Personne ne vient - Clémence Lèbre

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« Est ce que quelqu'un m’entend ? Allô, un, deux, un deux. Pardi ! Sacrebleu ! Quarante deux ! »

ne vient

Et Dieu ! Cela fait longtemps que je n’ai pas vu ma mie. Tu sais, dit il en s’adressant au téléphone dans un air de confidence, elle doit s’inquiéter. Je passe tellement de temps à l’office. Tellement de temps que peut être que des cheveux blancs ont déjà poussés aux enfants ! Enfin, je le saurais si je n’étais pas coincé là. »

L’attente est longue. Plus personne n’entre ou même ne passe. Il somnole doucement sur son comptoir, comme las de cette journée qui n’en finit pas. Parfois, il s’impatiente, se redresse, réajuste sa veste et repousse ses cheveux avant de décrocher le combiné et de lui demander :

Il attend une réponse qui ne vient pas. C’est toujours le silence à l’autre bout du fil. Il soupire, bougonne et se laisse aller dans un geste brusque en laissant son dos heurter le dossier de sa chaise.«

Bien sûr que non, comme hier, avant hier et les jours d’avant. Je ne sais même pas si tu fonctionnes vraiment, ajoute t il en tapotant le cadrant du téléphone de ses gros doigts Il me semble que j’avais recruté une secrétaire pour ça ! Pour répondre à ce fichu téléphone ! Ah ! Et cela fait bien longtemps que je suis là, continue t il vivement. J'ai arrêté de compter, mais les jours passent. Il me reste juste cette terrible impression là. Maman m’en avait parlé, elle m’avait prévenue ! Il»

reprend son souffle avant de poursuivre :

Il laisse reposer le combiné mollement sur sa poitrine, la fatigue le reprend. En face de lui, la réplique du Dernier Voyage du Téméraire semble le captiver un court instant. C’est une mauvaise reproduction indéniablement, le contour blanc du papier est désormais jauni et s’est émietté au fur et à mesure des années Quelqu’un lui avait offert pour une occasion et ça ne lui coutait rien alors de l’exposer pour améliorer la pauvre décoration que son père avait réalisée avant lui. Il sait faire des économies

Le temps passe, un quasi silence se fait que seul le téléphone rompt depuis peu par ses faibles grésillements Le bruit n’est pas assez fort pour le réveiller, ses ronflements intempestifs couvrent le son de l’engin. Ce grésillement pourtant se fait plus fort faisant vibrer tout le téléphone. Il fronce les sourcils, les yeux toujours fermés, il ne réalise pas encore ce qui est en train de se passer. Sa main se crispe autour du combiné, instinctivement, dans un tic répétitif. Il toussote manquant de s’étouffer mais ne se réveille pas.

« J'ai même cru apercevoir quelqu'un hier par la fenêtre, mais c'était un arbre. Juste un arbre qui ressemblait à quelqu'un. Avant, jamais je n'aurais confondu un arbre avec quelqu'un. Mais là, même mon agrafeuse prend des airs de verre à cocktail.

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Insensibles à son tracas, les bruits de bouches continuent dans de grands éclats. Il est convaincu que la source du bruit n’est pas si loin Pour confronter l’objet de son irritation il se penche au dessus du comptoir, manquant par ailleurs de faire basculer son corps entier dans son mouvement. Sa tête se retrouve nez à nez avec un joli petit garçon, tout aussi surpris que lui. L’enfant aux lunettes épaisses qui a laissé son avion retomber sous le choc, le fait redécoller et atterrir doucement sur la tête blanche en face de lui. L’homme de l’office reste alors figé dans une position d’équilibre abracadabrante de peur de faire tomber le jouet

« Allô ? Allô ? Vous m’entendez ? »

« Tu vends quoi ? Euh…Bien… lui répond t il surpris. Des choses ! Regarde j’ai un magnifique comptoir, lui dit il en reportant le téléphone à son oreille, peu attentif. »

Le petit garçon ne sait pas si le comptoir est « magnifique » mais assurément il est assez grand. Il ne peut voir derrière et s’il tend les bras il peut à peine toucher le plan de travail.

