de ces desiderata par l’entreprise : preuve en est que nombreuses sont les enseignes qui tiennent compte des préférences « multiculturelles » de leurs clients dans leur politique de recrutement (290). C’est donc la dimension subjective associée au caractère restrictif de la politique d’image de marque qui rend celle-ci problématique.
De même, le seul caractère restrictif de la politique d’image de marque ne suffit pas non plus à désavouer cette politique. Comme l’indiquent Véronique van der Plancke et Nathalie Van Leuven,
« Il importe en réalité de toujours appliquer le test de proportionnalité car, en toute vraisemblance, on ne peut, par exemple, attendre d’un employeur qu’il ne restreigne jamais l’exercice de certains droits et libertés fondamentales des employés pour la recherche du profit immédiat dès lors que ce dernier serait nécessaire pour la viabilité de l’entreprise (la réponse à cette question est donc à décliner en fonction de la taille des entreprises, de leur capacité financière, de la nature des droits et libertés en cause…) » (291) .
Mais une telle restriction est-elle justifiable lorsqu’elle implique une discrimination ? Les mêmes auteurs considèrent en effet que « la discrimination (raciale, sexuelle…) sur la base d’un motif économique n’est […] en aucun cas acceptable » (292). Face à cette affirmation, la C.J.U.E. semble en tout cas considérer que le caractère indirect d’une discrimination pour motif économique, de même que le fait qu’elle porte sur la religion, rendent cette discrimination potentiellement justifiable.
(288) F. dorssemont voit d’ailleurs dans cette neutralité objectivée de l’employeur une « sublimation freudienne » des préjugés subjectifs de la clientèle (« La liberté de religion sur le lieu de travail et la Cour de Justice de l’Union Européenne : retour au principe Cuius Regio, Illius Religio ? », Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2017, n° 2, p. 109). Dans le même sens, E. brems considère que « [when] neutrality coincides with corporate image, an oxymoronic subjective neutrality is legitimized » (« Analysis: European Court of Justice Allows Bans on Religious Dress in the Workplace », op. cit.). Contra, voy. S. robin-oliVier, selon laquelle, dans les affaires Achbita et Bougnaoui, la C.J.U.E. « ne rejette pas toute justification tirée des “souhaits subjectifs du client” : elle exclut seulement […] que les exigences de la clientèle soient qualifiées d’exigences professionnelles essentielles et déterminantes » (« Neutraliser la religion dans l’entreprise ? », Revue trimestrielle de droit européen, 2017, p. 237).
(289) V. Valentin, « Freedom of conscience in private company. An economic or a political problem? », op. cit., pp. 5-6.
(290) Voy. C.J.U.E., Achbita, concl. Av. gén. kokott, par. 76 : « Une entreprise peut se fixer délibérément pour objectif de recruter un personnel bigarré et diversifié et précisément faire de cette diversité affichée son image de marque. De manière tout aussi légitime, une entreprise, comme en l’espèce G4S, peut cependant opter pour une politique de stricte neutralité en matière de religion et de convictions et, pour réaliser cette image de marque, imposer à son personnel, dans le cadre des exigences professionnelles, d’afficher une apparence neutre au travail ». Dans le même sens, voy. Y. pagnerre, « [Liberté de] Religion vs [Liberté d’] Entreprise », op. cit., p. 459.
(291) V. Van der planCke et N. Van leuVen, « La privatisation du respect de la Convention européenne des droits de l’homme : faut-il reconnaître un effet horizontal généralisé ? », op. cit., p. 266.
(292) Ibid., note 272. En ce sens, voy. aussi J. raynaud, Les atteintes aux droits fondamentaux dans les actes juridiques privés, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2003, p. 228.
C. La neutralité religieuse comme finalité idéologique de l’entreprise
112. Le second modèle déployé dans notre catégorisation de la neutralité d’entreprise a trait à la mobilisation de la neutralité dans une perspective idéologique. Par idéologique, nous visons une neutralité invoquée en tant que finalité par l’entreprise. La référence à la neutralité opère donc en tant que positionnement convictionnel de l’entreprise.
La neutralité idéologique se distingue donc de la neutralité instrumentale envisagée précédemment, en ce qu’aucun objectif extérieur ne vient ici fonder le recours à la neutralité. Rappelons toutefois qu’une superposition partielle de ces deux modèles est envisageable en pratique.
113. Deux types de neutralité idéologique sont ici distingués. Dans une première perspective, la neutralité correspond à la tendance convictionnelle de l’entreprise – en référence à la catégorie juridique de l’entreprise de tendance : cette tendance neutre est mobilisée par et pour l’entreprise elle-même, dans une dimension prioritairement interne (1). Dans la seconde perspective, la neutralité de l’entreprise s’inscrit dans le prolongement – idéologique – de la neutralité de l’État : du fait du lien que l’entreprise entretient avec les pouvoirs publics, l’intégration de l’exigence externe de neutralité de l’État à la sphère de l’entreprise est considérée comme nécessaire (2).
Comme nous le verrons au fil des pages qui suivent, la distinction entre ces deux neutralités idéologiques selon la perspective alternativement interne ou externe s’avère moins déterminante que dans le cas des deux modèles de neutralité instrumentale. Ainsi, la neutralité idéologique de l’entreprise de tendance peut revêtir une dimension externe dès lors que l’entreprise l’envisage non comme une simple idéologie interne, mais comme une « mission » (293) ayant vocation à être valorisée vis-à-vis de l’environnement sociétal de l’entreprise. De même, l’intégration de la neutralité de l’État par l’entreprise peut revêtir une dimension interne et entrer en lien avec la notion d’entreprise de tendance lorsque cette intégration est envisagée comme le reflet d’une tendance propre à l’entreprise.
Ajoutons enfin que, en comparaison des deux modèles liés à la neutralité instrumentale, les deux modèles de neutralité idéologique examinés ici ont jusqu’à présent reçu un écho jurisprudentiel plus limité, en particulier s’agissant de l’entreprise de tendance neutre.
1. La neutralité religieuse comme tendance convictionnelle de l’entreprise
114. La première figure d’entreprise neutre envisagée dans la perspective de la neutralité idéologique est l’entreprise de tendance neutre. Cette entreprise fait sienne la neutralité en tant que tendance convictionnelle propre, sur le modèle des entreprises de tendance – ou entreprises de conviction. Ces organisations – commerciales ou non – bénéficient, en vertu du droit européen, de certaines dérogations en matière de traitement différencié de leurs employés sur la base de la religion, dès lors qu’elles fondent leur éthique sur une conviction religieuse ou philosophique particulière (294) .
(293) Sur la notion d’« entreprise à mission », voy. en particulier B. segrestin, « La mission, un nouveau contrat social pour l’entreprise », Esprit, 2018, n° 3, pp. 90-101.
(294) L’entreprise de tendance trouve une double consécration en droit européen : d’une part, tel qu’il est interprété par la Cour eur. D.H., l’article 9 de la C.E.D.H. protège la liberté de religion dans sa dimension collective et institutionnelle ; en outre, la directive 2000/78/CE de l’U.E. prévoit, à l’article 4.2, une exception au principe de non-discrimination sur la base de la religion, dans le cas des « églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions » lorsque, « par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation ».
La neutralité invoquée ici est idéologique, dans la mesure où elle constitue le socle convictionnel sur lequel repose l’éthique de l’entreprise. Cette entreprise de tendance neutre s’inscrit par ailleurs dans une perspective essentiellement interne : la neutralité y est avant tout invoquée par et pour l’entreprise, en tant qu’éthique interne à la communauté de travail.
Cette invocation idéologique de la neutralité se rattache à l’idée d’horizontalisationprivatisation de la neutralité telle qu’évoquée en première partie, dans la mesure où le processus d’horizontalisation de la neutralité de l’État vers l’entreprise s’accompagne ici d’un mouvement d’autonomisation du sens donné à cette même neutralité : celle-ci perd son statut de principe juridique de « non-confessionnalité » et d’impartialité de l’État pour devenir une conviction sur laquelle se fonde l’éthique de l’entreprise, et impliquant un devoir renforcé de loyauté des travailleurs.
115. Cette « convictionnalisation » de la neutralité place ainsi l’entreprise dans la position d’un sujet titulaire de convictions propres, indépendamment des convictions portées par ses travailleurs. En cela, l’irruption de la neutralité idéologique opère une « nouvelle configuration » (295) de la conflictualité du religieux en entreprise : contrairement aux deux modèles précédents, il n’est plus question d’un arbitrage entre la liberté économique de l’entreprise et les droits fondamentaux à la religion de l’employé, mais bien d’un arbitrage entre deux libertés religieuses. La convictionnalisation de l’entreprise – ou, à tout le moins, de l’employeur – constituerait en ce sens l’une des illustrations d’une « guerre des consciences » (« conscience wars » (296)) opposant plus largement les individus autour des questions convictionnelles dans la société contemporaine.
116. Si la notion d’entreprise de tendance fait l’objet d’une reconnaissance certaine dans le droit européen de l’U.E. et de la C.E.D.H., l’hypothèse d’une entreprise de tendance neutre est bien plus sujette à débat. Après avoir apprécié la légitimité de la neutralité religieuse comme tendance d’entreprise (a), nous évoquerons l’affaire Baby Loup, en tant qu’hypothèse concrète d’entreprise de tendance neutre (b).
a. Légitimité de la neutralité comme tendance d’entreprise
117. Des quatre hypothèses d’entreprise neutre envisagées, l’entreprise de tendance neutre constitue sans conteste l’hypothèse la plus discutée – ou, en d’autres termes, la moins évidente. D’un point de vue conceptuel, une telle reconnaissance implique en effet que soit préalablement admise l’existence d’une tendance convictionnelle se rapportant à la neutralité religieuse ou convictionnelle. L’idée d’une tendance neutre soulève en cela la question de son articulation avec les divers modèles de neutralité de l’État. Par ailleurs, outre cet enjeu conceptuel, la forme concrète que pourrait revêtir l’entreprise de tendance neutre n’a rien de plus évident.
Nonobstant ces difficultés liminaires, l’entreprise de tendance neutre a pu recevoir un écho de moins en moins négligeable au sein de la doctrine juridique (297) ces dernières années,
(295) V. Valentin, « Freedom of conscience in private company. An economic or a political problem? », op. cit.
(296) S. manCini et M. rosenFeld (eds.), The conscience wars: rethinking the balance between religion, identity, and equality, Cambridge - New York, Cambridge University Press, 2018.
(297) Voy. en particulier V. Valentin, « La notion d’entreprise de conviction “laïque” », op. cit. ; F. gaudu, « L’entreprise de tendance laïque », Droit social, 2011, n° 12, pp. 1186-1189. Voy. aussi R. debray et D. lesCHi, La laïcité au quotidien, op. cit., pp. 68-70 ; S. Hennette-VauCHez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, op. cit., p. 49 ; M. morand, « Entreprises identitaires et religions », Semaine sociale Lamy, 2013, n° 1611.
de même que, dans une moindre mesure, dans certaines décisions de juridictions belges (298) et françaises (299) .
Pour apprécier la légitimité de l’entreprise de tendance neutre, nous examinerons deux objections formulées à son propos de façon récurrente : d’une part, la neutralité ne pourrait être considérée comme une tendance dès lors qu’elle signifie précisément l’absence de conviction ; en outre, la neutralité serait un principe juridique qui échoit à l’État et non à l’entreprise. Enfin, nous envisagerons plus concrètement le type d’entreprise pouvant revendiquer une tendance neutre.
– L’absence de conviction peut-elle devenir une tendance ?
118. La première des deux objections conceptuelles à la reconnaissance de l’entreprise de tendance neutre revient à insister sur le fait que la neutralité – pas même la laïcité – ne peut être invoquée comme tendance ou conviction, dès lors que celle-ci consiste précisément en l’absence de convictions.
Ainsi, dans son avis rendu – dans le contexte de l’affaire Baby Loup – au sujet de « l’encadrement du fait religieux dans les structures privées qui assurent une mission d’accueil des enfants », l’ancien Observatoire de la laïcité considère antinomique l’idée d’une tendance neutre ou laïque :
« […] la laïcité [de l’État] incarne la neutralité vis-à-vis du fait religieux. Or, “l’entreprise de tendance” requiert une adhésion du salarié à une idéologie, à une morale ou encore à une politique. C’est donc le contraire de la neutralité. La laïcité n’est pas une opinion ni une croyance mais une valeur commune » (300) .
En résumé, l’entreprise de tendance neutre ou laïque ne serait finalement rien de moins qu’un « oxymore » (301)
119. Ce passage d’une neutralité-instrument à une neutralité-conviction n’emporte toutefois pas la même difficulté conceptuelle, selon que l’on se situe en France ou en Belgique. Si l’on sait combien l’un et l’autre pays n’échappent pas à certaines formes de convictionnalisation de la laïcité, reste que le droit belge comprend, au contraire du droit français, la
(298) C.E. Bel. (ass. gén.), 21 décembre 2010, J.L.M.B., pp. 1039-1061, obs. G. ninane ; Administration publique, 2012, pp. 342-384, obs. J. ringelHeim
(299) C.A. Paris, 27 novembre 2013, n° S 13/02981, JurisData, n° 2013-026587.
(300) obserVatoire de la laïCité, « Avis sur la définition et l’encadrement du fait religieux dans les structures privées qui assurent une mission d’accueil des enfants », 15 octobre 2013, p. 8. Ces considérations s’appuient largement sur les propos de J.-L. Huglo, Rapporteur devant la chambre sociale de la Cour de cassation dans l’arrêt Baby Loup, selon lequel la neutralité et la laïcité sont « le contraire de la tendance » (voy. « Le juge ne tranche pas les questions de société », Semaine sociale Lamy, mars 2013, p. 1577).
(301) D. loCHak, « Entreprise et religion – Le cas de la France », Petites Affiches, juillet 2013, n° 151. Comme le note J. ringelHeim, le renversement du sens de la notion serait complet : « d’absence de parti-pris, de réserve par rapport aux différentes philosophies de la vie, la neutralité devient une doctrine philosophique, une conception engagée, une conviction comparable aux convictions religieuses » (« Le Conseil d’État et l’interdiction du port du voile par les enseignants : paradoxale neutralité. Commentaire de l’arrêt du Conseil d’État n° 210.000 du 21 décembre 2010 », Administration publique, 2012, n° 2, p. 383). En ce sens, voy. J. JaCqmain, « Les lois anti-discriminations, services publics compris », in C. bayart, S. Van droogHenbroeCk et S. sottiaux (dir.), Les nouvelles lois luttant contre la discrimination, Bruxelles, la Charte, 2008, p. 603.
reconnaissance formelle d’une laïcité dite « organisée », en tant que courant convictionnel spécifique (302) .
120. La question de la pertinence et la légitimité d’une invocation de la neutralité en tant que conviction à part entière renvoie elle-même à celle du champ matériel de la notion de religion, tel qu’entendu par l’article 9 de la C.E.D.H. L’on rappellera à cet égard que cette disposition, dans sa perspective prioritairement subjective, couvre d’autres convictions ultimes que les seules convictions religieuses stricto sensu (303) . Eu égard à la « conviction neutre », la difficulté tient toutefois au fait que, d’un point de vue terminologique, le contenu d’une telle conviction semble en effet viser… l’absence de conviction. Ne convient-il dès lors pas de dépasser cet obstacle linguistique et de prendre au sérieux, derrière ce vocable ambigu, le contenu de la conviction invoquée ? La neutralité viserait non pas l’absence de conviction, mais bien la conviction d’une personne athée, areligieuse, voire antireligieuse, impliquant la volonté d’être à l’abri de toute représentation religieuse, afin de ne pas être malmené dans sa sensibilité convictionnelle. Admettre l’hypothèse de l’entreprise de tendance neutre reviendrait dans ce cas à permettre à une entreprise non religieuse, mais non moins engagée du point de vue des convictions, de fonder son éthique sur une « philosophie du silence sur le religieux, ou de maintien du religieux hors de la sphère de la vie en commun » (304) .
121. Cependant, même à admettre la pertinence et la légitimité de principe de cette neutralité convictionnalisée, encore s’agira-t-il de démontrer la sincérité d’une telle conviction dans le chef de l’entreprise. Le risque existe en effet que cette « croyance séculière » (305) soit invoquée de manière opportuniste par l’employeur désireux de donner un fondement solide à sa volonté d’exclure certaines convictions de la sphère de travail, sans pour autant que cette volonté soit le reflet d’une véritable éthique convictionnelle sincère et profonde (306). L’on perçoit la difficulté consistant à distinguer l’idéologisation opportuniste de la neutralité de la « conviction neutre » sincèrement vécue et appliquée de manière cohérente (307) .
– La neutralité de l’État peut-elle devenir une tendance ?
122. La seconde objection de fond formulée à l’encontre de l’entreprise de tendance neutre revient à considérer que la neutralité, en tant que principe juridique, n’est applicable qu’à l’État, et ne peut donc être mobilisée par l’entreprise privée en tant que ten-
(302) En ce sens, voy. N. Cadène, « Le silence religieux dans l’entreprise. Présentation générale », La Semaine juridique – Édition sociale, septembre 2017, n° 35, p. 1260.
(303) Cour eur. D.H., Kokkinakis, par. 31 : « [telle] que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion […] est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents » ; Lautsi e.a. c. Italie, 18 mars 2011, req. n° 30814/06, par. 58 : « les partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant le “degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance” requis pour qu’il s’agisse de “convictions” ». En ce sens, voy. J. maClure et C. taylor, Laïcité et liberté de conscience, op. cit., pp. 120-123 ; R. dWorkin, Religion without God, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2013. Contra, voy. C. laborde, « Dworkin’s Freedom of Religion Without God », Boston University Law Review, 2014, vol. 94, pp. 1255-1271.
(304) G. CalVès, « La chambre sociale de la Cour de cassation face à l’affaire Baby Loup : trois leçons de droit, et un silence assourdissant », Res Publica, mars 2013. En ce sens, voy. G. gonzalez, « Liberté de religion au sein de l’entreprise », in L. milano (dir.), Convention européenne des droits de l’homme et droit de l’entreprise, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2016, p. 78.
(305) J. maClure et C. taylor, Laïcité et liberté de conscience, op. cit., p. 80.
(306) Ce risque d’instrumentalisation opportuniste peut être mis en lien avec la mention par la C.J.U.E. du risque d’un « détournement » de la neutralité (LF c. SCRL, par. 41) : voy., supra, nos 51, 57 et 99.
(307) Sur ce point, voy., supra, n° 25.
dance convictionnelle (308). L’entreprise de tendance neutre affaiblirait ainsi la neutralité de l’État en réduisant ce principe fondamental « à une simple conviction de tendance » (309) .
D’aucuns pointent en outre le risque qu’à travers un entremêlement paradoxal de la neutralité de l’État et de la neutralité convictionnelle, l’entreprise de tendance neutre apparaisse comme le « cheval de Troie » (310) d’une laïcité « de combat », sinon « discriminatoire » (311) au sein de l’entreprise privée (312). Dans cette même perspective, une convictionnalisation de la laïcité pourrait simultanément opérer des effets largement contre-productifs quant au respect de la neutralité de l’État (313)
123. Face à ces remarques critiques, la question centrale consiste à savoir dans quelle mesure il est malgré tout possible d’invoquer l’idée de neutralité de manière autonome, en tant que tendance de l’entreprise, hors de toute volonté d’extension de la neutralité de l’État.
Il s’agirait, pour ce faire, de dépasser la compréhension de la neutralité comme étant exclusivement liée au principe juridique de neutralité de l’État, et de lui donner une acception distincte, en tant que conviction à part entière. (314)
Dans cette perspective, l’entreprise de tendance neutre se fraierait un chemin entre deux conceptions erronées de la neutralité et de la laïcité : la première, consistant à considérer que la laïcité, en tant que valeur partagée par une société, a déjà vocation à s’appliquer dans la sphère de l’entreprise privée, en requérant de ses travailleurs la neutralité (315) ; la seconde, consistant à inférer du principe de neutralité de l’État l’impossibilité pour des particuliers, de se réapproprier la notion afin d’en déduire un modèle convictionnel sur lequel ceux-ci pourraient s’appuyer (316) .
(308) Selon E. bribosia et I. roriVe, une telle consécration reviendrait à « galvauder la notion de neutralité en réduisant un prescrit fondamental d’organisation d’un État de droit en conception philosophique parmi d’autres » (« Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés (obs. sous C.J.U.E., gr. ch., arrêts Achbita et Bougnaoui, 14 mars 2017) », op. cit., p. 1032).
(309) F. dieu, « La laïcité devient tendance », La Semaine juridique – Édition Administrations et Collectivités territoriales, 2013, n° 49, p. 2322.
(310) J. mouly, « L’affaire Baby-Loup devant la Cour de renvoi : la revanche de la laïcité ? », Recueil Dalloz, 2014, p. 69 ; P. adam, « Affaire Baby-Loup : vues du sommet », Revue de droit du travail, 2014, p. 609.
(311) S. Hennette-VauCHez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, op. cit., p. 51.
(312) Rappelons néanmoins que la directive 2000/78/CE prévoit que les « organisations » tant « publiques » que « privées » sont en mesure de revendiquer le bénéfice de la notion d’entreprise de tendance : une organisation publique de tendance neutre serait en ce sens théoriquement envisageable.
(313) C. eliaCHeFF note ainsi que « si cette notion était retenue, ceux qui ont une vision universaliste de la laïcité devront admettre, par pragmatisme, que la laïcité soit un choix parmi d’autres à condition qu’il soit respecté » (« Baby-Loup : une question de laïcité ? », Le cas de la crèche Baby-Loup : une question de laïcité ? Rencontre-débat organisée par l’IESR et le Groupe IRENE–EPHE, Paris, 9 avril 2014, p. 3).
(314) C. kintzler, Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2014, p. 147 : « La laïcité est certes et d’abord une obligation absolue de l’État, mais est-elle pour autant une exclusive publique telle que, si quelqu’un veut s’en inspirer dans un cercle privé clairement défini et avec des motifs pertinents qu’il appartient éventuellement à la loi de réglementer, il commet une usurpation ? »
(315) F. gaudu, « L’entreprise de tendance laïque », op. cit., p. 1188.
(316) Cette deuxième conception fait écho à la position défendue par la Cour de cassation française, dans son arrêt rendu en assemblée plénière au sujet de la crèche Baby Loup (25 juin 2014, n° 13-28.369, R.F.D.A., 2014, p. 962), selon laquelle « la neutralité n’exprime et n’impose aux salariés l’adhésion à aucun choix politique, philosophique ou idéologique seul apte à emporter la qualification d’entreprise de tendance ou de conviction ». Des considérants de l’arrêt, il est toutefois difficile de savoir dans quelle mesure la Cour de cassation invalide l’entreprise de tendance neutre de manière générale.
Au contraire de ces deux interprétations, l’entreprise de tendance neutre est précisément rendue possible du fait de l’existence du principe de neutralité de l’État (317) . A fortiori, le fait qu’un État reconnaisse les entreprises de tendance religieuse sans pour autant autoriser l’entreprise de tendance neutre ou laïque correspondrait à une atteinte à la liberté religieuse ou une discrimination vis-à-vis des personnes, athées ou non, se référant à la laïcité ou à la neutralité en tant que conviction et souhaitant ancrer leur éthique d’entreprise sur cette conviction (318)
S’il semble devoir être conclu à la légitimité de principe de l’entreprise de tendance neutre, en particulier en Belgique, reste à savoir sous quelles formes concrètes celle-ci pourrait se matérialiser.
– Quelle entreprise pour la tendance neutre ?
124. Au contraire des entreprises de tendance confessionnelle « classiques », telles que les organisations religieuses ou les établissements d’enseignement à caractère confessionnel, l’entreprise de tendance neutre requiert un effort de représentation un peu plus poussé, quant aux formes concrètes qu’elle pourrait endosser.
La faible part d’entreprises se réclamant d’une tendance neutre n’est pas sans importance, si l’on garde à l’esprit la clause de standstill prévue par la directive, selon laquelle seules les pratiques nationales « existant à la date d’adoption de la présente directive » peuvent être couvertes par la dérogation prévue à l’article 4.2 en faveur des entreprises de tendance. Il convient toutefois de prendre en compte le fait que le droit de la C.E.D.H., contrairement au droit de l’U.E., ne prévoit pas d’exigence de standstill dans sa reconnaissance de l’entreprise de tendance. Dans cette perspective, l’absence de « pratique existante » ne priverait pas une entreprise de tendance neutre constituée après 2000 de revendiquer le bénéfice de la protection de l’article 9 de la C.E.D.H., au titre de la dimension institutionnelle de la liberté de religion (319) .
125. La question du standstill résolue, il s’agit d’envisager quel type d’entreprise pourrait en pratique revendiquer une tendance neutre, tenant compte de son objet social et de ses activités.
Une première catégorie d’entreprise ne soulève pas de difficultés : celle des organisations dont l’objet et les activités portent intrinsèquement sur la défense et la promotion d’une telle tendance neutre – ou, du point de vue belge, de la laïcité organisée. En Belgique, cette hypothèse est rencontrée dans le cas du Centre d’action laïque (CAL) ou de deMens. nu (320) : en tant que fédérations d’associations, celles-ci visent directement à « défendre » et à « promouvoir la laïcité » (321) .
(317) M. morand, « Entreprises identitaires et religions », op. cit. ; M. sWeeney, « Les règles (civiles) de nondiscrimination en raison de la religion », op. cit., p. 320.
(318) S. Hennette-VauCHez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, op. cit., p. 49. En ce sens, voy. aussi V. Valentin, « La notion d’entreprise de conviction “laïque” », op. cit., pp. 277-278 ; H. pena-ruiz, Dictionnaire amoureux de la laïcité, Paris, Plon, coll. « Dictionnaire amoureux », 2014, p. 293 ; C. kintzler, Penser la laïcité, op. cit., pp. 148-150 ; G. CalVès, « La chambre sociale de la Cour de cassation face à l’affaire Baby Loup : trois leçons de droit, et un silence assourdissant », op. cit. ; F. gaudu, « L’entreprise de tendance laïque », op. cit., p. 1186.
(319) J. mouly, « L’affaire Baby-Loup devant la Cour de renvoi : la revanche de la laïcité ? », op. cit., p. 67 ; P. delVolVé, « Entreprise privée, laïcité, liberté religieuse. L’affaire Baby-Loup », op. cit., p. 957.
(320) deMens.nu est le nom usuel de l’Unie Vrijzinnige Verenigingen (UVV), Union des associations de la libre-pensée, équivalent néerlandophone du CAL sur le plan belge.
(321) Centre d’Action Laïque, Statuts, art. 4.1 ; Unie Vrijzinnige Verenigingen, statuts, art. 4.1.
La réponse semble moins évidente s’agissant des organisations membres du CAL et de deMens.nu. Une part importante d’entre elles n’oriente pas ses activités sur la promotion de la laïcité organisée, mais sur d’autres types d’activités, telles que l’action humanitaire, l’aide au logement, aux personnes défavorisées ou à la jeunesse (322). L’orientation laïque se situe dans ce cas à mi-chemin entre l’« objectif direct et essentiel » (323) de l’organisation et la « conviction » sur laquelle est fondée « l’éthique » de l’organisation, pour reprendre les termes de la Directive.
Qu’en est-il, par ailleurs, des entreprises poursuivant une activité « ordinaire » – y compris commerciale –, sans lien direct avec la défense d’une conviction neutre ou laïque ?
Du point de vue du droit de l’U.E., ces entreprises peuvent revendiquer le bénéfice de la dérogation accordée par l’article 4.2 de la directive, dès le moment où la preuve est faite de l’existence véritable d’une éthique d’entreprise fondée sur une telle conviction.
Du point de vue de la C.E.D.H., les juges de Strasbourg n’ont, à l’instar de leurs homologues de Luxembourg, pas encore eu l’occasion de se prononcer sur la possibilité, pour une entreprise commerciale, de revendiquer la qualification d’entreprise de tendance, au sens de l’article 9 de la C.E.D.H. Il s’agira donc, a fortiori dans le cas d’une entreprise commerciale invoquant la neutralité en tant que conviction, de démontrer l’intensité du lien unissant la conviction d’entreprise avec son objet social et ses activités.
Encore s’agit-il toutefois de parvenir à attester in concreto et in casu la sincérité de cette éthique neutre d’entreprise, de même que l’effectivité et la cohérence de sa mise en œuvre, afin que d’éventuelles restrictions fondées sur celle-ci soient justifiées vis-à-vis des travailleurs de l’entreprise.
b. Illustration : les affaires Baby Loup et McFarlane
126. En l’absence de consécration juridique véritable de l’entreprise de tendance neutre à ce jour, plusieurs auteurs se sont risqués à esquisser ce que revêtirait une telle entreprise. La plupart de ces définitions interviennent dans le contexte de la saga judiciaire Baby Loup, dont l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris en 2013 a – pour un temps – formalisé l’hypothèse de l’entreprise de tendance neutre – ou laïque (324)
Dès 2011, François Gaudu note, à propos du « caractère propre » de la crèche Baby Loup, que « [l]’association avait choisi une orientation – la neutralité politique et confessionnelle » ; dès lors, elle « pouvait imposer le respect de cette orientation à ses salariés », à travers
(322) Citons notamment, du côté du CAL, l’ASBL « Solidarité-Logement », le Service Laïque Jeunesse, la Fédération Laïque de l’Aide à la Jeunesse, la Fédération des Services Laïques d’Aide aux Justiciables, « Drogues Actions Wallonie » ; du côté de l’UVV, citons notamment « SOS Nuchterheid » (assuétudes) et « De Cocon » (aide aux familles et à la jeunesse).
(323) Ces termes correspondent à l’expression initialement envisagée par le projet de directive 2000/78/ CE : n’étaient alors visées que les organisations « qui ont pour objectif direct et essentiel l’orientation idéologique dans le domaine de la religion ou de la croyance en ce qui concerne l’enseignement, l’information et l’expression d’opinions » (J.O.C.E., 27 juin 2000, C 177 E, p. 42). La version finale de la disposition vise à tenir compte de la situation spécifique de certains pays – au premier chef desquels figurait l’Allemagne, dont le droit interne tient compte de la spécificité convictionnelle des Tendenzbetriebe (« entreprises de tendance »). In fine, l’activité de l’entreprise n’apparaît donc finalement plus comme un critère déterminant ; seule suffit l’existence d’une éthique convictionnelle à laquelle celleci se rattache.
(324) L’on notera en effet, dans le contexte français, la référence récurrente au vocable de laïcité pour désigner l’entreprise de tendance neutre
des restrictions allant « bien au-delà des restrictions ponctuelles (même larges) qu’une entreprise ordinaire pourrait imposer à ses salariés » (325) .
Possiblement inspirée par de telles argumentations doctrinales (326), la cour d’appel de Paris considère que « l’association Baby Loup peut être qualifiée d’entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés » – la neutralité visant en l’occurrence à « transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles [la crèche] s’adresse » (327). Les seconds juges d’appel considèrent en effet qu’une « personne morale de droit privé […] peut dans certaines circonstances constituer une entreprise de conviction […] et se doter de statuts et d’un règlement intérieur prévoyant une obligation de neutralité du personnel dans l’exercice de ses tâches » (328) .
On le voit, la neutralité est, ici encore, envisagée dans une perspective prioritairement restrictive, consistant en une neutralisation des expressions religieuses des travailleurs. À partir de ces différentes esquisses, il est donc possible d’envisager l’éthique de l’entreprise de tendance neutre comme étant fondée sur une conviction consistant à invisibiliser le religieux de la sphère sociale, et requérant dès lors de ses travailleurs une attitude de loyauté renforcée passant par l’absence d’expressions religieuses dans le cadre de leur travail. L’assemblée plénière de la Cour de cassation française viendra toutefois désavouer cette qualification pour le cas d’espèce, arguant notamment du fait que la neutralité de l’État ne peut être privatisée de la sorte ni assimilée à une simple conviction (329)
127. Une autre hypothèse – moins explicite – d’entreprise de tendance neutre peut être envisagée à travers l’arrêt Eweida e.a. c. Royaume-Uni rendu en 2013 par la Cour eur. D.H. L’une des quatre affaires examinées dans cet arrêt a trait à la situation de M. McFarlane, qui travaillait dans une entreprise de conseils conjugaux et sexuels pour couples (330) M. McFarlane est licencié au motif qu’il refuse de conseiller des couples homosexuels en matière sexuelle, considérant qu’une telle activité va à l’encontre de ses convictions religieuses. Ce licenciement, validé par la Cour eur. D.H., s’appuie essentiellement sur la politique d’égalité des chances adoptée par l’entreprise, interdisant de telles objections de conscience (331). Si, en l’espèce, l’idée d’une neutralité de tendance n’est pas explicitement revendiquée par l’entreprise, celle-ci rejoint malgré tout l’argumentation retenue, en ce
(325) F. gaudu, « L’entreprise de tendance laïque », op. cit., pp. 1187-1188. En ce sens, voy. G. CalVès, « La chambre sociale de la Cour de cassation face à l’affaire Baby Loup : trois leçons de droit, et un silence assourdissant », op. cit.
