Melog - Clément Huck

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- Vous avez appris la nouvelle ?

- Encore une ?

- Oui, une autre ville s’est éteinte… -

Jour 53 : Aujourd’hui, j’ai pu attraper des bribes de conversations, portées par le vent. Une chose, une créature, peut-être un monstre ; quoi qu’il en soit, la plupart des gens lui ont donné le sobriquet de « dévoreur ». Certains disent qu’il serait énorme, putride, et insectoïde. D’autres que c’est une machine folle aux dimensions titanesques. J’ai peu à ajouter, mais si je devais combler ce vide, je dirais qu’il ne ressemble sûrement pas à cela.

Jour 55 : Je l’espère en tout cas.

Jour 56 : Sa présence habite déjà mes pensées. Si je regarde ce que l’on sait, des colporteurs et d’autres itinérants ont simplement constaté qu’à l’emplacement d’anciennes villes brillantes comme des étoiles, il ne reste plus qu’un amas nébuleux invisitable par sa structure chaotique escherienne. Pas de rescapé ou de témoin, pas de cadavre ou de sang. Rien. Ni cri, ni pleurs, une annihilation sobre et silencieuse. Toutes les raisons d’avoir peur ou aucune.

Jour 59 : Tout est calme à Melog : le sable ocre du désert entourant cette cité reste cloué au sol, la brise apporte la fraîcheur, laissant vagabonder mes idées sur la ligne d’horizon. Je suis un des rares « éveillés », un de ceux qui ne purent accéder au Phantasmeur. Je ne sais pas si je préférais être enfermé dans ces capsules de métal et de verre à rêver de vies à l’infini, ou enquêter sur les irrégularités de cette machine. Malgré tout, la paix règne dans le climat austère qui englobe nos paysages.

Jour 61 : Aujourd’hui, rien de particulier à signaler. Ma combinaison d’éveillé étatique souffre du sable, il a la fâcheuse tendance à perturber mes capteurs, les stations de nettoyage se font rares bien qu’elles ne soient réservées qu’à mon rang. Les Éveillés Étatiques comme moi reçoivent leurs missions tous les matins sur la surface de leur casque. Grâce à nos laissez-passer, nous avons le privilège d’accéder à des cités, étages, couloirs, pièces, ainsi qu’aux données du Phantasmeur ; et pour une poignée d’entre nous, aux capsules des endormis. Tout dépend de notre rôle. Il faut que je précise que notre société d’éveillés est scindée en deux : les Éveillés Libres forment la plus grande partie, ils sont des nomades ou des habitants de l’extrême bordure des cités, mais la violence des tempêtes les contraint régulièrement à se trouver un autre abri. Puis il y a nous, quelquefois nommés les « esclaves », nous sommes les Éveillés Étatiques : nous veillons sur l’ancienne société endormie au sein de ces capsules reliées au Phantasmeur. Nous sommes mal vus des autres. L’État répond à tous nos besoins par son industrie automatisée, ce qui nous vaut la jalousie des autres. Nous détenons des ressources mais ne partageons presque rien.

Jour 65 : « tiitiitiitiitii »

Une mission d’ordre prioritaire vient perturber mon sommeil… Encore endormi, je lutte pour ouvrir les yeux et enfin découvrir la raison de ce raffut. Je suis tenu de me rendre dans la ville éteinte de Riopse : l’État a jugé ma présence nécessaire au fond de ce cimetière, sans doute que mes connaissances à propos de l’architecture des cités permettront de retrouver les pièces clés aux investigateurs. Des coordonnées closent la note. Elles réfèrent à une salle d’expédition se trouvant à l’opposé de ma position, sur la bordure Est, orientée vers Riopse. Le voyage sera long et solitaire, personne ne passe par l’intérieur d’une cité, seulement si sa mission l’y contraint.

Jour 66 : La maintenance de ma combinaison enfin terminée, un petit-déjeuner frugal expédié en quatre minutes, et je me mis en route pour le sas de sécurité, la porte d’entrée de ce monde interdit. Ma carte électronique, implantée au sein de mon avant-bras, m’accorda l’accès à l’ascenseur de la cité. En quelques secondes, je me trouvai au sommet du contrefort de Melog. Le sas se révéla directement à la sortie de l’ascenseur, je dus remplir un questionnaire vérifiant ma conformité au protocole de protection. Puis je me soumis à l’examen cérébral « pensées et souvenirs » qui me donnerait – ou pas – l’autorisation de plonger au cœur de la forteresse. Le temps de réponse sembla durer une éternité, enfin le sas me laissa m’infiltrer. De longs couloirs entièrement fermés s’étendaient dans la pénombre, une lumière de sécurité tremblotait à ce qui semblait être la première bifurcation. Sur un pan de mur, une série de boutons à voyant me servit de repère. Le casque paramétra la vision en basse luminosité, et recalibra le pourcentage d’oxygène de la combinaison. Les corridors étant à peine ventilés, l’air s’est rapidement vicié : aucune espèce animale ne pourrait y respirer sous risque de sombrer au plus profond d’une léthargie mortelle. Quelques abris aérés existent dans Melog, cependant leur état de marche n’est en rien garanti. Le premier sur mon chemin avait cessé de fonctionner depuis des années semble-t-il, les portes restaient closes et le mécanisme inerte. Trouver un abri était la seule chose dont j’avais vraiment besoin. Le noir, l’insécurité, la fatigue, et la solitude entamaient dangereusement mon mental. Le dispositif intégré à mon casque refusait de m’indiquer l’heure comme si la malédiction de ces lieux était plus qu’une légende. Dormir fut la seule décision qui me parut sensée.

