Tous les héros sont des lâches
I – Se montrer
Ah, vous tombez à merveille. Je ressentais le besoin urgent d’un soutien émotionnel en cet instant funeste, serré contre un adolescent transpirant et une femme agitée. C’est une situation désagréable, je vous l’accorde, mais de toute façon ce serait un véritable miracle pour quiconque de se sentir à l'aise ici. Après tout, qui se plaît à rester debout pendant quatre heures, aligné, sage comme une image, subissant des aléas climatiques extrêmes, à écouter un discours des plus barbares ? C’est loin d’être mon cas, et à mon grand désarroi, ça ne fait que commencer.
Bienvenue à la "Grande Conférence Mensuelle de Motivation Personnelle", ou comme je suis fier de la surnommer, la "Conférence de la Torture". Je serai votre hôte pendant toute la durée de l’événement, et vous présenterai les joies de notre douce patrie à travers le prisme de mon humble opinion. Je m'excuse par avance, car mon avis risque d'être fort peu objectif. Voyezvous, je suis un marginal, qui déteste avec la plus grande passion la façon dont l'Etat inonde nos esprits avec sa vision du citoyen idéal. Je ne suis pas un citoyen idéal, je ne le serai jamais, et je ne ferai aucun effort pour le devenir, car je n'en ai aucune envie.
Je dois avoir pensé trop fort, car un agent d’organisation se dirige dans ma rangée pour distribuer un petit manuel brun, de la taille d'un dictionnaire de poche (et d'ailleurs tout aussi charmant à lire). Il me le tend, et je le saisis sans vraiment y réfléchir. Ce livret, ils nous le donnent chaque mois, dans la probable éventualité où on l’aurait perdu ou jeté. Etrangement, j’en prends soin et je l'ai déjà en deux-cent-soixante-quatre exemplaires. C'est une collection comme une autre, mais qui n'est ni jolie, ni utile, ni même plaisante. Comment vous le décrire simplement ? Il s'agit d'un petit manifeste, assez court, qui est divisé en six étapes censées nous inspirer et nous amener à devenir une meilleure version de nous-mêmes. Je le sais parce que je l'ai feuilleté. Mais n'allez pas vous imaginer que je connaisse le nom de ces étapes. Je ne l'ai jamais lu.
Plus que trois heures à subir ce lavage de cerveau. Heureusement que le mien s'est fermé depuis des lustres. Je sais ce que vous pensez. Vous me voyez déjà habitant d'un régime autoritaire qui embrigade les foules à coups de déclamations par un chef charismatique ? Vous n'auriez pas tort. Mon régime est bel et bien autoritaire. Son idéologie ? L'héroïsme.
II – Se comprendre
La Conférence de la Torture a pour principal but de nous apprendre ce qu’est le « courage ». De braves gens, qui se font appeler les « Forts », se succèdent au parloir pour nous abreuver de propos inspirants. Ils étalent des couches et des couches de vertu civique, de solidarité, d’humanisme, d’altruisme, de philanthropie, et surtout d’immense stupidité.
Ce sont des personnes ordinaires, hormis le fait qu’elles sont devenues extraordinaires en accomplissant quelque chose d’épique, faisant abstraction de toutes les conséquences potentiellement mortelles Tout le monde peut être Fort. Des soldats, des policiers, des agents
de sécurité… Beaucoup de pompiers. Mais aussi des enseignants, des caissiers, des menuisiers, des orthopédistes, des chaudronniers, des art vous avez compris l’idée. Tout ce qui importe, c’est de se rendre responsable d’un acte dont la société vous sera éternellement redevable. En modeste récompense, l’Etat leur offre tout le confort et la considération dont un humain puisse possiblement rêver. Des portraits dans les magazines. A la télé. Des médailles, des colliers, des statues. Des rues à leur nom Alors à leur place, moi aussi je mettrais toute ma fausse modestie et mon entrain pour une simple allocution publique.
Vous vous dites sûrement qu’il doit y avoir beaucoup de Forts dans ce pays. Détrompez-vous. Une majorité d’entre nous est en réalité incapable de se sacrifier pour quiconque. Nous, les Faibles – c’est ainsi que j’aime à nous nommer – nous restons passifs. Nous subissons l’Histoire, comme des pions nécessaires à un jeu, sans rôle attribué. C’est précisément pour cela qu’ont été conçues les Conférences : tenter de nous faire basculer du côté admirable de la vie.
Tous les citoyens sont convoqués sur la place de la mairie, sans exception Si vous n'y allez pas, ils viennent vous chercher. Ils vous placent sur une estrade à la vue de tous, pour qu’on vous étiquette comme un idiot, un asocial, ou un lève-tard dans le meilleur des cas. Je le sais parce que j'ai essayé. A la fin, vous êtes libres de rentrer chez vous. Mais si l'envie vous en prend, vous pouvez faire durer le plaisir, car chaque ville et village célèbre ensuite la Fête du Courage jusqu’à la tombée de la nuit, avec de la musique, des parades et de la nourriture à en crever. Mais n'allez pas vous imaginer que j'en profite. Je n’y ai jamais mis les pieds.