(326) Notons également les conclusions du procureur général présentées devant la cour d’appel de Paris, selon lesquelles il existe effectivement des entreprises de tendance laïque, « c’est-à-dire celles qui profèrent une distance, voire une indifférence revendiquée au fait religieux » (cité par M. morand, « Entreprises identitaires et religions », op. cit.).
(327) C.A. Paris, 27 novembre 2013, n° S 13/02981, JurisData, n° 2013-026587. Cet arrêt est généralement considéré comme un arrêt de résistance, dans la mesure où il fait suite à l’arrêt contraire de la chambre sociale de la Cour de cassation (19 mars 2013, req. n° 11-28845), par lequel il était considéré que l’invocation de la neutralité par la crèche ne pouvait valablement justifier l’interdiction des expressions religieuses des travailleurs. Notons que l’avocat général Aldigé, dans ses conclusions rendues devant la Cour de cassation, avait considéré que la qualification d’entreprise de tendance pouvait être retenue en l’espèce (F. CHampeaux, « L’affaire Baby Loup à la Cour de cassation. Impressions d’audience », Semaine sociale Lamy, 2013, n° 1572).
(328) C.A. Paris, 27 novembre 2013, n° S 13/02981, JurisData, n° 2013-026587.
(329) Cass. fr. (ass. plén.), 25 juin 2014, n° 13-28.369, RFDA., 2014, p. 962 : voy., supra, n° 316.
(330) Cour eur. D.H., Eweida et autres c. Royaume-Uni, 15 janvier 2013, req. nos 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10.
(331) M. Hunter-Henin, « Impact de l’arrêt Eweida de la Cour européenne des droits de l’homme sur le droit anglais », in B. Callebat, H. de Courrèges et V. louVel-parisot (dir.), Les religions et le droit du travail : regards croisés, d’ici et d’ailleurs [actes du colloque international, Université de Rouen, 20 et 21 octobre 2016], Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et religion », 2017, pp. 346-347.
qu’elle revient à exclure toute expression religieuse de la sphère de travail jugée contraire au positionnement idéologique adopté par l’entreprise, en l’occurrence la « politique positive » (332) d’égalité des chances que poursuit l’entreprise, au-delà de ses simples obligations légales.
Un rapprochement peut d’ailleurs être fait entre l’affaire McFarlane et l’une des autres affaires jugées dans l’arrêt Eweida e.a., concernant Mme Ladele. Était ici concernée une demande d’exemption de célébration des unions civiles de couples homosexuels, par un officier d’état civil engagé avant la légalisation de telles unions. Cette demande avait été refusée par la municipalité d’Islington sur la base de « la défense de l’égalité des chances ». Comme le notent les juges Vučinić et De Gaetano dans leur opinion partiellement dissidente, ni l’accessibilité du service public ni l’apparence de neutralité n’étaient en cause dans le cas d’espèce, dans la mesure où l’accessibilité du service public n’était pas remise en cause par l’octroi d’une telle exemption, et où Mme Ladele n’avait « pas publiquement fait part de ses croyances aux usagers » (333). Dans chaque cas, la Cour eur. D.H. considère néanmoins la restriction proportionnée, malgré l’absence de justification concrète, sur la base de l’engagement particulier des employeurs concernés en matière d’égalité des chances (334) .
128. Dans les rares affaires au sein desquelles l’entreprise de tendance neutre a pu trouver un écho, l’on remarque un entremêlement de cette neutralité de tendance avec la neutralité de l’État.
Dans son arrêt relatif à l’affaire Baby Loup, la cour d’appel de Paris insiste sur le fait que la crèche peut constituer une entreprise de conviction dans la mesure où celle-ci « assure une mission d’intérêt général » (335). Corrélée au fait que la crèche était principalement financée par des fonds publics, cette mission d’intérêt général semble paradoxalement, comme le note Jean Mouly, « conforter la qualification d’entreprise de tendance laïque » (336). Pourtant, ce faisant, « la cour affaiblit la qualification d’entreprise de conviction laïque » à travers « une confusion entre la laïcité et l’adhésion militante à une doctrine philosophique ou religieuse » (337) .
De même, dans son arrêt du 21 décembre 2010, le Conseil d’État belge qualifie une école communale, appartenant au réseau officiel subventionné, d’entreprise de tendance, justifiant ainsi l’interdiction du port de signes religieux pour ses enseignants. En effet, selon la haute juridiction administrative, « dans la mesure où la neutralité est un concept philosophique, l’article 11 du décret du 12 décembre 2008 [transposant l’article 4.2 de la Directive]
(332) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 32.
(333) Cour eur. D.H., Eweida e.a., op. diss. des juges Vučinić et de gaetano, par. 7. En ce sens, voy. M. HunterHenin, « Impact de l’arrêt Eweida de la Cour européenne des droits de l’homme sur le droit anglais », op. cit., pp. 354-357.
(334) Cour eur. D.H., Eweida e.a., par. 106.
(335) C.A. Paris, 27 novembre 2013, n° S 13/02981, JurisData, n° 2013-026587. Voy. aussi, dans le contexte autrichien, une affaire similaire relative à l’interdiction du port de signes religieux au sein d’une crèche. À l’appui de cette interdiction, la crèche revendiquait notamment sa tendance « religieusement neutre », au sens de l’article 4.2 de la Directive. L’Ombudsman autrichien pour l’égalité de traitement a néanmoins considéré que la crèche n’avait pas démontré l’effectivité de cette « tendance neutre » (GAW II/28/2010, GBK II/106/10). Sur cette affaire voy. E.R. pastor, « Towards Substantive Equality for Religious Believers in the Workplace? Two Supranational European Courts, Two Different Approaches », Oxford Journal of Law and Religion, 2016, vol. 5, n° 2, p. 274 ; equinet, Equality Law in Practice. A Question of Faith: Religion and Belief in Europe:, op. cit., p. 16.
(336) J. mouly, « L’affaire Baby-Loup devant la cour de renvoi : la revanche de la laïcité ? », op. cit., p. 68.
(337) Ibid. En ce sens, voy. aussi S. mouton et T. lamarCHe, « Affaire Baby Loup : suite et fin ? Une décision en demi-teinte qui ne protège pas la neutralité nécessaire aux missions d’intérêt général », A.J.D.A., 2014, n° 32, p. 1844.
est applicable à l’espèce puisque la requérante enseigne dans des établissements soumis au principe de neutralité » (338) .
2. La neutralité de l’État étendue à l’entreprise
129. Notre quatrième et dernière hypothèse d’entreprise neutre fait référence aux entreprises appliquant la neutralité dans une perspective externe et idéologique. L’invocation de la neutralité est ici motivée par le lien qu’entretient l’entreprise avec l’État : cette attache étatique rendrait nécessaire l’application de l’obligation de neutralité de l’État au contexte de l’entreprise privée.
Cette catégorie se distingue des trois premières, en ce que la neutralité mobilisée ici ne correspond pas à une privatisation du principe de neutralité, mais bien à une application directe de l’exigence de neutralité de l’État au sein de l’entreprise privée – que cette neutralité soit imposée par l’État ou considérée comme telle par l’entreprise.
Cette extension de la neutralité de l’État constituerait le corollaire d’une privatisation de certaines missions initialement assurées par l’État, qu’il s’agisse des entreprises exerçant une activité de service public ou d’intérêt général, voire des entreprises percevant des subsides. Dans cette logique, face à ce double mouvement d’« entreprisation » (339) et de privatisation, l’État entend répliquer par une extension de la sphère d’intervention publique (340) et, en l’occurrence, répercuter sur les entreprises l’application de la neutralité de l’État. Autrement dit, dès lors que l’entreprise prend en charge un rôle dévolu originellement à l’État, lui-même soumis à l’exigence de neutralité, il est logique que cette neutralité soit conjointement transposée de l’État à l’entreprise.
Nous entamerons ce chapitre en nous interrogeant sur les ressorts d’une telle extension idéologique de la neutralité de l’État à l’entreprise privée (a). Nous prendrons ensuite appui sur deux litiges juridictionnels, l’un français, l’autre belge, afin d’illustrer les enjeux relatifs au contrôle de légitimité et de proportionnalité de cette neutralité d’entreprise (b).
a. Neutralité externe et idéologique
130. Cette neutralité est idéologique, dans la mesure où l’extension de la neutralité de l’État à la sphère de l’entreprise procède d’une idéologisation de la notion de neutralité de l’État, censée trouver à s’appliquer au-delà de sa sphère première. La convictionnalisation de la neutralité s’opère ici par le haut, et non par le bas : à la différence de la neutralité de tendance, il n’est plus question d’une neutralité idéologique privée, permise par la neu-
(338) C.E. Bel. (ass. gén.), 21 décembre 2010, J.L.M.B., pp. 1039-1061, obs. G. ninane ; Administration publique, 2012, pp. 342-384, obs. J. ringelHeim Contra, voy. l’ordonnance du tribunal du travail de Bruxelles dans l’affaire Actiris, selon laquelle « Actiris ne peut […] être assimilé à un “organisme de tendance” […], sauf à considérer, à tort, que le principe de neutralité sur lequel il affirme s’appuyer est une conception philosophique » (16 novembre 2015, Administration publique, 2016, pp. 491-516, obs. I. roriVe).
Voy. aussi l’arrêt de la Cour constitutionnelle belge du 4 juin 2020 (R.G. n° 81/2020), à travers lequel est admise la légitimité d’une neutralité dite « totale », en tant que projet pédagogique d’un établissement d’enseignement supérieur : si la Cour ne rattache pas cette neutralité totale à une tendance convictionnelle, elle s’appuie en tout cas sur le fait qu’existent « différentes conceptions de la neutralité » et qu’« il n’appartient pas à la Cour de privilégier » l’une ou l’autre d’entre elles (par. B.24.2).
(339) A. solé, « L’entreprisation du monde », in J. CHaize et F. torres (dir.), Repenser l’entreprise : saisir ce qui commence, vingt regards sur une idée neuve, Paris, Le Cherche midi, 2008, pp. 27-54.
(340) S. Hennette-VauCHez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, op. cit., p. 59. Selon les auteurs, la neutralité transposée de l’État à l’entreprise traduit, dans un certain sens, une tendance selon laquelle « le privé se publicise » (ibid., p. 22).
tralité non idéologique de l’État, mais bien d’une idéologisation de la neutralité de l’État elle-même, en tant qu’étendue à l’entreprise.
Cette neutralité correspond par ailleurs à une perspective externe, dans la mesure où sa mise en œuvre découle de l’application, au sein de l’entreprise privée, du principe de neutralité de l’État. Par externe, l’on entend donc ici l’intégration d’un principe dont le champ d’application est originellement extérieur à l’entreprise.
Si l’on se réfère à l’horizontalisation de la neutralité développée en première partie, cette catégorie d’entreprise neutre correspond parfaitement à l’idée d’horizontalisation-transposition, dans une logique d’expansion de la neutralité de l’État, et non de privatisation
131. Plus spécifiquement, l’on a ici affaire à une horizontalisation-transposition de la neutralité de l’État envisagée en tant que neutralité narrative (341) : la neutralité est mobilisée non en tant que simple principe juridique, mais bien en tant que valeur ou récit, dans un contexte qui dépasse son champ d’application strictement juridique, et qui, néanmoins, influence le sens et la portée de la neutralité sur le plan du droit. En ce sens, comme le note Stéphanie Hennette-Vauchez, l’on passe d’une « neutralité-séparation à une neutralité-laïcisation de la société » : dans cette perspective idéologique et narrative, « la laïcité n’est plus une coquille vide permettant la coexistence de divers régimes de croyance, mais acquiert un contenu substantiel et véhicule une conception du bien » (342) .
132. À travers cet ancrage dans la neutralité narrative, l’irruption de la neutralité de l’État dans la sphère de l’entreprise se concrétise par une focalisation sur la visibilité du religieux. La restriction des expressions religieuses visibles est justifiée en l’occurrence sur la base de la neutralité des apparences. Appliquée initialement aux agents de l’État dont l’apparence religieuse pourrait faire naître un doute quant à leur impartialité vis-à-vis des usagers du service public, la neutralité des apparences est ici requise des travailleurs de l’entreprise privée, dès lors qu’ils contribuent, de près ou de loin, aux missions de l’État.
L’on sait la marge de manœuvre plus large conférée aux États par la Cour eur. D.H., sur le plan du respect de l’article 9 de la C.E.D.H., lorsque la restriction des expressions religieuses des agents publics est fondée sur une telle neutralité des apparences (343). La question consiste dès lors à savoir dans quelle mesure les travailleurs du secteur privé peuvent être assimilés à des agents publics du point de vue de la neutralité des apparences.
133. Le cadre européen de l’U.E. et de la C.E.D.H. n’est, à l’heure actuelle, pas en mesure de fournir des balises claires en la matière. Du point de vue de Strasbourg, l’on a déjà pu souligner la légitimité de principe que semble reconnaître la Cour eur. D.H. à l’insertion d’une forme d’obligation de neutralité dans le chef d’une entreprise privée chargée d’une mission publique. Plus incertaine est néanmoins la légitimité, au regard de l’article 9 de la C.E.D.H., d’un devoir général de neutralité auquel seraient directement astreints les travailleurs d’une telle entreprise.
Du point de vue de l’U.E., les règles prévues par la directive 2000/78/CE n’établissent à première vue aucune distinction entre le secteur privé et le secteur public du point de vue
(341) Voy. A. Ferrari, « De la politique à la technique : laïcité narrative et laïcité du droit. Pour une comparaison France/Italie », in Le droit ecclésiastique en Europe et à ses marges (XVIIIe-XXe siècles), Louvain, Peeters, 2009, pp. 333-345 ; D. koussens, L’épreuve de la neutralité : la laïcité française entre droits et discours, op. cit.
(342) S. Hennette-VauCHez, « Séparation, garantie, neutralité... les multiples grammaires de la laïcité », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, 2016, n° 53, pp. 16-18.
(343) Voy. en particulier Cour eur. D.H., Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015, req. n° 64846/11, par. 6265 ; Hamidović c. Bosnie-Herzégovine, 5 décembre 2017, req. n° 57792/15, par. 40.
de la non-discrimination (344). Une lecture attentive de la réserve d’ordre public contenue à l’article 2.5 pourrait néanmoins conduire à considérer que les restrictions fondées sur la neutralité de l’État trouvent une justification dans « la protection des droits et libertés d’autrui » – pour autant que ces restrictions correspondent à une « mesure prévue par la législation nationale ». Il appartiendrait alors à l’État de prouver l’existence d’une telle règle en droit interne et, le cas échéant, le lien entre celle-ci et « l’identité nationale » de l’État membre, dont l’article 4.2 du T.F.U.E. garantit le « respect » par l’U.E. (345)
Dans le même temps, il convient de tenir compte du fait que la légitimation d’une politique de neutralité restrictive par le biais de la liberté d’entreprise – comme la C.J.U.E. y procède dès l’arrêt Achbita – peut difficilement être envisagée lorsqu’il est question de l’application de la neutralité de l’État à l’entreprise (346), à moins de basculer dans une des autres catégories d’entreprise neutre.
Par ailleurs, il s’agit également de s’interroger sur l’application de cette neutralité restrictive, soit à l’ensemble des travailleurs, soit aux seuls travailleurs en contact avec le « public » – que celui-ci soit considéré comme client du service commercial ou comme usager du service public (347)
Enfin, même à reconnaître la légitimité d’une telle exigence potentielle de neutralité « par ricochet » de l’entreprise en lien avec l’État, encore s’agit-il de s’accorder sur l’intensité de cette obligation de neutralité, en comparaison de celle de l’État.
134. Il convient à cet égard de prendre prioritairement en compte l’étroitesse du lien unissant l’entreprise à l’État, tant du point de vue de ses activités que de son financement.
Dans une première perspective, la nécessité d’une application de la neutralité de l’État au sein de l’entreprise privée est revendiquée en raison du lien entre l’activité de l’entreprise et l’État. Dès lors que cette activité est réalisée en tant que mission de service public ou, a minima, d’intérêt général, la neutralité de l’État s’imposerait à l’entreprise ainsi que, le cas échéant, à ses propres travailleurs.
Le second type d’attache envisagé pour justifier l’extension de la neutralité de l’État à l’entreprise privée est l’existence d’un financement public (348) de l’entreprise, qui peut revêtir de nombreuses formes, allant d’une subvention directe à une déduction d’impôt ou une exonération de taxe en passant par la prise en charge d’une partie du salaire de certains travailleurs.
135. Outre l’étroitesse du lien unissant l’entreprise et l’État in casu, entre également en ligne de compte la conception globale dans laquelle s’inscrivent les collaborations entre l’État et les acteurs privés quant à la poursuite des missions de service public et d’intérêt général. Sur ce dernier point, la France et la Belgique se distinguent assez nettement.
(344) Directive 2000/78/CE, art. 3.1 : « […] la présente directive s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics […] ».
(345) E. brems et J. Vrielink, « Floors or Ceilings: European Supranational Courts and Their Authority in Human Rights Matters », op. cit., p. 287, note 73.
(346) En ce sens, voy. Trib. trav. Bruxelles, 29 avril 2020, disponible sur www.unia.be.
(347) Rappelons le rapprochement récemment opéré par la C.J.U.E. entre les « clients » d’une entreprise privée et les « usagers » d’un service public, s’agissant de l’application d’une politique de neutralité : dans son arrêt WABE-Müller, la Cour cite en effet, parmi les critères de justification de la restriction, la prise en compte des « droits et attentes légitimes des clients ou des usagers » (par. 65) : voy., supra, n° 108.
(348) Voy. D. renders, T. bombois et L. VansniCk, « La définition de la subvention et ses rapports avec la notion d’aide d’État », in D. renders (dir.), Les subventions, Bruxelles, Larcier, 2011, p. 199.
À l’inverse de la France, dont la structure reste relativement centralisée et étatiste, la Belgique est marquée par une pilarisation historique, traduite par le principe de pluralisme, et impliquant notamment que les structures associatives liées à chaque courant de pensée participent activement à l’action publique (349). Dans un tel contexte, il est difficile, et même contradictoire, de requérir de ces organisations – et, a fortiori, de leurs travailleurs – un devoir de neutralité équivalent à celui auquel est astreint l’État (350) .
Du point de vue français, dès lors que la participation des organisations privées à l’action de l’État correspond moins à une coopération entre celles-ci et l’État qu’à une délégation de service public, l’exigence de neutralité y trouve une résonnance plus marquée. Telle est ainsi la perspective adoptée par la loi française du 24 août 2021, dite « loi séparatisme » (351) , dont l’article I.1 impose aux entreprises privées chargées de l’exécution d’un service public « de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public ». Cette obligation implique que les « salariés », « ou toute autre personne », « lorsqu’ils participent à l’exécution du service public, s’abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses ».
b. Illustration : les affaires CPAM et PSE
136. Deux exemples tirés de la jurisprudence peuvent illustrer ce modèle d’extension de la neutralité de l’État vers l’entreprise. Les deux affaires, française et belge, portent à nouveau sur le licenciement d’une salariée en raison du port du foulard au travail.
137. L’affaire française concerne une employée travaillant dans une caisse d’assurance maladie (CPAM), structure de droit privé exerçant une mission de service public. Dans un arrêt rendu en 2013 – le même jour que l’arrêt Baby Loup –, la chambre sociale de la Cour de cassation française considère que « les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé » tels que la CPAM (352). L’interdiction des expressions religieuses des travailleurs est validée, tenant compte du fait que ceux-ci sont « soumis à des contraintes spécifiques résultant du fait qu’ils participent à une mission de service public, lesquelles leur interdisent notamment de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires ». Selon la Cour, « peu important que la salariée soit ou non directement en contact avec le public », l’interdiction du port de signes religieux était effectivement « nécessaire à la mise en œuvre du principe de laïcité de nature à assurer aux yeux des usagers la neutralité du service public et à ses employés ».
138. L’affaire belge concerne l’association PSE, qui emploie des infirmières en milieu scolaire. Nonobstant son caractère privé, le tribunal du travail de Bruxelles considère comme légitime l’imposition du principe de neutralité de l’État aux infirmières de l’association, dès lors que celles-ci travaillent dans des écoles publiques (353). Pour conclure au caractère légitime de la neutralité exigée de ses travailleurs, le tribunal insiste sur la mission de service
(349) S. Van droogHenbroeCk, « La neutralité des services publics : outil d’égalité ou loi à part entière ? Réflexions inabouties en marge d’une récente proposition de loi », in Le service public (vol. 2), Bruxelles, la Charte, 2009, p. 245.
(350) J. ringelHeim, « Les interdictions de port du foulard visant des femmes adultes. Analyse de la Ligue des droits de l’Homme », op. cit., p. 12.
(351) Loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République », J.O.R.F., 25 août 2021, n° 0197.
(352) Cass. fr. (ch. soc.), 19 mars 2013, req. n°12-11.690. Pour une analyse critique de cet arrêt, voy. S. Hennette-VauCHez et V. Valentin, L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, op. cit., p. 32.
(353) Trib. trav. Bruxelles (cess.), 9 juin 2016, n° 15/7170/A, disponible sur www.unia.be, et confirmé par C. trav. Bruxelles, 7 mai 2020, J.T.T., 2021, n° 18, pp. 305-310.
public de l’association (354), de même que sur la vulnérabilité (355) des élèves avec lesquels les infirmières sont en contact.
Par ailleurs, contrairement à la position française selon laquelle l’obligation de neutralité découle directement des normes réglementaires applicables au service public, le tribunal insiste ici sur le fait qu’il « n’est pas requis pour ce faire de démontrer que PSE a une obligation constitutionnelle, légale, réglementaire ou contractuelle de respecter un principe de neutralité » : en d’autres termes, la seule volonté de l’employeur privé d’intégrer cette exigence publique de neutralité, hors de toute obligation légale, est en soi suffisante pour que cet objectif soit considéré comme légitime (356) .
139. Dans cette dernière hypothèse, l’on peut encore s’interroger : non imposée par l’État, cette neutralité peut-elle encore tirer sa légitimité de la relation liant l’entreprise à l’État, ou l’employeur est-il plutôt amené à invoquer sa propre liberté d’entreprise à l’appui de cette neutralité ? Dans ce cas, l’on sort du modèle de l’extension de la neutralité de l’État à l’entreprise pour retomber dans un des trois modèles précédemment évoqués, tenant compte de l’objectif – instrumental ou idéologique – poursuivi par l’employeur. La relation qu’entretient l’entreprise avec l’État n’intervient alors qu’en tant qu’élément de légitimation complémentaire de cette neutralité.
L’absence d’interdiction formelle n’empêche pourtant pas certaines organisations de justifier la nécessité d’une restriction des expressions religieuses précisément en raison de leurs conditions de subventionnement. Ainsi, dans l’affaire PSE, le tribunal du travail insiste sur les conditions de subventionnement de l’association pour justifier la restriction :
« Il se conçoit assez aisément que les écoles collaborant avec PSE, dont certaines imposeront à leur personnel le respect d’une stricte neutralité, que ce soit au nom du principe de neutralité ou au nom du respect de la liberté de conscience et de religion des parents et des élèves, sans que cela soit critiquable légalement, puissent exiger de PSE que son propre personnel en contact avec les élèves ne porte pas de signes religieux ou convictionnels au sens large et puissent si tel était le cas, préférer collaborer à l’avenir avec des personnes de droit public organisant un service de promotion de la santé à l’école auxquels s’applique le principe de neutralité.
Le risque de subir une concurrence et de perdre des subsides, qui constitue un second motif invoqué par PSE pour justifier la mise en œuvre d’une politique stricte de neutralité, n’est dès lors pas inexistant et justifie lui aussi la politique de stricte neutralité imposée à son personnel » (357)
(354) Le tribunal insiste à cet égard sur le fait que « les missions que [les infirmières] remplissent ne sont pas de simples missions d’exécution puisqu’à côté des visites médicales […], elles sont amenées à mettre en place des programmes de promotion de la santé dans les écoles et animent à cette fin des réunions au sein des écoles ».
(355) À ce sujet, voy. F. dorssemont, « Vrijheid van religie voor werknemers: Nog mogelijk in het postAchbita-tijdperk? », op. cit., p. 759.
(356) Pour un autre exemple – français – d’auto-intégration de l’exigence de neutralité de l’État au sein de l’entreprise privée, voy. C.A. Paris, 29 septembre 2016, n° 15/05315. Citons également l’affaire LF c. SCRL jugée en 2022 par la C.J.U.E., qui concernait une société immobilière privée chargée d’une mission de service public. Notons toutefois que la Cour n’apprécie à aucun moment l’admissibilité de la politique de neutralité à l’aune des liens qu’entretient la société avec l’État. Cette dernière remarque vaut du reste également pour l’arrêt WABE-Müller rendu en 2021 par la C.J.U.E., l’une des affaires concernait pourtant un groupe de crèches dont l’activité correspond, sinon à un service public, à tout le moins à une mission d’intérêt général.
(357) Trib. trav. Bruxelles (cess.), 9 juin 2016, n° 15/7170/A, disponible sur www.unia.be (nous soulignons), et confirmé par C. trav. Bruxelles, 7 mai 2020, J.T.T., 2021, n° 18, pp. 305-310.
140. S’il n’apparaît pas clairement, dans l’une et l’autre affaire, que la neutralité ait été véritablement imposée par les autorités aux travailleurs de l’organisation, il nous semble, quoi qu’il en soi, important d’examiner la pertinence de l’invocation de la neutralité de l’État. Nous avions déjà évoqué, concernant les organisations collaborant à une mission de service public ou d’intérêt général, la difficulté de soumettre celles-ci aux mêmes exigences de neutralité, tenant compte de leur autonomie organisationnelle – voire idéologique, dans le cas de la Belgique. La remarque est d’autant plus vraie à propos des organisations faisant seulement l’objet d’un subventionnement. D’une part, la relation qu’elles entretiennent avec l’État est sensiblement moins étroite. D’autre part, eu égard à la proportion importante d’organisations concernées, conditionner toute subvention à l’intégration de la neutralité de l’État ne serait pas justifiable au regard des libertés de religion, d’association et d’entreprise dont jouissent ces organisations.
Peut d’ailleurs être mise en lien avec cette extension de la neutralité de l’État aux organisations subventionnées, la volonté d’assujettir l’agrément – et donc le subventionnement – des institutions de soins privées à la mise en œuvre de certaines pratiques éthiquement sensibles mais néanmoins dépénalisées, telles que l’euthanasie (358) ou l’interruption volontaire de grossesse. Si la neutralité de l’État n’est dans ce cas pas explicitement invoquée à l’appui de la restriction de l’autonomie institutionnelle, la logique consiste ici aussi à conditionner un financement public à cette restriction, y compris sur le plan de la liberté de religion. Certes, la restriction est ici prioritairement opérée sur la liberté de religion et d’association de l’organisation elle-même, et non sur les libertés de ses travailleurs. Néanmoins, l’effectivité de la liberté de conscience du personnel de ces institutions de soins est de facto sensiblement remise en cause par le fait qu’il leur est désormais difficile, voire impossible, d’exercer leur profession – d’infirmière, d’aide-soignant ou de sagefemme (359), par exemple – dans une institution au sein de laquelle est exclue la pratique qui va à l’encontre de leur conscience (360) .
CONCLUSION
141. Les quatre catégories d’entreprise neutre développées au fil de cette étude témoignent des motivations diverses pouvant expliquer l’invocation du principe de neutralité religieuse au sein de l’entreprise. Il convient toutefois de rappeler le contexte juridique plus général dans lequel s’inscrit cette irruption de la neutralité, et les raisons fondamentales pour lesquelles ce concept est vu par certains employeurs comme le fondement essentiel d’une politique de gestion des expressions religieuses sur le lieu de travail.
L’introduction de notre étude a permis de mettre en exergue le rapport de causalité entre, d’une part, l’apparition de la neutralité au sein de l’entreprise et, d’autre part, deux tendances importantes du cadre juridique européen des droits fondamentaux. La première de ces tendances consiste en l’horizontalisation des droits fondamentaux, à laquelle n’échappent pas la liberté de religion et, à plus forte raison, la non-discrimination. L’opposabilité immé -
(358) Voy. la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie (M.B., 22 juin 2002), dont l’article 14 (modifié par l’article 3 de la loi du 15 mars 2020 visant à modifier la législation relative à l’euthanasie, M.B., 23 mars 2020) prévoit désormais l’interdiction des clauses empêchant « un médecin de pratiquer une euthanasie dans les conditions légales » au sein d’une institution de soins.
(359) Voy. à ce sujet Cour eur. D.H., déc. Grimmark c. Suède, 11 février 2020, req. n° 43726/17.
(360) Voy. à cet égard la résolution n° 1763 de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Le droit à l’objection de conscience dans le cadre des soins médicaux légaux, adoptée le 7 octobre 2010, et prévoyant que « [nul] hôpital, établissement ou personne ne peut faire l’objet de pressions, être tenu responsable ou subir des discriminations d’aucune sorte pour son refus de réaliser, d’accueillir ou d’assister un avortement, une fausse couche provoquée ou une euthanasie, ou de s’y soumettre, ni pour son refus d’accomplir toute intervention visant à provoquer la mort d’un fœtus ou d’un embryon humain, quelles qu’en soient les raisons ».
diate de ces droits individuels par le travailleur conduit à ce que la gestion, par l’employeur, des expressions et demandes à caractère religieux soit, au fil de leur apparition, continuellement appréciée du point de vue de sa conformité au droit en la matière. De cette exigence d’appréciation casuistique découle un sentiment d’insécurité juridique dans le chef de certains employeurs, par ailleurs exacerbé par une seconde tendance. Cette tendance, non exclusivement juridique, a trait au mouvement de subjectivisation et d’individualisation de la croyance religieuse au sein de sociétés de plus en plus sécularisées.
À ce double mouvement d’horizontalisation et de subjectivisation de la liberté de religion au sein de l’entreprise, l’invocation de la neutralité par certains employeurs entend fournir une réponse générale et anticipative, permettant de leur garantir une certaine prévisibilité et, par là même, de retrouver une sécurité juridique. Envisagée – comme c’est majoritairement le cas – dans une perspective restrictive, la neutralité d’entreprise légitimerait ainsi l’interdiction des expressions religieuses des travailleurs, dès lors que ne serait visée aucune conviction particulière, et que cette restriction est fondée sur des considérations propres à l’intérêt ou à la liberté de l’entreprise.
142. Cette sécurité juridique revendiquée suppose toutefois l’existence d’un principe de neutralité opérationnel, dont le sens et la portée seraient suffisamment déterminés, et auquel l’employeur serait dès lors en mesure de se rattacher. Or, de l’examen du concept de neutralité, il ressort précisément une grande indétermination.
Cette indétermination se cristallise en premier lieu autour de la neutralité de l’État, dont l’acception juridique, en plus de varier d’un pays à l’autre, subit l’influence, au sein d’un même pays, d’une conception plus idéologique des notions de neutralité et de laïcité. Horizontalisée de l’État vers l’entreprise, la neutralité n’en acquiert pas pour autant un caractère subitement prévisible et consensuel. Même si son invocation dans ce nouveau contexte s’inscrit majoritairement dans une perspective restrictive, la neutralité d’entreprise conserve nombre des incertitudes propres à la neutralité de l’État, auxquelles viennent se greffer de nouveaux questionnements issus de son statut privatisé.
143. L’indétermination du principe de neutralité en entreprise n’empêche manifestement pas certains employeurs d’invoquer cette même neutralité, la jugeant quoi qu’il en soit pertinente en tant que fondement d’une restriction des expressions religieuses des travailleurs.
La question de la compatibilité d’une telle neutralité avec la liberté et la non-discrimination religieuses du travailleur reste donc entière : de cette compatibilité juridique dépendent en effet directement la pertinence et l’admissibilité de la neutralité en entreprise.
Tenant compte du constat de diversification des conceptions de neutralité, nous avons élaboré une matrice d’analyse à partir d’une catégorisation liée à la motivation sur laquelle se fonde l’invocation de la neutralité par l’employeur.
À cette matrice en quatre modèles d’entreprise neutre correspond une variété de réponses distinctes, plus ou moins affermies. En résulte la possibilité de clarifier et de classifier un vaste spectre de conditions de compatibilité d’une restriction des expressions religieuses fondée sur une telle neutralité avec le droit européen des droits fondamentaux, tant du point de vue de la légitimité de la restriction que de la proportionnalité de sa mise en œuvre.
144. Si nombre d’éléments explicatifs d’une telle incertitude sont propres à chaque modèle d’entreprise neutre, deux considérations plus générales peuvent néanmoins être formulées à ce propos.
