Les Amants de Verdun - Marine Bisserier

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Les Amants de Verdun

Nous ne connaissons plus le silence. Nous sommes le 20 février 1916 et le grondement lointain des canons résonne toujours. Les paysages sont tous semblables, la manière dont ils ont été façonnés par la destruction nous est maintenant familière. La terre tente de recouvrir ses cicatrices tout en étant parsemée de cendres et de sang. Les obus l’ont déchiquetée en la criblant de cratères. Les arbres, tels des sentinelles, ressemblent à des squelettes dénudés. L’air est glacial depuis un mois maintenant et il est difficile de suivre le rythme des attaques allemandes.

Dernièrement, une seule personne occupe mon esprit. Deux semaines que je n'ai pas la moindre nouvelle…

Je m’éloigne des autres pour prendre mon tour de garde. Mon capitaine m’a assigné à ce poste de nuit étant donné que je dors peu ces derniers temps.

Je sors des feuilles de papier qui se trouvent dans ma poche, au niveau de mon cœur. Je relis certaines d’entre elles en suivant chacune des courbes de son écriture.

… Vous vivrez, n'est-ce pas ?…

… Faites attention à vous…

… Aujourd’hui je suis allée cueillir des fleurs. Y en a-t-il sur le champ de bataille ?…

… Je me sens si seule, les habitants ne parlent que des hostilités qui règnent ici et des mauvaises nouvelles qui arrivent…

… Je prie pour vous…

... Ma famille tente de m'organiser un mariage arrangé. J’ai rencontré l’homme que je devrai un jour considérer comme mon mari. Je me sais déjà malheureuse avec lui…

… Je n’arrive pas à me résigner à vous aimer. Une fois la guerre terminée, je m’enfuirai pour vous rejoindre…

J’en viens à l’un des poèmes qu’elle m’a écrit :

Un hiver rude et glacial à braver, Dans le désir de vous retrouver.

Je me perds, en quête de ce bonheur-là, Dans le jardin secret de vos bras.

Nos deux âmes enlacées, Écrivent leur histoire ensemble.

Je dépose un baiser, Là où nos rêves se rassemblent.

Sous la lueur tamisée des étoiles, Nos secrets se dévoilent.

Dans le silence de nos moments, Naissent de nouveaux sentiments.

On a vu le ciel s'effriter, Par delà nos mots arrachés.

L'air est furtif et dense C'est à vous que je pense.

La nuit est tombée et pas le moindre mouvement à l'horizon. Je sursaute quand je reçois un coup à l'épaule. C’est Émile.

- Alors, toujours aucune nouvelle ?

- Gabriel, sérieusement, ça fait plusieurs jours que tu m’esquives. Il est arrivé quelque chose à Éléonore ?

- Si tu ne te confies pas à moi, à qui le feras-tu ?!

- Je… Je ne sais pas où j'en suis ni ce que je dois penser. Je l’aime passionnément alors que je ne connais même pas le son de sa voix ou la mélodie de son rire. Je sais seulement que je l’aime. Sa plume me touche, ses mots sont choisis avec élégance et ils dansent sur le papier. Je survie pour elle dans l’espoir de la voir un jour. Si cette guerre prend fin, c’est elle que j’irai voir en premier. Tout en elle me fait vibrer… Mais ses parents tentent de lui arranger un mariage…

- Est-ce que ses parents savent que vous vous aimez ?, me demande-t-il en levant un sourcil.

-

- Vous allez finir à la une des journaux en gros titre « des amants en fugue ».

Au départ, Éléonore était ce qu’on appelle ma "marraine de guerre". Mes supérieurs m'avaient soumis l'idée de faire la demande d'en avoir une. Ils avaient peur que je sombre ou que je me sente trop seul étant donné que je n’ai plus de famille. Après plusieurs échanges, une étincelle est née entre nous. Nous avons commencé à nous confier nos rêves les plus fous ou nos secrets les plus intimes.

