Les apprenties astronautes - Mathilde Obergfell

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Les apprenties astronautes « Il faut qu’on parle. » Le cliquetis des clés sur la table tire la vieille femme de son attente contemplative. Manteau posé sur le dos de la chaise, sac jeté négligemment sur le lino, Madeline s’assoit en face d’elle. Le chihuahua qu’elle a failli écraser en ouvrant la porte ne s’arrête plus de japper, et le thé a refroidi depuis belle lurette, mais ce n’est pas grave. « Encore toi ? C’est la troisième fois que tu viens me voir, ce mois-ci. - Il y a quelque chose que j’oublie de te demander à chaque fois. » Madeline retire son pullover. Comme des peaux de bêtes, les napperons suspendus aux fenêtres isolent la pièce du froid et du monde. C’est le silence total, là dehors. Le temps qu’elle se démène avec son col étroit, Mamita se retrouve avec une clope au bec, un cendrier ridiculement plein devant elle. Le petit tas bombé et incandescent ressemble à un minuscule volcan sur le point d’entrer en éruption. « Tu fumes encore ? - C’est ça, le truc que tu voulais me demander ? - J’ai l’impression que je dérange... - Tu sais bien que non, Maddie. Tu veux colorier, un peu ? Pendant que je fais mes mots fléchés ? - Non mamie, répond la jeune femme en souriant. J’aimerais que tu me parles un peu de toi. Pour une fois. - De moi ? Vraiment ? » Mamita hausse les sourcils tout en soufflant une traînée de fumée. De ses mains, Madeline fend le smog pour y percer une lucarne. Le visage de profil de sa grand-mère s’y détache comme sur un camée. Fidèle et invraisemblable à la fois. Après avoir écrasé sa cigarette qui s’éteint dans un soupir, elle soulève les napperons à la fenêtre et épie les passants. Quand Madeline la rejoint, elle lui désigne du menton un homme et une femme qui marchent sur le trottoir d’en face, main dans la main. « Regarde comme il était beau, ton grand-père. Regarde comme on était heureux avant l’orage. » Alors qu’un immense soleil pointait entre les nuages une seconde plus tôt, le couple se retrouve piégé sous une averse. La femme trépigne, moulée dans son tailleur ruisselant, les escarpins lourds de pluie. De sa permanente, il ne reste que quelques mèches collées à ses joues, mais qu’importe ? Le bel homme en costume vient de poser le genou à terre, d’extirper un écrin de sa poche. « Et la suite, tu la connais. - Hum ? - On s’est jamais mariés, c’est ça l’histoire. Parce qu’il se tapait notre voisine. À l’instant-même où il s’agenouille devant moi, il sait cartographier le moindre de ses grains de beauté. » Les escarpins s’enfoncent en terre. Comme un bateau qui chavire, la jeune femme s’assoupit un temps, charriée par les eaux boueuses. Quelques constellations s’égrènent dans les cieux, entre une chute de reins et deux omoplates. Mais la pluie finit par cesser. « La pluie finissait toujours par cesser. On a passé le reste de notre vie ensemble, jusqu’à son décès. Par contre, je ne l’ai jamais laissé me mettre la bague au doigt. » Tout sec et propre sur lui, le couple repart vers l’horizon suintant de couleurs pastel, débordant de soleil et de colombes. Ce ne sont plus que des ombres chinoises se promenant dans le couchant.

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