La première a trait à l’ambivalence entre l’appréhension essentiellement subjective ou, à l’inverse, objective de la neutralité. Suivant l’une ou l’autre approche, l’appréciation de la légitimité des restrictions fondées sur cette neutralité impliquera ou non l’appréciation de la sincérité de l’invocation de la neutralité par l’employeur. Un tel exercice s’avère particulièrement périlleux, dès lors qu’il revient à se pencher sur l’existence d’éventuelles intentions cachées qui, sous couvert d’une neutralité générale, viseraient – ou défavoriseraient de facto – spécifiquement certaines expressions ou convictions religieuses. Sur le plan de la non-discrimination, cet exercice détermine par ailleurs la distinction entre discrimination directe et indirecte, avec les régimes de justification plus ou moins sévères que l’une et l’autre catégorie impliquent. Nous avons montré que, là où la neutralité objective ne voit sa légitimité appréciée qu’en tant qu’instrument d’un objectif externe lui-même considéré comme légitime, la neutralité subjective cherche au contraire à être légitimée pour et par elle-même.
Le second élément partagé par l’ensemble des modèles de neutralité d’entreprise étudiés, et venant influencer l’appréciation de leur admissibilité juridique, est la tension entre le caractère anticipatif et indifférencié de ces neutralités, d’une part, et l’exigence de justification casuistique généralement déduite de l’interprétation de la condition de proportionnalité de la restriction, d’autre part. Le défi consiste alors à déterminer dans quelle mesure une politique de neutralité visant précisément à s’affranchir de toute appréciation casuistique peut malgré tout satisfaire la condition de proportionnalité. À cette question, la jurisprudence n’offre manifestement pas de réponse univoque. L’on retombe alors dans la prise en compte des caractéristiques propres à chaque modèle de neutralité.
145. Face à ces diverses observations, force est de constater que la promesse de prévisibilité et de sécurité juridique n’est que partiellement tenue. Si la référence à un principe de neutralité, combinée à une application cohérente et sincère de la politique de restriction des expressions religieuses, semble effectivement offrir certaines garanties quant à l’admissibilité de ces restrictions, il n’en demeure pas moins que cette référence ne suffit pas toujours à écarter tout constat d’atteinte à la liberté ou à la non-discrimination religieuse du travailleur.
Par-delà les éléments explicatifs propres à chaque modèle de neutralité, deux raisons majeures expliquent cette imprévisibilité juridique persistante.
La première explication tient à l’instrumentalisation régulière de la neutralité à des fins idéologiques par certains employeurs, sans que cette convictionnalisation de la neutralité soit assumée en tant que telle ou, à tout le moins, sans qu’elle soit effectuée dans le respect des conditions prévues par le droit européen de la C.E.D.H. ou de l’U.E. La référence à la neutralité est alors considérée comme non sincère et perd toute légitimité en tant que fondement d’une restriction des droits fondamentaux des travailleurs.
La seconde explication tient à la tension patente entre, d’une part, la prétention de la neutralité à la généralité et à l’anticipation et, d’autre part, les exigences de justification casuistiques issues de l’interprétation de l’exigence de proportionnalité contenue dans le droit européen de l’U.E. et de la C.E.D.H. Même effectuée de manière sincère et cohérente, l’application d’une politique de neutralité restrictive par l’employeur se heurte toujours à la nécessité de prouver que cette neutralité correspond à un besoin véritable pour la situation litigieuse rencontrée in casu.
146. Nonobstant son caractère partiellement opérationnel, une telle neutralité restrictive présente, du fait de son invocation croissante par certaines entreprises, une véritable influence sur la gestion des expressions religieuses sur le lieu de travail et, plus largement,
sur la compréhension globale du concept juridique de neutralité en Belgique, en France et, plus largement, au niveau européen.
Du point de vue de l’entreprise, la dimension essentiellement restrictive attachée à ces formes de neutralité implique que la référence à la neutralité soit prioritairement envisagée dans sa dimension potentiellement prohibitive, au détriment d’autres formes de neutralité moins attentatoires aux droits fondamentaux. Par ailleurs, à partir de cette légitimation croissante de la neutralité comme fondement d’une restriction globale des expressions religieuses, émerge le risque qu’une telle restriction généralisée prise au nom de la neutralité soit paradoxalement vue – à tort ou à raison – par les employeurs comme plus aisément justifiable qu’une restriction plus ciblée, non rattachée à une politique de neutralité mais liée à un impératif spécifique, tel que la sécurité ou la protection des droits d’autrui. En ce sens, l’employeur se sentirait obligé – ou, du moins, serait tenté – d’adopter une politique de neutralité restrictive applicable à l’ensemble des travailleurs, afin d’être en mesure de justifier efficacement la moindre restriction, pourtant justifiable sur la base d’autres fondements juridiques. L’invocation croissante de la neutralité ces deux dernières décennies par certains employeurs, conjuguée à l’écho important qu’ont reçu plusieurs affaires désormais emblématiques, semble confirmer cette tendance d’une neutralité perçue par certains comme incontournable en la matière.
Plus largement, la prégnance de cette neutralité restrictive emporte d’autres effets sur la compréhension de ce concept, tant du point de vue de la neutralité de l’entreprise que de la neutralité de l’État. Le premier effet consiste en l’élargissement potentiel du champ d’application de la neutralité : cet élargissement intervient d’une part sur le plan matériel, s’agissant des convictions visées – non seulement religieuses, mais aussi politiques, voire toute conviction au sens large – ; d’autre part, est également affecté le champ spatial et personnel de la neutralité, s’agissant en particulier de l’application de la neutralité de l’État à des sphères ou personnes non directement liées à l’action de l’État. Le second effet, déjà mentionné, a trait au mouvement de convictionnalisation et, avec lui, de diversification de la neutralité : l’invocation de la neutralité restrictive en tant que choix idéologique de l’entreprise ou de l’État impliquerait que la neutralité, originellement entendue comme l’égale prise de distance – ou implication – vis-à-vis de convictions diverses, soit désormais elle-même entendue comme diverse et plurielle. À la neutralité vis-à-vis de la diversité serait ainsi adjointe la diversité des formes de neutralité, en tant que méta-neutralité de l’État.
147. Devant ces nombreuses interrogations subsistantes ou, à l’inverse, émergentes, notre recherche a toutefois permis de clarifier certains des enjeux liés à l’usage du lexique de la neutralité en entreprise. Éclairée par les développements conceptuels de la première partie, la catégorisation des quatre formes de neutralité d’entreprise a clarifié les divers sens et portée conférés à l’idée de neutralité d’entreprise, et les enjeux spécifiques que ceux-ci soulèvent sur le plan des droits fondamentaux.
Les réflexions développées ici n’ont toutefois pas la prétention d’offrir une réponse définitive et globale en la matière, pour deux raisons au moins.
D’une part, le corpus jurisprudentiel – voire législatif – relatif à la neutralité de l’entreprise privée et à la gestion des expressions religieuses sur le lieu de travail est certainement amené à s’étoffer dans les années à venir. Malgré les indications de plus en plus précises fournies par les juridictions européennes de Strasbourg et de Luxembourg, il semble que des précisions supplémentaires soient encore attendues en la matière.
Par ailleurs, et peut-être plus fondamentalement, il convient de reconnaître les limites du droit dans sa capacité à résoudre les enjeux multiples et complexes que comporte la gestion des expressions religieuses dans l’entreprise privée – et, plus largement, dans nos
sociétés. Face aux conflits réguliers qu’une telle problématique soulève inévitablement en pratique, le défi consiste alors à ce que puissent être privilégiées des pistes de résolution extra-judiciaire, hors de toute posture radicale, sans que soient pour autant abandonnés les repères essentiels que constituent les droits fondamentaux et, en particulier, la protection spécifique dont bénéficient la conviction religieuse et son expression.
KLEURT DUAAL LEREN JURIDISCH
BUITEN DE LIJNEN... OF IS HET TOCH
GEEN ZWART-WITVERHAAL?
Flore ClaUs, Doctoraatsonderzoeker en assistent sociaal recht Universiteit GentSinds de zesde staatshervorming is in Vlaanderen het bestaande opleidingslandschap grondig gewijzigd. Met duaal leren waait er een nieuwe wind. In deze bijdrage wordt de nieuwe onderwijsvorm in al zijn facetten belicht. Een tripartiete (stage)overeenkomst alternerende opleiding gesloten tussen de aanbieder duaal leren, leerling en betrokken onderneming ligt aan de basis van duaal leren. Deze drieledige overeenkomst is uniek binnen en buiten de landsgrenzen, maar brengt ook de nodige juridische uitdagingen met zich mee. Enkele knelpunten van duaal leren worden onder de loep genomen, zowel wat betreft de tripartiete opleidingsovereenkomst als de overeenstemming met de bestaande federale regelgeving. Duaal leren staat nog in zijn kinderschoenen. Afsluitend zal in deze bijdrage worden ingegaan op twee mogelijke wegen tot samenwerking en overleg om duaal leren beter te plaatsen binnen het bestaande opleidingslandschap.
Depuis la sixième réforme de l’État, le paysage de la formation s’est profondément modifié en Flandre. Un vent nouveau souffle sur la formation en alternance. La présente contribution étudie ce nouveau type de formation sous toutes ses facettes. Une convention tripartite de formation en alternance ou de stage de formation en alternance, conclue entre le prestataire d’enseignement, l’élève et l’entreprise, en constitue la base. Cette convention à trois parties est unique, dans et en dehors des frontières nationales. La nature particulière de l’accord pose des défis juridiques. La présente contribution analyse certaines questions clés de la formation en alternance, tant en ce qui concerne la convention tripartite de formation que la conformité du régime aux règles fédérales existantes. La formation en alternance en est encore à ses débuts. En conclusion, la contribution aborde deux modes possibles de coopération et de concertation permettant de mieux inscrire la formation en alternance dans le paysage existant de la formation.
I. INLEIDING
1. 1 september 2019 vormt de officiële start van duaal leren in de Vlaamse Gemeenschap (1). Met duaal leren luidt het bestaande stelsel leren en werken een nieuw tijdperk in. De innovatie schuilt in de inkleding van de werkplekcomponent: tijdens een duale opleiding zal een leerling niet alleen de aangeleerde vaardigheden toepassen in de praktijk, maar ook nieuwe vaardigheden aanleren op de werkplek. De betrokken onderneming neemt tevens de rol op zich nieuwe vaardigheden aan te leren. Duaal leren wordt aangeboden binnen het technisch en (deeltijds) beroepssecundair onderwijs en sinds kort ook het volwassenenonderwijs (2). Niet iedereen loopt warm voor deze nieuwe onderwijsvorm. Bij de start in 2019 ging het over 1.743 leerlingen, na drie jaar zijn in 2022 zo’n 2.800 leerlingen ingeschreven (3). Slechts drie procent van het totale aantal leerlingen uit de derde graad technisch en beroepssecundair onderwijs neemt deel aan duaal leren (4). Het eerder lage inschrijvingspercentage heeft verschillende mogelijke verklaringen. Zo draagt ook deze onderwijsvorm de gevolgen van de COVID-19-pandemie. Daarnaast kampt de leervorm met een eerder negatief imago (5). Duaal leren bevindt zich op het snijpunt tussen onderwijs en arbeidsmarkt. Met de nodige praktische, juridische en administratieve drempels van dien. In deze bijdrage wordt dieper ingegaan op een aantal van de juridische struikelblokken, zoals de bestaande bevoegdheidsverdeling en de toepassing van de tripartiete opleidingsovereenkomst binnen het vigerende sociaal recht. Beginnen doen we met een situering van duaal leren binnen het bestaande onderwijslandschap.
2. Tijdens de afgelopen decennia zat het stelsel leren en werken in het slop (6). De verschillende statuten en overeenkomsten bemoeilijkten de toegang tot alternerend leren. Het stelsel leren en werken was heterogeen, weinig transparant en zorgde voor rechtsonzekerheid (7). Ondanks de tegenvallende resultaten heeft alternerend leren als opleidingsvorm belangrijke troeven. De gevarieerde leeromgeving biedt aan jongeren die schoolmoe maar niet leermoe zijn, de kans om een kwalificatie te behalen (8). De mogelijkheid tot alternerend leren staat daarnaast niet alleen open voor leerplichtige jongeren, maar ook voor werkloze jongeren die niet over de nodige startkwalificaties beschikken (9)
(1) Deze bijdrage kadert binnen het bredere doctoraatsonderzoek van de auteur naar (het recht op) levenslang leren van de beroepsactieve bevolking en het recht op opleiding van de werknemer.
(2) Voor duaal leren in het volwassenenonderwijs werd een decreet aangenomen op 25 maart 2022. De nadruk van deze bijdrage ligt echter op duaal leren binnen het technisch en beroepssecundair onderwijs. Voor meer informatie over duaal leren binnen het volwassenenonderwijs, zie Decr.Vl. 25 maart 2022 tot regeling van bepaalde aspecten van duale opleidingen in het volwassenenonderwijs, BS 31 mei 2022. Er lopen ook reeds een aantal proefprojecten in het hoger onderwijs. Sinds dit jaar engageren verschillende hogescholen zich om de schouders te zetten onder het door het ESF gefinancierde proefproject. Voor resultaten is het echter nog te vroeg. Zie hiervoor europees soCiaal Fonds, “Oproep 523: Duaal leren Hoger Onderwijs & Volwassenonderwijs BIS”, www.esf-vlaanderen.be/nl/ oproepen/duaal-leren-hoger-onderwijs-volwassenonderwijs-bis.
(3) W. de Cort, d. VerHaest en k de Witte, “Wie kiest voor duaal leren?”, Over.Werk. Tijdschrift van het Steunpunt Werk 2022, afl.1, 185-192.
(4) F. eelbode en s lamote, “Duaal leren lost hoe verwachtingen niet in”, De Tijd 20 oktober 2022.
(5) Commissie Voor eConomie, Werk, soCiale eConomie, WetensCHap en innoVatie, Verslag vergadering, 10 februari 2022, vlaamsparlement.be/nl/parlementairwerk/commissies/commissievergaderingen/1602260/ verslag/1605781.
(6) Hierbij wordt gerefereerd naar alle opleidingen binnen het stelsel Leren en Werken. M. smet, C. steVens e.a., Leren en werken. Evaluatie van het decreet van 2008, data-onderwijs.vlaanderen.be/documenten/ bestand.ashx?nr=6226, 2015, 216 p.
(7) n. ClyCq, W. nouWen e.a, Duaal Leren op Proef. Evaluatiestudie van de proeftuinen ‘Schoolbank op de Werkplek’. Aanvangsrapport, data-onderwijs.vlaanderen.be/onderwijsonderzoek/?nr=381, 2017, 6-7 j° Ontwerp van decreet tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleidingen van 13 mei 2016, Parl.St. Vl.Parl. 2015-16, nr. 772/1, 3.
(8) Het kan gaan over een deelkwalificatie of eindkwalificatie (zie infra, II).
(9) nationale arbeidsraad (nar) en Centrale raad Voor Het bedriJFsleVen (Crb), Advies maatregelen ter bevordering van de inschakeling van recente schoolverlaters op de arbeidsmarkt, 7 oktober 2009, nr. 1.702, www. cnt-nar.be/ADVIES/advies-1702.pdf , 4.
3. Na de zesde staatshervorming en de verschuiving van de bevoegdheid “stelsels van alternerend leren” kiest Vlaanderen voor een tabula rasa. De Vlaamse Regering schrapt de (voorheen federale) opleiding industrieel leerlingenwezen en de hieraan gekoppelde industriële leerovereenkomst. Met duaal leren wordt een nieuwe weg ingeslagen. Deze opleidingsvorm vormt de basis voor een unieke tripartiete samenwerking tussen de lerende, de onderneming en de aanbieder van de opleiding duaal leren. In plaats van verschillende paritaire leerovereenkomsten worden twee modelovereenkomsten ontworpen: de overeenkomst alternerende opleiding (OAO) en de stageovereenkomst alternerende opleiding (SAO).
4. De overeenkomst alternerende opleiding combineert een werkplek- en lescomponent waarbij de jongere minstens twintig uur gemiddeld per week tijd zal besteden op een reële werkplek (10). Een leerling-chocolatier volgt bijvoorbeeld tijdens een specialisatiejaar na de derde graad beroepssecundair onderwijs een duale opleiding waarbij hij minstens twintig opleidingsuren gemiddeld per week op de werkplek doorbrengt (11). Met de ambitie om ook richtingen met een aanzienlijke theoretische component duaal aan te bieden, bestaat naast de overeenkomst alternerende opleiding als tweede modelovereenkomst de stageovereenkomst alternerende opleiding. De stageovereenkomst alternerende opleiding vormt een alternatief waarbij de jongere zestien tot twintig uur gemiddeld per week op een reële werkplek spendeert (12). Leerlingen uit de eerste en tweede graad technisch secundair onderwijs kunnen bijvoorbeeld de richting autotechnieken duaal volgen en sluiten een stageovereenkomst alternerende opleiding (13). Deze twee soorten modelovereenkomsten vallen uiteen in verschillende rechten en verplichtingen voor de jongere, de betrokken onderneming en aanbieder van de opleiding. Infra wordt het statuut van de jongere in het licht van deze twee modelovereenkomsten verder besproken (14)
5. Duaal leren heeft zijn unieke karakter te danken aan de aanwezigheid van drie partijen binnen één overeenkomst. De drie partijen (onderneming, duaal lerende en aanbieder duaal leren) sluiten samen één tripartiete opleidingsovereenkomst (15). Voor een goed begrip van de omvang en werking van duaal leren, wordt in deze bijdrage de opleidingsvorm eerst uit de doeken gedaan (II). De tripartiete overeenkomst is uniek in België en verschilt ook van andere Europese best practices, wat verder in deze bijdrage aan bod komt (III). Bij de tripartiete verhouding staan ook de nodige vraagtekens. Het gezag is immers verdeeld tussen de aanbieder van de opleiding en de onderneming. Een gedeelde verantwoordelijkheid leidt automatisch tot vragen over de omvang van en grenzen aan de verantwoordelijkheid van beide, bijvoorbeeld wanneer het gaat over het welzijn van de leerlingen (IV). Daarnaast rijst de vraag hoe de unieke tripartiete verhouding kan passen binnen de bestaande federale regelgeving die uitgaat van een duale werknemer-werkgeverrelatie (V). In deze bijdrage wordt een antwoord gezocht op beide vragen en wordt getracht duidelijkheid te brengen in het complexe verhaal van duaal leren, waarin vele verschillende actoren een rol spelen.
(10) Zonder hierbij rekening te houden met de wettelijke feest- en vakantiedagen. Zie Hoofdstuk 3. De overeenkomst alternerende opleiding Decr.Vl. 10 juni 2016 tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleidingen, BS 17 augustus 2016 (hierna: Decr.Vl. 10 juni 2016).
(11) x, “Standaardtraject chocolatier duaal”, www.kwalificatiesencurriculum.be/sites/default/files/ 2022-08/Duaal_Se-n-Se%20na%20OK3-Chocolatier_vOTB_22.pdf.
(12) Zonder hierbij rekening te houden met de wettelijke feest- en vakantiedagen. Zie Hoofdstuk 4. De stageovereenkomst alternerende opleiding Decr.Vl. 10 juni 2016.
(13) Vlaamse oVerHeid, “Autotechnieken duaal”, duaalleren.vlaanderen/autotechnieken-duaal.
(14) Infra, II.B.
(15) Vaak zal enkel de betrokken onderneming een overeenkomst sluiten met de duaal lerende voor het invullen van de werkplekcomponent. Infra, III.
II. WAT IS DUAAL LEREN?
A. Elk einde kent een nieuw begin
6. Tot voor de zesde staatshervorming was de federale overheid bevoegd voor de alternerende opleiding. Op dat niveau bestonden reeds verschillende opleidingsmogelijkheden die leren en werken combineerden. Een daarvan was de opleiding industrieel leerlingenwezen (afgekort: ILW) (16). Het industrieel leerlingenwezen wordt beschouwd als de voorloper van duaal leren op federaal niveau (17). Een leerling industrieel leerlingenwezen volgde gedurende een derde van de tijd een opleiding op school en gedurende twee derde van de tijd een opleiding op de werkplek. Tot de inwerkingtreding van het decreet van 10 juni 2016 betreffende alternerende opleidingen konden nog overeenkomsten afgesloten worden binnen het kader van een ILW-opleiding. Vanaf 1 september 2016 is dat niet meer mogelijk (18) .
7. Ondanks het feit dat het industrieel leerlingenwezen wordt beschouwd als voorloper, bestaan er tussen duaal leren en industrieel leerlingenwezen ook belangrijke verschillen (19). Een voorbeeld hiervan is de rol van sectoren. Voorheen kregen sectoren een centrale rol toebedeeld in het vormgeven van de industriële leerovereenkomst (20). Vierentwintig paritaire leercomités stonden in voor het uitwerken van de industriële leertrajecten per sector. De zesde staatshervorming schrapt de industriële leerovereenkomst in Vlaanderen en heft de wet op van 19 juli 1983 betreffende het leerlingenwezen (21). De vierentwintig paritaire leerovereenkomsten worden vervangen door twee nieuwe modelovereenkomsten alternerende opleiding, SAO en OAO, en het decreet van 10 juni 2016 betreffende alternerende opleiding (22). Deze grondige wijziging van het opleidingslandschap in Vlaanderen is opmerkelijk. Vlaanderen kiest als enige deelstaat voor een tabula rasa, in tegenstelling tot de Franse en Duitstalige Gemeenschap die voortbouwen op de bestaande federale wet van 19 juli 1983 (23). Het einde betekent ook het begin van iets
(16) Naast het industrieel leerlingenwezen, bestond ook nog het deeltijds beroepssecundair onderwijs en de leertijd voor de zesde staatshervorming. Deze opleidingsvormen worden nog steeds aangeboden in de Vlaamse Gemeenschap, maar worden wel op termijn ingekanteld in duaal leren. Bij het deeltijds beroepssecundair onderwijs werken de jongeren minimaal dertien uur gedurende drie dagen in de week in de praktijk en krijgen zij ook les gedurende twee dagen voor minimaal vijftien uur. Bij leertijd wordt een lesdag per week gecombineerd met vier dagen op de werkvloer. Vlaamse oVerHeid, “Deeltijds beroepssecundair onderwijs”, www.vlaanderen.be/deeltijds-beroepssecundair-onderwijs-dbso j° onderWiJskiezer, “Leren en werken”, www.onderwijskiezer.be/v2/secundair/sec_leren_werken.php. In de komende jaren zal duaal leren ook in de plaats komen van deze twee andere onderwijsvormen. Zie onderWiJs Vlaanderen, “Van leren en werken naar duaal leren”, onderwijs.vlaanderen.be/nl/organiseerduaal-leren/van-leren-en-werken-naar-duaal-leren.
(17) Wet 19 juli 1983 op het leerlingenwezen voor beroepen uitgeoefend door werknemers in loondienst, BS 31 augustus 1983 (hierna: Wet Leerlingenwezen).
(18) De overeenkomst van bepaalde duur in het kader van een ILW-opleiding blijven nog lopen tot de einddatum. Zoals weergegeven in art. 63 j° art. 64 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(19) In sommige gevallen is ook nog de deeltijdse arbeidsovereenkomst mogelijk, maar dit is eerder de uitzondering dan de regel.
(20) Art. 47, § 1 Wet Leerlingenwezen.
(21) Art. 63 j° art. 64 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(22) Decr.Vl. 10 juni 2016 tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleidingen, BS 17 augustus 2016.
(23) Deze Wet Leerlingenwezen werd omgezet door twee verschillende decreten van de Franse Gemeenschap resp. de Duitstalige Gemeenschap. Decr.Fr. 20 juli 2016 tot wijziging van de wet van 19 juli 1983 op het leerlingenwezen voor beroepen uitgeoefend door werknemers in loondienst, BS 2 augustus 2016 j° Decr.D. 20 juni 2016 betreffende het industrieel leerlingenwezen, BS 18 juli 2016. Cf. infra, III.
nieuws. Zo start duaal leren na een aantal jaren proefdraaien als officiële onderwijsvorm op 1 september 2019 (24) .
B. Duaal leren in een notendop
1. Totstandkoming
8. Duaal leren spreekt een breed publiek aan. Deze onderwijsvorm staat open voor iedere leerling uit het beroeps- of technisch secundair onderwijs die niet meer voltijds leerplichtig is (25). Leerlingen uit het technisch of beroepssecundair onderwijs kunnen deelnemen aan duaal leren tot ze de leeftijd van vijfentwintig jaar bereikt hebben, maar ook in het volwassenenonderwijs kunnen (jong)volwassenen duaal leren. Gradueel worden ook het deeltijds beroepssecundair onderwijs en de leertijd ingekanteld in duaal leren. De transitie zal afgelopen zijn in het schooljaar 2025-2026 (26)
9. Een duale opleiding duurt een, twee of drie jaar. Aan het eind van de opleiding behaalt de leerling een beroepskwalificatie of onderwijskwalificatie, bijvoorbeeld een diploma secundair onderwijs. Soms loopt de duale opleiding echter niet van een leien dakje. Om de leervorm zo laagdrempelig mogelijk te houden, kan iedere leerling gedurende een duaal traject niet alleen eindkwalificaties behalen, maar ook deelkwalificaties verwerven indien een eindkwalificatie een te grote stap vormt (27)
10. Voor de totstandkoming werd duaal leren eerst uitgebreid getest aan de hand van verschillende proefprojecten. Een daarvan was het grootschalige proefproject “Schoolbank op de werkplek” verspreid over drie schooljaren waarbij duaal leren in verschillende secundaire scholen werd aangeboden en uitgeprobeerd (28). Hiervoor konden de geëngageerde scholen, leerlingen en ondernemingen terugvallen op de bepalingen opgenomen in het decreet van 10 juni 2016 betreffende alternerende opleiding, dat aan de basis lag voor duaal leren (29). Bij de start van de proefprojecten bestond nog geen duidelijke definitie, maar wel al een eerste begripsafbakening: “Duaal leren is de meest intensieve vorm van werkplekleren en situeert zich op het einde van het continuüm van werkplekleren. We spreken van duaal leren indien het een opleiding betreft waarvan de competenties vooral op de werkvloer verworven worden.” (30) Werkplekleren is een containerbegrip voor alle
(24) De overgang van het stelsel leren en werken naar duaal leren zal stapsgewijs verlopen. Zie ook Vlaamse oVerHeid, “Van leren en werken naar duaal leren”, onderwijs.vlaanderen.be/nl/organiseer-duaal-leren/ van-leren-en-werken-naar-duaal-leren.
(25) Dat zijn alle leerlingen van zestien jaar of ouder of vijftien jaar indien de eerste twee jaar secundair reeds afgerond zijn. Zie art. 123 j° art. 357/11 B.Vl.Reg. 17 december 2010 houdende de codificatie betreffende het secundair onderwijs, BS 24 juni 2011 (hierna: Codex Secundair Onderwijs).
(26) Art. 29, tweede lid j° art. 33, tweede lid Decr.Vl. 10 juli 2008 betreffende het stelsel van leren en werken in de Vlaamse Gemeenschap, BS 3 oktober 2008. Bijlage 13. Overzicht opleidingen, concordanties en omzettingen van leren en werken naar duaal leren in Omz.Vl. 8 augustus 2008 betreffende stelsel leren en werken, data-onderwijs. Zie ook onderWiJs Vlaanderen, “Van leren en werken naar duaal leren”, onderwijs.vlaanderen.be/nl/organiseer-duaal-leren/van-leren-en-werken-naar-duaal-leren.
(27) Art. 357/7, § 2 j° 357/18 Codex Secundair Onderwijs j° 12.2 Studiebekrachtiging in Omz.Vl. 13 maart 2019 betreffende Duaal leren en de aanloopfase, dataonderwijs.vlaanderen.be/edulex/document. aspx?docid=15286.
(28) Het proefproject “Schoolbank op de werkplek” komt nog verderop aan bod bij de bespreking van de gedeelde verantwoordelijkheid wat betreft het waken over welzijn van de jongere. Cf. infra, IV.
(29) De ondervindingen uit de praktijk hebben tot de officiële inwerkingtreding op 2 september 2019 nog tot vele wijzigingsdecreten en uitvoeringsbesluiten geleid. Zo volgden reeds negen wijzigingsdecreten van de periode van 2016 tot 2022. Zie Decr.Vl. 10 juni 2016.
(30) Vlaamse regering, Duaal leren, een volwaardig kwalificerende leerweg. Conceptnota bis, Brussel, 2015, https:/pro.g-o.be/blog/Documents/Conceptnota-bis%20%20duaal%20leren%20-%20een%20 volwaardige%20kwalificerende%20leerweg_20150625%20DEF%20versie.pdf, 6-7.
opleidingsvormen waarbij leren en werken gecombineerd worden. Het begrip werkplekleren kent een ruime invulling: van een meeloopdag, over een stage tot deeltijds beroepssecundair onderwijs en duaal leren. Duaal leren situeert zich als meest intensieve vorm op het einde van het continuüm werkplekleren. Het gaat niet om het louter omzetten van vaardigheden in de praktijk, maar ook om het aanleren van nieuwe vaardigheden op de werkplek.
11. De opleidingsverstrekker en de onderneming delen bij duaal leren de verantwoordelijkheid om een kwalitatieve opleiding aan te bieden voor de duale leerling, wat zich weerspiegelt in de contractuele verhouding (31). De drie betrokken actoren sluiten samen een (stage)overeenkomst alternerende opleiding (32). De finale definitie opgenomen in het decreet van 30 maart 2018 onderstreept nogmaals het belang van deze gezamenlijke verantwoordelijkheid: “Duaal leren is een opleidingstraject, waarbij het aanleren van competenties evenwichtig verdeeld is over een werkplek en een aanbieder duaal leren. Doel is het behalen van een onderwijskwalificatie of – als dat niet lukt – een beroepskwalificatie.” (33) Met deze definitie in het achterhoofd, is het nodig om de aandacht te vestigen op de drie belangrijkste actoren in dit verhaal: de aanbieder duaal leren, de onderneming en de leerling.
2. De actoren
12. Zowel de secundaire scholen als centra voor deeltijds onderwijs en centra voor vorming van zelfstandigen en kleine en middelgrote ondernemingen vallen onder de omschrijving aanbieder duaal leren (34). Hun taak bestaat uit het aanbieden van de lescomponent, het theoretische gedeelte van de opleiding waarin niet op de werkplek kan worden voorzien. Het gaat over de algemene vakken, zoals geschiedenis, aardrijkskunde en Nederlands, maar ook over theoretische onderdelen waarvoor materiaal nodig is dat niet op de werkplek aanwezig is (35). Het aantal uur dat de lescomponent inneemt, hangt af van het type modelovereenkomst (36). Het lesgedeelte is het grootst bij de stageovereenkomst alternerende opleiding, de werkplekcomponent het omvangrijkst bij de overeenkomst alternerende opleiding. Een voorbeeld ter illustratie. Bij autotechnieken duaal, gesloten met een stageovereenkomst alternerende opleiding, bestaat de werkplekcomponent uit veer-
(31) Zie hiervoor ook de ambitieuze doelstellingen uitgesproken in de initiële conceptnota’s: Vlaamse regering, Duaal leren, een volwaardig kwalificerende leerweg. Conceptnota bis, Brussel, 2018, docplayer. nl/13296922-Duaal-leren-een-volwaardige-kwalificerende-leerweg-conceptnota-bis.html, 28 p. en Vlaamse regering, Duaal leren, een volwaardig kwalificerende leerweg. Conceptnota, Brussel, 2015, docs. vlaamsparlement.be/pfile?id=1078854, 13 p. Het unieke tripartiete karakter creëert ook de nodige uitdagingen op het vlak van overeenstemming met andere reeds bestaande (federale) regelgeving. Cf. infra, IV.
(32) Vlaamse regering, Duaal leren, een volwaardig kwalificerende leerweg. Conceptnota, Brussel, 2015, docs. vlaamsparlement.be/pfile?id=1078854, 4-10. Cf. infra, IV.
(33) Art. 12, 3° Decr.Vl. 30 maart 2018 betreffende duaal leren en de aanloopfase, BS 23 mei 2018 tot wijziging van art. 357/2, 3° B.Vl.Reg. houdende de codificatie betreffende het secundair onderwijs, BS 24 juni 2011.
(34) Art. 2, 2° Decr.Vl. 10 juni 2016. Deze laatste zijn in de volksmond eerder gekend als SYNTRA’s. SYNTRA is een opleidingscentrum, verspreid over Vlaanderen, dat zich toelegt op het aanbieden van middenstandsopleidingen.
(35) Art. 357/7 , § 2, 5° Codex Secundair Onderwijs j° 2. Organisatie schooljaar Omz.Vl. 13 maart 2019 betreffende Duaal leren en de aanloopfase, dataonderwijs.vlaanderen.be/edulex/document. aspx?docid=15286.
(36) Art. 357/3 Codex Secundair Onderwijs j° 3.1.1. Duale opleidingen Omz.Vl. 13 maart 2019 betreffende Duaal leren en de aanloopfase, dataonderwijs.vlaanderen.be/edulex/document.aspx?docid=15286.
tien tot twintig uur op de werkplek (37). Bij chocolatier duaal ligt het zwaartepunt anders. Tijdens de duale opleiding tot chocolatier, gesloten met een overeenkomst alternerende opleiding, zal de duaal lerende vier dagen per week werken op de werkplek en een dag per week les volgen (38) .
