Les pieds dans l'eau - Tess Gilles

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Les pieds dans l’eau

Du haut de sa chaise rouge plastique, à travers l'eau, au fond de son verre, il avait quarante

et un ans. En ce mardi sept juin 2017, ses pieds, chaussons, chaussettes, brassaient librement l'air faute d'atteindre le sol. Il était si fier. Ce n'était pas tous les jours que le service de table offrait allègrement la sagesse de trente trois ans supplémentaires. Ce droit d’aînesse fictif lui avait offert un aller retour, balais, balayette, le long des tables. Noyau dur d'un corps de miettes en expansion. La sécheresse de ses doigts, devenus poussiéreux, valait alors bien le lingot de sucre rose fraise sur lequel allait, enfin, pouvoir ruisseler sa salive.

Assis sur son strapontin la rigidité du sol s'agrippe à ses orteils et résonne le long de ses

tibias. Ses genoux et son dos ankylosé rêvent d'une dernière danse aérienne depuis sa chaise d'enfance. Mais ce doux balancement s'est arrêté il y a longtemps pour laisser la place à un aller sans retour. Il ne savait pas alors. Il aurait aimé qu'on lui murmure, qu'on lui rappelle, qu'on lui crie. C'était la dernière fois. Bientôt ses pieds, ses jambes, s’allongeraient et, s'enracineraient dans le sol. Ils oublieraient l'espace. Cela ne faisait pas souffrir non. Mais là, du haut de son strapontin, de premier choix, blanc et bleu, résistant aux UV, avec un noyau de mousse dense et hautement résistant, ergonomique sans pour autant retenir la morphologie des milliers de voyageurs, il rêve de voir ses chaussons virevolter à nouveau. Avec ses deux mètres d'ossatures, tout mouvement de sa part dans ce wagon seconde classe, risquerait simplement de heurter la sympathie de son voisin le plus proche. Soit à sa droite quatre fantômes de voyageurs, et à sa gauche, la vitre et son reflet arrogant. Il trône fièrement au premier plan, avec ses boucles grisonnantes, son visage rouge et bouffi, ses yeux vert forêt fuyant sa propre inspection. En ce mardi sept juin 2050, à travers la vitre, à travers la nuit noire, il a quarante et un ans, et, il a oublié.

Il marchait le long du canal, deux de ses enjambées contre le grand pas de sa maman. Elle

était grande et petite, fine et ronde, douce et autoritaire. Elle était tout, ses yeux noisette connaissaient tout et ses lèvres épaisses lui répétaient tout. Guidé par la main de sa mère, il suivait de ses yeux le long cou des cygnes à deux têtes. Ils avaient le regard à la fois dressé vers le ciel et les profondeurs de l'eau. Est-ce que les cygnes, eux, pouvaient le voir ? Du fond de son eau à midi, il avait quarante et un ans. Là, il voyait seulement un garçon de huit ans, petit, au visage arrondi par des boucles foisonnantes écrasées sous une casquette rouge vif. Est-ce que les cygnes, eux, pouvaient le voir, le fond de l’eau ? Il rêvait de transpercer cette surface menteuse, bien plus hypocrite que l'air, trop rigide pour ses regards, mais trop liquide pour ses pieds. Il ne savait pas nager et il refusait d'ouvrir ses yeux sous l'eau, de peur de corrompre sa rétine. Sa mère lui avait adressé sa meilleure réponse, le silence.

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