Ad vitam - Clotilde Daumas

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Nombre de mots : 2140

AD VITAM

Quand j’étais enfant, que ma mère me baignait dans les eaux de l’Euphrate, le monde était étroit. Si nombreux les dieux, les prêtres, les sacrifices, les pierres sacrées, les grottes peintes, que nous étions libres dans la multitude. Jadis, quand j’étais enfant, il y a fort, fort longtemps ; jadis, quand le savoir fleurissait sur les rives de l’Euphrate, s’écoulait tout le long de la Méditerranée d’Antioche à Tanger, avec Rome au milieu encore qui attirait à elle tous les rayons du soleil ; jadis, avant l’âge des hommes, le monde était compris entre deux continents, régi par une mer profonde . Toutes ces années, ces siècles, j’ai parcouru le globe, d’abord étroit puis vaste puis étroit de nouveau, rendu fripé et fatigué comme une vieille pomme par la méchante race des hommes. De fleuve en fleuve, de cap en cap, droit et triste dans la lumière du soleil déclinant, j’ai contemplé chaque peuple, chaque nation, chaque famille qui vint au jour sur cette planète. Voici deux-mille-cinquante ans que je vis. Je n’ai plus de larmes, je n’ai plus de courage. Il est temps pour moi de rentrer, de passer par Damas éteinte, Palmyre étouffée, de traverser les anciens déserts et les nouveaux jusqu’aux dattiers de mon village rasé. Voici deux-mille-cinquante ans que je vis, et je suis fatigué. J’ai connu des peuples voués à la vertu, à l’amour, à l’harmonie. Plus aucun n’existe. J’ai visité, ces derniers temps, ces temps d’avions lourds dans le bleu du ciel et de bruit constant—j’ai visité les derniers bastions de l’ancien monde. La blessure est béante. Ils ne survivront pas. Je n’ai pas toujours été désespéré. J’ai connu des âmes d’une grande beauté, et puissantes également. Alors que je n’étais encore qu’un jeune adolescent, j’ai connu un certain Jésus de Nazareth. Je l’ai vu prêcher, guérir des malades, sourire aux opprimés, toujours impavide en son for intérieur. Comme tant d’autres avant lui, il avait un don de magie, ou quoi que ce soit qui habite dans le vivant. Il n’était guère ambitieux. Ce n’est pas de son fait s’il est devenu ce qu’il est aujourd’hui, invoqué par ceux qui haïssent et prescrivent. C’est lui qui, le jour où il est passé dans mon village, m’a révélé ma vraie nature. Il a posé sa main sur mon front, un grand sourire sur son visage brun, et m’a parlé du début et de la fin du monde. Puis il s’en est allé parler d’amour aux quatre vents, comme d’habitude. Personne n’a été surpris quand ils l’ont tué, pas même moi, qui étais alors si jeune. Je me souviens de son calme impénétrable. Alors que les soldats de Ponce Pilate enfonçaient des clous dans

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