La chute
La journée s’annonçait bien. Le printemps était pleinement installé et un grand soleil brillait dans le ciel azuré d’une fin d’avril. John s’arrêta un court instant et ferma les yeux. La puissante clarté de l’astre traversa ses paupières. Une légère brise soufflait, rendant le temps très agréable. L’air printanier vivifiant, à la senteur fraîche de graminées et de primevères, lui emplit les narines. Tout en profitant de ces sensations, il s’étira pour réveiller ses muscles de leur torpeur matinale. C’était un de ses rituels pour se préparer à la journée depuis une bonne décennie. « Aucun nuage à l’horizon, c’est parfait » pensa-t-il, fort content. Il s’assit sur le banc qu’il connaissait si bien. Il s’y asseyait si souvent qu’il n’était plus dérangé par son léger affaissement lorsqu’il s’y installait, ni par son inconfort après quelques minutes à peine d’immobilité. Il sortit son téléphone. Bien, il avait environ vingt-cinq minutes de tranquillité devant lui. Une notification attira son regard. C’était une de ces notifications sans grand intérêt que l’on balaye généralement de son existence en une fraction de seconde, mais John fut attiré par son intitulé. « Un baleinier sauve un homme de la noyade ». Curieux, il cliqua sur le gros titre. L’article arborait une magnifique photo du bateau en question, progressant dans une mer tumultueuse à l’écume blanche, mousseuse comme provenant d’un bon champagne. Aussitôt ses pensées divaguèrent, errant à l’exemple des flots libres et mouvants.
Ah ! Cela lui rappelait le temps où, enfant, il entretenait une admiration sans bornes pour la mer, à l’image de l’onde sans fin ; le temps où, lors de ses vacances sur le littoral, il s’élançait vers la surface de cristal infinie aussi vite qu’il le pouvait et s’arrêtait brusquement lorsque ses pieds entraient en contact avec l’eau glacée. Il admirait alors l’horizon figé, inchangé par le passage des ans, seulement affecté par le passage d’un voilier, d’un goéland, et le coucher de l’astre brûlant. Mais les vagues qui venaient se briser à ses pieds finissaient par troubler ses pensées. Un tressaillement le prenait alors tout entier Il aurait voulu aller nager loin, très loin, jusqu’à rejoindre le soleil sanguin, jusqu’à ce qu’il trempe dans les profondeurs couleur de feu et que ses parents fiers et heureux lui crient de revenir. Mais il n’osait pas. La peur que les courants ne l’emportent, que jamais il ne s’en sorte, le tenaillait. Parfois seulement, quand l’eau était assez chaude, il nageait au milieu des embruns salés mais jamais plus loin que ce qu’il pouvait supporter, c’est-à-dire toujours avant qu’il ne perde pied. Pourtant un jour, malgré ses précautions, il faillit se noyer. Il avait glissé sur les galets lustrés, et pris par surprise, il avait avalé de l’eau salée en grande quantité. À grande peine, il avait regagné la plage et, tremblant, avec une pointe de rage, il s’était écroulé dans le sable doré. Pendant une éternité, il n’avait pu bouger. Les yeux grands ouverts et le souffle coupé, son idéal s’était brisé Il avait compris à ses dépens à quel point l’océan était risqué et son impuissance une simple évidence.
Cette prise de conscience fut particulièrement douloureuse, car emporté par sa passion pour l’océan puissant et secret, il rêvait d’être marin. Plus question de candidater. Il avait essayé de renager mais son expérience passée l’empêchait de progresser en la matière. De plus, il avait le mal de mer. Il le savait car il avait pris une fois le ferry, et pendant la traversée, il aurait tout donné pour être sur la terre ferme Empreint de cette déception, mais aussi d’une
certaine compréhension, il prit cette lourde décision. Au fond, il savait qu’il n’avait pas les qualités, le courage associés aux marins.
