Les Craies - Inès Galy

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Les craies

Redonner vie à des toiles écorchées par les années, réparer de véritables œuvres d’arts, leurs rendre un peu de leurs gloires d’antan. Avant, c’était le métier d’Oscar, un métier doté d’une relation conflictuelle avec le temps : il s’agissait d’en réparer les dommages tout en s’acharnant à accorder à un tableau du temps supplémentaire, pour que le public puisse l’admirer pour les siècles à venir. Plus que tout, il aimait raviver les pigments d’une œuvre ternie par les décennies, lui restituer son chatoiement et sa couleur des premiers jours, comme si le passé n’avait jamais existé.

Malheureusement pour Oscar, il n’était pas comme ses chers tableaux : rien ne pouvait effacer les cicatrices qui striaient son passé. Il aurait tant aimé que la tristesse disparaisse, qu’un orfèvre du cœur se penche sur le sien, en répare les fêlures, comble le trou béant ouvert à la mort d’Anna, gouffre abyssal qui avait tout aspiré : sa joie de vivre, sa passion, ses relations. Le bref congé pris afin de se rendre à l’enterrement s'était transformé en un interminable arrêt maladie, et le deuil mué en Syndrome de la grisaille. C’était le surnom d’un symptôme de la dépression au nom latin bien trop compliqué pour qu’Oscar le retienne, un symptôme qui l’avait privé des couleurs, de l’éclat de la vie.

Le monde réduit à un camaïeu de noir, de gris et de blanc, la vision d’Oscar était alors entrée en résonnance avec ses émotions : morose, désenchantée, désespérée. Le médecin avait été clair : le symptômeserésorberait uniquement si ladépressionétaitsoignée, dansun premier tempspar petites touches colorées. Le professionnel insista ensuite sur la nécessité d’un suivi psychologique, ce à quoi Oscar avait répondu par la négative, terrorisé à l’idée d’exposer son âme en miettes à un inconnu, convaincu qu’on ne pouvait réparer un cœur brisé.

La perte d’Anna avait été un cataclysme, un tsunami dans sa jolie vie bien rangée et guillerette. Avant, il possédait tout : un logement dans un charmant immeuble, son amie d’enfance dans l’appartement qui jouxtait le sien, un métier passionnant, des projets plein la tête. Aujourd’hui, tout était comme suspendu dans l’attente de quelqu’un qui ne reviendrait jamais. Il se sentait incapable de redémarrer, de vivre avec un inconnu dans l’appartement qui accueillait autrefois les rires d’Anna et ses créations aux couleurs chatoyantes. De leur duo, Anna avait été l’intrépide créatrice dont l’imagination débordante ne cessait de le surprendre, une femme de caractère qui s’était saisie de ses rêves pour en faire une réalité. A sa mort, ses toiles avaient échoué dans l’appartement d’Oscar, des chefs d’œuvres qui autrefois en séduisaient plus d’un et attendaient désormais dans l’obscurité, masqués par un drap. Plus que du talent, son amie jouissait d’une vision : elle peignait autant avec les couleurs qu’avec ses sentiments, l’art étant alors synonyme de lâcher prise. Ses œuvres étaient autant de fragments de personnalité laissés derrière elle en souvenir et Oscar se sentait incapable ne serait-ce que de les effleurer du regard. Il s’était coupé de tout, de tous. Il ne supportait pas d’affronter un monde en noir et blanc, privé de la lumineuse présence d’Anna. La simple perspective de faire ses courses l’effrayait, alors il se faisait livrer des plats surgelés, la honte comme une épine dans son cœur abimé. Il n’avait simplement plus la force, plus l’envie.

Aujourd’hui, comme tous les mardis, c’était le jour des poubelles, morne routine qu’il se forçait à perpétuer. Rien de très glorieux, mais malheureusement nécessaire. Une grande inspiration et il ouvrit sa porte, ployant les épaules sous le poids du silence qui régnait dans la cage d’escalier aux marches grises. Oscar s’accrocha à la rambarde, sa ligne de vie dans cette descente morose. Une fois le rez-dechaussée atteint, sa main quitta à regret le contact rassurant du bois usé par les années et il se dirigea vers le local à ordure, fronçant le nez sous l’assaut de relents fétides. Ce simple geste du quotidien lui faisant déjà l’effet d’une exténuante expédition, aller chercher son courrier constituant l’ultime étape,