« Allô ? Si vous m’entendez ne raccrochez surtout pas ! Dit encore l’homme au combiné. »

Personne ne lui répond, il appuie frénétiquement sur tous les boutons. Le bruit s’éclaircit, mais ce n’est pas suffisant

Contrarié par ses appels restés sans réponse, il s’obstine à lancer des « allô » répétitifs sans aucun effet. Il ne comprend toujours pas ce que transmet son interlocuteur à l’autre bout du fil. L’enfant, ne parvenant pas à saisir l’objet de sa contrariété et ayant observé l’intérieur caractéristique, lui demande :

Le petit garçon lui jette un regard étrange, il ne joue plus mais l’observe pleinement.

« Et là ? Vous m’entendez ? Dit il encore, sans remarquer l’attention que l’enfant lui porte. »

Les bruits de bouches raisonnent dans tout l’office, se répercutant sur chaque mur, si bien qu’une jolie cacophonie est créée. Ah ça, il ne peut le supporter. L’office est pauvre, en décoration comme en présences certes, mais sa bonne réputation doit être conservée Jeune, son père lui a appris à coup de grandes leçons, le comportement qu’il doit avoir ici.

2 « Tchu ! Tchu ! Brvvv ! Boum ! Brvvv ! Papapapa ! »

L’enfant lui fait un sourire timide alors que le combiné téléphonique se met à produire un bruit insupportable L’homme à l’avion se redresse alors dans un sursaut, faisant glisser l’objet enfantin de ses cheveux, pour reprendre le combiné qu’il a momentanément oublié. L’homme émet :

« Allô ? Allô ? »

« Au moins, pense t il tout haut, la musique est bonne. Très bon choix. Nous l’avions si souvent écoutée. »

Il se sent nostalgique mais cela ne dure pas. Il s’agite et réfléchit. Ses bras se tordent, son corps se balance, il est préoccupé. Certes, pense il, personne ne viendra aujourd’hui, comme les autres jours. Mais aujourd’hui lui semble pourtant si différent. Il se penche à nouveau sur le comptoir

Il se redresse et contourne le meuble pour se mettre tête à tête avec l’enfant. Il tend sa main tremblante pour la poser sur son crâne et gentiment lui frotter la tête. C’est une belle tête blonde Elle lui rappelle sa jeunesse lorsqu’il avait encore suffisamment de cheveux pour faire des envieux. A l’heure actuelle sa chevelure s’est éclaircie et considérablement grisée. L’enfant se dégage de sa prise par un petit mouvement et place ses mains devant lui pour se relever. Oubliant son avion, il sautille vers la porte qui donne accès à l’intérieur Placée sous Le Téméraire, si on ne la regarde pas vraiment, elle peut disparaitre de la vue et s’évanouir dans le décor. L’habitude et le bois utilisés peuvent sans doute expliquer cet effet, l’homme en est certain.

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La poignée est trop haute pour lui mais l’enfant continue de tendre son bras et de se mettre sur la pointe des pieds pour tenter de la tourner. Le vieux monsieur s’approche alors, récupérant l’avion au sol. Il le fait rouler dans ses doigts et regarde l’enfant distraitement avant de se diriger vers lui pour l’aider. Il tend la main vers la poignée et hésite. Cela fait bien longtemps qu’il n’a pas ouvert cette porte.

Sa paupière a tiqué quelques secondes mais s’en a été assez pour que l’enfant se perde dans ses pensées. Ses parents lui ont déjà reproché son caractère dissipé. Une porte claque, c’est son père qui rentrant dans la pièce concentre son attention un court instant. Alors qu’il le voit déposer son manteau avec lenteur, il reprend son avion en papier et grimpe sur un des poufs pour prendre de la hauteur dans le but de le faire voler pour de vrai. Il lance son bras en arrière comme son père lui a montré, pour ensuite pencher tout son corps en avant afin de

« Toujours là ?»

« Tu sais, personne ne passe par cette porte… Personne n’entre. »

Lorsque ses doigts touchent le métal doré, celui ci lui semble bien froid. Il fait bon dans cet office, loin de tout. Alors qu’il ne fournit qu’une petite pression, la porte s’ouvre dans un geste brusque. Un vent frais caresse son visage et l’enfant la franchit gaiement, son avion en main après avoir jeté un dernier coup d’œil à l’adulte qui lui tient la porte en tremblant. Lui ne peut le suivre, enfin il ne peut plus.

