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Une vie d’enfant
Tous les jours à la même heure, j’allais me promener avec ma maîtresse au grand parc de l’Orangerie. L’air y était frais et sentait bon l’herbe coupée J’aimais beaucoup ces promenades, bien que je ne puisse faire grand-chose, tant les « Attention Oscar, tu vas… » retentissaient dès que j’osais m’aventurer un peu trop loin des chemins gravillonnés bordés de grands arbres. S’il faisait beau, j’avais le bonheur de me mouvoir librement, mais dès que quelques gouttes de pluie frappaient le carreau de la fenêtre, ou bien lorsque la météo annonçait une chute de température, on s’empressait de m’emmitoufler dans une affreuse cape verte que je ne supportais que de très mauvais gré après de vives contestations qui n'étaient jamais entendues. « Ecoute Oscar, ne viens pas râler après, lorsqu’il faudra aller chez le vétérinaire ! » Un coup de laisse qui me tirait vers la porte d’entrée mettait toujours fin à la conversation.
Il est vrai que je fus choyé tel un enfant, tant et si bien, qu’un jour en me réveillant, je remarquais que j’avais changé. Mon corps, mes membres s’étaient considérément allongés, des doigts remplaçaient mes griffes, mes poils avaient été remplacés par des cheveux fins, soyeux, au niveau de ma tête et ma queue avait disparu. Cette nouvelle morphologie ne me mettait guère à l’aise. J’étais recroquevillé de telle sorte dans mon panier que je pouvais à peine bouger. Comme à mon habitude, je décidais toutefois d’attendre sagement. Je dormais dans le salon où se trouvait une pendule ; quand celle-ci sonna huit heures, ma maîtresse, très à cheval sur son planning, apparue dans l’embrasure de la porte. Me considérant rapidement du regard, elle n'eut l’air nullement étonné de me voir ainsi transformé. « Bonjour Oscar ! Eh bien, tu es devenu un bien beau garçon ! C’est l’heure du petitdéjeuner ; viens par ici que je te donne tes croquettes… » Après une courte hésitation, elle ajouta « Tout compte fait, au vu de ta nouvelle forme, un bol de céréales serait plus approprié. » Ainsi, quelques Chocapic® disposés dans ma gamelle que je tenais à conserver, scellèrent le début de ma nouvelle vie
J’eus à peine le temps d’engloutir mon petit-déjeuner que ma maîtresse, qui était partie vaquer à ses occupations, revint me voir. Cette fois, elle m’examina méthodiquement de haut en bas. « Tes poils ont bien poussé dis donc. Que penses-tu d’un rendez-vous chez le toiletteur ? Oh, disons plutôt chez le coiffeur » se reprit ma douce maîtresse. « Je vais passer un coup de fil. » Je la vis prendre son téléphone mais elle dut se reprendre à trois reprises avant de composer le bon numéro, le numéro du toiletteur filant sous ses doigts. Il faut dire que je m’y rendais souvent, et j’étais curieux à l’idée d’avoir ainsi à changer mes habitudes
Le salon était plus grand que celui du toiletteur. Une foule de gens attendait dans des fauteuils en cuir et je m’y installais également avec ma maîtresse. Une pile de magazines était posée sur une table basse. Ma maîtresse en prit un et commença à le feuilleter. Je n’avais jamais compris l’utilité de ses feuilles de papier de couleur et je préférais plutôt observer ce qui m’entourait. Beaucoup de lumière, de bruit et de coiffeurs bavards ainsi qu’une odeur de laque. « Une ambiance bien trop
désagréable pour qu’on puisse s’y sentir à l’aise » me vint à l’esprit. Je fus interrompu dans mes réflexions par une main qui me tapota le membre qui me servait autrefois de patte avant. « Regarde Oscar, maintenant que tu es un garçon, il faudrait en profiter pour te cultiver un peu. » Ma maîtresse agitait devant mon nez une page de publicité pour une exposition d’art. « Que préfères-tu ? Musée, théâtre, cinéma ? Je te laisse choisir, mon trésor. » Ces endroits ne me disaient rien, je savais juste que je n’avais pas le droit d’y entrer. « Quelle chance d’avoir changé de forme ! » pensais-je, tout excité
Une heure plus tard, j’étais toiletté comme il se doit. Mes poils capillaires avaient été bien raccourcis, car, comme disait ma maîtresse, l’été allait être chaud. Je n’avais cependant pas encore réussi à me décider, le choix qu’on me demandait de faire me paraissait bien trop crucial. « Je comprends que tu puisses être indécis. Tiens, pour t’aider à réfléchir, que penses-tu d’aller faire ta promenade habituelle au parc ? On a juste le temps d’y faire un tour avant de prendre le déjeuner. » « Oh oui ! Allons-y ! » Ce furent mes premiers mots. Aussi naturel que je me fusse transformé, je savais parler instinctivement Ma maîtresse en fut ravie. « Oh, mais tu sais aussi parler mon tout beau ! Tes premiers mots ! Il faudra fêter ça. »