13. Naast het verzorgen van de lescomponent, voorziet de aanbieder duaal leren in individuele trajectbegeleiding (39). Een trajectbegeleider is een personeelslid van de opleidings- of onderwijsinstelling die gedurende de opleiding op de werkplek toezicht houdt op de leerling met het oog op het succesvol afronden van het opleidingsplan (40). Daarnaast verricht de trajectbegeleider ook maatwerk. Per richting wordt een standaardtraject gemaakt, maar dit wordt aangepast door de trajectbegeleider op maat van de jongere met een individueel opleidingsplan (41). Bij het vroegtijdig beëindigen van het opleidingstraject zal de trajectbegeleider mee zoeken naar een nieuwe werkplek (42). De trajectbegeleider fungeert tot slot als aanspreekpunt voor alle betrokken partijen, een belangrijke taak wanneer het gaat over het welzijn van de jongere. Hierbij heeft hij een verzoenende rol indien er problemen optreden op de werkplek (43)
14. Het decreet van 10 juni 2016 bakent het begrip onderneming af als “elke natuurlijke, privaatrechtelijke of publiekrechtelijke rechtspersoon”. Ondanks het brede toepassingsgebied kan niet elke onderneming een duale opleiding aanbieden. Alvorens een leerling te ontvangen op de werkplek, moet een onderneming aan een aantal erkenningsvoorwaarden voldoen waarover het Vlaams Partnerschap Duaal Leren of het sectoraal partnerschap zal beslissen (44). Deze voorwaarden hebben betrekking op de organisatie van de onderneming, op de financiële draagkracht en op het ontbreken van veroordelingen om de continuïteit van de onderneming te verzekeren (45)
15. Naast de trajectbegeleider aangesteld door de aanbieder duaal leren, duidt de onderneming op haar beurt een mentor op de werkplek aan. Ook voor de mentor gelden een aantal strikte erkenningsvoorwaarden. De aangeduide mentor is vijfentwintig jaar of ouder, heeft ten minste vijf jaar ervaring en kan een uittreksel van het strafregister voor onberispelijk gedrag voorleggen. Alvorens de duale jongere aan de slag gaat, volgt de mentor een mentoropleiding (46). Er wordt vanuit de Vlaamse overheid veel belang gehecht aan deze opleiding. Heeft de mentor deze opleiding niet succesvol doorlopen, dan
(37) Vanaf twintig opleidingsuren wordt een overeenkomst alternerende opleiding gesloten en geen stageovereenkomst alternerende opleiding. Zie Hoofdstuk 3. De overeenkomst alternerende opleiding Decr.Vl. 10 juni 2016.
(38) syntra limburg, “Chocolatier duaal”, www.syntra-limburg.be/opleidingen/leertijd-chocolatier-duaal j° Vlaamse oVerHeid, “Autotechnieken duaal”, duaalleren.vlaanderen/autotechnieken-duaal.
(39) Art. 357/2, 15° j° 16° Codex Secundair Onderwijs. Zie Hoofdstuk 7. Kiezen van een onderneming tot afsluiten van overeenkomst, Omz.Vl. 13 maart 2019 betreffende Duaal leren en de aanloopfase, dataonderwijs.vlaanderen.be/edulex/document.aspx?docid=15286 j° Vlaamse oVerHeid, “Visie trajectbegeleiding”, onderwijs.vlaanderen.be/nl/duaal-leren/organiseer-duaal-leren/begeleiding-bij-duaalleren.
(40) Art. 357/27, 1° Codex Secundair Ondrewijs. De trajectbegeleider, veelal een praktijkleerkracht, doet dit tijdens uren gelijkgesteld aan lesuren. De aanbieder moet hiervoor de ruimte voorzien.
(41) Art. 357/46 Codex Secundair Onderwijs j° Hoofdstuk 10. Opleidingsplan en begeleiding leerlingen, Omz.Vl. 13 maart 2019 betreffende Duaal leren en de aanloopfase, dataonderwijs.vlaanderen.be/ edulex/document.aspx?docid=15286.
(42) Art. 13 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(43) Art. 26, § 2 Decr.Vl. 10 juni 2016 j° art. 357/23 Codex Secundair Onderwijs. Cf. infra, IV.
(44) Art. 2sexies Decr.Vl. 10 juni 2016. In geval van delegatie van bevoegdheden vastgelegd in een samenwerkingsakkoord tussen het desbetreffende sectoraal partnerschap en het Vlaams Partnerschap Duaal Leren.
(45) Art. 7 Decr.Vl. 10 juni 2016. Cf. infra, IV.
(46) Art. 7,1° j° 2, 3° Decr.Vl. 10 juni 2016.
kan de erkenning van de onderneming ingetrokken worden door het Vlaams Partnerschap Duaal Leren (47) .
16. De leerling staat centraal in dit verhaal. Iedere leerling uit het technisch en beroepssecundair die de voltijdse leerplicht voltooid heeft, kan duaal leren (48) De transitie van een schoolomgeving naar werkomgeving vormt een grote stap. Alvorens een duale leerling de overstap maakt naar een duaal leertraject, zal de klassenraad in een (niet-bindend) advies oordelen over het “arbeidsrijpe” of eerder “arbeidsbereide” karakter van iedere leerling (49). Een leerling is arbeidsrijp indien hij competent is om te leren en werken op de werkplek (50). Wie nog onvoldoende arbeidsrijp is, zal beoordeeld worden als “arbeidsbereid” indien hij wel gemotiveerd is om te leren maar nog onvoldoende klaar is om op de werkplek de duale opleiding te volgen (51). Voor wie arbeidsbereid is maar nog niet arbeidsrijp, wordt voorzien in een aanloopfase in het voltijds secundair onderwijs (52). Door de inkanteling van de leervormen leertijd en deeltijds beroepssecundair onderwijs in duaal leren, bestaat de vrees dat bepaalde “kwetsbare” jongeren nooit voldoende arbeidsrijp zullen zijn om te kunnen deelnemen aan duaal leren (53). De eerste stappen in het transitieproces zijn nog maar gezet, dus het is te vroeg om te kunnen aftoetsen of deze angst overeenstemt met de realiteit (54) .
17. Jongeren die arbeidsrijp en arbeidsbereid zijn, mogen aan een duale opleiding beginnen. In de eerste plaats moet de leerling op zoek naar een geschikte werkplek. De leerling heeft een termijn van twintig opleidingsdagen om een overeenkomst alternerende opleiding te kunnen sluiten. Die termijn kan verlengd worden in geval van gewettigde afwezigheid, indien de onderneming nog een erkenning moet aanvragen (maar wel reeds ingediend heeft) of indien de trajectbegeleider deze toekent omwille van de inspanningen van de jongere. Wie geen werkplek vindt op deze termijn, kan niet deelnemen aan duaal leren en moet starten met een andere opleiding (55). Aan de start van het duaal leertraject vindt een intakegesprek plaats met ondersteuning van de trajectbegeleider (56). Dit vormt de start van het duaal leertraject van de onderneming, de drie partijen sluiten hierop een (stage)overeenkomst alternerende opleiding met het oog op het behalen vaan een deelof eindkwalificatie afhankelijk van het resultaat (57) .
18. Naast de drie partijen van de (stage)overeenkomst alternerende opleiding bestaat ook nog een overkoepelend orgaan dat alle belangrijke partners uit het onderwijs- en werkveld samenbrengt: het Vlaams Partnerschap Duaal Leren. Dit overkoepelende orgaan bestaat uit de sociale partners, onderwijsverstrekkers, de Vlaamse Dienst voor Arbeids-
(47) Vlaams partnersCHap duaal leren, Jaarrapport 2020-2021, publicaties.vlaanderen.be/view-file/47274, 2021, 44-45.
(48) Cf. supra, II.B.
(49) Art. 357/9, § 1 Codex Secundair Onderwijs. In het schooljaar dat voorafgaat aan het schooljaar waarin eventueel met een duaal structuuronderdeel wordt gestart, wordt aan de leerling een niet-bindend advies gegeven door de klassenraad.
(50) Art. 357/9, 2° Codex Secundair Onderwijs.
(51) Art. 357/9, 1° Codex Secundair Onderwijs.
(52) Art. 357/39 j° art. 357/40 Codex Secundair Onderwijs.
(53) Commissie Voor onderWiJs, Verslag vergadering, donderdag 27 oktober 2022, www.vlaamsparlement.be/ nl/parlementair-werk/commissies/commissievergaderingen/1672426/verslag/1677110.
(54) Bijlage 13. Overzicht opleidingen, concordanties en omzettingen van leren en werken naar duaal leren in Omz.Vl. 8 augustus 2008 betreffende stelsel leren en werken, data-onderwijs.vlaanderen.be/ edulex/document/14006#17.
(55) Art. 357/22 Codex Secundair Onderwijs j° art. 1 B.Vl.Reg. 14 september 2018 houdende uitvoeringsmaatregelen betreffende het duaal leren en de aanloopfase en diverse andere maatregelen, BS 19 oktober 2018 (hierna: B.Vl.Reg. 14 september 2018).
(56) Art. 357/21 Codex Secundair Onderwijs.
(57) Art. 11 Decr.Vl. 30 maart 2018 betreffende duaal leren en de aanloopfase, BS 23 mei 2018 tot wijziging van art. 357/2, 5° Codex Secundair Onderwijs j° art. 8 B.Vl.Reg. 14 september 2018.
bemiddeling en Beroepsopleiding (VDAB) en de departementen Onderwijs en Werk. Het decreet van 10 juni 2016 tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleidingen geeft aan het Vlaams Partnerschap Duaal Leren de bevoegdheid om gezamenlijk, als overkoepelend orgaan, beslissingen te nemen over de opleidingsvorm. Deze bevoegdheden hebben betrekking op de erkenning van de onderneming en het informeren en ondersteunen van ondernemingen die aan de erkenningsvoorwaarden voldaan hebben (58). Het Vlaams Partnerschap Duaal Leren brengt ook op jaarlijkse basis verslag uit door het publiceren van een monitoringsrapport. Naast het Vlaams Partnerschap bestaan er ook sectorale partnerschappen (59). De invulling van de sectorale partnerschappen is niet dezelfde als de bevoegdheden waarover ieder paritair leercomité beschikte ten tijde van het stelsel industrieel leerlingenwezen. De Vlaamse Regering kiest voor twee modelovereenkomsten gekoppeld aan standaardtrajecten, waar mogelijk een aantal bevoegdheden van het Vlaams Partnerschap Duaal Leren ook sectoraal uitgeoefend kunnen worden. De rol van sectoren is dus beperkt (60) Een van de bevoegdheden die het Vlaams Partnerschap kan delegeren, is de erkenning van de onderneming als werkplek (61). Tot op heden bestaan er negentien sectorale partnerschappen. Deze sectorale partnerschappen zullen de aanvragen tot erkenning beoordelen van de ondernemingen die tot hun sector behoren en de erkenningsvoorwaarden aftoetsen aan het beleid van de onderneming. Voor de overige sectoren behoudt het Vlaams Partnerschap Duaal Leren de regie (62)
19. Na de situering van de leervorm duaal leren, de definitie, actoren en totstandkoming, wordt het begrip alternerend leren verder toegelicht. Hoewel duaal leren tot alternerend leren behoort volgens de Vlaamse Gemeenschap, komt dit niet (altijd) overeen met de definitie van alternerend leren zoals de federale overheid die invult.
3. Duaal leren maakt niet steeds deel uit van alternerend leren
20. Duaal leren, alternerend leren of werkplekleren: deze drie begrippen worden vaak door elkaar gebruikt maar betekenen niet steeds hetzelfde. De eerste conceptnota uit 2015 situeert duaal leren binnen een groter geheel van leervormen die leren en werken combineren, werkplekleren genaamd (63). Binnen werkplekleren vormt alternerend leren een verzamelterm voor de meest intensieve vormen van werken en leren, wat verder gaat dan stages of meeloopdagen die ook tot werkplekleren behoren. In Vlaanderen is de begripsomschrijving alternerend leren na de zesde staatshervorming nog verder onderverdeeld. Het decreet van 10 juni 2016 omschrijft het begrip alternerende opleiding als “iedere duale opleiding, opleiding in het deeltijds beroepssecundair onderwijs en de leertijd” (64) . Wat nog meer verwarring veroorzaakt, is de verschillende invulling door de federale overheid van het begrip alternerend leren. Waar duaal leren een vorm van alternerend leren is op het niveau van de Vlaamse Gemeenschap, sluit de federale definitie van het begrip duaal leren gedeeltelijk uit. Om te weten hoe dat komt, moeten we even teruggaan in de tijd.
(58) Art. 2bis Decr.Vl. 10 juni 2016.
(59) Art. 8 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(60) Cf. infra, III.B. De overeenkomst van bepaalde duur in het kader van een ILW-opleiding blijven wel nog lopen tot de einddatum. Zoals weergegeven in art. 63 j° art. 64 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(61) Sinds de ontbinding van Syntra Vlaanderen werd de overschouwende bevoegdheid overgeheveld naar het Departement Werk. B.Vl.Reg. van 20 november 2020 houdende de uitvoering van het decreet van 10 juni 2016 tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleidingen, BS 7 december 2020.
(62) Art. 2sexies Decr.Vl. 10 juni 2016. Meer info is te lezen op Vlaamse oVerHeid, “Vlaams partnerschap Duaal Leren en sectorale partnerschappen”, www.vlaanderen.be/lerenden-uit-het-onderwijs-opleiden-opde-werkplek/vlaams-partnerschap-duaal-leren-en-sectorale-partnerschappen.
(63) Cf. supra, II.B.
(64) Art. 2, 2° Decr.Vl. 10 juni 2016.
21. Een tiental jaar geleden besloot de federale regering wegens tegenvallende deelnamecijfers aan de verschillende alternerende opleidingen om het stelsel alternerend leren te evalueren. Er volgden de gezamenlijke adviezen van de Nationale Arbeidsraad (NAR) en Centrale Raad voor het Bedrijfsleven (CRB) (65). De raden zagen de zwakke ontwikkeling van het alternerend onderwijs als een van redenen voor de lage werkgelegenheidsgraad (66). Hun voorstel tot hervorming van de regelgeving werkte een gekwalificeerd traject uit en bakende een degelijk wettelijk kader af (67)
22. Het gezamenlijk voorstel wordt verder toegelicht in het advies nr. 1770 “Maatregelen ter bevordering van de inschakeling van recente schoolverlaters op de arbeidsmarkt – alternerend leren”. Dit advies vormde in 2011 de basis voor een grondige hervorming van alternerend leren in het licht van de bestaande sociale zekerheid en arbeidsrechtelijke regelgeving (68). Centraal in het advies staat de aanpassing van de definitie van alternerende opleiding. De aangepaste definitie, opgenomen in artikel 1bis van het koninklijk besluit van 28 november 1969, luidt als volgt:
“Voor de toepassing van het eerste lid wordt verstaan onder alternerende opleiding, elke situatie die beantwoordt aan alle volgende voorwaarden samen:
1° de opleiding bestaat uit een deel dat uitgevoerd wordt op de werkvloer en een deel dat uitgevoerd wordt binnen of op initiatief en onder de verantwoordelijkheid van een onderwijs- of opleidingsinstelling; deze twee onderdelen beogen samen de uitvoering van één enkel opleidingsplan, zijn daarom op elkaar afgestemd en wisselen elkaar geregeld af;
2° de opleiding leidt tot een beroepskwalificatie;
3° het deel dat uitgevoerd wordt op de werkvloer voorziet op jaarbasis een gemiddelde arbeidsduur van minstens 20 uren per week, zonder rekening te houden met de feest- en vakantiedagen;
4° het deel dat uitgevoerd wordt binnen of op initiatief en onder de verantwoordelijkheid van een onderwijs- of opleidingsinstelling, omvat op jaarbasis: - minstens
240 lesuren voor de jongeren die onderworpen zijn aan de deeltijdse leerplicht in toepassing van de wet van 29 juni 1983 betreffende de leerplicht; - minstens 150 lesuren voor de jongeren die niet onderworpen zijn aan de leerplicht in toepassing van voornoemde wet van 29 juni 1983, waarbij het aantal uren berekend kan worden naar rato van de totale duur van de opleiding; de lesuren waarvoor de leerling eventueel van een vrijstelling geniet, toegekend door de voormelde onderwijs- of opleidingsinstelling, zijn begrepen in de 240 of 150 uren;
5° de beide delen van de opleiding worden uitgevoerd in het kader van en worden gedekt door één enkele overeenkomst waarbij de werkgever en de leerling betrokken partij zijn;
6° de in 5° bedoelde overeenkomst voorziet een financiële bezoldiging voor de leerling die ten laste is van de werkgever en die beschouwd moet worden als een loon
(65) De belangrijkste adviezen in het kader van alternerende opleiding zijn de gezamenlijke adviezen nrs. 1.702 en 1.770. Zie nationale arbeidsraad (nar) en Centrale raad Voor Het bedriJFsleVen (Crb), Advies maatregelen ter bevordering van de inschakeling van recente schoolverlaters op de arbeidsmarkt, 7 oktober 2009, nr. 1.702, www.cnt-nar.be/ADVIES/advies-1702.pdf (hierna: Gezamenlijk advies nar en Crb nr. 1.702) en nationale arbeidsraad (nar) en Centrale raad Voor Het bedriJFsleVen (Crb), Advies maatregelen ter bevordering van de inschakeling van recente schoolverlaters op de arbeidsmarkt. Opvolging van advies nr. 1.702 – alternerend leren, 25 mei 2011, nr. 1.770, www.cnt-nar.be/ADVIES/ advies-1770.pdf (hierna: Gezamenlijk advies nar en Crb nr. 1.770).
(66) nationale arbeidsraad (nar) en Centrale raad Voor Het bedriJFsleVen (Crb), Advies maatregelen ter bevordering van de inschakeling van recente schoolverlaters op de arbeidsmarkt, 7 oktober 2009, nr. 1.702, 4.
(67) Ibid., 48-50.
(68) Hierbij werden alle belangrijke actoren betrokken zoals het kabinet Werk, de vertegenwoordigers van de FOD WASO en Sociale Zekerheid, RVA en RKW. Gezamenlijk advies nar en Crb nr. 1.770.
voor de toepassing van de wet van 12 april 1965 betreffende de bescherming van het loon der werknemers.” (69)
23. Zowel bij de derde als zesde voorwaarde van de federale definitie van alternerend leren wringt het schoentje. De federale definitie sluit de stageovereenkomst alternerende opleiding uit en beschouwt die niet als een alternerende opleiding. Een duale opleiding gesloten met een stageovereenkomst alternerende opleiding bedraagt ten minste veertien uur op de werkplek (70). Deze werkplekcomponent volstaat niet om te beantwoorden aan de federale definitie waarbij de jongere minstens twintig uur per week op de werkplek doorbrengt (71). Daarnaast wordt ook geen leervergoeding toegekend aan duale leerlingen met een stageovereenkomst alternerende opleiding, wat een noodzakelijke voorwaarde vormt om als alternerende opleiding beschouwd te worden op federaal niveau (72) .
24. De afwijkende interpretatie van het begrip alternerend leren is een bewuste keuze van de Vlaamse Regering. Met deze bredere definitie van alternerend leren kunnen ook de richtingen met een aanzienlijke theoretische component duaal worden aangeboden. Deze doelstelling past echter niet binnen de federale invulling van het begrip. De stageovereenkomst duaal leren vormt als tweede modelovereenkomst een oplossing zodat een duidelijk onderscheid bestaat tussen de federale en Vlaamse invulling van het begrip (73) . Hoewel de Vlaamse decreetgever dus een juridische mouw heeft gepast aan de verschillende interpretaties van het begrip alternerend leren, heeft het voor de duaal lerende wel belangrijke gevolgen.
4. Twee modelovereenkomsten, twee verschillende statuten
25. Het uitsluiten van alle duale opleidingen met een stageovereenkomst alternerende opleiding in de federale definitie van alternerend leren heeft ingrijpende gevolgen voor het statuut van de jongere. Alleen voor duale opleidingen gesloten met een overeenkomst alternerende opleiding is de federale sokkel alternerend leren van toepassing op grond van artikel 1bis van het koninklijk besluit van 28 november 1969. De insteek van de duale opleiding is dezelfde, maar het statuut van de duaal lerende verschilt aanzienlijk.
26. Het decreet van 10 juni 2016 legt de basis voor duaal leren. Beide modelovereenkomsten worden geregeld volgens dezelfde bepalingen in het decreet, met uitzondering van de leervergoeding. Een duale leerling die een opleiding van minstens twintig uur op de werkplek volgt, ontvangt een leervergoeding. Een duale leerling met een stageovereenkomst alternerende opleiding ontvangt die leervergoeding niet (74) .
27. Afgezien van de leervergoeding, is het grootste verschil tussen beide modelovereenkomsten het rechtstreekse gevolg van de (beperkende) federale definitie van alternerende opleiding. Een duale opleiding gesloten met een overeenkomst alternerende opleiding valt wel onder de federale sokkel alternerend leren en valt bijgevolg onder de federale
(69) Art. 1bis KB 28 november 1969 tot uitvoering van de wet van 27 juni 1969 tot herziening van de besluitwet van 28 december 1944 betreffende de maatschappelijke zekerheid der arbeiders (hierna: KB 28 november 1969).
(70) Art. 357/4 Codex Secundair Onderwijs.
(71) Art. 3, 2° Decr.Vl. 10 juni 2016.
(72) Art. 28 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(73) Ontwerp van decreet tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleidingen van 13 mei 2016, Parl.St. Vl.Parl. 2015-16, nr. 772/1, 8 j° KB 29 juni 2014 tot wijziging van het koninklijk besluit van 28 november 1969 tot uitvoering van de wet van 27 juni 1969 tot herziening van de besluitwet van 28 december 1944 betreffende de maatschappelijke zekerheid der arbeiders, BS 8 augustus 2014.
(74) Art. 28 Decr.Vl. 10 juni 2016.
sociale zekerheid (75). Een stageovereenkomst alternerende opleiding valt niet onder de definitie van alternerende opleiding en wordt vanuit federaal standpunt slechts als stage beschouwd. Een onderneming die een duale leerling met een overeenkomst alternerende opleiding tewerkstelt, is onderworpen aan de sociale zekerheid. Deze RSZ-bijdrage wordt wel gedeeltelijk gecompenseerd door de doelgroepvermindering voor jonge werknemers. De onderneming ontvangt in casu een korting van de Rijksdienst voor Sociale Zekerheid op haar sociale bijdragen tot duizend euro per kwartaal en per leerling (76)
28. Afhankelijk van de leeftijd van de duale leerling wordt er nogmaals een onderscheid gemaakt. Voor duale leerlingen jonger dan negentien jaar geldt een beperkte onderwerping aan de socialezekerheidsbijdragen. De beperkte bijdrage heeft betrekking op de jaarlijkse vakantie, arbeidsongevallen, beroepsziekten en enkele kleinere bijdragen (77) . Leerlingen van negentien jaar of ouder vallen niet meer onder het toepassingsgebied van de beperkte onderwerping aan de socialezekerheidsbijdragen. Deze bijdrageverplichting houdt vanaf dan ook bijdrages voor pensioenen, werkloosheid, ziekte en invaliditeit in (78) .
29. Wie bijdraagt, bouwt ook sociale rechten op. Duale leerlingen van negentien jaar of ouder hebben recht op – ingeval aan de andere voorwaarden ook voldaan is – een werkloosheidsuitkering, pensioenrechten en een ziekte-uitkering (79). Alle duale leerlingen met een overeenkomst alternerende opleiding hebben ook recht op betaalde vakantiedagen afhankelijk van de geleverde prestaties op de werkplek (80) .
30. Voor duale leerlingen met een stageovereenkomst alternerende opleiding geldt geen bijdrageverplichting aan de sociale zekerheid, deze leerling bouwt bijgevolg ook geen sociale rechten op. Hoewel beide overeenkomsten vormelijk sterk gelijkend zijn, bestaat er in de praktijk een groot verschil in statuut en sociale rechten van de jongere. De reden hiervoor ligt hoofdzakelijk bij de afbakening van de federale definitie van alternerend leren, een afgeleide uit het gezamenlijk advies nr. 1770 van de NAR en CRB. Doordat deze niet overeenstemt met de Vlaamse omschrijving van alternerend leren, bevindt de duale leerling met een stageovereenkomst alternerende opleiding zich in een kwetsbaardere positie. In de praktijk kan het verschil in aantal opleidingsuren, negentien of twintig uur, tussen twee leerlingen met respectievelijk een SAO of OAO heel klein zijn, maar in theorie liggen beide statuten ver uit elkaar.
(75) Art. 1bis KB 28 november 1969.
(76) Deze RSZ-korting geldt niet in geval van een duale opleiding gesloten met een stageovereenkomst alternerende opleiding, aangezien in dat geval geen leervergoeding verschuldigd is. De maximale doelgroepvermindering bedraagt per kwartaal 1.000 euro ingeval deze jongere minstens 32 uur op de werkplek aanwezig is. De RSZ-korting wordt berekend naar rato van de aanwezigheid op de werkplek. De betrokken onderneming dient ieder kwartaal in haar DmfA-aangifte aan de Rijksdienst voor Sociale Zekerheid aan te geven of zij een duale leerling met OAO tewerkstelt De vermindering is wel niet cumuleerbaar met de mentorkorting, eerste aanwerving of doelgroepvermindering voor laaggeschoolde jongeren. Art. 346 j° art. 347 Programmawet (I) 24 december 2002, BS 31 december 2002. Zie Vlaamse oVerHeid, www.vlaanderen.be/doelgroepvermindering-voor-leerlingen-in-een-alternerende-opleiding/doelgroepvermindering-voor-leerlingen-in-een-alternerende-opleiding-bedrag-duuren-cumulaties j° riJksdienst Voor soCiale zekerHeid, www.socialsecurity.be/employer/instructions/dmfa/ nl/latest/instructions/deductions/structuralreduction_targetgroupreductions/introduction.html.
(77) riJksdienst Voor soCiale zekerHeid, Administratieve instructies RSZ, 2022/4, www.socialsecurity.be/ employer/instructions/dmfa/nl/latest/instructions/persons/specific/apprentices.html.
(78) Ibid.
(79) Voor het opbouwen van deze rechten is er echter geen sprake meer van een beperkte RSZonderwerping. Pas indien men reeds een diploma secundair onderwijs heeft of een alternerende opleiding met vrucht heeft voltooid, kan men genieten van een inschakelingsuitkering. Zoals weergegeven in art. 36, § 1, b) KB 25 november 1991 houdende de werkloosheidsreglementering, BS 31 december 1991.
(80) Dit geldt wel ongeacht de beperkte RSZ-onderwerping Art. 19 Decr.Vl. 10 juni 2016.
31. Het gezamenlijk advies omtrent alternerend leren dat aan de basis lag van de hervorming van de sociale zekerheid, voorzag ook in een grondige hervorming van het bestaande arbeidsrechtelijke luik. Deze wijzigingen werden niet doorgevoerd, aangezien de zesde staatshervorming op de planning stond. Sindsdien kreeg iedere gemeenschap de bevoegdheid om haar eigen accenten te leggen. De Vlaamse Gemeenschap heeft op haar beurt een unieke tripartiete opleidingsovereenkomst ontworpen die binnen en buiten de landsgrenzen geen evenknie kent.
III.
DUAAL LEREN IN (INTER)NATIONAAL PERSPECTIEF: EEN VREEMDE EEND IN DE BIJT
A. Alternerend leren voor de zesde staatshervorming
32. De zesde staatshervorming leidt tot een verschuiving van bevoegdheden. Waar het federale niveau vroeger bevoegd was voor alternerend leren, hevelt artikel 4, 17° van de bijzondere wet van 8 augustus 1980 (BWHI) deze bevoegdheid over naar de gemeenschappen (81). De bevoegdheidsoverdracht illustreert een verandering in zienswijze. Vroeger werd de link gelegd met de werknemer-werkgeverrelatie waarbij het verrichten van arbeid centraal stond. Na de laatste staatshervorming wordt de nadruk gelegd op de opleidingsinsteek die alternerend leren heeft (82). Het doel van alternerend leren is niet het verrichten van arbeid maar wel het behalen van een deel- of eindkwalificatie om zo de ongekwalificeerde uitstroom te beperken (83). Vanuit die opleidingsinsteek gaat de parlementaire voorbereiding dieper in op de sterke verschillen tussen een arbeidsovereenkomst en een leerovereenkomst, zoals het voorwerp van de overeenkomst en de leervergoeding (84). Om deze reden beschikken de gemeenschappen na de zesde staatshervorming over een volheid van bevoegdheid om de contractuele verhouding te regelen. Er moet wel enige nuance aangebracht worden aan deze “volheid van bevoegdheid”. Het zwaartepunt verschuift wel naar de gemeenschappen, maar de federale arbeids- en socialezekerheidsregelgeving blijft ook van toepassing (85) .
33. De bevoegdheidsoverheveling van stelsels van alternerend leren naar de gemeenschappen ging gepaard met de overheveling van de bevoegdheid betreffende de start- en stagebonus en het doelgroepenbeleid naar de gewesten (86). De dubbele overdracht van
(81) Art. 4, 17° Bijz.W. tot hervorming der instellingen van 8 augustus 1980, BS 15 augustus 1980.
(82) Voorstel van bijzondere wet met betrekking tot de Zesde Staatshervorming, Parl.St. Senaat 2012-13, nr. 2232/1, 22.
(83) Zie Ontwerp van decreet tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleidingen van 13 mei 2016, Parl.St. Vl.Parl. 2015-16, nr. 772/1, 183 p. Dit type jongeren is ook gekend als NEET-jongeren: Not in Education, Employment or Training. Dat zijn alle jongeren tussen 15 en 24 jaar die geen opleiding volgen binnen of buiten het onderwijs, geen regulier onderwijs volgen en ook niet aan het werk zijn. Het aandeel NEET-jongeren gemeten over de totale jongerenpopulatie van 15-24 jaar bedraagt 6% in het Vlaams Gewest, 7,4% in België. Hiermee ligt het percentage onder het Europese gemiddelde van 11%. Analyse gemaakt door Steunpunt Werk op basis van Statbel (Algemene Directie Statistiek –Statistics Belgium), EAK, Eurostat LFS. Steunpunt Werk, “Vlaanderen binnen Europa: Opleiding”, www. steunpuntwerk.be/cijfers/vlaanderen-binnen-europa-opleiding.
(84) Het voorwerp van een leerovereenkomst is het doorlopen van opleidingstraject met als eindpunt het behalen van een deel- of eindkwalificatie. Zie art. 2, 2° Decr.Vl. 10 juni 2016. Bij een arbeidsovereenkomst is het voorwerp het verrichten van arbeid. Zie art. 2 wet 3 juli 1978 betreffende de arbeidsovereenkomsten, BS 22 augustus 1978 (hierna: Arbeidsovereenkomstenwet).
(85) Voorstel van bijzondere wet met betrekking tot de Zesde Staatshervorming, Parl.St. Senaat 201213, nr. 2232/1, 22-23. De Vlaamse Gemeenschap beschikte reeds over de bevoegdheid om een opleiding te volgen in het kader van het oprichten van een onderneming of het uitoefenen van een zelfstandig beroep, en krijgt nu ook alternerend leren als bevoegdheid. Deze hadden ze al voor de zesde staatshervorming. Art. 4, 16° j° 4, 17° BWHI.
(86) Art. 6, § 1, IX, 7°, d) BWHI.
gewest- en gemeenschapsbevoegdheden vereist een bijzondere staatsrechtelijke constructie. In Vlaanderen worden de bevoegdheden van het Vlaams Gewest en de Vlaamse Gemeenschap samen uitgevoerd (87). Ook de Franse Gemeenschap en het Waals Gewest oefenen in onderling akkoord de bevoegdheden betreffende alternerende opleiding uit (88). Vervolgens heeft het Waals Gewest de gewestelijke bevoegdheid voor het Duitstalige taalgebied gedelegeerd naar de Duitstalige Gemeenschap. Zij kan zelf de doelgroepvermindering afstemmen op haar gemeenschapsbevoegdheid alternerende opleiding en hangt niet af van het Waals Gewest (89). In tegenstelling tot de twee andere gewesten, heeft het Brussels Hoofdstedelijk Gewest de bevoegdheid bepaald in artikel 4, 17° BWHI niet. Afhankelijk van de taal van de opleiding is de Franse of Vlaamse Gemeenschap bevoegd in Brussel-Hoofdstad. Indien de opleidingsinstelling niet tot een van de twee gemeenschappen behoort, zal de federale overheid bevoegd zijn (90)
B. Alternerend leren na de zesde staatshervorming
34. De Vlaamse, Franse en Duitstalige Gemeenschap slaan ieder een andere weg in na de zesde staatshervorming. Van de drie gemeenschappen is Vlaanderen de eerste om een grondige wijziging uit te voeren. Het decreet van 10 juni 2016 tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleiding vormt de start van duaal leren. Het decreet bevat een bijzonder element: de opleidingsovereenkomst zal in de toekomst gesloten worden door de drie partijen samen (91). De drie partijen zijn – zoals supra reeds aangegeven – de duale leerling, de aanbieder duaal leren en de onderneming (92) .
