Bleue mélopée
Le soleil enlaçait lourdement ce corps grotesque et languissant, brûlant une chair qui pourtant de froid tremblait. Plongé dans une lourde torpeur, le baigneur contemplait l’immensité saphir, à peine ridée, grondante de silence. Quelques lames venaient lécher son visage décomposé, posant sur ses joues un baiser cuisant. La bouche sèche, l’homme déglu�t, retenant à peine un rictus de dégoût ; l’iode noyait narines, gorge et papilles. Ses paupières s’affaissèrent, et il se perdit un instant dans les méandres du temps. L’eau emplit sa trachée, il émergea d’un bond, crachant ses poumons, désormais éveillé.
Epuisé, il aurait voulu se laisser faner dans les bras d’une plage dorée, et une fois requinqué, ne plus jamais y remetre les pieds. Mais il n’était pas près de goûter cete liberté. L’océan semblait encore avoir des aveux à son oreille murmurer. Dans ce calme assommant, cete solitude exubérante, le nageur se devait d’écouter. Chaque instant pouvait lui révéler un secret pénétrant, l’un de ceux que l’on tait par peur de courir un danger trop grand. Alors, tenant encore à cete vie noire qui l’enchaînait à ce monde, il ne pouvait que boire les paroles bleutées, cete étrange mélopée
Que disait-elle, au juste, cete chanson marine ? En tendant l’oreille, on n’entendait guère plus que le râle monotone des courants paresseux, papotant sombrement dans les tréfonds de cete obscure matrice. Sous le regard des cieux, deux sphères dialoguaient, échangeant mille éclats de rire, reflets célestes des moirures abyssales. L’une et l’autre s’observait ; de là-haut toisait, d’ici-bas se moquait. Un astre veillant péniblement sur les rondeurs de sa compagne, habitée en son sein d’une engeance outrageante. Ah ! Pauvre baigneur ! Que la tête lui tournait, désormais !
Il aurait aimé regagner terre ferme, sen�r le sable sous ses orteils, et les perles salées sur sa peau s’évaporer. Il aurait aimé fouler la terre ferme, sen�r à chaque pas l’effet de la gravité, humer un parfum de silice et de chlorophylle. Voir du péridot, du céladon, de l’émeraude, de l’ambre, du canari, du lilas et du thym. Un panorama peint des plus belles couleurs. Retrouver la vie propre et sèche qu’il menait, là-bas sur le con�nent. Retourner à son atelier, et de ses pinceaux armé, piéger l’horreur du passé en une éternelle beauté. Ah ! La ville, son bitume, les relents âcres d’une vie mondaine, entre vernissages et conférences de presse, entre publics et réserves, au creux de son musée. La vie était belle, là-bas, loin de là, si loin…
Où qu’il regardât, ses yeux d’ar�ste ne rencontraient qu’azur, cobalt et indigo. Lui qui aimait l’art se retrouvait à présent prisonnier d’un camaïeu infini, où nul autre pigment ne venait briser la monotonie céruléenne de son exil.
Le peintre se renfrogna ; il commençait à se lasser. Sa palete s’enrichissait toujours davantage, sans jamais quiter cependant la frange des quatre-cents à cinq-cents nanomètres. Il existait encore tant d’autres possibilités, mais ici rien d’autre n’existait ! C’est drôle, se dit-il. En chaque chose réside un infini, même dans ce qui nous semble être fini. Pouvait-il appliquer cete philosophie en ce momentmême ? Il trempait dans une affaire bien salée, dont il fallait rapidement se �rer. Comment fuir cete immensité cérulescente ?
Comme une grenouille à bout de force, perdue en mauvaises eaux, il barbota de ses bras flageolants. L’étreinte de l’océan commençait à avoir raison de son corps. L’homme sonda l’horizon, sans n’y décerner autre chose que cet épaisseur bleuâtre et somnolente. Elle semblait roupiller comme un monstre à l’heure du déjeuner passée, lorsque vient une lourde diges�on. Il espérait ne pas devenir fou, perdre sa raison si droite et pragma�que, sa créa�vité si précieuse bien que limitée elle ne
pouvait s’exprimer qu’au-travers d’autrui : il n’était pas un créateur grandiose, il se contentait de restaurer la beauté d’œuvres abîmées. Ses coups de pinceau n’étaient jamais les siens, ils ne signifiaient rien par eux-mêmes, ils ne racontaient que ce qu’on leur ordonnait. Une lacune par ci, une altéra�on pigmentaire par là… Toujours par pe�te touche, tout en retenue, jamais sans avoir mesuré toute l’implica�on de ce geste, par devoir réversible. Un travail de fourmi, d’acarien même ! Et tout ça pour que cela ne se voit pas. Ou plus. Il soupira, ou exhala plutôt un râle rauque et douloureux.