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sans conteste la plus ardue. Le soleil transperçait les fenêtres sales du hall de ses rayons fades, offrant à ses yeux las une constellation de grains de poussière. Les portes, les murs, les quelques plantes desséchées ornant le hall, tout se déclinait dans des nuances d’un gris sépulcral. Parfois, Oscar en venait à oublier la couleur dont les choses étaient autrefois. Tout se confondait dans un océan monotone, y compris ses souvenirs. Il ouvrit sa boite au lettre d’une main distraite et attrapa à contrecœur la lettre qui s’y trouvait. Oscar en connaissait l’auteur sans même avoir à ouvrir l’enveloppe anthracite, son adresse inscrite d’une écriture qu’il reconnaîtrait entre mille : celle de son frère cadet Gabriel. Passionné de littérature et poète dans l’âme, celui-ci lui envoyait deux lettres par semaine dont le contenu restait un mystère pour Oscar qui ne pouvait se résoudre à les ouvrir et les jetait systématiquement dans la poubelle du hall. Oscar se pensait être un fardeau pour son jeune frère, honteux de ce qu’il était devenu ces derniers mois : l’ombre de lui-même, quelqu’un pour qui sortir les ordures était devenu un défi majeur et éreintant. Il aimerait pourtant lui dire, tout lui dire. Les idées noires, la dépression et la profonde douleur qui le submergeait, raz de marée qui se tenait éloigné en journée et revenait inlassablement à la tombée du jour. Le soir, c’était marée haute. Il y avait bien sûr des accalmies, des périodes où l'océan s'apaisait, ou les larmes refluaient. Et il y avait les tempêtes, qui le déchiraient toujours un peu plus. Il se sentait comme un naufragé qui s’accrochait désespérément à… à quoi au final ? A quoi s’accrochait-il ? Il n’y avait plus trace d’Anna, juste lui et ses espoirs malmenés. Oscar ne dormait plus, Morphée le fuyait, ses pensées dansant le chaos tandis que son silence hurlait à la trêve. Il passait des heures dans la douche sous l’eau trop chaude en quête de ressenti, son corps engourdi sous l’assaut des vagues.

Un éclat de rire cristallin en provenance de la cour de l’immeuble déchira le silence pesant, tranchant le fil de ses mornes pensées. Un rapide coup d’œil lui apprit qu’il s’agissait de deux des innombrables petits enfants de Madame Escaro, la vieille dame du deuxième. Les enfants… Face à eux il se sentait déconnecté, inadapté, sans doute parce que son âme d’enfant était partie avec Anna. Pourtant, à cet instant quelque chose en lui s’anima sous l’étouffante emprise de la torpeur qui l’accompagnait au quotidien. Il franchit alors l’entrée de la cour morose, un mélange d’appréhension et d’excitation naissant au creux de son ventre. Ce fut la révélation. Le béton terne était traversé de lignes jaunes poussin, de rayures rose bonbon, d’arabesques bleu ciel qui lacèraient la grisaille étouffant Oscar depuis si longtemps. Une étincelle s’était rallumée en lui, petit éclat d’espoir défiant la tristesse avec une innocente bravoure. Le cœur battant la chamade, Oscar s’approcha timidement des deux petits garçons qui crayonnaient par terre, s’assit à leurs côtés et au prix d’un immense effort, parvint à poser la question qui lui brûlait les lèvres :

- Est-ce que je peux dessiner avec vous ?

Iln’avaitjamais étéle créatif, luise contentaitde réparerlesœuvresdesautres,s’appropriantles styles des grands maîtres comme un acteur se glisse dans la peau d’un personnage familier. Mais face à l’enthousiasme contagieux des deux enfants qui partagèrent spontanément le pot de craie avec lui, Oscar se sentit pousser des ailes. Les joues rosies par la gaieté, il entreprit à son tour de recouvrir le bitume d’unvoilecoloré.Une demi-heure plustard,lesgenouxankyloséset les doigtsunpeuécorchés, lui et ses petits camarades se relevèrent et contemplèrent avec satisfaction une chenille aux contours enfantins ondulant sur le sol de la cour dans un joyeux chaos coloré. Le petit Rémi lui avait expliqué qu’il s’agissait de Bertille la Chenille, son personnage de dessin animé préféré, le petit Tom protestant de sa voix perçante qu’Antonio l’escargot était bien plus amusant. Oscar ressentit un pincement au cœur : qu’ils étaient loin, les jours de pluie ou Anna et lui regardaient des films blottis dans le vieux canapé bleu de la maison de son enfance. Obnubilé par la tâche, il n’avait pas remarqué que la discrète Madame Escaro les observait depuis l’unique banc de la cour, encadré par des pots de fleurs aux pétales pâles et aux feuillages cendrés. Se sentant rougir à la manière d’un gamin surprit par ses

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parents en pleine bêtise, Oscar alla s’asseoir auprès de la doyenne de l’immeuble, dont les cheveux blancs resplendissaient dans l’ombre noire de fin de journée.

- Nous avons beaucoup à apprendre d’eux. Je me sens bénie d’avoir eu la chance de connaître mes petits-enfants.