Émile se contente de me lancer un sourire réconfortant. J’ajoute alors :

- Mais elle est beaucoup plus jeune que moi…

- Quand le cœur parle, il ne faut pas le garder sous silence... Quel âge a-t-elle pour que tu dises une bêtise pareille ?

- Entre 18 et 20 ans, je sais qu'elle est étudiante dans un petit village. Elle fait un cursus accéléré pour devenir infirmière sur le front.

- Tu n’as que 25 ans, vous avez de quoi vivre un amour passionnel toute votre vie. Et si tu veux mon avis, je ne pense pas qu’elle soit consentante pour le mariage arrangé…

- Encore faut-il survivre à la guerre…

Des bruits sourds nous font reprendre nos esprits. Il y a du mouvement au loin. Je vois le capitaine accompagné de plusieurs soldats venir dans ma direction.

- Gabriel Loiseau !

- Oui mon capitaine ?

- Vous et M. Courvoisier partez immédiatement pour Verdun. Nous avons reçu un télégramme urgent qui signale que la ville va être prise d’assaut d’ici quelques heures. Le 47e régiment a besoin de renfort.

J'obtempère, Émile sur mes talons.

En passant devant le poste de commandement, je vois un agent de liaison, qui vient d’arriver, trier le courrier. Je vais à sa rencontre :

- Excusez-moi... Avez-vous un courrier pour moi ?

- Nom, prénom et numéro de matricule s’il vous plaît.

- Gabriel Loiseau, matricule numéro 550316.

- Tenez.

Je reste sans voix tant l'émotion me submerge. Mes mains tremblent mais j’arrive tant bien que mal à ouvrir l’enveloppe.

Mon cher Gabriel,

Je m'excuse de mon long silence. Tout devient compliqué ici, mon bourg est maintenant sous l’emprise des Allemands. Les cris et les pleurs retentissent, c’est affreux. Je dois m’empresser de rejoindre ma famille qui s’est mise à l’abri à Verdun. Seulement 8 km nous séparent, je reste toujours non loin de vous finalement…

Aujourd’hui, j’ai pensé à vous en voyant un rayon de soleil transpercer le ciel nuageux qui nous surplombe depuis des semaines.

J'aimerais vous voir dans un avenir proche... Je sais que vous êtes quelque part, au milieu de tout ce chaos.

Prenez soin de vous et revenez-moi un jour, Je vous attendrai toujours.

Je vous embrasse avec tout mon amour, Éléonore.

Je fixe la date qui affiche le 14 février 1916. Il est probable qu’elle ait déjà rejoint sa famille étant donné que nous sommes la nuit du 20 au 21 février…

Je compte minimum trois heures de marche pour rejoindre le lieu-dit et arriver à temps. Pour la sauver.

Au loin, nous apercevons des obus tomber du ciel tels des étoiles déchues.

Au fur et à mesure que nous avançons, l'air devient étouffant et pesant.

Éléonore. Éléonore. Éléonore… j’arrive… **

- Émile, es-tu amoureux ?

Il me regarde d’un air surpris, étonné que je pose cette question alors que nous n’avons pas échangé un mot depuis le début du voyage. Il hésite avant de me répondre :

- J'étais avec quelqu'un avant la guerre. Je lui avais offert une bague avant mon départ… mais elle a décliné mon offre. Elle disait qu'elle ne voulait pas souffrir ou apprendre ma mort si cela devait arriver. Cela m'a ravagé, tu ne peux pas imaginer à quel point j'étais fou d'elle…

- Comment s’appelle-t-elle ?

- Sibylle. Je crois qu'elle travaille aux Postes. Une petite partie de moi espère qu'elle cherche des lettres à mon nom, pour me savoir encore en vie. J'aimerais tant la retrouver un jour…

-

- Toi, tu as une femme qui t’aime et qui serait prête à tout pour te rejoindre sur le champ de bataille. Quand je vois que tu tentes de masquer tes émotions, tu me rends dingue.