Plus que deux heures. J’ai mal au pied, surtout aux oreilles. Je me dis que je vis le pire moment de ma piteuse existence. A égalité avec celui du mois d’avant. Et celui d’avant. Et ceux de tous les mois depuis mes six ans.
III – S’affirmer
Toute ma vie, j'ai systématiquement rejeté les leçons de vie, quelles qu'elles soient. Même quand je lisais un conte, je refusais qu'un auteur qui ne connaissait strictement rien de moi m'apprenne à me comporter. Pour qui se prennent-ils, ceux qui décident de ce que doit être la vie bonne ? C'est en les écoutant qu'on se perd, et qu'on ne réfléchit plus à rien. Et vous ? Qu'en est-il de votre esprit critique ? Le mien ne fonctionne dans toutes les circonstances. Et il a jugé que la bravoure n'en valait pas la peine.
Il m'a aussi appris à ne surtout pas faire passer quiconque avant moi. Cela fait de moi, je crois, une personne égoïste. Profondément égoïste. Loin de moi l’idée de cet égoïsme financier, qui me retiendrait de faire des cadeaux et de dépenser mon argent comme bon me semble. Si seulement. Car je suis égoïste de la plus vilaine des manières : moralement. Autrement dit, je ne pense qu'à moi. Comment cela pourrait-il possiblement changer ? Les valeurs glissent sur ma peau imperméable, sans laisser de traces
Cependant je relativise grandement ma misérable situation. Vous savez pourquoi ? Car les lâches comme moi sont nombreux sur cette planète. Vous, par exemple. Il m'étonnerait grandement que vous fassiez partie des Forts. Faisons un test très bref pour le découvrir : la dernière fois que vous avez sauvé un individu en grave danger de manière héroïque, c'était
quand ? Et ne tentez pas de vous défiler en me racontant qu’hier, vous avez sauvé une libellule qui était en train de se noyer dans votre piscine.
Non, je parle d'un vrai sauvetage. Celui dont on parle dans les journaux. Celui où l'enjeu est tel que l'on ne peut rien faire d'autre qu'agir instinctivement, et laisser s'exprimer toute la force d'âme qui est en nous, sans restrictions. Celui qui dit quelque chose de nous. De notre vraie nature.
Je ne sais pas vous, mais moi, ça ne m'est jamais arrivé. Au contraire, j'ai même tendance à m'éloigner le plus possible dès que le ton monte à peine entre deux inconnus, parce qu'entre nous, qui sait ce qui pourrait se passer ? Je le sais, parce que j’ai déjà fui à maintes reprises Mais n’allez pas vous imaginer que je regrette mes actions. Je ne me suis jamais retourné.
Plus qu'une heure. Mais vous ne m'avez toujours pas répondu. Alors, c'était quand ?
C'est bien ce que je pensais.
IV - Se questionner
Il y a longtemps, je me suis rapproché d’un voisin que j'aimais bien. Il avait à peu près mon âge, peut-être quelques années de moins. Nous passions beaucoup de temps ensemble, et je l’appréciais Il était attentionné, sensible. Aussi gentil qu’il était naïf Mais manipulable. Tellement manipulable que, dès sa première Conférence de la Torture, il est devenu complètement obsédé par le fait de devenir Fort. Il me répétait sans cesse qu'on ne pouvait pas rêver mieux, qu'être Fort était la meilleure chose qui puisse arriver à un Homme et qu'il voulait passer sa vie à aider les autres. Je l'écoutais d'un air absent, priant de toute mes forces les dieux de la raison pour que mon destin soit différent du sien. Je me souviens que, partout où il allait, il emmenait son manuel avec lui, en essayant du plus fort qu'il pouvait pour en réaliser toutes les étapes. Dès qu'il y avait un quelconque péril, il s'y jetait corps et âme, tentant de sauver tout ce qu'il y avait à sauver, fut-ce un ours en peluche, sans comprendre pourquoi ses exploits n'étaient jamais récompensés. Et il essayait une fois de plus, sans relâche, chaque tentative plus appliquée et plus risquée que la précédente.
Jusqu'au jour où il devint Fort, officiellement décoré par l'Etat. Jusqu'au jour où un vrai danger se présenta enfin à lui. Jusqu'au jour où il prit la défense d'une jeune fille qui se faisait agresser dans un coin de rue. Jusqu'au jour où un homme trop alcoolisé lui planta une arme blanche dans la poitrine. Jusqu'au jour où il mourut, son manuel encore dans sa poche.
Combien d'entre nous ont connu le même destin que lui ? Combien d'entre nous sont morts en tentant de devenir Fort ? L'héroïsme monte à la tête de tous ceux qui y prêtent trop attention. Ce n’est qu’un serpent insidieux, qui se glisse lentement vers et vous empoisonne, en vous regardant ensuite dépérir à petit feu. Pourtant dans notre société, le serpent est une option plutôt douce comparée à la force destructrice du regard moralisateur des Forts. Parce que notre vie n'a de sens que si l'on est prêt à la sacrifier.