Mme Escaro possédait la voix rocailleuse de ceux qui ont longtemps fumé, une voix qui tranchait avec son visage angélique aux courbes douces. Ses paroles étaient pleines de sous-entendus, Oscar l’ayant autrefois entendu dire, au détour d’un couloir, qu'elle avait cessé de consommer des cigarettes après la naissance de son premier petit enfant parce qu’elle souhaitait le voir grandir.

- J’aimerais revivre mon enfance. Être insouciant, comme eux.

Finit-il par lâcher, amer.

- Parfois, avancer semble être insurmontable. Mais vous savez, c’est courageux de demander de l’aide. Ça signifie que l’on refuse d’abandonner.

Avec une infinie douceur,Mme Escaro glissa une feuille de papier pliéeen deux sur lesgenoux d’Oscar.

- J’ai trouvé ceci près de la poubelle et je me suis permise de l’ouvrir.

Il s’en saisit avec appréhension, caressant le grain de qualité du papier à lettre noirci d’une élégante écriture qu’il ne connaissait que trop bien. Gabriel. Incapable de parler, la gorge serrée par l’émotion, Oscar ferma les yeux un bref instant, se sentant vulnérable, proche du point de rupture.

- Merci.

Dans ses yeux, une gratitude que des mots ne sauraient exprimer. La vieille dame lui tapota l’épaule à la manière d’une mère consolant son enfant puis se leva difficilement, sa jolie robe à fleur s’agitant dans le vent apporté par l’orage. Ses petits-enfants et elles quittèrent la cour dans un joyeux brouhaha pour fuir la pluie qui s’annonçait, ne laissant derrière eux que l’écho fantomatique de leurs rires essoufflés. Oscar se sentit soudain vide et fatigué, l’euphorie qui l’avait animé alors qu’il dessinait lui semblant désormais lointaine, presque irréelle. Il avait conscience qu’il devrait lui aussi rentrer s’abriter, s’éloigner du cielobstrué annonciateur de malheur. Pourtant Oscar était incapable de quitter ce maudit banc, comme une statue prise dans la tempête. Il ne pouvait trouver la force de se relever, de repartir pour une nouvelle soirée, puis une nouvelle journée, suivie d’une nouvelle semaine, d’un nouveau mois. Le temps le terrifiait parce qu’il lui faisait miroiter le vide de son avenir : il était arrivé au bout du chemin qu’Anna et lui avaient tracé ensemble. Sa vision se brouilla, le monde se réduisant aux aspérités du bois sous ses paumes, son seul contact avec la réalité. Il voulait arrêter, céder face à l’assaut des flots, s’abandonner à l’océan de l’oubli pour qu’enfin la douleur cesse. Il désirait rejoindre Anna. Pourtant, au fond de lui l’étincelle, impertinente, ne s’éteignait pas, indifférente au torrent de ses larmes, au poids écrasant de sa noirceur, elle brillait dans les tréfonds de son âme éreintée. Cette partie-làde luihurlait,enredemandaitencore de cettevie quifaisaitmal, quiécorchaitet quidéchirait.

Le voilà, le point de rupture. Céder à l’abandon, laisser le froid l’engourdir où s’autoriser à ressentir cette peine qui le torturait, ardente de désolation, brûlante de misère. Dans un ultime sursaut, Oscar s’arracha au banc, tituba en gémissant, s’écroula sous le ciel où s’amoncelaient les nuages et hurla sa détresse à l’orage. L’étincelle se fit brasier. Toutes les émotions qu’il s’était employé à refouler dans les abysses de son être se consumèrent alors dans un incendie salvateur. Une goutte de pluie solitaire échoua sur son visage, s’évapora sur son front brûlant de sentiments. Elle fut bientôt suivie d’une myriade d’autres, gouttes déchues du paradis qui s’en allaient mourir sur le bitume. Le feu s’apaisa enfin, laissant un Oscar épuisé, soulagé du poids de son chagrin. Sa respiration se fit plus calme, sa

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poitrine se soulevant à un rythme régulier. Purgé du mal qui l’étreignait de ses doigts glacés, Oscar put se relever, enfin. Debout, face à l’avenir. Des cendres de son deuil émergea alors le désir de créer, impulsion insoupçonnée, élan vital retrouvé. Sous le banc l’attendaient les craies, vestiges d’amusements passés. Il s’en saisit avec assurance, près à recouvrir la page blanche offerte par la pluie qui s’était tarie. Ses doigts dansèrent sur le béton humide, tracèrent des arabesques, tissèrent de la dentelle. Dans la pénombredu soir, les couleurs resplendissaient de vie. Bientôt, lanuit effacerait tout, maisOscarne craignait plus la grisaille.Devant lui,un papillon. Derrière lui,sondeuil. Longtemps, Anna avait été ses ailes et il lui en serait pour toujours reconnaissant. Aujourd’hui, Oscar déploie les siennes.

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