Le parc me parut plus petit, les haies moins hautes et les arbres moins impressionnants que d’ordinaire Pour la première fois, je pus admirer l’eau qui remplissait la fontaine. J’y trempai un doigt Je voyais mon environnement d’un nouvel œil. « Ne t’approche pas de l’eau comme ça, et n’oublie pas, il vaut mieux que tu ne quittes pas le chemin » m’avertit ma maîtresse. Ce rappel à l’ordre m’abattit et je continuai à marcher en trainant les pieds. Un peu plus loin, je distinguai un groupe d’enfants qui jouaient sur le gazon. Je jetai un regard suppliant à ma maîtresse, comme je savais bien les faire et que je savais très efficace J’obtins une autorisation exceptionnelle de les rejoindre. Je ne savais pas comment les aborder mais ils m’inclurent bien vite dans leurs jeux que je ne trouvais guère attrayants. Ceux-ci consistaient principalement à lancer des cailloux le plus loin possible ou à arracher des pétales de pâquerettes tout en essayant d’en deviner le nombre. Tout à coup, je distinguai des formes de petite taille qui se déplaçaient au sol près des grands platanes. Des écureuils ! Je retrouvai tout à coup toute ma forme. « Et si nous courions après ? » proposais-je. Ma suggestion fut bien accueillie car toute la troupe d’enfants se mit à leur poursuite. Je reconnus enfin à ces petits êtres un certain bon sens. J’allai me lancer à leur suite quand je sentis quelque chose me retenir par le bras. Ma maîtresse me regardait d’un air sévère et me sermonna d’un ton dur : « Allons, pas de bêtises, nous ferions mieux de rentrer. »
Le temps d’atteindre la maison, ma maîtresse avait perdu son air strict et passant devant la pendule, elle s’exclama : « Déjà midi ! Que veux-tu manger Oscar ? De la pât… ate ? Tu dois aimer les pommes de terre, j’en suis sûre » Elle eut un air content, comme lorsqu’on se rattrape après avoir fait une bêtise. Je voulus lui préciser que je préférais la pâtée mais je me dis que si elle en avait eu, elle me l’aurait proposée. Il fut donc décidé que nous mangerions des pommes de terre avec un peu de fromage. On m’autorisait parfois à manger les restes, mais jamais il m’avait été donné d’avoir pour repas une assiette tout entière « Voilà enfin un peu de diversité » pensais-je, ravi. Le déjeuner terminé, ma maîtresse proposa : « Après la sieste, nous irons au musée, si cela te va. » Comme je me trouvais toujours dans l’incertitude, j’approuvai avec énergie. « Je suis certaine que tu aimeras. Il faudrait aussi faire un saut à la boulangerie, je n’ai pas encore acheté mon pain. » Aussi loin que je m’en souvienne, nous avions toujours fait une sieste après le repas. Ma maîtresse me proposa cette fois de m’installer sur le canapé où je serais plus à l’aise. A peine endormi, je fis un rêve bien étrange. Non pas un rêve de chien mais un rêve d’humain Sous ma forme d’enfant, je m’envolais au-dessus de la ville à la recherche de mes chaussures, chose bien improbable. Je me réveillai tout confus : ma nouvelle morphologie se retranscrivait jusque dans mon subconscient
À quatorze heures, le musée rouvrait ses portes pour l’après-midi. On arriva pile pour l’ouverture. « On a de la chance Oscar, c’est gratuit pour les enfants. Il vaut mieux ne pas mentionner que tu n’en es pas un originellement. » Des peintures colorées étaient accrochées aux murs et ma maîtresse semblait y porter un vif intérêt. Mais ce qui m’intéressait, moi, c’était les appareils photos qui faisaient bip, les personnes décorées d’un badge qui tournaient en rond nerveusement, ou la mouche qui finissait toujours par se cogner contre les vitres. Je remarquai une araignée suspendue à un fil et j’eus une grande envie de l’attraper. Le souffle du ventilateur passa à ce moment-là et me rafraîchit le corps tout entier. Je fus émerveillé par cette ingéniosité et en oubliai l’araignée. Je passai le reste de la visite à me poster devant l’appareil ou à faire crisser les vieilles planches de bois. Enfin vint la dernière salle. Ma maîtresse m’appela et je m’empressai de la rejoindre. « Alors, qu’en as-tu pensé mon petit ? C’était passionnant, mais il va falloir y aller ! » Je dois avouer que je fus un peu déçu de quitter cet immense terrain de jeu Nous allions franchir les portes vitrées lorsque je vis un autre enfant qui me parut très peu commode. Par réflexe, je voulus aboyer. Seul un cri rauque s’échappa de ma gorge. « Ah non ! Cela ne se fait pas Oscar ! » Ma maîtresse me plaqua une main devant la bouche et me tira dehors en me grondant doucement.