35. Deze unieke uitgangspositie wordt niet gedeeld door de Duitstalige en Franse Gemeenschap. Beide hebben de wet van 19 juli 1983 niet opgeheven maar omgezet in een decreet. Anders dan de Vlaamse Gemeenschap hebben de Duitstalige en de Franse Gemeenschap slechts beperkte wijzigingen aan het bestaande wettelijk kader aangebracht (93). Waar Vlaanderen kiest voor een tripartiete overeenkomst, opteren de Duitstalige en de Franse Gemeenschap voor het sluiten van een duale overeenkomst tussen de leerling en de onderneming. Zij vallen hiervoor terug op artikel 5 van de Wet Leerlingenwezen, dat uitsluitend de leerling en de onderneming als contractspartijen aanduidt (94) .
(87) Hiertoe behoort niet Brussel-Hoofdstad, dat deel uitmaakt van de Vlaamse Gemeenschap. Daarvoor geldt de bijzondere regeling Brussel-Hoofdstad.
(88) Decr.Fr. 15 januari 2009 houdende de instemming met het kaderakkoord tot samenwerking betreffende de alternerende opleiding, gesloten te Brussel op 24 november 2008 tussen de Franse Gemeenschap, het Waalse Gewest en de Franse Gemeenschapscommissie, BS 5 maart 2009 j° Decr.Fr. 11 april 2014 houdende de instemming met het aanhangsel bij het kaderakkoord tot samenwerking betreffende de alternerende opleiding, gesloten te Brussel op 24 oktober 2008 tussen de Franse Gemeenschap, het Waals Gewest en de Franse Gemeenschapscommissie.
(89) Art. 5 Decr.D. 15 december 2015 tot wijziging van verscheidene decreten met het oog op de uitoefening door de Duitstalige Gemeenschap van bepaalde bevoegdheden van het Waalse Gewest inzake tewerkstelling en monumentenzorg, BS 30 december 2015.
(90) Adv.RvS nr. 53.932/AV, 27 augustus 2013 over een voorstel van Bijz.W. zesde staatshervorming, Parl.St. Senaat 2012-13, nr. 5-2232/3, 7, aangehaald door J. Vanpraet in “De Bevoegdheidsverdeling in het arbeidsmarktbeleid” in J. Velaers, J. Vanpraet, y. peeters en W. VandenbruWaene (eds.), De zesde staatshervorming: instellingen, bevoegdheden en middelen, Antwerpen, Intersentia, 2014, 607-609.
(91) In enkele uitzonderingsgevallen wordt wel nog gebruikgemaakt van de overeenkomst voor deeltijdse arbeid, die wel een duale overeenkomst vormt. Deze overeenkomst wordt gesloten tussen de leerling en de onderneming. Deze overeenkomst wordt niet toegelicht in deze bijdrage. De OAO en SAO vormen de regel, de deeltijdse arbeidsovereenkomst de uitzondering.
(92) Cf. infra, III.
(93) Decr.Fr. 20 juli 2016 tot wijziging van de wet van 19 juli 1983 op het leerlingenwezen voor beroepen uitgeoefend door werknemers in loondienst, BS 2 augustus 2016 j° Decr.D. 20 juni 2016 betreffende het industrieel leerlingenwezen, BS 18 juli 2016.
(94) Ibid. Daarnaast heeft de Wet Leerlingenwezen ook een enger toepassingsgebied dan duaal leren. De wet voorziet in een drempel van twintig werknemers waardoor de Wet Leerlingenwezen voor
36. Het succes van duaal leren varieert sterk tussen de verschillende gemeenschappen. De populariteit van duaal leren is alleszins niet afhankelijk van het duale of tripartiete karakter van de overeenkomst. De Duitstalige Gemeenschap heeft een lange traditie in duaal leren en telt verhoudingsgewijs tien keer meer studenten in deze richting dan de andere twee gemeenschappen. Hierbij sluit het aan bij de bestaande stelsels in buurland Duitsland en Zwitserland. Duaal leren in de Duitstalige Gemeenschap is een opleidingsvorm waar niet alleen de focus ligt op technische richtingen, maar ook verschillende bacheloropleidingen (zoals boekhouden, verzekeringsmakelaar…) worden aangeboden. Na afloop vindt 95% van het totale aantal jongeren binnen de zes weken werk (95). In tegenstelling tot de Vlaamse Gemeenschap kiest men in de Duitstalige Gemeenschap voor een bilaterale overeenkomst (96). Ook andere Europese landen geven de voorkeur aan een opleidingsovereenkomst met twee partijen in plaats van drie.
C. Europese best practices duaal leren geven voorkeur aan bilaterale verhouding
37. Wanneer over de grenzen heen wordt gekeken naar andere vormen van duaal leren, lijkt de tripartiete verhouding in Vlaanderen eerder een unicum (97). Vlaanderen heeft de mosterd voor de ontwikkeling van duaal leren gehaald bij enkele landen die reeds een lange traditie hebben in duaal leren, waaronder Duitsland en Oostenrijk (98). Duitsland legt in zijn Vocational training act een contractuele verplichting tussen de onderneming en leerling vast, maar betrekt hier de opleidingsverstrekker niet bij (99). Oostenrijk voorziet met zijn Ausbildung ook enkel een overeenkomst tussen de onderneming en leerling waarbij de sociale partners een belangrijke rol opnemen (100). Wat nog het meest aansluit bij het Vlaamse duaal leren, is de beroepsbegeleidende leerweg (BBL) in Nederland. Nederland kiest er wel voor om met die opleiding een praktijkovereenkomst te sluiten tussen de drie partijen (101). Zij beoordelen de opleidingsinsteek in casu. De leerling en de werkplek sluiten samen een arbeidsovereenkomst indien de aard van de activiteiten en de gezagsverhouding dat vereisen (102)
38. Hoewel het tripartiete karakter een unicum vormt binnen en buiten de landsgrenzen, valt de keuze voor de bijzondere contractuele verhouding in Vlaanderen wel te verklaren. De reden hiervoor is tweeledig. In de eerste plaats omdat de leerling het voorwerp uitmaakt van de overeenkomst. Als tweede reden wordt opgegeven dat duaal leren een
de meeste kmo’s niet van toepassing zal zijn. Art. 2, § 1 Wet leerlingenwezen. Deze bepaling werd overgenomen in beide decreten van de Franse en Duitstalige Gemeenschap.
(95) Verzoek tot het opstellen van een informatieverslag betreffende een vergelijking van de verschillende stelsels van duaal leren in België en in het buitenland teneinde de ideeën hierover te bundelen en de werking ervan te optimaliseren, Parl.St. Senaat 2019-20, nr. 7-140/1.
(96) Ibid. De Franse Gemeenschap heeft ambitieuze plannen om de duale opleiding een nieuwe leven in te blazen, maar deze werden voorlopig nog niet omgezet in de praktijk.
(97) Bevindingen gebaseerd op het meest recente rapport op het niveau van de Europese Unie. europese Commissie, Apprenticeship supply in the Member States of the European Union. Final report, 2012, op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/3b34aeca-d9bb-4ac1-a3dc-d106e43bc2bf, 70-73.
(98) Onder “traditionele landen” worden verstaan: Duitsland, Zwitserland en Oostenrijk. Zoals weergegeven in S. Baert, K. de riCk e.a., De invoering van duaal leren in Vlaanderen: een wetenschappelijke reflectie, Steunpunt Onderwijsonderzoek, Gent, 2018, 52 p.
(99) § 11. Vertragsniederschrift Berufsbildungsgesetz (BBiG), Publ. 23 maart 2005, www.gesetze-iminternet.de/bbig_2005/BBiG.pdf. CedeFop, Vocational education and training in Germany, 2020, 24.
(100) portal der arbeiterkammern, Lerverhältnis und Lehrvertrag, www.arbeiterkammer.at/beratung/ arbeitundrecht/Lehre/Lehrverhaeltnis_und_Lehrvertrag.html#heading_Lehrvertrag CedeFop, Vocational education and training in Europe: Austria, 2019, 5, www.cedefop.europa.eu/en/tools/vet-ineurope/systems/austria.
(101) Art. 7.2.8. j° art. 7.5.9. Wet Educatie en Beroepsonderwijs, aangehaald in d. sCHuurman en a. VarkesVisser, “3de beroepsbegeleidende leerweg wordt beloond”, ArbeidsRecht 2018, afl. 46, 1-8.
(102) Ibid., 1-2.
“samenhangend geheel” vormt bestaande uit een onderwijs- en een werkplekcomponent die nauw verweven zijn met elkaar (103). Hoewel een logische verklaring voor de hand ligt, brengt het ook de nodige uitdagingen met zich mee. Twee partijen delen in dezelfde overeenkomst het gezag, wat vragen doet rijzen naar de afbakening van ieders verantwoordelijkheid. Een voorbeeld hiervan is het toezicht houden op de fysieke en mentale veiligheid van de leerlingen op de werkplek.
IV. WIE WAAKT OVER HET WELZIJN VAN DE LEERLINGEN?
A. Bezorgde bedenkingen vanuit de praktijk
39. Vanuit de proeftuinen in het kader van het project “Schoolbank op de werkplek” kwamen verontrustende signalen over het mentale en fysieke welbevinden van de leerlingen (104). In de eerste plaats komt de veiligheid van de jongere onder druk te staan. Zo stemmen de soms (gebrekkige) veiligheidsinstructies niet overeen met de veiligheidsinstructies die de leerlingen op school aangeleerd kregen. Werfschoenen die duale leerlingen op school verplicht moeten dragen, worden weggelaten op de werkplek omdat men het niet gewoon is (105). Uiteraard is het niet alleen de onderneming die hier de verantwoordelijkheid draagt. Ook de school voldoet in de ogen van de betrokken onderneming soms niet aan het aanleren van de noodzakelijke veiligheidsprincipes. Zo getuigt ook een mentor die problemen ondervond met een leerling die geen helm of beschermbril wou aandoen (106)
40. Ten tweede blijkt de reglementering rond arbeidstijd, in het bijzonder voor de jeugdige werknemers, een moeilijk haalbare kaart. De eerste evaluaties uit de proeftuinen toonden aan dat heel wat duale leerlingen overuren presteren, wat in strijd is met de toepasselijke bepalingen opgenomen in de Arbeidswet. Het probleem is daarenboven wijdverspreid en strekt zich uit tot meerdere sectoren, voornamelijk sectoren waar frequent overwerk plaatsvindt (107). Duale leerlingen jonger dan achttien jaar vallen onder de categorie “jeugdige werknemers” en mogen in principe geen overuren maken (108). Dit kan slechts in uitzonderlijke gevallen, bijvoorbeeld indien het gaat om een voorgekomen of dreigend ongeval (109). Indien de leerling toch uit noodzaak langer werkt dan gepland, is het aan de onderneming om de Dienst Toezicht op Sociale Wetten binnen de drie dagen te contacteren en inhaalrust te geven voor de gemaakte overuren(110). De theorie staat soms ver af van de praktijk. Regelmatig moeten leerlingen tijdens een duale opleiding overuren
(103) Ontwerp van decreet tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleidingen van 13 mei 2016, Parl.St. Vl.Parl. 2015-16, nr. 772/1, 15.
(104) Tijdens de proefprojecten in het kader van “Schoolbank op de werkplek” verschenen een aanvangsrapport, drie tussentijdse rapporten en een eindrapport. Deze rapporten dienden als inspiratie voor de uitgelichte juridische knelpunten “welzijn” en “aansprakelijkheid”. Meer info via Vlaamse oVerHeid, “Onderwijsonderzoeken. Evaluatie proefprojecten duaal leren” , https://dataonderwijs.vlaanderen.be/onderwijsonderzoek/project/381.
(105) Zo getuigt ook een trajectbegeleider: “Er was eens een op de werf die niet zijn werfschoenen aanhad, maar zijn gewone schoenen. En dan die grote chef zegt dat dat niet erg was. Een andere keer was er een andere persoon verantwoordelijk en die gaf hem meteen een waarschuwing om zijn werfschoenen aan te doen” in N. ClyCq, W. nouWen en M. orozCo, Duaal Leren op Proef. Evaluatiestudie van de proeftuinen ‘Schoolbank op de Werkplek’. Tussentijds rapport schooljaar 2017-2018, Antwerpen, CeMis, 2019, 80.
(106) Ibid,. 83. “Ze moeten iets slijpen, ja goed, ik heb drie keer moeten zeggen: een helm aandoen en een bril aandoen. ‘Ah, waarom?’ [...] Dus, ja dat vind ik wel, dat zouden ze wat beter moeten kunnen + terugkoppelen naar aansprakelijkheidskwestie”.
(107) N. ClyCq, W. nouWen en M. orozCo, Duaal Leren op Proef. Evaluatiestudie van de proeftuinen ‘Schoolbank op de Werkplek’. Tussentijds rapport schooljaar 2017-2018, Antwerpen, CeMis, 2019, 13.
(108) Art. 32, § 1 Arbeidswet.
(109) Art. 12, 3° j° art. 12, 4° j° art. 26, 2° Arbeidswet.
(110) Art. 33, § 1 Arbeidswet.
presteren. De redenen hiervoor zijn gevarieerd: collega’s zetten hen onder druk, de onderneming werkt op verplaatsing (een tuinaannemer bijvoorbeeld) (111) of het ligt aan de aard van het beroep (een bakker bijvoorbeeld) (112). De redenen waarom een duale leerling ook de overuren presteert, liggen uiteen. Sommigen verdienen graag een centje bij (113). Niet iedereen kiest er vrijwillig voor, er kan ook sprake zijn van druk die ze voelen. De leerlingen durven soms niet te weigeren omdat ze hopen op een toekomstige job bij de werkgever (114). Uitzonderlijk is de duale leerling in de ogen van de onderneming ook gewoon een “goedkope werkkracht” (115) .
41. Tot slot valt het op dat duaal leren te kampen heeft met hoge uitvalcijfers. 33% van het totale aantal gesloten overeenkomsten wordt beëindigd alvorens het duaal traject is afgerond (116). Dat kan verschillende oorzaken hebben: een leerling stopt met studeren, overmacht, een leerling verandert van onderneming of een leerling verkiest een andere opleiding. Toch ligt ook vaak de stroef lopende relatie tussen onderneming en leerling aan de basis van de breuk. In een op de drie gevallen wordt “de samenwerking tussen de onderneming en leerling verloopt niet zoals het hoort” aangegeven als reden om het duale traject te beëindigen (117). Hoewel slechts bij vier ondernemingen tijdens het schooljaar 2020-2021 de overeenkomst werd stopgezet omwille van zware inbreuken op de regelgeving, wordt de initiële erkenning wel vaker geweigerd omwille van redenen die verband houden met het welzijn van de jongere (118). Zo gaat het bijvoorbeeld over het gebrek aan de nodige bedrijfsuitrusting, gebrek aan mentoren of in geval van een voorafgaande veroordeling.
42. Deze inleidende bedenkingen uit de praktijk tonen aan dat het waken over welzijn van de leerlingen een belangrijk aandachtspunt vormt. Hierbij draagt de onderneming, naast de aanbieder van duaal leren, een belangrijke verantwoordelijkheid.
B. Een niet te onderschatten rol voor de onderneming
43. De mentor, de trajectbegeleider, de onderneming, de opleidingsverstrekker, het Vlaams Partnerschap Duaal Leren… de veelheid aan actoren in duaal leren zorgen voor on-
(111) N. ClyCq, W. nouWen en M. orozCo, Duaal Leren op Proef. Evaluatiestudie van de proeftuinen ‘Schoolbank op de Werkplek’. Tussentijds rapport schooljaar 2017-2018, Antwerpen, CeMis, 2019, 115. “Plus ook een tuinaanlegger die werkt niet tot halfvijf, die werkt totdat het af is. We houden dat in het oog, je weet ook maart april kan dat soms eens tot zeven uur zijn…”
(112) Ibid., 155. “Als je ‘s morgens om twintig na acht hier moet zijn, en je hebt tot twintig na zes gewerkt, van twaalf uur de nacht ervoor of vroeger. Dat kan je niet volhouden, wij zijn volwassenen en dat kunnen wij ook niet.”
(113) In dat geval gaat het om werk in het informele circuit want een jongere met een opleidingsovereenkomst kan slechts in bepaalde gevallen een overeenkomst sluiten bij dezelfde onderneming waar hij een duale opleiding volgt. Er kan wel studentenarbeid uitgeoefend worden bij dezelfde overeenkomst tijdens de maanden juli en augustus of indien de overeenkomst geschorst is voor onbetaalde vakantiedagen of toegestane afwezigheid. riJksdienst Voor soCiale zekerHeid, Administratieve instructies RSZ, www.socialsecurity.be/employer/instructions/dmfa/nl/latest/instructions/persons/ specific/students.html, 2022/3.
(114) W. nouWen en R. Van Caudenberg, Duaal leren als hefboom voor jeugdwerkgelegenheid in grootsteden. Rapport (fase 2). Ervaringen van jongeren in alternerende (duale en niet-duale) opleidingen, Antwerpen, CeMIS, 2018, 22-24.
(115) N. ClyCq, W. nouWen en M. orozCo, Duaal Leren op Proef. Evaluatiestudie van de proeftuinen ‘Schoolbank op de Werkplek’ Eindrapport, Antwerpen, CeMIS, 2020, 56.
(116) Zo’n 1.842 overeenkomsten werden vroegtijdig beëindigd, terwijl er ter vergelijking 3.712 overeenkomsten spontaan afliepen. Vlaams partnersCHap duaal leren, Jaarrapport 2020-2021, Departement Werk & Sociale Economie, 2021, publicaties.vlaanderen.be/view-file/47274, 37.
(117) Ibid., 38-39.
(118) Ibid., 39.
duidelijkheid. De regelgeving is hierover weinig transparant. Het decreet van 10 juni 2016 beschrijft in artikel 11, 10° de volgende verplichting voor de onderneming: “De onderneming zorgt er als een goede huisvader voor dat de opleiding op de werkplek plaatsvindt in omstandigheden die voldoen aan de vereisten van de wetgeving over welzijn op het werk.” Het begrip “goede huisvader” stond reeds in het opgeheven artikel 24 van de wet van 19 juli 1983 vermeld, maar dekt de lading onvoldoende (119). Het decreet van 10 juni 2016 gaat wel verder in op de verplichtingen van de onderneming. Artikel 14 van het decreet vermeldt het volgende: “De onderneming moet zich schikken naar alle wettelijke, reglementerende en conventionele bepalingen, inzonderheid met betrekking tot voorzieningen van sociale zekerheid, arbeidswetgeving, welzijnswetgeving en verzekeringen, die van toepassing zijn op de onderneming.” In de parlementaire voorbereiding in de aanloop naar duaal leren is deze gelijkstelling ook te lezen tussen een arbeidsovereenkomst en opleidingsovereenkomst voor wat betreft de toepassing van de welzijnswetgeving. Er wordt geen onderscheid gemaakt, hoewel het voorwerp van overeenkomst wel degelijk verschilt (120) .
44. De gelijkschakeling wat betreft de toepassing van de welzijnswetgeving is niet het enige. Een leerling geniet van bijzondere bescherming. In de Codex Welzijn op het werk valt de duale leerling onder de definitie van “stagiair” zoals bepaald in artikel X.4-2. Stagiairs worden apart opgenomen in de codex, waardoor er in het kader van tewerkstelling ook andere verplichtingen voor de onderneming gelden dan die voor een reguliere werknemer (121). Deze verplichtingen omvatten onder andere het uitvoeren van een risicoanalyse, het bezorgen van een werkpostfiche en gezondheidstoezicht waar vereist (122)
45. Daarnaast vormt de leeftijd van de jongere een aandachtspunt. Voortgaand op de algemene bepaling in artikel 14 van het decreet van 10 juni 2016, kunnen de minderjarige leerlingen ook gezien worden als “jeugdige werknemers” zoals bedoeld in afdeling 3 van de Arbeidswet. Hieruit vloeien verplichtingen voor de onderneming voort. In het bijzonder kan hier gewezen worden op de arbeidstijdenregeling voor jeugdige werknemers (123). De maximale arbeidsduur mag niet meer bedragen dan acht uur per dag of 38 uur per week. Leerlingen onder de achttien jaar mogen niet meer dan viereneenhalf uur ononderbroken arbeid verrichten en moeten minstens twaalf uur rusten tussen twee werkdagen (124). Meerderjarige duale leerlingen vormen geen afwijking en vallen onder dezelfde regels als een werknemer. Voor hen voorziet de Arbeidswet niet in extra beschermingsmaatregelen (125) Wanneer het gaat over zon- en feestdagen, wordt opnieuw een onderscheid gemaakt tussen de minderjarige en meerderjarige leerlingen. Minderjarige leerlingen mogen slechts een zondag op twee onder strikte voorwaarden werken (126). De bijzondere bescherming
(119) Art. 24 Wet Leerlingenwezen. Het nieuw Burgerlijk Wetboek heeft het begrip “goede huisvader” vervangen door “de voorzichtige en redelijke persoon”. Het decreet van 10 juni 2016 werd daarop nog niet afgestemd, voorlopig wordt het oude begrip dus nog gehanteerd. MvT, art. 5.72 wetsvoorstel houdende boek 5 “Verbintenissen” van het Burgerlijk Wetboek, Parl.St. Kamer 2020-21, nr. 1806/001, 83.
(120) Ontwerp van decreet tot regeling van bepaalde aspecten van alternerende opleidingen van 13 mei 2016, Parl.St. Vl.Parl. 2015-16, nr. 772/1, 19.
(121) Art. X.4-2 Codex over het welzijn op het werk van 28 april 2017, BS 2 juni 2017 j° Boek X, Titel 4, Hoofdstuk II Codex over welzijn op het werk van 28 april 2017, BS 2 juni 2017.
(122) Art. X.4-10 Codex over welzijn op het werk van 28 april 2017, BS 2 juni 2017.
(123) Afd. 3 Arbeidswet 16 maart 1971, BS 30 maart 1971 (hierna: Arbeidswet).
(124) Art. 34 Arbeidswet.
(125) Ze behoren niet meer tot de categorie “jeugdige werknemers” zoals gedefinieerd in art. 2 Arbeidswet. Omz.Vl. 31 augustus 2015 betreffende leerlingenstages, observatieactiviteiten en praktijklessen op verplaatsing in het voltijds gewoon secundair onderwijs en BuSO OV4, dataonderwijs.vlaanderen.be/ edulex/document.aspx?docid=14891.
(126) Art. 33, § 2 Arbeidswet. Bijlage I bij Omz.Vl. van 12 juni 2001 betreffende de organisatie van het schooljaar in het secundair onderwijs, data-onderwijs.vlaanderen.be/edulex/document. aspx?docid=13093#13.
voor jeugdige werknemers geldt ook in geval van nachtarbeid, voor jongeren vanaf zestien jaar bestaat er wel enige versoepeling in de regelgeving (127). Het is opvallend dat blijkt uit de bevraging van de leerlingen supra dat overwerk regelmatig voorkomt terwijl dit in strijd is met de bijzondere bescherming als “jeugdige werknemer”.
46. Tot slot valt een duale leerling ook onder het toepassingsgebied van het arbeidsreglement van de onderneming. Het arbeidsreglement is wel slechts van toepassing indien het niet in strijd is met de regelgeving in het kader van duaal leren (128). Naast het arbeidsreglement is de leerling onderhevig aan de bestaande collectieve arbeidsovereenkomsten die van toepassing zijn in de onderneming. Men kan wel de duale leerlingen uitsluiten van het toepassingsgebied ratione personae door, bijvoorbeeld, de formulering “werknemers tewerkgesteld onder een arbeidsovereenkomst” in de collectieve arbeidsovereenkomst op te nemen (129) .
47. De juridische verantwoordelijkheid van de onderneming weegt dus zwaarder dan een loutere toepassing van wat de bepaling opgenomen in het decreet van 10 juni 2016 doet vermoeden. Niet alleen de onderneming moet echter waken over het welzijn van de jongere, meerdere partijen spelen een rol.
C. Rol Vlaams Partnerschap Duaal Leren
48. De gedeelde verantwoordelijkheid van de onderneming en aanbieder duaal leren bemoeilijkt het waken over het welzijn van de jongere. Iedere partij is gedeeltelijk verantwoordelijk voor het welzijn van de jongere, maar in de praktijk kijken beide partijen naar elkaar. Informeel wordt wel getracht door de aanbieder duaal leren om een oogje in het zeil te houden. Scholen, leerkrachten, trajectbegeleiders of directie proberen de lokaal ingebedde ondernemingen te sensibiliseren (130). Er is echter sprake van een tweesnijdend zwaard. Scholen hebben naast de duale opleidingen ook vaak nog stageplaatsen in dezelfde onderneming. Te veel ingaan tegen de praktijken in de onderneming, zou hun andere belangen kunnen schaden. Daarom wordt ook gekeken naar de sectoren. Sommige sectoren kiezen er al voor om te sensibiliseren, op plaatsbezoek te gaan bij de onderneming en hen bewust te maken van het aanleren van juiste gewoontes aan de jongere (131)
49. Naast de informele mogelijkheden, neemt het Vlaams Partnerschap Duaal Leren een formele rol op. Op macroniveau kan het Vlaams Partnerschap vanuit de hoedanigheid van kwaliteitsbewaker doortastend optreden. Het beschikt over de bevoegdheid om de werkplekken te erkennen maar kan deze erkenning ook opnieuw intrekken of ondernemingen uitsluiten van duaal leren indien ze hun boekje te buiten gaan (132). Zo werden enkele erkenningen in het verleden al geweigerd omdat er onvoldoende garanties waren dat de jongere in veilige omstandigheden zou kunnen leren op de werkplek, zoals supra beschreven (133). Het Vlaams Partnerschap Duaal Leren kan deze rol ook delegeren aan een
(127) Bij jongeren vanaf zestien jaar wordt het verbod op nachtarbeid echter ingekort: van 20 u.-6 u. naar 22 u.-6 u. of 23 u.-7 u. zoals bepaald in art. 34bis, § 2 Arbeidswet.
(128) Art. 14 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(129) Art. 15 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(130) N. ClyCq, W. nouWen en M. orozCo, Duaal Leren op Proef. Evaluatiestudie van de proeftuinen ‘Schoolbank op de Werkplek’. Eindrapport, Antwerpen, CeMIS, 2020, 47.
(131) Vlaams partnersCHap duaal leren, Jaarrapport 2020-2021, Departement Werk & Sociale Economie, 2021, publicaties.vlaanderen.be/view-file/47274, 44-45. Dit is waar de sectorconvenants een belangrijke rol kunnen spelen. Cf. infra
(132) Art. 7 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(133) Art. 7, § 2 Decr.Vl. 10 juni 2016 j° Omz.Vl. 13 maart 2019 betreffende Duaal leren en de aanloopfase, dataonderwijs.vlaanderen.be/edulex/document.aspx?docid=15286, https://publicaties.vlaanderen. be/viewfile/ 47274p, 64.
van de sectorale partnerschappen door middel van een samenwerkingsakkoord (134). Het partnerschap neemt daarnaast ook een preventieve rol op en draagt de verantwoordelijkheid om de ondernemingen te ondersteunen en de werkplekken kwalitatief en kwantitatief te versterken (135). Dit kan door extra informatie te bezorgen over de mentoropleiding, in individuele coaching van de onderneming te voorzien of mogelijke opvolggesprekken in te plannen. Alleen indien de preventieve aanpak niet werkt, wordt de beslissing genomen om de opleiding stop te zetten. Ter illustratie: in het schooljaar 2020-2021 werden 6.099 erkenningen goedgekeurd, 756 erkenningen afgekeurd, 835 erkenningen stopgezet en 2.516 opgeheven (136) .
50. Hoewel het Vlaams Partnerschap Duaal Leren op macroniveau de erkenning van ondernemingen kan intrekken of stopzetten, dragen ook de inspectiediensten een verantwoordelijkheid bij het toezien op het welzijn van de jongere. Opvallend genoeg zijn voor één individueel duaal opleidingstraject twee verschillende inspectiediensten bevoegd. Voor het toezicht op het welzijn van de jongere in het licht van het decreet van 10 juni 2016 en de kwaliteit van de opleiding is de afdeling Vlaamse Sociale Inspectie van het Departement Werk en Sociale Economie bevoegd (137). Zij voert deze taak uit samen met de Onderwijsinspectie (138). Hoewel beide instanties samenwerken, neemt de onderwijsinspectie een leidende rol op bij het kwaliteitstoezicht van de leercomponent en neemt de sociale inspectie het voortouw bij het kwaliteitstoezicht van de werkplekcomponent (139) .
Een andere vraag, naast de toepassing van de drieledige contractuele verhouding in de praktijk, is of duaal leren past binnen het huidige bevoegdheidskader na de zesde staatshervorming. Ondanks de volheid van bevoegdheid van de gemeenschappen om de alternerende opleiding vorm te geven, moet ook nog steeds rekening gehouden worden met de relevante federale bevoegdheden. In de zoektocht naar een goede verstandhouding worden een aantal voorstellen tot samenwerking en overleg gedaan.
V. DUAAL LEREN: DE ZOEKTOCHT NAAR EEN MOEILIJK EVENWICHT
A. Sectorconvenants als anker
51. Duaal leren ligt op het snijpunt tussen onderwijs en arbeidsmarkt, wat een goede samenwerking vereist. Zowel tussen de verschillende actoren betrokken in de overeenkomst alternerende opleiding, zoals supra beschreven, als tussen het federaal en regionaal niveau. Toch blijkt, bijvoorbeeld uit de beschrijving van de welzijnsproblematiek, dat er nood is aan een coherente samenwerking. In de zoektocht naar oplossingen kan de vraag gesteld worden of sectoren geen prominentere rol kunnen aannemen. Dit overkoepelende orgaan kan een sleutel vormen tot sensibilisering, samenwerking en overleg. Ten tijde van
(134) Art. 2sexies j° art. 6bis Decr.Vl. 10 juni 2016.
(135) Art. 2bis, § 3 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(136) Deze cijfers zijn de laatst beschikbare resultaten. Over het schooljaar 2021-2022 is nog geen jaarrapport van het Vlaams Partnerschap Duaal Leren beschikbaar. Zowel de sectorale partnerschappen als het Vlaams Partnerschap Duaal Leren kiezen er soms voor om op plaatsbezoek te gaan. Door de COVID-19-pandemie vonden de meeste echter virtueel en niet fysiek plaats. Vlaams partnersCHap duaal leren, Jaarrapport 2020-2021, Departement Werk & Sociale Economie, 2021, publicaties.vlaanderen. be/view-file/47274, 20-21.
(137) Deze bevoegdheid hebben zij sinds de ontbinding van Syntra Vlaanderen.
(138) Art. 30 Decr.Vl. 10 juni 2016. Vr. en Antw. Vl.Parl., Vr. nr. 401, 28 februari 2022 (K. slagmulder, antw. B. Weyts). De gezamenlijke aanpak is bijzonder en wijkt af van de meeste Europese landen die de verantwoordelijkheid integraal op de schouders van de Onderwijsinspectie laten rusten. Zie ook europese Commissie, Apprenticeship supply in the Member States of the European Union. Final report, 2012, op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/3b34aeca-d9bb-4ac1-a3dc-d106e43bc2bf, 78.
(139) Art. 357/30, tweede lid Codex Secundair Onderwijs.
de paritaire leercomités, opgericht in het kader van de opleiding industrieel leerlingenwezen, was in een prominente rol voor de sectoren voorzien. Na de zesde staatshervorming is slechts een facultatieve rol voor de sectoren weggelegd. Iedere sector beschikt over de mogelijkheid om een sectoraal partnerschap te vormen (140). Intussen hebben negentien sectoren een sectoraal partnerschap gesloten (141). Het sectoraal partnerschap dient als overlegplatform en verzamelt de belangrijkste partners uit het onderwijs- en werkveld uit dezelfde sector. Het partnerschap heeft slechts beperkte bevoegdheden die gedelegeerd worden door het Vlaams Partnerschap Duaal Leren, zoals het erkennen van ondernemingen, maar kan ook een belangrijke preventieve rol opnemen (142) .
