Les hommes de paille et les hommes de bois - Auriane Boko

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Regrettant de m’être emporté, je baisse la tête vers mes mains qui tracent des semblants de formes dans le sable fin entre deux tapis. À ma surprise, son rire résonne dans la pièce.

Personne n’a assez de profondeur pour ça, ici. Parfois, je me dis qu’il nous manque une dimension, que nous ne sommes pas vraiment humains, et que rêver, c’est pour les Hommes, les vrais, ceux qui ont un lit pour dormir, une table pour manger, et une fenêtre par laquelle se pencher. Parfois, dans les moments sombres, je pense que c’est simplement pour ceux dont on n’a jamais douté qu’ils étaient humains. Alors que nous, vraiment… Je pense que même nous on oublie qu’on l’est. C’est la chiasse, la pisse, la maladie qui est partout. C’est la sensation d’être du bétail gardé par un fermier négligent. Rêver, j’ai déjà essayé. Avant, quand j’étais petit, je m’asseyais au milieu de la salle de vie de ma famille, jambes croisées « à l’indienne » comme disaient ceux qui ont connu l’Inde , et je pensais à un état des choses différent. Maintenant, j’arrive à peine à me souvenir. Alors imaginer : l’Inconnu, l’Autre, l’Ailleurs… C’est impossible. L’odeur de pourriture et de chiotte qui emplit mes narines est comme un lien tangible au présent. Les ronflements, grognements, grondements de mes camarades sont les maillons d’une chaîne qui m’attache à la réalité.

« Rêve ».

Ce « Rêve », c’est une insulte, une blague qui nous nargue jour après jour.

ElleCehésite.n’est

Je repose mon crâne contre le mur en banco auquel je suis adossé

Ah, Monsieur Pierre Léontin ! Que dites vous là ? Vous parlez comme si j’avais confectionné cette affiche moi même. Vraiment, si demain on s’enquérait d’une troupe de dramaturges à Aghadès, je vous recommanderais seul !

Vous n’aimez pas.

Le mot résonne comme une gifle, du fond des cages où l’on est installés. On dort, on mange, on se tourne un peu, parfois, quand il y a de la place, on se lève.

ElleNon.vient s’asseoir à côté de moi, sur le tapis qui recouvre le sol sahélien.

On est Ici, et Ici c’est l’enfer.

D’accord, c’est un peu morne. Mais vous avez demandé qu’on écrive ce que nous évoque le mot rêve. Bah voilà. Ça m’évoque ça.

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Les hommes de paille et les hommes de bois

pas que je n’aime pas. Il n’y a rien à aimer ou à ne pas aimer. C’est une opinion.

Vous détestez, je soupire.

Le centre de Niamey. Surpeuplé, débordé, sous financé. Frustré, je passe une main dans mes cheveux.

Que voulez vous que j’y fasse ? je continue. Jour après jour, j’étais assis face à cette affiche, face à cet ordre. Imaginez : on est tous là, par terre, les corps pliés, entassés, enfoncés dans les coins d’une salle aux murs délavés, comme des jouets de l’ancien monde : cassés, perdus, sans âme et sans destinée. Et pourtant, on nous répète Rêve, comme si ça allait tout changer. Alors oui, votre poster d’ONG au grand cœur, ça me fait bien rire.

Quel dieu, le vôtre ou le nôtre ? Le dieu des noirs ou le dieu des blancs ? suis je tout près de lâcher dans mon acerbe esprit de contradiction. Parce qu’il ne peut pas y avoir un dieu pour tout le monde. Mais si j’avais parlé, j’aurais manqué son chuchotement :

Vous allez arrêter de m’appeler monsieur ? je dis d’un ton bourru. Ça fait combien de temps qu’on se connaît et on doit avoir le même âge…

Mon regard court le long du désert calme qui règne à l’horizon. Les mots de l’affiche me reviennent à l’esprit : Rêve Grandis Deviens. À mon arrivée sur le continent, j’ai voulu y croire. Je venais d’atteindre la limite septentrionale de l’Union, j’étais sauf. Mais mon esprit était resté derrière, coincé avec d’autres âmes perdues dans la cale du bateau, étouffé, prisonnier d’une traversée infernale de la Méditerranée. Les images, surtout, me torturaient : la houle violente de l’est; les gémissements; la mer sombre, agitée, vorace; les corps affaiblis, écrasés, inertes; l’odeur; les côtes, enfin, loin, trop loin à cause de la dérive; un sentiment puissant d’impuissance; la panique, les pleurs des bébés, les cris des femmes, un goût salé, des roches, des arbres, la terre ferme.

Je mène Zola à notre tente afin qu’elle rencontre les autres. Sur le chemin, elle observe tout avec curiosité. Pendant le repas, elle écoute nos histoires : Amani, tiraillé entre l’envie de rentrer au pays et le désir d’une vie meilleure. Lydie Ro, qui a l’avantage d’être d’origine Sénégambienne, mais dont le dossier est alourdi par une enfance passée dans une zone de retombées nucléaires. Moi, et ma vision d’Aquitania : « Un pays de l’ancienne France. Le travail est rare, les familles sont détruites, la patrie est morte. Les gens là bas aimaient la mer, maintenant la moitié du pays est sous la flotte ». Et Jans, qui préfère les contes à la réalité de son périple à travers les zones dévastées d’Eurasia.