L’écume venait lui chatouiller les lèvres. Il sentait désormais son baiser funeste. Il avait l’impression d’approcher de ses entrailles une cuve d’indophénol. Au placard les guèdes ! Cete lavure d’azurite commençait à lui courir sur le haricot. L’addi�on se montrait trop salée. Il avait souhaité voir le monde, ses bleuets et ses pervenches, récolter le saphir d’un secret si profondément enterré que nul n’avait jamais pu en retrouver la clef… Quelle idée ! Jamais il n’aurait dû quiter sa cité, se risquer à la province et goûté des côtes le danger. Le voilà, comme une mite a�rée par la cire, engluée dans une soupe de sarcelle.
Historien de l’art échoué, restaurateur tout cassé, le voilà qui vomit bleuet, pervenche et saphir. Comment peut-on détester ce que l’on a tant aimé ? Dans le silence il lute. Il ne sait plus ce qu’il fait ici, tout seul à patauger dans une bourbe cyanosée. Sa bouche roide n’était plus qu’une vulgaire escarre, et ses mains ne ressemblaient plus à rien d’autre qu’à des boudins mauves. Ah, quelle chance avait La Méduse ! Lui n’avait rien sur quoi reposer ses lamenta�ons. Rien d’autre que son esprit meurtri, noyé en une confusion de plus en plus ardue. La lumière le perçait de part en part, transformant son beau minois en parchemin desséché, un masque mortuaire.
Il en était là, abandonné au des�n d’une tragique fin, lorsqu’une douleur vint à lui rappeler le danger du baigneur serein. Son ins�nct le brûla, et il fit un bond prodigieux telle un dauphin… enfin plus ou moins. La grâce en moins Admettons. Tout en s’éloignant, brassant vainement les limbes de sa tombe, il jeta un regard en arrière. Un rouleau vint lui noyer le gosier, et il éructa à gros bouillons. Il ne consommerait plus jamais de gros sel, tant pis pour le caramel breton. S’en est fini ! Dans l’immensité bleue, il ne vit rien d’autre que le reflet des cieux.
Fronçant les sourcils, il inspecta les alentours, se retournant comme un enfant dans une piscine trop profonde. Mais il n’avait pas de brassards, et ses forces le quitaient doucement. Ereinté, il laissa l’onde l’hypno�ser. C’était une belle mort, après tout, de se noyer dans les draps de la Vierge, de la Royauté, des privilèges. A moins qu’on ne pense aux Anciens, et qu’il faille voir dans ce monstre aqueux le profil du malheur, le rire du désarroi et les sanglots du deuil. Mon verre est à moitié vide, je dois bien l’avouer, remarqua le restaurateur désormais profondément aliéné.
Comme il ne vit rien, il se lassa. Ce n’était que sa chair fa�guée qui venait lui jouer quelques tours. A moins que quelque détritus n’ait rencontré son chemin de damné. Le temps passa, plus rien n’advint. Le jour progressait toujours aussi lentement, montrant une sérieuse paresse à rejoindre l’horizon. L’ar�ste laissa choir son esprit, et composa en silence les mots de son épitaphe. Qu’il fût bête que personne ne l’entende ! J’ai vraiment une belle plume, j’aurais dû écrire tout cela avant de m’enfoncer dans l’inconnu.
Cependant, alors que son corps las se portait au rivage de l’abandon, une caresse lisse vint soulever sa masse morte. Sous le vermeil du couchant semblaient remonter les abysses, transformant le turquoise en un effrayant pétrole. Les courants s’esclaffaient avec davantage de vivacité, remontant le long du chevalet. Quelque chose grimpait sous la surface, cherchant à percer l’inconnu pour apparaître au grand jour, et enfin figurer sur la toile.
C’était une baleine. Elle était belle et immense, parée du fard irréel des songes d’été. Le naufragé, bouche bée, se crut déjà trépassé. Elle sillonnait l’immensité bleue, fendant les eaux comme une Moïse éthérée. Créature céleste dans le ventre de sa mère enchaînée, condamnée à jamais à baigner dans son liquide amnio�que. Elle souffla, comme agacée, et s’éloigna d’une lente ondula�on. Dans son sillage se profilait une lueur d’espoir : un baleineau enchanté.
L’homme resta coi. Jamais il n’avait contemplé plus belle beauté. Son âme bouleversée par ce chant abyssal, la litanie d’une créature autrefois solitaire, et désormais mère. Les mystères des étoiles incarnés sous les abimes du grand bleu. Le cœur turgescent, le peintre fit offrande à la Mère d’une larme subjuguée.
Avant de disparaître, la Belle souleva l’océan. D’une dernière mélodie, elle salua les nues argentées de sa queue poivre et sel. Et, lorsqu’elle finit de disparaître, révéla au lointain l’horizon noir de l’espoir : un baleinier s’approchait, braquant ses lumières sur le naufragé.
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