52. De vraag rijst welke bindende acties een sectoraal partnerschap kan ondernemen. Een sectoraal partnerschap beschikt niet over de mogelijkheid om collectieve arbeidsovereenkomsten te sluiten, maar kan wel addenda duaal leren aannemen als bijlage bij een sectorconvenant. Hiermee overtreedt de Vlaamse decreetgever zijn bevoegdheden niet, ondanks het feit dat het sociaal overleg federaal verankerd blijft (143). De Raad van State verzet zich immers niet tegen sociaal overleg op regionaal niveau door middel van sectorconvenants, indien het geen hindernis vormt voor het federaal sociaal overleg (144) . Toch hebben deze sectorconvenants niet dezelfde juridische waarde (145). Een sectorconvenant is geen collectieve arbeidsovereenkomst maar eerder een engagementsverbintenis tussen een sector en de Vlaamse overheid die betrekking kan hebben op de thema’s “aansluiting tussen onderwijs en arbeidsmarkt”, “levenslang leren” en “diversiteit” (146). De sectorconvenants worden gesloten voor een bepaalde tijd van twee jaar, zijn opzegbaar en kunnen niet stilzwijgend verlengd worden (147). In het kader van duaal leren kan een addendum, voorzien voor specifieke materie, aan het sectorconvenant gekoppeld worden. In het schooljaar 2021-2022 werden er negentien addenda duaal leren gesloten (148) Sectoren worden ook financieel gemotiveerd om gebruik te maken van dergelijke sectorconvenants. Tegenover de engagementsverklaring per sector opgenomen in het addendum, waaronder het waarborgen van een kwalitatieve werkplek, staat een financiering vanuit de Vlaamse Regering (149). Sectorale partnerschappen kunnen deze financiering benutten om sectorconsulenten aan te werven die deze engagementen ook gaan naleven in de praktijk. Sectorconsulenten vormen een brug tussen de sector en de onderneming. Tot hun takenpakket behoort het informeren van de onderneming en die ook opvolgen door
(140) Voor sectoren waar geen sectoraal partnerschap voor bestaat, neemt het Vlaams Partnerschap Duaal Leren deze rol op. Art. 2sexies Decr.Vl. 10 juni 2016.
(141) Zoals het Sectoraal Partnerschap Autosector en aanverwante sectoren, het Sectoraal Partnerschap Binnenvaart en het Sectoraal Partnerschap Bouw. Voor meer info zie Vlaamse oVerHeid, “Sectorale partnerschappen”, www.vlaanderen.be/leerlingen-uit-het-secundair-onderwijs-opleiden-op-de-werkplek/ vlaams-partnerschap-duaal-leren-en-sectorale-partnerschappen#mhpksq-1.
(142) Art. 8 j° art. 19 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(143) Art. 6, § 1, VI, 12° BWHI.
(144) J. Vanpraet, “De Bevoegdheidsverdeling in het arbeidsmarktbeleid” in J. Velaers, J. Vanpraet, y peeters en W. VandenbruWaene (eds.), De zesde staatshervorming: instellingen, bevoegdheden en middelen, Antwerpen, Intersentia, 2014, 605. Adv.RvS 9 oktober 2008 over een voorontwerp van decreet betreffende de sectorconvenants, Parl.St. Vl.Parl. 2008-09, nr. 1985/1, 29-37.
(145) Waar sociaal overleg op federaal niveau geïnstitutionaliseerd werd op grond van onder meer de wet van 5 december 1968, voorziet het decreet van 2009 pas in een eerste wettelijke basis voor de sectorconvenants. Wet 5 december 1968 betreffende de collectieve arbeidsovereenkomsten en de paritaire comités, BS 15 januari 1969 j° Decr.Vl. 13 maart 2009 betreffende de sectorconvenants in het raam van het Vlaams werkgelegenheidsbeleid, BS 17 april 2009 (hierna: Decr.Vl. 13 maart 2009).
(146) Art. 4 Decr.Vl. 13 maart 2009.
(147) Art. 6 j° art. 7 Decr.Vl. 13 maart 2009.
(148) De laatste cijfers dateren van juni 2021. Duaal Leren Vlaanderen, “Financiële ondersteuning voor sectoren bij uitbouw duaal leren”, www.duaalleren.vlaanderen/financiele-ondersteuning-voorsectoren-bij-uitbouw-duaal-leren.
(149) Art. 12 Decr.Vl. 13 maart 2009.
telefonisch contact op te nemen of op plaatsbezoek te gaan. Op die manier kan de kloof tussen duaal leren in theorie en praktijk verkleind worden (150) .
53. Hoewel de addenda duaal leren geen direct afdwingbare verplichtingen bevatten ten opzichte van de onderwijspartners of partners uit het werkveld, kennen ze wel een positief effect op het waarborgen van de kwaliteit van de werkplek (151). Het addendum is het resultaat van overleg waarbij engagementsverbintenissen worden aangegaan tussen alle belangrijke actoren uit het onderwijs- en werkveld per sector (152). Over de toepassing van het addendum wordt gewaakt. Ieder sectoraal partnerschap dient verantwoording af te leggen over het nakomen van deze verbintenissen in een voortgangs- en eindrapport aan de Vlaamse Regering (153). Een gebrekkige uitvoering van het engagement blijft niet zonder gevolg. De Vlaamse Regering heeft een stok achter de deur en beschikt over de mogelijkheid om het gesloten sectorconvenant te beëindigen indien blijkt dat de beloofde engagementen niet worden nagekomen.
B. Van feitelijk vacuüm naar coöperatief federalisme?
1. Duaal leren komt in een feitelijk vacuüm terecht
54. Het tripartiete karakter van de (stage)overeenkomst alternerende opleiding brengt de nodige uitdagingen met zich mee om de opleidingsovereenkomst af te stemmen op de federale toepasselijke regelgeving (154) . Dit blijkt ook uit enkele knelpunten die supra reeds geïllustreerd werden, zoals de leervergoeding, de afbakening van het begrip alternerend leren en de bescherming van de leerling. Het botsen van de regelgeving kan verklaard worden door het verschil tussen de Vlaamse Gemeenschap die de vlucht vooruit neemt met de introductie van een nieuwe opleidingsvorm duaal leren en de federale regelgeving die onaangepast blijft. Zo ontstaat een feitelijk vacuüm (155) . Dat vacuüm is het gevolg van een federale overheid die weinig belangstelling toont om door middel van een aangepast arbeidsrechtelijk kader een antwoord te bieden op de verdere ontwikkelingen in de gemeenschappen en gewesten. Door het feitelijk vacuüm nemen de gemeenschappen en gewesten zelf het heft in handen en trachten door een (te) ruime interpretatie van artikel 10 BWHI, op grond van de impliciete bevoegdheidsregeling, een antwoord te bieden op acute problemen in de bestaande federale regelgeving (156) .
55. Een voorbeeld van een feitelijk vacuüm is de verantwoordelijkheid van de onderneming ingeval zich een ongeval met de leerling voordoet gedurende het leertraject. Volgens de bepaling in de overeenkomst alternerende opleiding, zal de onderneming een arbeids-
(150) Op dit moment is er een voorontwerp van decreet om de werking van deze sectorconvenants te versterken, onder andere door het sluiten van intersectorale sectorconvenants. Het adviesrapport van de VLOR en SERV is intussen beschikbaar. Vlaamse onderWiJsraad, Samenwerking in sectorconvenants verder versterken, publicaties.vlaanderen.be/view-file/51390, 2022 j° soCiaal-eConomisCHe raad Vlaanderen, Advies decreet sectorconvenants en intersectorale convenants. Naar een sterkere sectorale werking in Vlaanderen, serv.be/sites/default/files/documenten/SERV_20220912_decreet_sectorconvenants_ADV.pdf, 2022.
(151) Zie hiervoor bijvoorbeeld het sectoraal actieplan in het addendum gesloten tussen de Vlaamse Regering en de sociale partners van de sectoren Stoffering & Houtbewerking, Houtnijverheid, Bosontging, Zagerijen en Houthandel. Vlaamse regering, Addendum ‘Duaal leren” bij het sectorconvenant 2021-2022 afgesloten tussen de Vlaamse Regering en de sociale partners van de Houtsectoren, 2021, 28 p., assets. vlaanderen.be/image/upload/v1614789277/WSE-Addendum-duaalleren-Houtsectoren-2021.pdf.
(152) Art. 5 Decr.Vl. 13 maart 2009.
(153) Art. 7, § 4 j° art. 10 Decr.Vl. 13 maart 2009.
(154) J. Velaers, J. Vanpraet, y peeters en W. VandenbruWaene (eds.), De zesde staatshervorming: instellingen, bevoegdheden en middelen, Antwerpen, Intersentia, 2014, 601-602.
(155) Ibid.
(156) Ibid., 602-603.
ongevallenverzekering voor de duale leerling moeten afsluiten. De arbeidsongevallenverzekering geldt niet alleen voor de tijd dat de duale leerling zich op de werkplek bevindt, maar ook in de onderwijs- of opleidingsinstelling. Daarnaast is ook het risico gedekt indien de leerling onderweg is van of naar de opleidingsverstrekker, onderneming of huis. De onderneming heeft echter geen invloed op de preventie- en veiligheidsmaatregelen die de school neemt en kan het risico op school niet beperken, bijvoorbeeld als de leerling zijn been breekt tijdens het turnen (157). De onderneming heeft deze verplichting niet in geval van een stageovereenkomst alternerende opleiding, want in dat geval zal de opleidingsinstelling een (beperkte) arbeidsongevallenverzekering afsluiten (158). Het gebrek aan controle van een onderneming op wat zich in de onderwijs- of opleidingsinstelling afspeelt, werd reeds aangekaart op federaal niveau. Het voorstel van de Vlaamse ministers Muyters en Crevits en het Vlaams Partnerschap Duaal Leren was om de les- en werkplekcomponent op te splitsen (159). Tot op heden is dit advies niet gevolgd.
56. Een ander voorbeeld van een feitelijk vacuüm vinden we bij de problematiek van arbeidsongeschiktheid. In dit geval heeft de Vlaamse decreetgever geprobeerd dit feitelijk vacuüm in te vullen door gebruik te maken van impliciete bevoegdheden. De vraag is of de Vlaamse decreetgever hierbij niet buiten de grenzen van het toelaatbare is gegaan. Door een recente decreetwijziging werd de toekenning van een leervergoeding ingeval de leerling arbeidsongeschikt is, uitgesloten. Op die manier heeft de Vlaamse decreetgever in een aanpassing van de federale schorsingsgronden voorzien (160). Het decreet van 10 juni 2016 bepaalt in artikel 18 het volgende: “De uitvoering van de overeenkomst van alternerende opleiding wordt geschorst onder dezelfde voorwaarden en in dezelfde gevallen, vermeld in de wet van 3 juli 1978 betreffende de arbeidsovereenkomsten”. Voorafgaandelijk aan de recente wijziging van het decreet van 10 juni 2016, gaat artikel 18 verder: “Gedurende de schorsing van de uitvoering van de overeenkomst van alternerende opleiding behoudt de leerling de leervergoeding onder dezelfde waarborgen als die welke gelden voor het loon van een werknemer met een arbeidsovereenkomst” (161)
57. Uit de praktijk blijkt dat sommige van deze federale schorsingsgronden moeilijk te rijmen vallen met de opleidingsinsteek van een duale opleiding. De onderneming investeert veel tijd en middelen om de duale leerling op te leiden en wenst dat de duale leerling ook rendeert. Het voorziene rendement komt echter op de helling te staan wanneer deze leerling lange tijd uitvalt met behoud van de leervergoeding. Dit kan het geval zijn indien de duale leerling voor langere tijd arbeidsongeschiktheid is, bijvoorbeeld indien de leerling in kwestie een been breekt op school (162). De leerling kan in sommige gevallen wel nog de lescomponent volgen, maar niet meer de werkplekcomponent. Het recent ingevoerde artikel 20 wijzigt de bestaande regelgeving: “In afwijking van artikel 18, tweede lid, is de onderneming geen leervergoeding verschuldigd bij arbeidsongeschiktheid wegens arbeidsongeval en beroepsziekte.” (163) Hierdoor wijzigt de Vlaamse Gemeenschap eenzijdig de toepassing van de Arbeidsovereenkomstenwet die als niet passend wordt beschouwd in de situatie van de leerling en de onderneming in een duale opleiding. De schorsingsgrond die in de Arbeidsovereenkomstenwet staat vervat, voorziet echter wel
(157) Vlaams partnersCHap duaal leren, Jaarrapport 2018-2019, www.syntravlaanderen.be/sites/default/files/ atoms/files/JVP_20182019.pdf, 2019, 64.
(158) Ibid. Art. 14 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(159) De brief aan toenmalig minister van Sociale Zaken en Volksgezondheid minister Maggie De Block werd toegevoegd aan het jaarrapport. Vlaams partnersCHap duaal leren, Jaarrapport 2018-2019, www. syntravlaanderen.be/sites/default/files/atoms/files/JVP_20182019.pdf, 2019, 64.
(160) Art. 22 Decr.Vl. 10 juni 2022 tot wijziging van de regelgeving over duaal leren, de aanloopfase en het stelsel van leren en werken, BS 13 juli 2022 (hierna: Decr.Vl. 10 juni 2022).
(161) Art. 18, tweede lid Decr.Vl. 10 juni 2016.
(162) Art. 20 Decr.Vl. 10 juni 2016.
(163) Ibid. Zie ook Ontwerp van decreet tot wijziging van de regelgeving over duaal leren, de aanloopfase en het stelsel van leren en werken, Parl.St. Vl.Parl. 2021-22, nr. 1249/1, 15-16.
in gewaarborgd loon of vervangingsinkomen (164). Beide bepalingen, in het Decreet Alternerende Opleiding en in de Arbeidsovereenkomstenwet, kunnen na de wijziging van het decreet niet meer met elkaar verzoend worden. Deze gedeelde exclusiviteit leidt tot een aantal vragen (165) .
58. De vraag dringt zich op of het inperken van de federale bevoegdheidsmaterie, waar het arbeidsovereenkomstenrecht onder valt, niet de “grijze zone” vervat in artikel 10 BWHI overschrijdt. Gebruikmakend van de impliciete bevoegdheden, kan een decreet bepalingen bevatten die niet tot de bevoegdheden behoren van de gemeenschappen in zoverre dit noodzakelijk is. Is het inperken van het toepassingsgebied van de regelgeving in casu te verantwoorden? Is er sprake van een voldoende noodzakelijk karakter? Hierop is het antwoord (nog) niet gekend (166). De toekomst zal uitwijzen of het rendement voor een onderneming of het eerder onlogische karakter van de regelgeving toegepast op een opleidingsovereenkomst wel volstaat om als voldoende noodzakelijk gekwalificeerd te worden om de bevoegdheidsgrenzen te overschrijden.
2. Coöperatief federalisme als mogelijk antwoord
59. Het feitelijk vacuüm zoals supra beschreven, duidt op de zoektocht naar een moeilijk evenwicht om duaal leren af te stemmen op de bestaande bevoegdheidsverdeling. De Vlaamse regelgever beroept zich op zijn autonomiebeginsel om de duale opleiding in te vullen, maar stoot hierbij op de federale bevoegdheden, waardoor mogelijk een conflict ontstaat. De mogelijkheid bestaat echter ook om te zoeken naar een (vrijwillige) samenwerking in plaats van het onafhankelijk naast elkaar opereren (167). In tegenstelling tot het zo ruim mogelijk invullen van ieders bevoegdheid, gaat coöperatief federalisme uit van een zinvolle samenwerking waarbij de beide bevoegdheidsniveaus elkaar versterken (168) Door het leggen van eigen accenten dient de federale overheid rekening te houden met drie verschillende invullingen van alternerend leren. Er kan ook geopteerd worden voor het gezamenlijk uitoefenen van de bevoegdheden op grond van artikel 92bis, § 1 BWHI door de Vlaamse Gemeenschap, het Vlaams Gewest en de federale overheid samen. Deze samenwerking kan bezegeld worden in een samenwerkingsakkoord (169) .
60. Het opstellen van een samenwerkingsakkoord kent echter ook nadelen. Alleen de uitvoerende macht en niet de wetgevende macht kan hiervoor het initiatief opnemen,
(164) Art. 54 j° art. 55 Arbeidsovereenkomstenwet.
(165) J. Vanpraet, De latente staatshervorming: de bevoegdheidsverdeling in de rechtspraak van het Grondwettelijk Hof en de adviespraktijk van de Raad van State, Brugge, die Keure, 2011, 426.
(166) Uit bestaande rechtspraak kan worden afgeleid dat de impliciete bevoegdheid vervat in artikel 10 BWHI doorgaans strikt wordt geïnterpreteerd. Het Grondwettelijk Hof verwoordt het in zijn arrest van 22 december 2010, waarin het ging over een regionale tewerkstellingsmaatregel die het federaal proefbeding beïnvloedde, op de volgende manier: “Er dient te worden uitgegaan van het feit dat de Grondwetgever en de bijzondere wetgever, in zoverre zij daarover niet anders beschikken, de gemeenschappen en de gewesten de volledige bevoegdheid hebben toegekend om de specifieke regels in verband met de aan hen overgedragen aangelegenheden uit te vaardigen.” GwH 22 december 2010, nr. 155/2010, overw. B.4.
(167) De bevoegdheid alternerend leren behoort niet tot de verplichte vormen van samenwerking opgenomen in art. 92bis, § 2-§ 4undecies BWHI.
(168) J. Vanpraet en Y. peeters, Evoluties in het Belgisch coöperatief federalisme / Evolutions dans le fédéralisme coopératif belge, Brugge, die Keure/la Charte, 2013, 153-154. Zie ook de opinie van Karel Reybrouck in de Standaard n.a.v. zijn (nog ongepubliceerde) doctoraat. K. reybrouCk, “Het huidige Belgische federalisme faalt”, De Standaard 20 september 2022.
(169) d keyaerts, “Coöperatief federalisme 2.0 of niet? (Nieuwe) toepassingen van bestaande technieken en/ of andere (nieuwe) technieken van samenwerking” in a. alen, b. dalle, k. muylle, J. Van nieuWenHoVe en W. VerriJdt (eds.), Het federale België na de Zesde Staatshervorming in Bibliotheek Grondwettelijk Recht –Algemene reeks, Brugge, die Keure, 2014, 56-57.
wat meteen als grootste kritiek wordt opgeworpen. Daarnaast is er slechts een beperkte rol voor het parlement weggelegd (170). Nochtans hebben de samenwerkingsakkoorden een belangrijke wettelijke waarde: ze gaan in de normenhiërarchie voor op de latere ordonnanties, decreten en wetten (171). Ongeacht de mogelijke nadelen, schept een samenwerkingsakkoord ook de kans voor de federale overheid om een gediversifieerd beleid op te zetten rekening houdend met de drie verschillende gemeenschappen. Voorlopig werd hier nog geen gebruik van gemaakt om de regelgeving op federaal en Vlaams niveau in het kader van duaal leren op elkaar af te stemmen.
61. In tegenstelling tot de federale overheid, zijn de deelstaten wel reeds onderlinge samenwerkingsverbanden aangegaan. De Vlaamse Regering heeft, met het oog op de betere overeenstemming van de stelsels alternerend leren, een samenwerkingsakkoord met het Brussels Hoofdstedelijk Gewest beklonken (172). Met de Franse en de Duitstalige Gemeenschap bestaat geen samenwerkingsakkoord, maar het recent gewijzigde Vlaamse Decreet Alternerende Opleiding voorziet wel in een mogelijkheid tot samenwerken tussen een opleidingsverstrekker van buiten de Vlaamse Gemeenschap en een Vlaamse onderneming (173) .
VI. CONCLUSIE
62. Met duaal leren waait er een nieuwe wind. De Vlaamse Gemeenschap kiest voor een unieke tripartiete opleidingsovereenkomst waarin zowel de duale leerling, de onderneming en de aanbieder van de duale opleiding betrokken worden. Terwijl duaal leren zich langzamerhand vestigt in het bestaande onderwijslandschap, stuit de Vlaamse decreetgever op een aantal stevige juridische struikelblokken. Zo bestaat er onduidelijkheid over de verantwoordelijkheid van beide partijen die het gezag delen. Doordat niet één maar meerdere partijen over het welzijn van de leerling waken, blijft onduidelijk waar de verantwoordelijkheid van de ene eindigt en waar die van de ander begint.
63. Overleg, sensibilisering en samenwerking vormen de sleutel tot een kwaliteitsvolle werkplek. De sectoren kunnen hierbij een prominente rol opnemen. De sectorale partnerschappen gaan engagementsverbintenissen aan in de addenda duaal leren bij de sectorconvenants, maar niet iedere sector beschikt over een sectoraal partnerschap. De negentien sectorale partnerschappen die intussen gesloten zijn, handelen ook slechts binnen de perken van hun (gelimiteerde) mandaat. De sectorconsulenten kunnen, op basis van de gesloten sectorconvenants, ook een belangrijke preventieve rol spelen in het informeren en sensibiliseren van iedere onderneming.
64. Het kluwen aan bevoegdheden maakt van duaal leren een complex verhaal. Hoewel de zesde staatshervorming de bevoegdheid alternerende opleidingen overhevelt naar de gemeenschappen en de doelgroepvermindering naar de gewesten, blijft ook de federale regelgeving relevant. De twee bevoegdheidsniveaus houden er soms een andere visie op na. Zo verschilt de federale invulling van alternerend leren van die van de Vlaamse Gemeenschap, wat verregaande gevolgen heeft voor het statuut van de duaal lerende. De
(170) y peeters, “De samenwerking tussen de regeringen en de parlementaire betrokkenheid” in e. VandenbossCHe (ed.), Regeren anno 2020 in Bibliotheek Grondwettelijk Recht – Algemene reeks, Brugge, die Keure, 2020, 216.
(171) Ibid., 217.
(172) Decr.Vl. 15 oktober 2021 tot instemming met het samenwerkingsakkoord van 24 juni 2021 tussen de Vlaamse Gemeenschap, het Vlaamse Gewest en het Brusselse Hoofdstedelijke Gewest over de afstemming van het arbeidsmarktbeleid, opleiding, vorming en de bevordering van mobiliteit van werkzoekenden, BS 29 oktober 2021.
(173) Art. 19 Decr.Vl. 10 juni 2022.
overeenkomst alternerende opleiding voorziet wel in een leervergoeding, een onderwerping aan de socialezekerheidsbijdragen en opbouw van (beperkte) sociale rechten maar de stageovereenkomst alternerende opleiding niet. De Vlaamse Gemeenschap heeft dit trachten op te lossen door twee modelovereenkomsten te gebruiken, met als gevolg dat er grote verschillen bestaan tussen de statuten van beide categorieën leerlingen die een duale opleiding volgen. Ook bij de toepassing van het federale arbeidsrecht wringt het schoentje. Het algemene kader is gebaseerd op een duale werknemer-werkgeverrelatie en niet op een tripartiete verhouding tussen leerling, onderneming en opleidingsverstrekker. Door het gecreëerde feitelijk vacuüm, zal de Vlaamse decreetgever duaal leren binnen deze federale regelgeving proberen in te passen. Dit leidt meteen tot de vraag of de Vlaamse decreetgever het toegelaten gebruik van impliciete bevoegdheden soms niet overschrijdt. In plaats van onafhankelijk van elkaar de verdeelde bevoegdheden uit te oefenen op grond van het autonomiebeginsel, kan het bevoegdheidsconflict ook aanleiding geven tot een samenwerking. Het coöperatief federalisme werd voorlopig nog niet toegepast tussen de federale overheid en een van de deelstaten in het kader van duaal leren, maar de deelstaten onderling gingen wel reeds onderlinge samenwerkingsverbanden aan.
65. Kleurt duaal leren buiten de lijnen… of is het toch geen zwart-witverhaal? De zesde staatshervorming vormde de start voor de Vlaamse Gemeenschap om alternerend leren grondig te hervormen. Zo kwam de nieuwe opleidingsvorm duaal leren tot leven. Aangezien de opleidingsinsteek centraal staat, ondertekenen de drie partijen samen één overeenkomst alternerende opleiding. De tripartiete verhouding is legitiem, het gezamenlijk advies van de NAR en CRB laat hiervoor een opening. Het drieledige karakter van de opleidingsovereenkomst benadrukt de verbondenheid tussen de onderneming, duale leerling en de aanbieder van de duale opleiding. Wanneer echter gekeken wordt naar de toepassing van duaal leren binnen de bestaande (federale) regelgeving, blijkt het bestaande wettelijke kader niet op maat van de recente opleidingsvorm. Op dat vlak is er nog werk aan de winkel.
66. Ik sluit graag af met een positieve noot. De juridische knelpunten die blootgelegd worden in deze bijdrage, zijn niet onoverkomelijk en bieden de kans tot samenwerking en overleg. Hoewel de cijfers duaal leren voorlopig niet als een succesverhaal bestempelen, mag men niet vergeten dat deze opleidingsvorm pas officieel startte op 1 september 2019. De opleidingsvorm staat nog in zijn kinderschoenen. Wanneer de ruimte tot verbetering in de toekomst gebruikt wordt, krijgt duaal leren de kans om zich tot aantrekkelijke opleidingsvorm te ontwikkelen. En zo is het toch geen zwart-witverhaal.
DE DRAAGWIJDTE VAN DE DIRECTE
WERKING VAN ARTIKEL 6, LID 4 VAN HET EUROPEES SOCIAAL HANDVEST IN RECHTSVERGELIJKEND PERSPECTIEF: IS DE HETZE WEL NODIG?
Alexander De beCkeR , Hoofddocent Universiteit Gent
In deze bijdrage wordt, naar aanleiding van het arrest van het Hof van Cassatie van 23 maart 2022, onderzocht wat de impact van dit arrest is op de ruim verdedigde directe werking van artikel 6, lid 4 van het Europees Sociaal Handvest. Ligt die aan diggelen en zo ja, is dat juridisch zo erg als vroeger?
Le présent article étudie l’effet de l’arrêt de la Cour de cassation du 23 mars 2022 sur la thèse largement répandue de l’effet direct de l’article 6.4 de la Charte sociale européenne. Cette thèse vole-t-elle en morceaux et, dans l’affirmative, est-ce juridiquement aussi grave que ce l’était auparavant ?
I. INLEIDING
1. Het stakingsrecht is altijd een heikel thema geweest in het (collectief) arbeidsrecht. Er is dan ook al veel inkt over gevloeid.
2. Door het recente arrest van het Hof van Cassatie van 23 maart 2022 (1) is een nieuw hoofdstuk aangebroken. Het Hof oordeelt in dat arrest dat artikel 6 van het Europees Sociaal Handvest (ESH) onvoldoende duidelijk, nauwkeurig en volledig is geformuleerd om rechtstreeks toe te passen in de Belgische rechtsorde. Verscheidene auteurs stipten meteen aan dat dit een ondoordachte uitspraak is (2), dan wel dat het Hof van Cassatie bruggen opblaast (3)
3. De bedoeling van deze bijdrage is om de positie van dit arrest in de Belgische rechtsorde goed te plaatsen. Nadat het arrest juist geplaatst zal zijn in zijn feitelijke context, zal uiteengezet worden waarom de rechtstreekse werking van artikel 6, lid 4 ESH niet zonder meer uit de Belgische rechtspraak afgeleid kon worden. Het Hof van Cassatie herstelt nu deze juridische vergissing. Dat brengt evenwel niet met zich mee dat de juridische grondslag van het stakingsrecht verloren gaat. Die interpretatie gaat voorbij aan de evolutie van de rechtspraak van het Europees Hof voor de Rechten van de Mens (EHRM). Meer zelfs, het lijkt erop dat een ruimere bescherming mogelijk is zonder artikel 6, lid 4 ESH als juridische grondslag. Dit artikel pleit voor een herijkte, ruimere en juridisch makkelijker afdwingbare grondslag voor het stakingsrecht in het Belgisch recht.
II. CONTEXT VAN HET ARREST VAN 23 MAART 2022
4. Het arrest van het Hof van Cassatie van 23 maart 2022 oordeelde over de wegblokkades die hadden plaatsgevonden tijdens een staking te Luik in 2019. Alle deelnemers zijn veroordeeld op basis van inbreuken op het Strafwetboek. Dat vormt geen verrassing (4). De uitoefening van het stakingsrecht is geenszins absoluut en laat toe om misdrijven te plegen, zoals kwaadwillig het verkeer belemmeren (5) .
5. De veroordeelde partij probeerde de misdrijven als begeleidende omstandigheden van het stakingsrecht te laten omschrijven. Daartoe wilde ze gebruikmaken van wat de juridische basis van het stakingsrecht werd geacht, te weten de directe werking van artikel 6, lid 4 ESH. De bepaling bleef dezelfde na de herziening van het Handvest op 3 mei 1996.
(1) Cass. 23 maart 2022, https://juportal.be/ (26 maart 2022), concl. D. VandermeersCH; JT 2022, afl. 6903, 402 en http://jt.larcier.be/ (18 juni 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH; JLMB 2022, afl. 27, 1184 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (3 september 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH, noot; JLMB 2022 (samenvatting), afl. 30, 1312 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (28 september 2022), noot; JLMB 2022 (samenvatting), afl. 30, 1312 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (28 september 2022), noot J. Clesse; NJW 2022, afl. 464, 499, noot P. peCinoVsky.
(2) p. peCinoVsky, “Het Hof van Cassatie struikelt over de rechtstreekse werking van artikel 6, lid 4 Europees Sociaal Handvest”, NJW 2022, 501.
(3) F. dorssemont, “Stakers bezetten bruggen. Het Hof van Cassatie blaast ze op”, Juristenkrant 2022, afl. 449, 11.
(4) p. peCinoVsky, “Het Hof van Cassatie struikelt over de rechtstreekse werking van artikel 6, lid 4 Europees Sociaal Handvest”, NJW 2022, 501.
(5) Cass. 7 januari 2020, https://juportal.be (17 januari 2020), concl. B. de smet; JLMB 2021, afl. 41, 1844 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (16 december 2021), noot S. gilson; NC 2020, afl. 2, 204 en http:// www.nullumcrimen.be/ (22 april 2020), concl. B. de smet; RABG 2021, afl. 3-4, 197, noot D. de baCker; RW 2020-21, afl. 34, 1342 en http://www.rw.be/ (17 april 2021), concl. B. de smet; Soc.Kron. 2020, afl. 6-7, 247.
6. Op dit ogenblik bepaalt artikel 6 ESH het volgende:
“Artikel 6 Recht op collectief onderhandelen
Ten einde de onbelemmerde uitoefening van het recht op collectief onderhandelen te waarborgen, verbinden de Overeenkomstsluitende Partijen zich:
1. paritair overleg tussen werknemers en werkgevers te bevorderen;
2. indien nodig en nuttig de totstandkoming van een procedure te bevorderen voor vrijwillige onderhandelingen tussen werkgevers of organisaties van werkgevers en organisaties van werknemers, met het oog op de bepaling van beloning en arbeidsvoorwaarden door middel van collectieve arbeidsovereenkomsten;
3. de instelling en toepassing van een doelmatige procedure voor bemiddeling en vrijwillige arbitrage inzake de beslechting van arbeidsgeschillen te bevorderen; en erkennen:
4. het recht van werknemers en werkgevers op collectief optreden in gevallen van belangengeschillen, met inbegrip van het stakingsrecht, behoudens verplichtingen uit hoofde van reeds eerder gesloten collectieve arbeidsovereenkomsten.”
7. Deel I van hetzelfde herziene Europees Sociaal Handvest bepaalt evenwel: “De Partijen stellen zich ten doel met alle passende middelen, zowel op nationaal als internationaal terrein, zodanige voorwaarden te scheppen dat de hiernavolgende rechten en beginselen daadwerkelijk kunnen worden verwezenlijkt.” Dit wordt ook nog eens hernomen in artikel A van deel III.
8. Op basis van deel I concludeert de rechtsleer overwegend dat het Europees Sociaal Handvest geen rechtstreekse werking heeft in België (6)
9. Het Europees Sociaal Handvest is evenwel een van de eerste verdragen die expliciet het stakingsrecht vermeldt. Intussen komt dat al iets frequenter voor. Artikel 28 van het Handvest van de grondrechten van Europese Unie heeft intussen een soortgelijke inhoud, ook al heeft de bepaling geen rechtstreekse werking.
A. Achtergrond in het nationaal recht
10. Het Belgisch recht heeft nooit een regel in het nationaal recht gekend die het stakingsrecht erkent (7). Daar werd reeds vroeg op gewezen (8). Toch heeft het stakingsrecht geleidelijk een plaats gekregen in de Belgische rechtsorde (9). De wetgever had toen reeds de gevolgen van het recht op staken onrechtstreeks erkend in bepaalde wetgeving: de wet van 14 augustus 1948 betreffende de prestaties van algemeen belang in vredestijd (hierna ook: Wet Prestaties Algemeen Belang) is daarvan het meest gekende voorbeeld (10). Deze
(6) De plaats van de rechtspraak van het Europees Comité voor sociale rechten verduidelijkt dit het meeste: zie S. Van droogHenbroeCk en F. krenC, “La réception de la ‘jurisprudence’ du comité européen des droit sociaux par les juridictions européennes” in S. Van droogHenbroeCk, F. dorssemont en G. Van limbergHen (eds.), Europees Sociaal Handvest, sociale grondrechten en grondrechten op de werkvloer, Brugge, die Keure, 2016, 75-95 waarin het niet-bindend karakter van de rapporten wordt benadrukt. Zie ook W. Van eeCkHoutte, Arbeidsrecht met fiscale notities: band 1, Mechelen, Kluwer, 2021, 29-30.