La clochette retentit lorsque nous passâmes la porte de la boulangerie. Je dus reconnaître que l’odeur y était accueillante. « Qu’en penses-tu, Oscar ? Il vaut mieux prendre le pain de campagne ou le pain de seigle ? » Ma maîtresse avait cette fâcheuse habitude de me demander mon avis à toutes les occasions malgré mon manque de réaction. Que ce soit « Regarde cette affiche ! Elle est retouchée, tu ne trouves pas ? » ou « Ce manteau, il me va bien ? », je me contentais généralement de cligner des yeux. Cette fois, bien que doué de parole, je ne savais absolument pas faire la différence entre les deux options « Seigle. Pain au seigle » sortit de ma bouche. Je trouvais ce mot rigolo. « C’est d’accord. Oscar-mignon, veux-tu bien chercher les sousous dans mon sac ? » Je m’exécutai et lui tendis le portemonnaie avec les précieux sousous Quel drôle d’idée d’échanger de la nourriture contre ces pièces de métal qui ne présentent aucun intérêt. Pourquoi la boulangère voulait-t-elle s’encombrer de la sorte ?
Ma maîtresse marchait d’un bon pas, et malgré l’avantage que me donnaient mes longues jambes, j’eut un peu de mal à la suivre. « Bon, il est temps de rentrer. Tu dois être bien fatigué. » J’avais en effet bien hâte de retrouver la douceur du foyer. À peine la porte d’entrée refermée, ma maîtresse trottina vers le placard de la cuisine. Elle en sortit une montagne de sucreries. « Tiens, tu l’as bien mérité ! Je t’ai trouvé très dégourdi aujourd’hui. » L’idée me traversa l’esprit que j’avais fait bien peu d’efforts pour mériter une telle récompense, mais cela faisait si longtemps que des situations de la sorte se produisaient que ma réflexion fut bien vite dissipée. Je me mis à l’ouvrage, le regard brillant de gourmandise. Je n’eus pas ingéré la moitié des friandises que j’eus terriblement mal à l’estomac. J’avais si mal au ventre que je me roulai en boule dans mon panier, comme j’avais l’habitude de le faire quand je me sentais mal. J’émis un profond soupir : je me demandais comment il était possible d’apprécier d’être un humain si l’on souffrait de la sorte au goût des bonnes choses. « Cela ne me motive plus du tout à être bien sage » fut ma seule conclusion.
Quand je me sentis un peu mieux, je décidai de m’assoir sur le canapé. C’est là que ma maîtresse me trouva. Elle me prit par les épaules et me regarda d’un air sérieux. « Oscar, tu as maintenant de grandes responsabilités. Il va falloir parfaire ton éducation. Je téléphonerai à l’école demain pour te trouver une place ». Je fus abasourdi par la nouvelle. J’avais entendu parler de l’école par les enfants qui venaient parfois à la maison. De ce que j’avais compris, l’école se résumait à un lieu d’ennui et certains allaient même jusqu’à la traiter de torture. La terreur m’envahit, je n’avais pas la moindre envie d’y aller. « C’en est trop ! Si c’est comme cela, je préfère rester chien ! » Je n’avais pas fermé la bouche que je rapetissais et retrouvais mes quatre pattes, mon museau et mes oreilles pendantes Remuant de la queue énergiquement, je dansais autour de ma maîtresse.
La nuit était tombée et je regardais par la fenêtre dans l’attente d’y voir apparaître mon maître. Il pleuvait des cordes, une de ces averses que l’on n’annonce pas à la météo. Je le vis bientôt tout dégoulinant d’eau qui se précipitait vers l’entrée de la demeure. Je me dépêchai de me rendre à la porte et l’accueillis tout content. Il avait l’air épuisé. Ma maîtresse passa la tête dans l’embrasure de la porte du bureau, qui donnait directement sur l’entrée.
- Alors cette journée ?
-Je ne te raconte pas, c’est de pire en pire. On ne me considère plus dans cette boîte !
Je le suivis à la trace. Il enleva son manteau complètement trempé et le posa négligemment sur le rebord de la baignoire. Puis, il vint s’installer dans son fauteuil et je restai à ses pieds. Il soupira et je l’entendis se lamenter : « Quelle vie de chien ! » À peine avait-il prononcé ses mots que son corps rapetissa, une queue touffue apparut et des poils noirs recouvrirent son corps. Je jappai d’excitement, tout heureux d’avoir un nouveau compagnon de jeu.