Je me tourne vers les autres. Que pensent-ils ? Sont-ils comme moi ? Des enfants effrayés par le monde ? Ou résolus à prouver leur valeur ? En ont-ils assez de vivre dans un univers de
super-héros ? Ne voudraient-ils pas pouvoir s’identifier à quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre, n’importe quoi d’autre ? Leur yeux sont vides. La femme à côté de moi s’est calmée, la sueur de l’adolescent s’atténue. Le poison fait déjà effet. Dans leurs mains, une aura maléfique émane du livre. Je dois faire quelque chose. Je le sais. Mais n’allez pas vous imaginer que j’aie la moindre idée de ce que je m’apprête à faire. Je ne réfléchis plus.
Plus que quinze minutes. Le point culminant de la Conférence ne devrait plus tarder.
V - Se révolter
Mes jambes s’actionnent d’elles-mêmes, guidées par une mystérieuse force. Je sors de mon rang. Je circule avec lenteur dans mon allée, arrachant avec douceur la manuel des mains de mes voisins, en évitant soigneusement leur regard Dans mes bras, l’amas grandit, grandit, grandit, et nourrit mon énergie. Chaque livre retiré est une guerre de conquête gagnée. Je suis un général, déserté par ses troupes. Je n’ai plus d’armes, seulement, l’ennemi est passif. Rien ne m’arrête sur ma lancée, sans que je ne puisse l’expliquer. Mais je connais mes limites. La pile devient menaçante, comme une tour prête à s’écrouler. Il faut que j'agisse maintenant. Avant que je ne me fasse écraser.
J’atteins le centre de la place, au milieu de tous. Vous me prenez pour un fou. Eux aussi. Moi aussi. Ou peut-être pas. Je ne peux pas savoir, je ne fais que percevoir Je pose les livres par terre. Je les installe selon un ordre particulier, en forme de verre. Des gardes s’approchent, je crois. Je les ignore. Je suis un maçon appliqué, qui continue son travail coûte que coûte. J’empile les livres, et les enduit avec des couches de détermination. Il me reste des exemplaires. En avais-je pris autant ? Ou quelqu’un m’aurait-il aidé dans ma tâche ? Je ne peux plus distinguer le vrai du faux. C’est dommage me direz-vous, un si bel esprit critique ainsi gâché. C’est un comble.
Ma sculpture est finie. Je mets les deux pieds à l’intérieur. Je m’y couche, bras croisés, yeux fermés. Tout est abstrait pour moi. Je ne sais plus où je suis, qui je suis, et combien de temps je reste ainsi, inerte sur le sol. Mais je sais exactement pourquoi je suis là. Je profite de chaque instant comme si c’était mon dernier, comme si on allait m’emmener d’une minute à l’autre, ce qui va probablement arriver. Pourtant, j’ai beau attendre, rien ne se passe.
Alors je reste là, à ressentir cette émotion inédite qui s’ancre en moi. Un sentiment contradictoire, de calme et d’euphorie, d’anxiété et de bien-être, de malaise et d’assurance. C’est peut-être ça que les gens aiment dans le courage.
Plus rien ne m’importe. Plus rien d’autre que le silence, et mon corps enfermé dans un cercueil de bravoure Mais n’allez pas vous imaginer que je vais y rester éternellement.
Plus que 5 minutes. Je vais pouvoir rentrer chez moi.
VI - Se transformer
J’ouvre les yeux. Il y a du monde autour de moi. Des politiques. Des célébrités. L’adolescent, la femme. Des gens. Beaucoup trop de Forts. Ils m’attendent.
Je sais ce qu’ils vont faire. Me juger. Me détester. Me huer. Me frapper, de honte, puis avec tous les livres qui leur tomberont sous la main. Se jeter sur moi. Je serai livré en pâture à une foule en délire, qui n’aura aucune pitié pour mon être pathétique. Avec un peu de chance, l’Histoire retiendra mon nom. Avec la chance qui est la mienne, je deviendrai un oublié. Heureusement, j’ai déjà de quoi pouvoir me faire enterrer. Ils n’auront qu’à me recouvrir.
Il est trop tard. Ils me soulèvent déjà.
Finalement, ce scénario commence sérieusement à me plaire. Car ce qui est sur le point de m’arriver est bien pire que tous mes cauchemars.
N’allez plus rien vous imaginer.
La Conférence est finie. J’y retournerai la semaine prochaine. Et chaque semaine pour le restant de mes jours. J’irai sur la place, souffrir pendant des heures. Je continuerai à collectionner les livres. J’écouterai les discours avec toujours plus de dégoût. Mais cette fois, je me dégouterai moi-même. Cette fois, je ne serai plus en rang comme les autres. Cette fois, je me placerai de l’autre côté de la place.
Cette fois, je serai Fort.