(7) W. Van eeCkHoutte, Arbeidsrecht met fiscale notities: band 2, Mechelen, Kluwer, 2021, 2080.
(8) M. rigaux, Staking en bezetting naar Belgisch recht, Antwerpen, Kluwer, 1979, 527 p.
(9) V. Vannes, Le droit de grève. Concilier le droit de grève et les autres droits fondamentaux: recours aux principes de proportionnalité?, Brussel, Larcier, 2015, 861 p.
(10) n beauFils, “Droit de grève en bref: principes de base et nouvelles tendances”, JTT 2010, afl. 1063, 129137.
wet bepaalt welke vitale behoeften en essentiële diensten toch moeten worden ingevuld ten tijde van een staking (11) (althans in de private sector (12)).
11. In 1981 heeft het Hof van Cassatie de Wet Prestaties Algemeen Belang precies aangegrepen om via een a contrario-redenering een stakingsrecht te erkennen in het zogenaamde arrest-De Bruyne (13). In zijn conclusie stelt Herman Lenaerts expliciet dat omdat de Wet Prestaties Algemeen Belang het recht toekent om het werk niet te verrichten dit inhoudt dat staken geen onrechtmatige daad is (14). Dit heeft wel tot gevolg dat het stakingsrecht in het nationaal recht geen echte wettelijke of reglementaire grenzen kent. Het stakingsrecht dat collectief en vrijwillig wordt uitgevoerd, valt onder de term “stakingsrecht” zoals a contrario beschermd door de Wet Prestaties Algemeen Belang van 19 augustus 1948 (15). Er werden namelijk geen andere grenzen toegekend.
12. Een minder bekend en minder besproken gevolg is evenwel dat in het nationaal recht voor de openbare sector nog steeds geen enkele juridische basis te vinden is voor het stakingsrecht. De draagwijdte van het arrest-De Bruyne van 21 december 1981 kan niet worden opgerekt tot de openbare sector (16). Bijgevolg bleef en blijft de onduidelijkheid over de grenzen van het stakingsrecht in de openbare sector een heikel en complex thema waarbij het toenemend gebruik van arbeidsovereenkomsten de situatie enkel nog complexer maakt (17). De jaren zestig en zeventig van de vorige eeuw zorgden voor een vervaging van de grenzen. Het traditionele verbod voor ambtenaren om te staken brokkelde af doordat het stakingsrecht meer en meer beschouwd werd als een component van het collectief overleg in de publieke sector (18)
13. Het probleem van het stakingsrecht bij de ambtenaren bleef nog lange tijd bestaan. Artikel 6, lid 4 ESH bepaalt dat werkgevers en werknemers het recht op collectieve actie hebben, met inbegrip van het recht op staken. Er wordt geen uitzondering bepaald voor de ambtenaren of de werknemers in de publieke sector. Het betreft, zoals deel I van het Europees Sociaal Handvest zelf bepaalt, een internationale verplichting die door interne
(11) e. ales, l. buekens, C. deneVe, F. dorssemont, p. Humblet, r. JanVier, a. Jaspers, k. meeus, m. rigaux, J. rombouts en m stroobant, Vitale behoeften, essentiële diensten, minimumprestaties en stakingsrecht: naar een amendering en actualisering van de Prestatiewet?, Antwerpen, Intersentia, 2003, 213 p.
(12) In de publieke sector spreekt men van minimale dienstverlening die intussen in regelgeving is verankerd. Lees hierover F. lieVens, “De la cogestion au ‘service minimum’: un siècle de concertation sociale au sein des chemins de fer belges”, TSR 2019, 213-263.
(13) Cass. 21 december 1981, RW 1981-82, 2525, concl. Adv. Gen. H. lenaerts, noot m rigaux
(14) Concl. H. lenaerts bij Cass. 21 december 1981, RW 1981-82, 2530.
(15) p. Humblet, “Een kwarteeuw staking en uitsluiting: ideeën” in P. Humblet en I. Van De Woesteyne (eds.), Sociaal en fiscaal recht: ‘elck wat wils’, Mechelen, Kluwer, 2013, 487.
(16) P. Humblet en R. JanVier, “De beperking van het stakingsrecht in de publieke sector” in P. Humblet en G. Cox (eds.), Collectieve conflicten, Mechelen, Kluwer, 2011, 345-363.
(17) Het stakingsverbod voor ambtenaren was gebaseerd op de gedachte dat de ambtenaar als identificatie van de overheid niet mocht staken (B. lombaert, “La grève des fonctionnaires ou la lente émergence d’un droit fondamental” in X, Les Droits de l’homme au seuil du troisième millenaire: mélanges en hommage à Pierre Lambert, Brussel, Bruylant, 2000, 517-518), dan wel later (ook) op de gedachte dat de continuïteit van de openbare dienst niet toeliet dat ambtenaren staakten (A. buttgenbaCH, Manuel de droit administratif, Brussel, Larcier, 1966, 80-81). Zie ook A. de beCker, De overheid en haar personeel: juridische grondslagen van de rechtspositie van de ambtenaar, Brugge, die Keure, 2007, 564-565.
(18) B. lombaert, “La grève des fonctionnaires ou la lente émergence d’un droit fondamental” in X, Les Droits de l’homme au seuil du troisième millenaire: mélanges en hommage à Pierre Lambert, Brussel, Bruylant, 2000, 528 en A. de beCker, De overheid en haar personeel: juridische grondslagen van de rechtspositie van de ambtenaar, Brugge, die Keure, 2007, 566; r. JanVier, s palinCkx, p. Humblet en i de Wilde, Collectieve arbeidsverhoudingen in de publieke sector, Brugge, die Keure, 2021, 455-461.
regelgeving voorts moet worden ingevuld (19). Mede door de onduidelijkheid voor de publieke sector heeft België heeft zelf tot 1990 gewacht om het verdrag te ratificeren (20) .
B. Invloed van het Nederlands recht
14. België stond en staat niet alleen met het probleem over de draagwijdte van het stakingsrecht voor ambtenaren. Nederland kende een soortgelijk probleem. De afbakening van het stakingsrecht bij ambtenaren vormde het onderwerp van een lang debat. In 1961 had Nederland weliswaar het Handvest ondertekend maar bij de ratificatie op 22 april 1980 had Nederland een voorbehoud gemaakt bij artikel 6, lid 4 ESH. Dit voorbehoud stelde dat Nederland zich gebonden achtte door dit artikel voor de niet in overheidsdienst zijnde werknemers (21)
15. Het Nederlandse verhaal wordt na de ratificatie in 1980 een heel bijzonder verhaal. De Nederlandse regering had bij het debat over het voorbehoud bij de ratificatie in 1980 aangevoerd dat zij het stakingsrecht van ambtenaren bij wet zou regelen (22). In de daaropvolgende jaren zijn er verscheidene initiatieven toe genomen (23). De wettelijke regeling was er nog steeds niet in 1983. Op dat ogenblik staakten vele personeelsleden bij de Nederlandse Spoorwegen. De Nederlandse overheid vertrok nog van de traditionele visie dat het overheidspersoneel geen stakingsrecht genoot op basis van het ingeroepen voorbehoud bij artikel 6, lid 4 ESH (24)
16. Finaal oordeelde de Nederlandse Hoge Raad artikel 6, lid 4 ESH voldoende duidelijk en nauwgezet (volledig) geformuleerd om er directe werking aan te verlenen (25). De Hoge Raad stelt dat artikel 6, lid 4 ESH zo is geformuleerd dat de verdragspartijen niet verplicht worden om nadere regels te treffen. De redenering van de Hoge Raad is dat “noch uit de tekst, noch uit de geschiedenis van de totstandkoming van het Verdrag valt af te leiden dat zij zijn overeengekomen dat aan artikel 6, lid 4 die werking niet mag worden toegekend” (26) Bijgevolg is enkel de inhoud van de bepaling doorslaggevend. Dat is, zoals algemeen geweten, de voorwaarde om aan een internationaalrechtelijke bepaling directe werking te verlenen.
17. Het gevolg hiervan was dat ambtenaren maar ook werknemers zich in Nederland rechtstreeks op artikel 6, lid 4 ESH konden en kunnen beroepen om hun stakingsrecht af te dwingen. In het algemeen werd artikel 6, lid 4 de basis voor het recht op collectieve actie in Nederland (27) .
18. Daardoor rees ook in andere lidstaten, waaronder België, de vraag tot op welke hoogte aan artikel 6, lid 4 ESH directe werking kon worden toegekend. In de rechtsleer
(19) W. rauWs, “Niet de ver-van-mijn-bed-show: sociale grondrechten in de praktijk” in W. Van eeCkHoutte en M. rigaux (eds.), Sociaal recht: niets dan uitdagingen, Gent, Mys & Breesch, 1996, 801.
(20) P. Humblet, “Een kwarteeuw staking en uitsluiting: ideeën” in P. Humblet en I. Van De Woesteyne (eds.), Sociaal en fiscaal recht: ‘elck wat wils’, Mechelen, Kluwer, 2013, 487.
(21) Rijkswet 2 november 1978, Staatsblad 1978, 639; Trb. 1980, 65; zie ook L. tilstra, Grenzen aan het stakingsrecht, Leiden, Kluwer, 1994, 52-53.
(22) Bijlagen Handelingen Eerste Kamer, 1977-78, 8606, (R533); Bijlagen Handelingen Tweede Kamer, 1977, 13932, (R1037), nr. 8, 24.
(23) L. tilstra, Grenzen aan het stakingsrecht, Leiden, Kluwer, 1994, 53-65.
(24) Ibid., 67.
(25) Hoge Raad (Nederland), 30 mei 1986, NJ 1986, 688.
(26) Ibid.
(27) Lees hierover l.C.J. sprengers en r Van der stege, “Slechts een beetje staken mag? Het collectief actierecht ex artikel 6, vierde lid en 31 ESH in de Nederlandse rechtspraktijk”, NCJM-Bulletin 2004, 651-668.
betoogden sommigen begrijpelijkerwijs dat als artikel 6, lid 4 ESH directe werking had in Nederland, het evident ook directe werking hoorde te hebben in België (28) .
19. De rechtsleer kon dat debat niet beslechten. Dat hoorde de rechtspraak te doen. Dat gebeurde ook, of althans dat leek voor velen het geval als gevolg van een arrest van de Raad van State (29). De voorstanders in de rechtsleer van de rechtstreekse toepassing van artikel 6, lid 4 ESH meenden dan ook de rechtstreekse werking kort daarna te kunnen afleiden uit dit arrest van de Raad van State (30). Later werden daar nog enkele arresten van de Raad van State aan toegevoegd, alsook een arrest van het Arbitragehof (31)
20. Daarmee werd evenwel voorbijgegaan aan twee belangrijke elementen. Ten eerste vormde de toegekende directe werking in de Nederlandse rechtspraak de uitzondering binnen de Europese Unie. Ten tweede kan uit de bewoordingen gehanteerd in een of meer arresten van de Raad van State geen directe werking voor een subjectief recht worden afgeleid.
21. In het licht van deze bijdrage zullen beide aspecten worden belicht.
III. RECHTSTREEKSE WERKING IN DE ONS OMRINGENDE LANDEN OF NET NIET?
22. De situatie in Nederland is al belicht.
23. Duitsland vertrekt van heel andere invalshoek. De Duitse rechtspraak en rechtsleer laten er geen enkele twijfel over bestaan dat aan artikel 6, lid 4 ESH geen directe werking kan worden toegekend. De rechtspraak heeft het steevast over een volkenrechtelijke verplichting en alle geraadpleegde arbeidsrechtelijke juristen benadrukken dat het Europees Sociaal Handvest louter volkenrechtelijke verplichtingen inhoudt voor Duitsland (32). Er wordt expliciet geoordeeld dat uit internationale verdragsregels geen subjectief individueel (en dus rechtstreeks) stakingsrecht, noch ten aanzien van de overheid noch ten aanzien van derden, kan worden afgeleid (33) .
24. De Franse rechtspraak is verdeeld over de toepassing van artikel 6, lid 4 ESH. Het Franse Hof van Cassatie heeft reeds geoordeeld dat de artikelen 5 en 6 ESH rechtstreeks ingeroepen kunnen worden, weze het in samenhang met artikel 11 EVRM (34). De rechtspraak
(28) H. lenaerts, Inleiding tot het Sociaal recht, Diegem, Kluwer, 1995, 487; p. Humblet, “Grondrechten in de onderneming: (g)een contradictio in terminis” in W. Van eeCkHoutte en M. rigaux (eds.), Actuele problemen van het arbeidsrecht 5, Gent, Mys & Breesch, 1997, 356.
(29) RvS 22 maart 1995, nr. 52.424, Henry, APT 1995, 228 met advies van auditeur; Soc.Kron. 1996, 442 met noot J. JaCqmain
(30) Ibid.
(31) RvS 3 mei 1995, T.Gem. 1996, 10; RvS 3 december 2002, NJW 2003, 779 met noot MDV; RvS 5 februari 2009, Soc.Kron. 2009, 392; Arbitragehof 6 april 2000, nr. 42/2000.
(32) BundesArbeitsGericht 19 juni 2007, NZA (1055), 1058; BundesArbeitsGericht 20 november 2012, NZA (437), 446; W. zöllner en K.-G. loritz, Arbeitsrecht, München, C.G. Verlag Beck, 1992, 112; H. otto, Einführung in das Arbeitsrecht, Berlijn, Walter de Gruyter, 1997, 263; G. sCHaub, Arbeitsrechtshandbuch, München, C.G. Verlag Beck, 2000, 1894; W. duetz, Arbeitsrecht, München, C.G. Verlag Beck, 2001, 268; H. masCHmann, Arbeitsrecht: Band 2, Berlijn, Springer, 2001, 143; m sCHlaCHter, “Beamtenstreik in Mehrebenensystem”, RdA 2011, 344.
(33) BundesVerfassungsGericht 12 juni 2018 , NJW 2018, 2695; BundesVerfassungsGericht 6 november 2019, NJW 2020, 300; M. munder, “Streiks gegen Standortentscheidungen”, RdA 2020, (340) 345.
(34) Cass. (fr.) 14 april 2010, Sté SDMO Industries, nrs. 09-60426 et 09-60429; Cass. (fr.) 10 november 2010, Syndicat des cheminots Force Ouvrière de la Loire et al., nr. 09-72856; Cass. (fr.) 1 december 2010, Association de gestion des actions en faveur des personnes âgées (AGAFPA), nr. 10-60117; Cass. (fr.) 8 december 2010, nr. 10-60223; Cass. (fr.) 16 februari 2011, Sté Robert Bosch France, nrs. 10-60189 en 1060191; Cass. (fr.) 23 maart 2011, GIE des laboratoires, nr. 10-60185. Zie ook C. niVard, “Le rôle des juges
heeft zich evenwel nog niet ingelaten met het eigenlijke stakingsrecht. Het is van belang om aan te stippen dat het Franse Hof van Cassatie de horizontale rechtstreekse werking tot op vandaag nog niet heeft erkend (35)
25. De Franse administratieve rechter (die een andere bevoegdheid heeft dan in België omdat alle geschillen met de administratie tot de bevoegdheid van de Franse administratieve rechtbanken behoren) heeft nog geen directe werking toegekend aan artikel 6, lid 4 ESH (36). Dit betekent evenwel niet dat ook hier geen evolutie merkbaar is, aangezien de Franse Raad van State, met ingang van het arrest-Fischer wel degelijk is beginnen te verwijzen naar schendingen van het Europees Sociaal Handvest (37). Meer zelfs, de Franse Raad van State erkent expliciet het rechtstreekse effect van artikel 24 ESH door de volgende overweging te maken in het arrest-Fischer:
“que ces stipulations, dont l’objet n’est pas de régir exclusivement les relations entre les États et qui ne requièrent l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers, peuvent être invoquées utilement par M. B… pour contester la légalité des articles 7 et 15 de la décision contestée” (38) .
26. Daarbij zijn twee belangrijke nuances te maken. De Franse Raad van State heeft tot op heden de rechtstreekse werking van het Europees Sociaal Handvest in zijn algemeenheid niet erkend (39). Daarenboven heeft de Franse Raad van State artikel 6, lid 4 ESH nog niet expliciet als grondslag gebruikt om tot een onwettigheid van een handeling van de uitvoerende macht te besluiten. Dit geldt wel voor artikel 5, maar dan steeds in samenhang met andere artikelen, zoals artikel 11 EVRM (40) .
27. Dit leidt tot een enigszins diffuus beeld in de Franse rechtsleer. Nivard stipt aan dat het Europees Sociaal Handvest in beginsel geen directe werking heeft, maar dat aan de artikelen 5 en 6 (in samenhang met artikel 11 EVRM) die werking wel kan worden toegedicht (41). Vanuit rechtsvergelijkend oogpunt is de Franse situatie enigszins onduidelijk. De Franse administratieve rechters oordelen allemaal dat het Europees Sociaal Handvest in het algemeen niet voldoende duidelijk en eenduidig is opgesteld om er directe werking aan toe te kennen (42) .
28. Sommige artikelen worden in samenhang wel gebruikt om ber epaalde administratieve rechtshandelingen aan te toetsen. Artikel 5 ESH is daarbij al gehanteerd, maar steeds
nationaux dans l’application de la Charte sociale européenne en France”, Europe des droits & libertés/ Europe of Rights & Liberties, maart 2020, afl. 1, 90.
(35) C. niVard, “Le rôle des juges nationaux dans l’application de la Charte sociale européenne en France”, Europe des droits & libertés/Europe of Rights & Liberties, maart 2020, afl. 1, 87-96.
(36) Zie RvS (fr.) 20 april 1984, Valton et Crépeaux, nrs. 37772 et 37774. Lees ook C. niVard, “L’effet direct de la Charte sociale européenne devant les juridictions suprêmes françaises”, RDLF 2012, nr. 28, te raadplegen via http://www.revuedlf.com/cedh/leffet-direct-de-la-charte-sociale-europeenne-article/ (geconsulteerd op 9 oktober 2022) en C. niVard, “Le rôle des juges nationaux dans l’application de la Charte sociale européenne en France”, Europe des droits & libertés/Europe of Rights & Liberties, maart 2020, afl. 1, 87-96.
(37) CE (fr.) 10 februari 2014, Fischer, nr. 358992.
(38) Ibid., overw. 5.
(39) Meer zelfs, de Franse Raad van State oordeelde al dat de artikelen 1 en 2 niet als basis voor een onwettigheid kunnen worden gebruikt: CE (fr.) 28 december 2018, nr. 411846; CE (fr.) 30 januari 2015, Union syndicale Solidaires, nr. 363520.
(40) CE (fr.) 23 juli 2014, SNCL, nr. 358349; CE (fr.) 30 januari 2019, nr. 401681.
(41) C. niVard, “Le rôle des juges nationaux dans l’application de la Charte sociale européenne en France”, Europe des droits & libertés/Europe of Rights & Liberties, maart 2020, afl. 1, 95.
(42) CE (fr.) 28 december 2018, nr. 411846; CE (fr.) 30 januari 2015, Union syndicale Solidaires, nr. 363520.
in samenhang met andere normen waarvan de directe werking vastligt (zoals artikel 11 EVRM) (43) .
29. Het Franse Hof van Cassatie heeft de toetsing aan de artikelen 5 en 6 ESH nog nooit louter en eenduidig doorgevoerd. Telkens worden die artikelen 5 en 6 wel in een groep van artikelen opgenomen, maar nooit vormen zij de eigenlijke juridische basis om tot een verbreking van een arrest over te gaan (44)
30. Vanuit dat oogpunt is de vraag of de Franse rechters rechtstreekse werking toekennen aan artikel 6, lid 4 ESH niet zonder meer positief te beantwoorden. Er is ooit een tendens geweest om artikel 6, samen met andere artikelen (zoals artikel 11 EVRM en artikel 8 Ecosoc-verdrag), in te roepen voor het Hof van Cassatie, maar het is nooit de enige verbrekingsregel geweest. Meer zelfs dan dat: het vormde steevast een bijkomend argument (45) . Daar komt nog bovenop dat geen enkel arrest zich daarbij over het stakingsrecht heeft uitgesproken.
31. In het Verenigd Koninkrijk is de situatie dan weer duidelijker. Het Europees Sociaal Handvest wordt nauwelijks ingeroepen in juridische procedures. De arbeidsrechtelijke analyses van het Europees Sociaal Handvest blijven gering zodat er zelfs geen eigenlijke discussie bestaat over de directe werking van artikel 6, lid 4 ESH (46). Het wordt gewoon niet ingeroepen en bijgevolg achten de Britse juristen het ook niet direct bindend (47). Dit leidt evident tot kritische opmerkingen van het Europees Comité voor sociale rechten van de Raad van Europa waarbij het Verenigd Koninkrijk niet als de modelleerling met betrekking tot artikel 6, lid 4 ESH moet worden beschouwd (48) .
32. Dit korte overzicht toont niettemin aan dat de stelling dat artikel 6, lid 4 ESH zonder meer directe werking heeft, zoals de Nederlandse Hoge Raad oordeelde in zijn arrest van 3 juni 1986, niet onverdeeld gevolgd wordt in de andere onderzochte landen. Eigenlijk zorgt alleen de Franse rechtspraak voor enige nuance in het onderzoek. Alle andere onderzochte rechtsbronnen stellen zonder meer dat artikel 6, lid 4 ESH geen directe werking heeft. Maar zelfs daar is artikel 6, lid 4 ESH nog niet expliciet en autonoom erkend als rechtsgrond waaraan directe werking kan worden verleend. Wel zet die rechtspraak de
(43) C. niVard, “Le rôle des juges nationaux dans l’application de la Charte sociale européenne en France”, Europe des droits & libertés/Europe of Rights & Liberties, maart 2020, afl. 1, 95.
(44) Ibid., 90.
(45) Cass. (fr.) 14 april 2010, Sté SDMO Industries, nrs. 09-60426 en 09-60429; Cass. (fr.) 10 november 2010, Syndicat des cheminots Force Ouvrière de la Loire et al., nr. 09-72856; Cass. (fr.) 1 december 2010, Association de gestion des actions en faveur des personnes âgées (AGAFPA), nr. 10-60117; Cass. (fr.) 8 december 2010, nr. 10-60223; Cass. (fr.) 16 februari 2011, Sté Robert Bosch France, nrs. 10-60189 en 1060191; Cass. (fr.) 23 maart 2011, GIE des laboratoires, nr. 10-60185. Zie ook C. niVard, “Le rôle des juges nationaux dans l’application de la Charte sociale européenne en France”, Europe des droits & libertés/ Europe of Rights & Liberties, maart 2020, afl. 1, 90.
(46) T. noVitz, “Collective bargaining, equality and migration”, Industrial Law Journal 2017, 119.
(47) Lees hierover K.D. eWing en J. Hendy, “The dramatic implications of Demir and Baykara”, Industrial Law Journal 2010, 135-136.
(48) Het Comité voor sociale rechten stelde het volgende in zijn conclusies van 2018 (gepubliceerd op 24 januari 2019 en te vinden via https://hudoc.esc.coe.int/eng?i=XXI-3/def/GBR/6/4/FR):
“Le Comité conclut que la situation du Royaume-Uni n’est pas conforme à l’article 6§4 de la Charte pour aux motifs que:
les possibilités offertes aux travailleurs de défendre leurs intérêts par une action collective légale sont excessivement limitées; l’action collective légale se limite aux conflits entre des travailleurs et leur employeur, ce qui empêchait les syndicats de mener une action contre l’employeur de fait si celui-ci n’était pas l’employeur direct;
– l’obligation de notifier à l’employeur la tenue d’un scrutin relatif à une action collective, en plus du préavis que les syndicats doivent déposer avant d’engager une telle action, est excessive;
– la protection des salariés grévistes contre le licenciement est insuffisante.”
deur open om artikel 6, lid 4 ESH te verbinden met andere rechtsregels waarvan de rechtstreekse werking vaststaat.
IV. OBJECTIEF VERSUS SUBJECTIEF CONTENTIEUX IN BELGIË
33. Het tweede element waarom een arrest van de Raad van State niet zonder meer kan worden aangegrepen om rechtstreekse werking aan artikel 6, lid 4 ESH toe te kennen, hangt samen met de rechtsmacht die aan deze instelling is toebedeeld.
34. Toch hebben de aanhangers van de stelling dat artikel 6, lid 4 ESH directe werking hoorde te hebben, geleidelijk in de Belgische rechtspraak gehoor gekregen. De evolutie van deze rechtspraak is merkwaardig te noemen.
35. Het eerste arrest dat daartoe werd aangehaald is het arrest-Henry van de Raad van State uit 1995 (49). Opnieuw is het daarbij van belang om de context te situeren. Het betrof een spontane (of wilde) staking van een ambtenaar bij de spoorwegen. De deelname van heer Henry leidde tot een tuchtrechtelijke bestraffing. Die vocht hij aan bij de Raad van State (50). De Raad van State oordeelde dat een dergelijke tuchtrechtelijke bestraffing voor een loutere deelname aan een staking niet wettig was. In het middel dat tot vernietiging aanleiding gaf, werd onder meer artikel 6, lid 4 ESH ingeroepen, naast onder meer artikel 8, lid 1 Ecosoc-verdrag. De toekenning van directe werking aan artikel 6, lid 4 ESH baseerde zich volgens Jacqmain op de volgende zin
“considérant que les dispositions légales visées au moyen reconnaissent le principe du droit de grève” (51)
36. In deze overweging staat niet te lezen dat er directe werking aan enig artikel kan worden toegekend. Ook in de Nederlandse vertaling valt duidelijk te lezen dat er louter staat dat de in het middel vermelde bepalingen het stakingsrecht erkennen, m.a.w. dat de in het ingeroepen middel aangehaalde rechtsregels het principe van het stakingsrecht erkennen. De zogenaamde erkenning in een ander arrest van 3 mei 1995 herhaalde precies dezelfde bewoordingen als eerder gehanteerd (dit arrest wordt o.m. door De Vos aangehaald) (52). De interpretatie van Jacqmain (53), die stelt dat de Raad van State de directe werking erkent, wordt daarna steeds opnieuw geciteerd in latere rechtspraak. Sommige auteurs geven wel aan dat de Raad van State niet expliciet zo heeft geoordeeld (54) .
37. Later breidt de rechtspraak zich uit en oordelen meer rechters dat artikel 6, lid 4 ESH rechtstreekse werking heeft. De Raad van State heeft daartoe namelijk het startschot gegeven, zo lijkt het wel.
38. Evenwel miskent die interpretatie de eigenheid van wat rechtstreekse werking precies inhoudt. Directe werking impliceert dat de rechter oordeelt dat een bepaling voldoende duidelijk en volledig is geformuleerd zodat een partij (in dit geval een stakingsdeelnemer) er zich voor de rechtbank rechtstreeks op zou kunnen beroepen in een geschil en dat
(49) RvS 22 maart 1995, nr. 52.424, Henry, APT 1995, 228 met advies van auditeur; Soc.Kron. 1996, 442 met noot J. JaCqmain.
(50) Ibid.
(51) J. JaCqmain, “Que la grève est jolie”, Soc.Kron. 1996, 442.
(52) RvS 3 mei 1995, T.Gem. 1996, 10; RvS 3 december 2002, NJW 2003, 779 met noot MDV.
(53) Arbrb. Brussel 26 juni 1996, JTT 1996, 504-507 met noot C. Wantiez; Arbh. Brussel 5 november 2009, JTT 2010, 139 en Soc.Kron. 2014, 37.
(54) M. Jamoulle, “Le droit de grève en Belgique: évolutions et perspectives”, Soc.Kron. 2003, 372.
dit ook de bedoeling was van het verdrag in kwestie (55). De partij ontleent daaraan dan een subjectief recht (in casu het stakingsrecht).
39. Het Belgisch Hof van Cassatie heeft in twee arresten twee duidelijke aspecten onderstreept met betrekking tot de toekenning van rechtstreekse werking aan een verdragsbepaling. Het eerste arrest dateert van 4 november 1999 en overweegt het volgende:
“De bepalingen van de art. 3.1 en 3.2 Verdrag van New York 20 november 1989 inzake de rechten van het kind, ook al kunnen zij nuttig zijn bij de interpretatie van teksten, zijn op zichzelf niet voldoende nauwkeurig en volledig om directe werking te hebben. Zij laten verscheidene mogelijkheden aan de Staat om aan de vereisten van het belang van het kind te voldoen, zodat zij niet kunnen gelden als bron van subjectieve rechten en van verplichtingen voor particulieren. Zij laten inzonderheid de mogelijkheid open voor de verbonden Staten en overheden te bepalen hoe de belangen van het kind het best worden beschermd i.v.m. de wijze waarop de biologische afstamming wordt vastgesteld. Art. 330, par. 2 en 332 B.W. voorzien in een regeling waarbij de belangen van het kind worden beschermd.” (56)
In dit arrest oordeelde het Hof van Cassatie dus dat de teksten op zichzelf voldoende nauwkeurig en volledig moeten zijn om directe werking te hebben.
40. Het tweede cruciale arrest is een arrest van 21 april 1983 waarin datzelfde Hof van Cassatie het volgende overwoog:
“Het begrip rechtstreekse toepasselijkheid van een verdrag impliceert dat de verbintenis van een staat t.o.v. zijn onderdanen volledig en nauwkeurig wordt uitgedrukt. Het moet de bedoeling van de verdragspartijen zijn geweest de toekenning van subjectieve rechten en het opleggen van verplichtingen aan personen tot voorwerp van het verdrag te maken.” (57)
Het tweede aspect vormt dus de wil van de verdragsluitende partijen om daadwerkelijk subjectieve rechten toe te kennen als voorwerp van het verdrag.
41. Het Hof van Cassatie heeft dit tweede element nog eens expliciet herhaald in een arrest van 25 september 2003. Daarin overwoog het Hof het volgende:
“Overwegende dat, krachtens artikel 2.1. van het Internationaal Verdrag inzake Economische, Sociale en Culturele Rechten de Staten die partij zijn bij dit verdrag zich verbinden maatregelen te nemen teneinde met alle passende middelen, inzonderheid de inroeping van wettelijke maatregelen tot een algehele verwezenlijking van de in dit Verdrag erkende rechten te komen;
Dat artikel 15 van het Verdrag dus geen onmiddellijke gevolgen heeft en aan de zijde van de justitiabelen geen individuele rechten doet ontstaan die de nationale rechterlijke instanties zouden moeten vrijwaren.” (58)
(55) m bossuyt, “De inroepbaarheid van verdragsbepalingen of wat is er ‘rechtstreeks’ aan de ‘rechtstreekse werking’?” in J. Wouters en d. Van eeCkHoutte, Doorwerking van internationaal recht in de Belgische rechtsorde, Antwerpen, Intersentia, 2006, 111-115.
(56) Cass. 4 november 1999, Arr.Cass. 1999, 1386; Bull. 1999, 1446; Juristenkrant 2000 (weergave G. VersCHelden), afl. 2, 4; https://juportal.be (18 oktober 2001); Rev.trim.dr.fam. 2000, 680; RW 2000-01, 232 en http://www.rw.be (19 oktober 2000), noot A. Vandaele
(57) Cass. 21 april 1983, JT 1984, 212; RCJB 1985, 22, noot M. WaelbroeCk; RW 1983-84, 2315-2317; https:// juportal.be (30 mei 2000).
(58) Cass. 25 september 2003, Arr.Cass. 2003, afl. 9, 1733, concl. G. bresseleers; AM 2004, afl. 1, 29; https:// juportal.be (31 oktober 2003), concl. G. bresseleers; IRDI 2003, afl. 3-4, 214; Pas. 2003, afl. 9-10, 1471;
Dit betekent dat het Hof van Cassatie nogmaals erkent dat er naast een objectief criterium (de nauwkeurigheid en volledigheid van de bepaling) ook een subjectief criterium bestaat, met name de wil van de partijen om een subjectief recht toe te kennen.
42. Dat is net wat er niet valt af te leiden uit de rechtspraak van de Raad van State. In het arrest-Henry had de betrokkene deelgenomen aan een staking en was daarvoor tuchtrechtelijk bestraft. Hij wilde die tuchtrechtelijke bestraffing ongedaan maken door ze te laten vernietigen. Daarbij riep hij geenszins zijn grondrecht op staken in, maar wel dat het opleggen van een tuchtsanctie omdat er gestaakt werd in strijd was met de internationaalrechtelijke verdragen die België had ondertekend. Daarbij was het totaal niet van belang of die bepalingen al dan niet directe werking hadden. Precies daarom riep hij ook artikel 8, lid 1 van het Ecosoc-verdrag in (59). Het contentieux bij de Raad van State kent precies geen subjectieve rechten als voorwerp. De artikelen 144 en 145 van de Grondwet wijzen die rechtsmacht, conform de rechtspraak van de Raad van State, toe aan de gewone hoven en rechtbanken (60) .