Le bruit au téléphone se fait plus fort et s’éclaircit. C’est une musique qu’il entend et qui se diffuse partout entre ces quatre murs. Cela le berce, si bien même, qu’il se rassoit au bout d’un certain temps derrière son comptoir. Si ses yeux brillent, il ne s’en rend pas compte. Sa conviction se renforce Il sait que ce n’est pas aujourd’hui non plus qu’on viendra le chercher.

Il chasse ses regrets dans une grande respiration et revêt son sourire.

Le petit garçon le regarde avec de grands yeux et prête une oreille attentive à la nouvelle musique. Cela ne ressemble pas du tout à ce que ses parents écoutent mais il lui semble bien que cela sonne beaucoup comme la musique que met mamie lorsqu’il est avec elle Elle la diffuse dans sa maison et parfois il peut voir ses pieds danser ou ses yeux briller des souvenirs que cela lui procure.

Il cherche à tâtons un CD sur l'étagère, courbant la tête dans tous les sens pour essayer de lire le titre des œuvres dans la bibliothèque. Une fois qu’il trouve le disque parfait il le met délicatement dans le lecteur.

Celui ci pose une main qui se veut rassurante sur l'épaule du petit garçon mais il n’ose pas lui avouer que son père à lui ne lui a jamais vraiment parlé. Leur relation s’était faite distante dès le plus jeune âge lorsque son père avait fait en sorte qu’une certaine pudeur s’installe entre eux. Celle ci s’était renforcée par la suite lorsqu’il avait grandi. Il se souvient que lorsque son père travaillait il ne fallait pas le déranger et il travaillait beaucoup. Et si le droit lui avait été accordé de patienter avec lui, c’était toujours derrière le comptoir du magasin et dans un silence irréprochable qu’il devait se tenir.

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« Papi ne parle plus, mais quelquefois lorsqu’on lui passe sa musique préférée… Le jazz, tu te souviens ? C’est ce qu’il lui plaisait, dit il à l’enfant. »

donner le plus d’élan possible à son avion. Le lancer est si bon que celui ci vient se ficher sur l’une des étagères faisant tomber un bibelot, une petite cloche. C’est le genre de vieux objets qui sont entreposés ici, en souvenir.

Le petit garçon rentre la tête dans ses épaules de peur de se faire gronder. Mais la sanction ne vient pas. Son père ramasse juste la clochette pour ensuite la reposer sur l’étagère, se remémorant. Il s’est tellement fait disputer dans sa jeunesse pour l’avoir fait sonner. Il en profite pour passer distraitement la main sur un cadre photo poussiéreux qui le représente petit. Hésitant à déranger son père dans sa contemplation, le garçon l’interpelle tout de même.

« Tu sais, lui dit son père sur le ton de la confidence, il me semble qu’il nous écoute parfois. Ses doigts peuvent battre la cadence et ça me donne l’impression qu’il est encore parmi nous. »

L’enfant réajuste les lunettes qui glissent de son nez, il sait ce qu’il se passe mais cela lui parait loin. Peut être comprendra t il vraiment un jour, mais il sera trop tard. A côté de lui, le vieux monsieur est tassé sur un fauteuil médical grisâtre. Sa chambre, reproduite presque à l’identique, se situe désormais dans un établissement spécialisé. Ces dernières semaines, ses

« Voilà ! s'exclame t il satisfait. Mais il ne faut pas mettre le son trop fort, ajoute t il en fronçant les sourcils, comme pour se réprimander de son éclat. »

« Papa, ça fait longtemps que papi ne parle plus, dit Théo à son père. »

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Aujourd’hui, comme hier, son grand père dort. Il dort, son corps est mou et le sommeil ne le quitte plus. Théo espère pouvoir lui parler mais l’attente est devenue longue. Cette fois ci, lorsque la musique résonne, un drôle de frisson parcourt le corps de son père. Même les doigts de son grand père ne battent plus le rythme, cela lui demande trop d'efforts. Seules des larmes coulent désormais de son visage fripé.

enfants et petits enfants sont souvent venus le saluer. Théo, avec son père, vient souvent le voir et il est autorisé à jouer silencieusement dans la chambre.

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