Ceux-ci affrontent les tempêtes, les vents violents et les vagues gigantesques. Il l’avait vu dans bien des films : les éléments se déchaînent, les marins se démènent et, grâce à leur force d’âme et de caractère, font face à la terrible mer. Leur bateau, balloté par les flots, est comme un jouet entre les doigts puissants de l’océan. À tout moment, la fragile coque peut céder mais eux, même confrontés aux vents les plus puissants, gardent leur sang-froid, aussi froid que l’eau iodée qui mouille le bois. Ils ne cherchent pas à vaincre les remous sombres et rapides qui s’agitent avec courroux, mais à survivre. Dans ces moments, ils cherchent toujours à voir l’étoile du soir avec détermination.
Ils naviguent au péril de leur vie, sur des eaux inconnues, souvent inattendues, parfois complètement perdus. Même lorsque la fureur de Poséidon se calme, sur le pont, une nouvelle quête s’entame. Les défis sont nombreux mais inhérents à ce milieu hostile. Ils ne peuvent demander conseil qu’aux êtres des profondeurs, protecteurs de merveilles. Mais que réserve l’avenir, le bout de l’horizon, nul ne peut le dire et encore moins les poissons. Faire face à l’imprévisible, rester insubmersible, voilà leur réalité. Avancer, toujours naviguer, ramer s’ils y sont amenés.
Ils voguent sur des étendues bleues au reflet des cieux. Lorsqu’elles ne sont pas de saphir, ils soupirent au-dessus d’eaux de turquoise, de jade, de charbon ou d’argent. Ils toisent les profondeurs froides sans fond de ces océans tous différents Une couleur par mer et par météo. Ils rencontrent des nymphes amères à l’image de Calypso. Ils croisent le chemin de sirènes qui les entrainent vers leur fin, ou les consolent sans paroles. Enfin, tel Ulysse parcourant les îles, ils côtoient Téthys et les ondes fertiles. Tout en flottant sur les miroirs, ils gardent l’espoir du retour en priant chaque jour. Ils étendent leurs voiles et filent avec les narvals et les dauphins. Dans leur élan, ils s’élancent avec les poissons volants. Ils se battent avec les flots mais aussi les cachalots et les monstres marins Parfois, ils redécouvrent des terres oubliées bordées par les vagues glissantes et une végétation luxuriante. Des mondes exotiques et mystiques qui ne leur appartiennent que le temps d’une entrevue, un coup d’œil à la longue-vue Alors ils regagnent les ondes vagabondes et les vagues indéfinies les portent ravis vers des eaux infinies.
Ils font face à la solitude, les conditions sont bien rudes. De leurs proches, ils gardent parfois un vague souvenir. C’est qu’il y a nombre d’exploits à venir. Ils refusent le confort car ils ont un autre trésor. L’assurance, la bravoure, le courage. Oh, quelle prestance ! L’amour de la mer, voilà leur message. Qu’ils doivent être fiers ! Fouler le sol métallique sans chaleur d’un patrouilleur ou le pont de bois usé d’un chalutier, une seule vérité à leur hauteur : surveiller l’horizon à la quête d’aventures, car ce qu’ils vont découvrir, jamais ils n’en sont sûrs.
John n’avait rien de tout ça. Il n’était ni vaillant, ni audacieux, ni valeureux. Il les enviait mais il n’était pas à leur niveau. Les qualités qui leur étaient une évidence lui faisaient affreusement défaut. Non il n’irait pas au bout du monde, non il ne lutterait pas contre les éléments, non il ne serait pas un héros. Il se contenterait de la vie qu’il s’était construite, depuis bien des années, loin des rêveries depuis longtemps expirées.
Le signal sonore, long et perçant, le tira hors de ses pensées. Il était l’heure. C’est qu’il n’avait pas vu le temps passer. Il détacha sa ceinture et s’approcha de la porte de l’avion, déjà ouverte. Il contempla le vide qui se présentait à ses pieds. Il discernait à peine les détails du terrain qui l’attendait en bas, cachés dans les profondeurs nuageuses. Un océan de cumulus s’étendait à perte de vue, plus loin même que l’horizon, baignant dans une lumière fluide et ondoyante. L’appareil tanguait doucement. Le vent, bien plus chahuteur qu’au sol, rentrait dans l’aéronef en grandes bourrasques, et se mêlant au bruit du moteur, créait un tumulte assourdissant. John tâta une dernière fois son équipement, juste par sécurité, et sauta, sans même un instant d’hésitation. Si seulement tout était aussi facile.