Dans le centre de rétention, les scènes de la vie en groupe débordent toujours d’effervescence. Au repas, surtout, c’est la cacophonie : des salutations fusent de tente à tente, on se retrouve, on troque, on s’exclame, certains se disputent, d’autres arbitrent.

Sa main sur mon épaule me ramène au présent.

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Bien qu’elle me taquine, sa main se pose comme un oiseau délicat sur la mienne, qui erre sans but au dessus du sable. Mes joues chauffent.

Son accent chante à chacune de ses phrases. C’est comme la raison, sinon la conséquence de son optimisme. Comment, en l’écoutant, ne pas tomber de bonheur ? Pourtant, quelque chose me retient

Son sourire, toujours chaud, sur son visage.

On a parlé, Monsieur Pierre Léontin, de votre traversée. Des choses que vous avez vues, des choses que vous auriez aimé ne pas voir. Mais vous êtes ici. Et l’enfer est bien derrière vous. Par exemple ! (Sa main s’envole avec son ton.) Tous les vendredis, vous entrez dans cette salle, et vous dites ne pas aimer les histoires, ou les chants, ou les sermons. Pourtant, chaque vendredi, je ne doute pas que vous entrerez dans cette salle. Ce n’est pas de l’espoir, ça ? Et l’espoir, ce n’est pas le début d’un rêve ?

Dieu vous garde.

Et pour cela, je dis : Dieu soit loué.

Je parviens avec peine au littoral rongé par les eaux. Sous mes côtes secouées de convulsions, mon cœur bat la chamade. Je me jette à terre, au milieu des arbres chus et des autres migrants. Je ne suis pas loin de croire en Dieu. Le battement de mon cœur s’affaiblit. Aussitôt, les cris de détresse me parviennent. Sur le rivage, le silence règne. On entend, épuisés. On n’ose pas faire de bruit. Puis on laisse la force des cris nous porter loin de la mer, à l’intérieur des terres.

*

Pierre Léontine… Dans l’histoire que vous aimez tant, c’est le petit homme qui s’en sort vainqueur. C’est l’innocence qui triomphe sur l’infamie. Il y a tant de lumière autour de vous. Il suffit que vous ouvriez les yeux.

? Je viens de Guinea, moi, pas de Sahelia. Mon père a une épicerie à Brazzaville et ma mère travaille au ministère. Je poursuis mes études au Collège Mondial. Et je suis volontaire sur mon temps libre.

Nos visages sont proches, soudainement.

Vous pensez ? Pour moi, c’est une façon de nous tenir à distance. Moins vous nous traitez comme des humains, moins ça vous peine de nous foutre dehors quand on vous gêne.

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Je m’excuse. Rester ici, à atteindre qu’on décide de mon destin, dans cette prison à ciel ouvert… J’ai l’impression d’être insignifiant. Tous ces sentiments… ça fait grandir un trou noir en moi. J’ai l’impression que je ne verrai plus jamais la lumière.

La fin du conte la fait sourire.

Quand on arrive ici, on nous accueille de deux façons. Un : on tombe sur les forces armées, des formes humanoïdes emmitouflés dans des polymères qui crient et gesticulent en pointant des fusils. Ou deux : on devient les cobayes de scientifiques, des êtres stoïques emmitouflés dans des polymères qui parlent de nous comme si on n’était pas là.

Oui… On craint les conséquences des guerres biologiques.

On marche dans la cour aux bancs d’argile et aux arbres du désert. Au loin, par delà le mur et les gardes en patrouille, le minaret de la mosquée séculaire surplombe la ville, éclairé par les derniers rayons du soleil.

Elle me tourne le dos et s’assoit sur un banc. Insensément, je note que je découvre une nouvelle facette d’elle : je ne l’avais jamais vu énervée Piteux, je la rejoins.

C’est trop compliqué ?

Je ne voulais pas dire ça… Vous êtes différente d’eux.

*

Il l’a inventée ?

Laissez moi vous conter l’histoire du Petit homme de paille… commence t il.

Je ne me suis pas trompé, tout à l’heure. Vous êtes différente. Vous êtes magnifique…

Ma main recouvre la sienne, entre nous, sur le banc. La nuit est tombée, et dans l’ombre de nos corps, on perçoit à peine nos différences : sa peau d’ébène, ma peau crème; elle : un futur, moi : l’incertitude.

Elle«s’arrête.Vous»

Eux c’est mon peuple, et ma famille. Vous voulez savoir ce que je pense de tout ça ? Je pense que vous la menez bien votre guerre des groupes !

Pas besoin de l’inventer, c’est une histoire vieille comme le monde : la peur de l’étranger, la guerre des groupes, eux contre nous

Je l’observe. Pris d’un élan de courage, je m’exclame soudainement :

Ses mots doux ont chatouillé mon cou.