- J’aimerais lui avouer tout ce que je ressens… C’est elle qui me donne la force de continuer.

- Fais-le, Gabriel.

- L’amour sauve, mais il peut finir par s’envoler. Bats-toi pour elle et exprime-lui tes sentiments, sans filtre. L’as-tu déjà fait ? Trouve ce courage et ne vis pas avec des regrets.

- Vous vous aimez réellement, ça crève les yeux. On continue de marcher sans échanger un mot de plus. Nous nous arrêtons à mi-chemin dans un petit hameau pour nous reposer. Émile décide de dormir un peu tandis que je reste éveillé. Comment trouver le sommeil avec un spectacle pareil ?

En regardant autour de moi, je contemple la nature défigurée par l’humanité qui a imposé sa violence. Tout est calciné et rongé par la mort. Les sentiments d’abandon et de tristesse imprègnent

les bâtiments en ruines. Même l’espoir semble avoir été anéanti. Le barbelé entremêlé et les restes de matériel militaire jonchent le sol.

Je regarde Émile et songe à notre dernière conversation. Il a raison, qui sait de quoi sera fait demain… ? Avoir le courage… de dire ce que l’on ressent. C’est alors que les sentiments commencent à inonder mon cœur… Je sors une feuille et mon crayon. Je commence à écrire :

Chère Éléonore,

J'ai bien reçu votre lettre indiquant que vous devez vous trouver aujourd'hui à Verdun. Je m'y rends aussi. Faut-il y voir un signe du destin ? Je ne le sais pas. Toutefois, je sais que marcher vers vous me donne la force de coucher sur cette lettre tout ce que mon cœur crie et que ma raison a tant retenu, peut-être par pudeur, peut-être par fierté, celle d'un soldat mobilisé à qui l’on demande de mortifier ses sentiments pour survivre dans cette abomination.

Je marche, Éléonore… je marche vers vous comme si je me réveillais tout à coup, sorti d'une torpeur mortelle. J'étais aveugle, Éléonore. Ou plutôt, j’étais lâche. On clame des soldats leur courage, mais moi j’étais lâche de m’être aveuglé en refusant de prendre conscience de la seule réalité qui vaille au cœur de mes ténèbres.

C'est que je vous aime.

Sans jamais vous avoir vue pourtant, ce que j'ai lu de vous dessine le plus beau des visages, vos lèvres murmurant le trait de votre plume, vos yeux surgissant de l'encre de vos mots.

Je vous connais puisque je vous ai lue.

Mon amour pour vous est comme l'amorce de vos lignes.

Majuscule.

Comme l’est mon courage aussi. En me livrant à vous par cette lettre, il me semble avoir affronté plus terrifiant encore que le sifflement des balles et l’odeur de la chair putréfiée.

Ce n’est pas que je n’ai plus peur, bien au contraire.

C’est parce que j’ai peur que je me sens désormais courageux.

Ce simple fait de venir vers vous m'a fait saisir cette si saillante évidence. Chaque pas en avant, aussi lourd soit-il de fatigue et de désespérance dans ce théâtre de violences, est un pas qui me tient en vie.

Je ne meurs plus mon amour, non, j'arrive. Une balle sur le champ pourrait me terrasser, que la mort elle-même ne saurait faire taire cette idée que vous m'insufflez.

Un pas vers vous, c'est déjà la vie en marche. C'est déjà l'espoir, cet influx sanguin dans le cœur qui bat et qui crie "Je Vis", là où tout semble anéanti.

Un pas est une promesse de vie, une empreinte d'amour.

Je quitte ici ces mots pour reprendre la route qui me conduit à vous. En me délivrant de tout.

Je ne sais si mon prochain pas sera le dernier. Je n’ai désormais peur que d’une seule chose, qu’un trop grand espace entre vous et moi ne finisse par m’étouffer.

J'ai eu le courage aujourd'hui de faire ce pas vers vous et j’en suis apaisé.

Que la mort vienne, moi, je marche. Gabriel.

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