Jour 1 : Dorénavant, chacun de mes réveils sera associé à un nouveau jour – ou ce qui peut s’en approcher – ainsi je me repérerai dans le temps. Dieu merci, les plans de ma mémoire sont toujours fonctionnels, j’estime à deux sommeils ma destination. Afin de garder un semblant de rythme, j’attends que la faim m’assaille pour manger, et à mon troisième repas, je m’arrête. La marche est compliquée, la nuit engloutit ma lumière, elle dévore de ses crocs ténébreux ma lueur, je suis presque sûr que le terrain s’élève, je ne vois pas le bout des gants qui protègent mon corps...

Jour 5 : Le silence me déséquilibre profondément, je ne sais plus si je hurle ou si ma voix ne fait que résonner aux confins de mon crâne, la difficulté de la progression est l’égide de ma lucidité, ma concentration sur l’itinéraire repousse les ombres de mes songes. Je ne peux pas me perdre dans mes limbes si je ne me perds pas aux tréfonds de ce dédale. Cela fait trois jours que je déambule sans réellement progresser. La sueur comme l’humidité fusionnent sur ma peau, la sensation d’une eau pure traçant un passage entre les vallons et les éminences qui sculptent ma chair manquent cruellement à mon esprit, j’essaye de me libérer de la torpeur enracinée au cœur de mon âme. Je m’affaisse, les genoux au sol, les poings contre terre, les dents serrées, un sentiment qui remonte du ventre que l’on ne peut laisser s’échapper, qui s’échappe le temps d’une seconde en embrumant notre vision, une caresse salée, un morceau de ressenti que l’on ne peut plus contenir. Un instant d’abandon, loin du monde, loin de l’humanité. Une secousse parcourut mon échine, le mal-être avait disparu. Une énergie nouvelle me parcourait, dans l’euphorie je repartai, d’abord en marchant puis en courant, à tel point que j’oubliai la prudence ainsi que mon itinéraire. Après une suite de décisions hasardeuses quant à la direction à emprunter, je manquai de chuter lourdement ; un pic d’adrénaline me remit les pieds sur Terre. La marche d’entrée avait trahi ma course. La pièce paraissait gigantesque telle une cathédrale oubliée. Je pris plusieurs minutes avant de remarquer que j’étais dans le lieu le plus sacré de la cité : le sanctuaire des Endormis, ils dormaient encapsulés. Cependant, leur sommeil n’était pas serein, loin de là. Des spasmes les secouaient. Leur visage, inondé de sueur, se contractait anormalement : un mal les rongeait, les torturait. Je me précipitai à l’unité de contrôle du Phantasmeur la plus proche, l’urgence de la situation entrava ma connexion à la machine. Les normes de bien-être, joie, et bonheur se tenaient dangereusement dans la section « grandement insuffisant », pendant que le stress, l’angoisse et la peur atteignaient les sommets des indicateurs. Rien ne répondait à mes tentatives de régulations des émotions. Impuissant, je regardai les êtres sous ma protection perdre la raison. Je continuais à chercher une solution avec empressement, je parcourais les archives, un rapport retenu mon attention : un message, boîte noire de Riopse. Les

Endormis avaient perdu le lien entre corps et esprit, leur longévité singulière noya l’humanité au fil des secondes interdites ; tout ce mécanisme avait tué la raison, en emportant l’espoir sur le chemin. Une sorte de présence tortueuse émanait de ce chaos, une créature qui se nourrit de chaque goutte de malheur, puis finit par faire sombrer la ville au fond de l’obscurité de son être. Je dois agir, envoyer un message à l’État, endiguer l’épidémie. Un froid m’assaillit, il anesthésia mes sens avant que je ne devine la mâchoire qui se referma sur moi.

Jour 21 : Je me réveille aux aurores pour admirer le lever de l’astre incandescent sur le désert. Je dois faire la maintenance des plans de la cité à laquelle je suis nouvellement affilié, je n’ai presque pas de souvenirs de ma vie antérieure.

Jour 46 : Des rumeurs circulent chez les Éveillés Libres… « Une créature dévoreuse d’espoir rôderait dans la nature », enfin sûrement une quelconque légende pour effrayer les enfants.

Jour 50 : Un message en provenance de l’État m’annonce la ruine d’une cité voisine. Je reçois l’ordre de retranscrire mes découvertes et observations dans ma puce cérébrale.

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