Je m’affaisse dans mon siège, des sanglots secs secouent mon corps. Doucement, une main tapote mon dos.Moi, c’était mon quatrième voyage. Quand j’y retournerai, ce sera le cinquième. Je regarde mon voisin avec des yeux ronds.

Mon dossier était toujours en examen quand Zola est retournée en Guinea pour ses études. Néanmoins, elle m’a promis que nous nous retrouverions là bas. Sa mère avait des contacts au ministère, il ne faudrait que quelques mois, je devais garder espoir. J’ai souri et je l’ai prise dans mes bras.

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« Rêve ». *

Il était une fois un petit homme de paille dont le courage n’égalait que la curiosité. Un jour, désireux d’aventures, il quitta son village natal pour l’Inconnu. En voyage, quelle ne fut pas sa surprise quand il rencontra de grands hommes de bois qui eux mêmes s’étonnaient de son apparence. Pourquoi était il si clair de teint ? Comment était il si souple de membre ? Comment n’était il pas rompu à chaque bouffée de vent ?

« Zola, c’est l’amour dans ma langue. Pour moi, l’amour triomphe envers et contre tout. Chaque fois que tu penses à moi, tu le rends plus fort. Ensemble, on le rend invincible. » Avant, je n’aurai pas compris ces paroles. Je serai rentré en Aquitania, j’aurais arrêté les frais, je me serais résolu à une vie à moitié vécue. Avant, rêver c’était impossible, c’était naïf, c’était stupide. Mais maintenant, la voix qui berce mes nuits murmure à mon oreille :

*

Je sens son souffle sur mon visage. Pendant un instant, on se trouve seuls au monde.

Bien sûr. Ma femme et mes enfants sont là bas. Toi aussi, d’ailleurs. Que veux tu qu’on fasse d’autre ? Qu’on prenne un aller simple pour Mars ? Ça c’était pour les riches de l’ancien monde, pas pour toi et moi… Moi… qu’allais je faire ? Dans ma tête, un murmure résonne :

C’est très compliqué.

Vous allez y retourner ?

Elle ferme les yeux.

Quelques jours plus tard, j’ai reçu la nouvelle. On avait décidé de m’expulser. L’ordonnance indiquait : « Jeune immigrant clandestin, ne souffrant pas de persécution dans son pays natal, sans attaches ni liens en Union Africaine, sans ascendance africaine, sans religion ni foi, sans diplôme ni compétences ». L’intégralité de ma vie se résumait à une poignée de tournures négatives sur un bout de papier. J’avais un destin sur lequel parier est impossible.

J’ai remis la lettre que j’avais préparée pour Zola, avec comme paiement mes dernières économies. Puis je les ai laissé m’emmener.

Ce n’est qu’au bout de quelques heures, au dessus des Pyrénées, dans le vol charter qui nous ramène, moi et d’autres de l’ancienne France, en Occitania que j’apprécie pleinement ma situation. Tout ce travail, toute cette peine pour y aller, et on me renvoie d’une pichenette.

Mais le petit homme de paille, qui n’avait jamais vu de seau, ne put jamais les aider.

Le sot, le sot ! rugissaient ils.

Certains que l’homme de paille ne réussirait pas la seconde tâche, les deux hommes déclarèrent :

Dans leur hilarité, ils en tombèrent dans le brasier. Maintenant tout aussi excités, ils s’affolaient.

Réussis trois tests, dirent ils, et nous te récompenserons.

Le petit homme n’avait jamais vu de champ auparavant, mais il connaissait l’orge sauvage de son village. Il saisit un épi, qu’il déposa à côté de la branche des messieurs. La première tâche fut réussie.

Le petit homme n’avait jamais vu de feu, et se vit émerveillé devant les flammes. Il ne put contenir son déluge de questions. Son ignorance fit sourire les hommes de bois, puis ils s’esclaffèrent, et, ivres de supériorité, ils en tombèrent à la renverse.

Et les deux hommes s’élancèrent au milieu de l’eau, et laissèrent le courant les porter. Le petit homme n’avait jamais vu de torrent auparavant, mais se sachant léger comme une plume, il n’eut aucune peur à les suivre. Alors que les hommes en bois se heurtaient aux rochers et se voyaient parfois submergés, lui bondissait au rythme des cascades. Il parvint au lac de leur village bien avant eux, à peine trempé.

Nous sommes des hommes ardents, et le feu nous embrasse comme son amie. Si tu es un homme, tu laisseras les flammes t’envelopper.

quelques heures afin de se concerter. Enfin, ils l’emmenèrent devant un brasier, et pour la troisième tâche, ils déclarèrent :

Nous sommes des hommes de pureté et l’eau nous cajole comme l’un de ses enfants. Si tu es un homme, rejoins nous en aval de la rivière.

Effrayé par cet homme étrange, les deux hommes voulurent tester son humanité.

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Le petit homme accepta. Les hommes de bois déclarèrent :

Les hommes de bois désespéraient à voir ce petit homme réussir leurs tâches comme un égal, voire un Ilssupérieur.demandèrent

Le seau, le seau ! hurlaient ils.

Nous sommes des hommes de la terre, et nos ancêtres nous observent et veillent. Si tu es un homme, prouve le lien qui te raccroche à la terre.

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