43. Aan het arrest-Henry en aan de latere arresten van de Raad van State wordt een draagwijdte toegekend die niet overeenstemt met de eigenlijke draagwijdte. De Raad van State kent een zogenaamd objectief contentieux. Dit betekent dat de Raad nagaat of een bepaalde bestuurshandeling niet stuit op een regel van het objectief recht. Is er met andere woorden geen rechtsregel in het objectief recht die een bepaalde bestuurshandeling onwettig maakt? De Raad van State buigt zich niet over het zogenaamd subjectief contentieux, maar voert een legaliteitscontrole uit van het objectief recht (61). De Raad gaat dus niet na of een subjectief recht geschonden is door een bepaalde bestuurshandeling. Daarvoor dient de betrokkene, conform de artikelen 144 en 145 van de Grondwet, naar de gewone hoven en rechtbanken te gaan. De Raad van State bevestigt dit nog steeds in zijn rechtspraak (62)
44. Aan een bepaling zoals artikel 6, lid 4 ESH rechtstreekse werking toekennen, betekent evenwel dat een eiser er zich in het administratief contentieux rechtstreeks op kan beroepen om een welbepaalde handeling of omissie van de overheid of van een derde af te dwingen. Het stakingsrecht wordt een subjectief recht in hoofde van elke staker als artikel 6, lid 4 ESH rechtstreekse (horizontale) werking heeft.
RABG 2004, afl. 4, 205, noot F. brison; RW 2003-04, afl. 30, 1179 en http://www.rw.be (15 april 2004), concl. G. bresseleers, noot; TBH 2004, afl. 1, 55 en http://www.rdc-tbh.be (15 april 2004), concl. G. bresseleers; TBP 2004 (verkort), afl. 10, 652. Zie ook W. VandenHole, “Het leerstuk van de directe werking van verdragsbepalingen inzake socio-economische mensenrechten in beweging”, noot onder RvS 28 april 2008, RW 2008-09, (1000) 1001.
(59) Voor een excellent overzicht tot 2012, zie I. Van Hiel, “Staking en collectieve actie in de naoorloogse Belgische rechtspraak en rechtsleer”, TSR 2012, 169-170.
(60) Zo oordeelt de Raad van State zeer expliciet (zie RvS 26 februari 2013, nr. 222.619, RABG 2013, afl. 17, 1205, noot S. lust; http://www.raadvst-consetat.be (4 december 2013); RW 2013-14 (samenvatting), afl. 20, 787):
“Overeenkomstig de artikelen 144 en 145 van de Grondwet zijn de hoven en rechtbanken uitsluitend of in beginsel bevoegd om kennis te nemen van geschillen over subjectieve rechten. Onder voorbehoud van een – te dezen niet bestaande – toewijzing van bevoegdheid inzake politieke rechten, is de Raad van State dan ook niet bevoegd om kennis te nemen van beroepen tot nietigverklaring waarvan het werkelijke en rechtstreekse voorwerp een geschil over subjectieve rechten betreft.”
Deze rechtspraak is tot op heden steeds bevestigd, zie voor een recent voorbeeld: RvS 26 mei 2021, nr. 250.673, Brant
(61) A. mast, J. duJardin, M. Van damme en J. Vande lanotte, Overzicht van het Belgisch administratief recht, Mechelen, Kluwer, 2021, 1087.
(62) RvS 18 september 2020, nr. 248.300, Sogesa et de Dorlodot, APT 2020, afl. 3-4, 548, verslag (uittreksel)
M. VanderHelst
45. Met andere woorden: de Raad van State kan in het licht van zijn rechtsmacht als hoeder van het objectief contentieux geen directe werking toekennen aan een bepaald voor hem ingeroepen artikel. Hij kan louter nagaan of die regel (van objectief recht) een basis kan vormen voor de wettigheid van de beslissing of, net het tegenovergestelde, de basis kan vormen om te oordelen dat een welbepaalde bestuurshandeling onwettig is (63)
46. Sommige arbeidsrechtelijke specialisten wisten nochtans niet van ophouden na deze arresten (64). Verscheidene andere arresten van de Raad van State werden ook ingeroepen om aan te voeren dat het hoogste administratieve rechtscollege directe werking had toegekend aan artikel 6, lid 4 ESH (65). Het loutere element dat de Raad van State het opleggen van een tuchtrechtelijke straf in strijd bevond met het objectieve recht op collectieve actie dat voortvloeit uit artikel 6, lid 4 ESH, houdt in de logica van de rechtsmachtsverdeling tussen de Raad van State en de gewone hoven en rechtbanken helemaal geen erkenning van enige rechtstreekse werking van het stakingsrecht in.
47. Later werd het Grondwettelijk Hof als basis geciteerd. Maar ook het Grondwettelijk Hof heeft het objectief contentieux tot voorwerp. Ook dit Hof kan geen beslissing nemen over de toekenning van subjectieve rechten met horizontale directe werking (66)
48. Alleen was de geest uit de fles. Steeds vaker viel er te lezen dat artikel 6, lid 4 ESH directe werking had (67). Vanuit het oogpunt van de duidelijkheid van de rechtsregel en de volledigheid van de formulering, vallen daar zeker voor het stakingsrecht argumenten voor te ontwikkelen. Dat doen Humblet en Janvier dan ook correct (68). Voor vele andere rechtsgeleerden was de interpretatie van de Raad van State doorslaggevend (69) .
(63) Lees hierover S. lust, “Tussen objectief en subjectief beroep: belang en hoedanigheid in de procedure voor de Raad van State” in X, Goed procesrecht - Goed procederen 2002-2003, Mechelen, Kluwer, 2004, 621-701.
(64) Zie o.m. J. JaCqmain, “Que la grève est jolie” Soc.Kron. 1996, 442; F. dorssemont, weergave van Arbrb. 18 mei 2001, Juristenkrant 2001, afl. 12, 34; MDV, noot onder RvS 3 december 2002, NJW 2003, 779; I. Van Hiel, “Staking en collectieve actie in de naoorloogse Belgische rechtspraak en rechtsleer”, TSR 2012, 169-170; p. Humblet, W. rauWs en r. JanVier (eds.), Synopsis van het Belgisch arbeidsrecht: collectief arbeidsrecht, Antwerpen, Intersentia, 2020, 118.
(65) RvS 3 mei 1995, T.Gem. 1996, 10; RvS 3 december 2002, NJW 2003, 779 met noot MDV; RvS 5 februari 2009, Soc.Kron. 2009, 392; Arbitragehof 6 april 2000, nr. 42/2000.
(66) A. alen, J. spreutels, E. peremans en W. VerriJdt, “Het Grondwettelijk Hof en het internationaal en Europees recht. Verslag van het Grondwettelijk Hof voor het 16e congres van de Conferentie van de Europese Grondwettelijke Hoven (Wenen, 12-14 mei 2014)”, TBP 2014, 622 waarin de auteurs expliciet het volgende stellen:
“De rechtsleer keurt deze koerswijziging goed: de procedure voor het Hof is immers een objectief contentieux, waarin een norm op abstracte wijze aan een andere norm wordt getoetst en waarin de subjectieve rechten van de verzoeker of van de partijen in het bodemgeschil hooguit een rol spelen in het onderzoek naar het rechtens vereiste belang of naar de pertinentie van de prejudiciële vraag. In die context is de vraag of die internationale of supranationale normen subjectieve rechten toekennen, irrelevant.”
(67) F. dorssemont, “La (non-)conformité du droit belge relatif à l’action collective par rapport à la Charte sociale européenne” in X, Actualités du dialogue social et du droit de grève, Études pratiques de droit social, Waterloo, Kluwer, 2009, 172; N. beauFils, “Droit de grève en bref: principes de base et nouvelles tendances”, JTT 2010, 129.
(68) P. Humblet, “Grondrechten in de onderneming: (g)een contradictio in terminis” in W. Van eeCkHoutte en M. rigaux (eds.), Actuele problemen van het arbeidsrecht 5, Gent, Mys & Breesch, 1997, 356; P. Humblet en R. JanVier, “Een volgende generatie over staking en opeising in de publieke sector” in X, Liber Amicorum Prof. Dr. Roger Blanpain, Brugge, die Keure, 1998, 340. Intussen heeft ook het Hof van Cassatie rechtstreekse werking toegekend aan artikel 6, lid 4 ESH in een recent arrest van 12 december 2022 (nog ongepubliceerd).
(69) Arbh. Brussel 5 november 2009, Juristenkrant 2010 (weergave i. Van Hiel), afl. 201, 16; JLMB 2010, afl. 14, 646 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (26 juli 2010); JTT 2010, afl. 1063, 139; Soc.Kron. 2014, afl. 1, 34, noot; Bergen 28 november 2012, JT 2013, afl. 6521, 363 en http://jt.larcier.be/ (23 mei 2013); JLMB 2013, afl. 25, 1331 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (8 juli 2013), noot; JTT 2013, afl. 1148, 57, noot; KG Brussel 17 oktober 2013, NJW 2013, afl. 293, 956, noot P. peCinoVsky; Soc.Kron. 2014, afl. 1, 28, noot
49. Het gevolg van deze visie in de rechtsleer was, zoals gesteld, onvermijdelijk dat (arbeids)rechtbanken en (arbeids)hoven oordeelden dat artikel 6, lid 4 ESH directe werking had. Daarbij valt het op dat die rechtspraak geen uitgebreide motivering meer aandraagt voor de directe werking. Zij past gewoon artikel 6, lid 4 ESH toe (70) .
50. Het leek alsof eindelijk een juridische grondslag voor het stakingsrecht in de Belgische rechtsorde was gevonden. Dat was ook te lezen in de meeste handboeken over het arbeidsrecht (71). Het stakingsrecht was gekoppeld aan een artikel dat directe werking had in het Belgisch recht. Dat leek een uitgemaakte zaak.
V. DE DONDERSLAG BIJ HELDERE HEMEL
51. Het arrest van het Hof van Cassatie van 23 maart 2022 heeft de situatie opnieuw omgedraaid. Het Hof van Cassatie vertrekt van een heel andere invalshoek. Dat is opnieuw de heel traditionele benadering, met name in hoeverre de bepaling duidelijk, nauwkeurig en volledig is opgesteld. De advocaat-generaal acht dat niet het geval, zonder meer uitleg (72). Het Hof van Cassatie neemt die stelling over in zijn arrest (73) .
52. Dit leidde al tot een aantal pittige reacties van sommige rechtsgeleerden (74). De vraag is of dat wel de juiste gevolgtrekking is. De rechter bepaalt namelijk of een bepaling al dan niet directe werking heeft. Misschien moeten we als arbeidsjuristen even voor de spiegel gaan staan. Hebben we niet al te graag een afwijkend arrest in een heel specifieke context uit een ander land proberen te transponeren naar onze rechtsorde terwijl de meeste andere landen die interpretatie om gedegen redenen net niet volgen? Hebben we niet een interpretatie gegeven aan arresten van de Raad van State die er net niet aan gegeven kon worden maar waarvan we allemaal hoopten dat die eraan gegeven kon worden? Was de wens niet de vader van de geschriften?
53. Het valt zeker te begrijpen dat één zin in het arrest van het Hof van Cassatie die stelt dat artikel 6, lid 4 ESH onvoldoende nauwkeurig en precies zou zijn geformuleerd, als te weinig wordt ervaren. Het Hof van Cassatie geeft daar niet meer uitleg bij. Alleen is het de
I. Van Hiel; Antwerpen 17 september 2018, NJW 2019, afl. 398, 217, noot p. peCinoVsky; Soc.Kron. 2020, afl. 6-7, 249, noot. Zie ook J. JaCqmain, “Les relations collectives dans le secteur public” in J. JaCqmain (ed.), Une terre pour le droit du travail, Brussel, Bruylant, 2005, 402-403; K. salomez, “Het grondrecht op collectieve actie” in G. Cox en M. rigaux (eds.), De grondrechtelijke onderbouw van het collectief arbeidsrecht, Mechelen, Kluwer, 2005, 85.
(70) Lees hierover I. Van Hiel, “Staking en collectieve actie in de naoorloogse Belgische rechtspraak en rechtsleer”, TSR 2012, 169-170.
(71) H. lenaerts, Inleiding tot het sociaal recht, Diegem, Kluwer, 1995, 497; p. Humblet, W. rauWs en r. JanVier (eds.), Synopsis van het Belgisch arbeidsrecht: collectief arbeidsrecht, Antwerpen, Intersentia, 2020, 118; W. Van eeCkHoutte, a. tagHon en e. Van oostVelde, Sociaal compendium arbeidsrecht met inbegrip van fiscale notities 2021-2022 deel 2, Mechelen, Wolters Kluwer, 2021, 2079; W. Van eeCkHoutte, a de beCker, F. Claus, i. Heirbaut en l nissen, Handboek Belgisch arbeidsrecht, Mechelen, Wolters Kluwer, 2021, 144.
(72) Cass. 23 maart 2022, https://juportal.be/ (26 maart 2022), concl. D. VandermeersCH; JT 2022, afl. 6903, 402 en http://jt.larcier.be/ (18 juni 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH; JLMB 2022, afl. 27, 1184 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (3 september 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH, noot J. Clesse;
NJW 2022, afl. 464, 499, noot P. peCinoVsky
(73) Cass. 23 maart 2022, https://juportal.be/ (26 maart 2022), concl. D. VandermeersCH; JT 2022, afl. 6903, 402 en http://jt.larcier.be/ (18 juni 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH; JLMB 2022, afl. 27, 1184 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (3 september 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH, noot J. Clesse; NJW 2022, afl. 464, 499, noot P. peCinoVsky
(74) Lees de noten onder de gepubliceerde uitspraak: Cass. 23 maart 2022, https://juportal.be/ (26 maart 2022), concl. D. VandermeersCH; JT 2022, afl. 6903, 402 en http://jt.larcier.be/ (18 juni 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH; JLMB 2022, afl. 27, 1184 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (3 september 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH, noot J. Clesse; NJW 2022, afl. 464, 499, noot P. peCinoVsky. Zie ook F. dorssemont, “Stakers bezetten bruggen, Cassatie blaast ze op”, Juristenkrant 2022, afl. 449, 11.
rechter die oordeelt dat een bepaling al dan niet directe werking heeft. Bovendien staat er ook in het arrest te lezen dat de artikelen 6, lid 4, en N ESH het recht op staken erkennen en kunnen reglementeren. Artikel 6, lid 4 beperkt zich tot erkenning van het recht. Artikel N stipuleert dat de bijlage bij het herziene Europees Sociaal Handvest integraal deel uitmaakt van het handvest. In die bijlage staat expliciet te lezen dat elke partij zelf het recht van staking bij wet kan regelen als elke eventuele verdere beperking van dit recht in de bepalingen van artikel G rechtvaardiging vindt. Artikel G bepaalt dat inperkingen bij wet kunnen die in een democratische samenleving noodzakelijk zijn voor de bescherming van de rechten en vrijheden van anderen en voor de bescherming van de openbare orde, de nationale veiligheid, de volksgezondheid of de goede zeden. Uit deze bewoordingen kan zowel worden afgeleid dat artikel 6, lid 4 ESH nog een ingrijpen van de wetgever vereist als dat het voldoende duidelijk en nauwkeurig is om rechtstreeks toe te passen. In de Belgische rechtspraak was nog geen eigenlijk antwoord geboden door het hoogste rechtscollege van de rechterlijke macht. Enkel lagere rechtscolleges hadden dit wel aanvaard en waren daarom niet noodzakelijk fout (74bis) .
54. In elk geval kon het antwoord namelijk niet komen van de Raad van State. Net als het arbeidsrecht heeft het bestuursrecht een autonomie in België. Die autonomie leidt ertoe dat uit de rechtspraak van de Raad van State geen rechtstreekse directe werking van ingeroepen artikelen kan worden afgeleid. Het Hof van Cassatie heeft ons allen weer even met de neus op de feiten gedrukt. In de Belgische rechtsmachtverdeling heeft het Hof van Cassatie daarover het laatste woord en dat laatste woord luidt:
“De bewoordingen zijn niet voldoende duidelijk en nauwkeurig geformuleerd om directe werking toe te kennen aan dit artikel.” (75)
55. Dat is ontnuchterend maar daarom niet onoverkomelijk.
A. Kan dat nog gewijzigd worden?
56. Natuurlijk kan hier ook, zoals uiteengezet in het begin van deze bijdrage, worden verdedigd dat de omstandigheden van de zaak heel specifiek waren. Het betrof een staking waarbij vakbondsverantwoordelijken gevaarlijke situaties op de openbare weg hadden doen ontstaan. De vakbondsafgevaardigden zijn daarvoor, net als de deelnemers aan de strafrechtelijke feiten, veroordeeld. Het was dan ook de strafrechtelijke kamer van het Hof van Cassatie die dit arrest heeft geveld.
57. Het stakingsrecht is bovendien, conform de rechtspraak van het Europees Hof voor de Rechten van de Mens, niet absoluut (76). De gepleegde feiten maken evenwel geen deel uit van het eigenlijke stakingsrecht en evenmin van de begeleidende omstandigheden, zoals posten. Het stakingsrecht beperkt zich tot het uitoefenen van druk door het werk
(74bis) Op 12 december 2022 heeft het Hof van Cassatie die stelling overgenomen in een nog ongepubliceerd arrest.
(75) Cass. 23 maart 2022, https://juportal.be/ (26 maart 2022), concl. D. VandermeersCH; JT 2022, afl. 6903, 402 en http://jt.larcier.be/ (18 juni 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH; JLMB 2022, afl. 27, 1184 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (3 september 2022), concl. (uittreksel) D. VandermeersCH, noot J. Clesse; NJW 2022, afl. 464, 499, noot P. peCinoVsky
(76) EHRM 21 april 2009, Enerji Yapi Yol Sen/Turkije, Juristenkrant 2009 (weergave F. dorssemont), afl. 190, 1; http://www.echr.coe.int (12 juni 2009); Soc.Kron. 2009 (samenvatting), afl. 7, 403, noot. Daarin wordt geoordeeld dat het stakingsrecht van ambtenaren beperkt kan worden maar niet dermate dat het totaal wordt verboden voor alle ambtenaren.
neer te leggen (77). Geweldplegingen kunnen nooit gerechtvaardigd worden door het stakingsrecht (78) .
58. Vanuit dat oogpunt is de parafrasering van het Hof van Cassatie bijzonder. Het arrest handelt eigenlijk over de strafrechtelijke aansprakelijkheid van vakbondsafgevaardigden (die hoger wordt ingeschat dan van de andere deelnemers) maar staat los van de uitoefening van het eigenlijke stakingsrecht. Een overweging waarbij de deugdelijke uitoefening van het stakingsrecht werd losgekoppeld van de feitelijkheden die hadden plaatsgevonden, had de huidige rechtsleer en rechtspraak kunnen behouden en had evenzeer een uitkomst kunnen bieden voor het geschil. Dat is ook wat in sommige eerste reacties is betoogd (79) .
59. Niettemin is dat niet wat het Hof van Cassatie heeft overwogen. De overweging stelt duidelijk dat artikel 6, lid 4 ESH onvoldoende duidelijk en volledig is geformuleerd om directe werking te hebben. Dat sluit eigenlijk aan bij de bevindingen die stelden dat de Raad van State dergelijke directe werking niet kon erkennen. De rechtsleer heeft zich hier dus schijnbaar vergaloppeerd volgens het Hof van Cassatie, ook al geeft het niet weer waarom en weze het louter volgens de kamer die de strafzaken behandelt.
B. En nu?
60. Brengt dit ons terug bij de situatie die bestond voor de zogenaamde erkenning van artikel 6, lid 4 ESH als grondslag voor het stakingsrecht? Dat zou de Belgische rechtsorde terugdrijven naar de a contrario-redenering van het arrest-De Bruyne uit 1981.
61. Dat is evenwel niet helemaal juist. Het Europees Hof voor de Rechten van de Mens heeft het stakingsrecht, als onderdeel van de vrijheid van vereniging in artikel 11, erkend als grondrecht (80). In het arrest-Enerji Yapi Yol Sen heeft het EHRM geoordeeld dat het stakingsrecht voor leden van een vakbond een middel is om hun recht op collectief onderhandelen te waarborgen (81) .
62. Ook in het arrest-ER.N.E. heeft het EHRM er geen twijfel over laten bestaan dat het stakingsrecht inherent deel is van de vrijheid van vereniging en verwijst het naar artikel 6, lid 4 ESH (82)
63. In het arrest-National Union of Rail heeft het EHRM zelfs nog meer geoordeeld:
“… the taking of secondary industrial action by a trade union, including strike action, against one employer in order to further a dispute in which the union’s members are engaged with another employer must be regarded as a part of trade union activity covered by Article 11.” (83)
(77) W. Van eeCkHoutte, a. tagHon en e. Van oostVelt, Sociaal compendium 2018-2019, band 2, Mechelen, Kluwer, 2018, 2025.
(78) Brussel 2 mei 2002, JLMB 2003, 71.
(79) P. peCinoVsky, “Het Hof van Cassatie struikelt over de rechtstreekse werking van artikel 6, lid 4 Europees Sociaal Handvest”, NJW 2022, 501 en F. dorssemont, “Stakers bezetten bruggen, Cassatie blaast ze op”, Juristenkrant 2022, afl. 449, 11.
(80) EHRM 21 februari 2006, Tüm Haber Sen en Cinar/Turkije
(81) EHRM 21 april 2009, Enerji Yapi Yol Sen/Turkije, par. 24.
(82) EHRM 21 april 2015, ER.N.E./Spanje, overw. 32.
(83) EHRM 8 april 2014, National Union of Rail, Maritime and Transport Workers/Verenigd Koninkrijk, TvW 2014, 234, overw. 77.
64. Dit betekent dus dat ook solidariteitsstakingen die niet gericht zijn tegen de eigen werkgever maar druk proberen te zetten op een andere werkgever onder het toepassingsgebied van artikel 11 EVRM vallen. Het EHRM erkent met andere woorden dat een staking niet noodzakelijk louter tegen de eigen werkgever moet zijn gericht. Het baseert zichzelf daarvoor op een onderzoek van internationale bronnen maar ook van enige rechtsvergelijking. Het EHRM roept hierbij in dat de draagwijdte van Verdrag nr. 87 van de IAO en van artikel 6, lid 4 ESH meegenomen moet worden (84)
65. In het Belgisch recht is het daarbij van belang dat het EHRM aan de a contrarioredenering uit het arrest-De Bruyne inzake het stakingsrecht internationaal intussen dus een ruime draagwijdte heeft toegekend. De motieven van een staking spelen daarbij geen rol. Politieke stakingen, solidariteitsstakingen of stakingen tegen de eigen werkgever in België staan op hetzelfde niveau in het licht van artikel 11 EVRM (85) .
66. Bijgevolg is het duidelijk dat de bescherming onder artikel 11 EVRM in de rechtspraak van het EHRM thans minstens even ver gaat en zo mogelijk verder dan artikel 6, lid 4 ESH. Artikel 6, lid 4 ESH spreekt over belangenconflicten waarbij collectieve acties kunnen worden ondernomen, met inbegrip van het stakingsrecht. De invulling van het arrest-De Bruyne ging verder omdat ook politieke en solidariteitsstakingen het stakingsrecht omvatten (86). De huidige invulling van artikel 11 EVRM lijkt dus een grotere draagwijdte te hebben dan deze die artikel 6, lid 4 ESH biedt, ook al verwijst het EHRM zelf naar het Europees Sociaal Handvest maar niet naar de interpretatie die België eraan geeft (87). Bijgevolg geeft het EHRM een ruimere draagwijdte aan artikel 11 EVRM dan België aan artikel 6, lid 4 ESH geeft omdat het dat ook ruimer kan interpreteren en toepassen. Bovendien heeft het Hof van Cassatie artikel 11 EVRM reeds erkend als rechtstreeks toepasbare toetsingsgrond (88) Daardoor erkent het EHRM meteen ook de rechtstreekse werking van deze bepaling.
67. Daar komt nog bovenop dat artikel 27 van de Grondwet, conform de rechtspraak van het Grondwettelijk Hof, moet worden toegepast in het licht van artikel 11 EVRM en dus moet worden geïnterpreteerd in de zin van de rechtspraak van het EHRM (89). Dat betekent meteen ook dat de vrijheid van vereniging in artikel 27 van de Grondwet inhoudt dat er een recht op collectief onderhandelen en een stakingsrecht (met inbegrip van een stakingsrecht dat solidariteitsstakingen omvat) onder moet worden begrepen.
68. Dat heeft op zijn beurt dan weer gevolgen voor artikel 23 van de Grondwet. Dat artikel omvat de sociale grondrechten, waaronder het recht op collectief onderhandelen. In de huidige stand van de rechtspraak van het EHRM zijn zowel het recht op collectief onderhandelen als het stakingsrecht onderdelen van de vrijheid van vereniging. Die vrijheid van vereniging staat ook in artikel 27 van de Grondwet en moet, aldus de rechtspraak van het Grondwettelijk Hof, toegepast worden conform de rechtspraak van het EHRM, dat
(84) Ibid., overw. 76.
(85) Ibid.
(86) P. Humblet, “Een kwarteeuw staking en uitsluiting: ideeën” in P. Humblet en I. Van De Woesteyne (eds.), Sociaal en fiscaal recht: ‘elck wat wils’, Mechelen, Kluwer, 2013, 487-488.
(87) EHRM 8 april 2014, National Union of Rail, Maritime and Transport Workers/Verenigd Koninkrijk, TvW 2014, 234, overw. 40, waarin de volgende landen worden opgesomd die solidariteitsstakingen, in de licht van artikel 6, lid 4 ESH, toelaten: Bulgarije, Kroatië, Tsjechië, Denemarken, Estland, Finland, Duitsland, Malta, Noorwegen, Portugal, Roemenië, Slovakije, Spanje en Zweden.
(88) Cass. 18 mei 1988, Arr.Cass 1987-88, 1226; Bull. 1988, 1139; Pas. 1988, I, 1139.
(89) GwH 13 oktober 2016, nr. 130/2016, http://www.const-court.be (13 oktober 2016); BS 15 december 2016 (ed. 1) (uittreksel), 86553 en http://staatsblad.be (18 december 2016); Juristenkrant 2017 (weergave I. Van Hiel), afl. 342, 5 en 16; JLMB 2016, afl. 36, 1715 en https://jlmbi.larciergroup.com/ (18 november 2016); NJW 2017, afl. 357, 144, noot E. timbermont; RW 2016-17 (samenvatting), afl. 15, 600 en http://www.rw.be/ (19 december 2016); Soc.Kron. 2016 (samenvatting), afl. 10, 433. Het betreft overw. B.26.2.
een duidelijk verband maakt tussen het recht op collectief onderhandelen en het stakingsrecht, zoals eerder aangestipt. Beide onderdelen moeten nu dus als grondrechten, ook in de zin van artikel 27 van de Grondwet worden erkend.
69. Daarnaast omvat artikel 23 het recht op collectief onderhandelen en in het licht van die rechtspraak ook thans ook het stakingsrecht. Dat heeft nog een gevolg. Artikel 23 van de Grondwet kent een standstillbeginsel. Dat betekent dat de terugkeer naar een lager niveau van sociale bescherming dan bepaald in de Grondwet niet mag tenzij de wetgever daarvoor dwingende motieven inroept (90). De wetgever zal dus niet zonder meer afbreuk kunnen doen aan dat recht op collectief onderhandelen of zelfs aan het stakingsrecht behoudens als er dwingende motieven worden ingeroepen.
70. In de huidige stand van de rechtspraak van het EHRM biedt artikel 11 EVRM een verdergaande bescherming aan het stakingsrecht in België dan artikel 6, lid 4 ESH bood.
71. De rechtspraak van het Grondwettelijk Hof zorgt er bovendien voor dat de vrijheid op vereniging in artikel 27 van de Grondwet ook het recht op collectief onderhandelen en de bescherming van het stakingsrecht inhoudt.
72. Door die rechtspraak vallen deze rechten ook onder het standstillbeginsel van artikel 23 van de Grondwet. Het resultaat is dat artikel 11 EVRM en de artikelen 23 en 27 van de Grondwet een veel ruimere en concretere bescherming kunnen bieden dan artikel 6, lid 4 ESH ooit heeft geboden. Dat artikel was namelijk beperkt tot het recht op collectieve actie in geval van belangengeschillen die het recht op collectief onderhandelen zouden belemmeren.
VI. CONCLUSIE
73. Het arrest van het Hof van Cassatie van 23 maart 2022 heeft alle arbeidsjuristen even met de neus op de feiten gedrukt. De redenering dat artikel 6, lid 4 ESH voldoende duidelijk was om er directe werking aan te verlenen, werd te licht bevonden. Het Hof van Cassatie heeft als rechter de bevoegdheid om die afweging te maken en al dan niet rechtstreekse werking aan een verdragsbepaling toe te kennen. Vanuit rechtsvergelijkend oogpunt blijkt ook dat de Nederlandse casus een uitzondering is op de regel dat de meeste landen geen directe werking toekennen aan dit artikel. Het staat ook haaks op artikel M ESH zelf.
74. Dat betekent evenwel niet dat het stakingsrecht in België veertig jaar terug in de tijd zou worden gekatapulteerd. Intussen heeft het EHRM de invulling van artikel 11 (vrijheid van vereniging) zodanig vormgegeven dat het recht op collectief onderhandelen en het stakingsrecht integraal deel uitmaken van deze vrijheid. Het EHRM erkende ook al de solidariteitsstaking als een vorm van staking die onder artikel 11 EVRM beschermd wordt. Dat betekent dat de eerste gedachten dat artikel 11 EVRM de missing link in het Belgisch stakingsrecht vormt, veel sterker gebruikt zou kunnen worden (91)
(90) Het Grondwettelijk Hof heeft deze toetsing zelfs als toegepast: GwH 14 november 2019, nr. 189/2019. Zie hierover ook d. de meyst, s. indesteege, s. smet, J. tHeunis, s. Verbist en m. VranCken, “De toetsing aan grondrechten door het Grondwettelijk Hof. Overzicht van rechtspraak 2019”, TBP 2021, 40. (91) M. rigaux, Staking en bezetting naar Belgisch recht, Antwerpen, Kluwer, 1979, 142; F. dorssemont, “Artikel 11 EVRM: de missing link van het Belgisch stakingsrecht”, Juristenkrant 27 mei 2009, afl. 190, 1-2 en F. dorssemont, “Vrijheid van vakvereniging en stakingsrecht, een wezenlijke, maar niet exclusieve band” in P. Humblet en G. Cox (eds.), Collectieve conflicten, Mechelen, Wolters Kluwer, 2011, 47; P. Humblet, “Een kwarteeuw staking en uitsluiting: ideeën” in P. Humblet en I. Van De Woesteyne (eds.), Sociaal en fiscaal recht: ‘elck wat wils’, Mechelen, Kluwer, 2013, 488.
75. Artikel 11 EVRM zal het stakingsrecht veel beter beschermen dan artikel 6, lid 4 ESH. Het EHRM geeft een interpretatie die voor artikel 11 EVRM aansluit bij de meerderheidsopvatting van de lidstaten van de Raad van Europa inzake het Europees Sociaal Handvest. Dat geeft veel meer beweegruimte dan de nationale toepassing van artikel 6, lid 4 ESH dat het recht op collectieve actie, met inbegrip van het stakingsrecht, beperkte tot belangenschillen om de onbelemmerde uitoefening van het recht op collectieve onderhandelingen te waarborgen.
76. Het Belgisch Grondwettelijk Hof heeft al geoordeeld dat artikel 27 van de Belgische Grondwet moet worden toegepast in het licht van de rechtspraak van het EHRM over artikel 11 EVRM. Bijgevolg ontstaat er een verband tussen artikel 27 van de Grondwet en artikel 23 van de Grondwet. Artikel 11 EVRM koppelt de vrijheid van vereniging namelijk aan het recht op collectief onderhandelen en het recht op staken. Bijgevolg kan de wetgever alleen op basis van dwingende motieven de bescherming van het stakingsrecht, dat integraal deel uitmaakt van de vrijheid ven vereniging en van het recht op collectief onderhandelen, inperken.
77. Met andere woorden: het lijkt voor arbeidsjuristen aan te raden om in het licht van de rechtspraak van het Hof van Cassatie van 23 maart 2022 de gekunstelde en achterhaalde weg inzake rechtstreekse werking van artikel 6, lid 4 ESH los te laten. Het bleef een heikel punt om aan studenten een verdrag te schetsen waar één bepaling directe werking van had en alle andere niet. Het stakingsrecht in België zal er niet onder lijden omdat het EHRM, samen met het Grondwettelijk Hof, een veel solidere basis hebben gegeven door de artikelen 11 EVRM en 23 en 27 van de Grondwet te bundelen. Daar zit het stakingsrecht als fundamenteel recht (als grondrecht) veel beter in verankerd.