Le Voyageur sans voyage de Pierre Cendors

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Le Voyageur sans voyage

Illustrations de Vincent Fortemps / FRMK www.fremok.org


www.cadex-editions.net © Cadex Éditions, 2008 ISBN 978-2-913388-65-9


Pierre Cendors

Le Voyageur sans voyage

Préfacé par Cécile Wajsbrot

Collection Texte au carré

Cadex Éditions



NOTE DE L’AUTEUR

À sa parution, en 2004, ce texte partagea les pages de la revue Lieux d’Être, où figurait un extrait de Mémorial, le roman de Cécile Wajsbrot. Une rencontre profondément éclairante, la découverte d’une voix poétique accordée aux terres intérieures du silence et de l’intime. Quatre ans plus tard et pour cette nouvelle publication, comment, dès lors, concevoir une autre voix que la vôtre, chère Cécile Wajsbrot, en amont du Voyageur sans voyage ? Vous ouvrir l’espace de ce livre est une autre manière de vous le dédier. P.C.



PRÉFACE

Il ne faut pas beaucoup de mots pour dire les choses – il suffit que les mots soient justes. Et puis, il ne faut pas tout dire, il faut laisser planer le doute, il faut laisser un peu de place aux questions. Car c’est dans le décalage, dans la distance entre la cer titude et l’inquiétude que s’installe la littérature. L’imprécision, la suggestion, la brume qui envelop pe le monde, et ces situations qui portent en elles l’ambiguïté - l’interstice où le mystère paraît. Dans le beau Voyageur sans voyage de Pierre Cendors, les mots sont jetés comme des filets ramenant sur le sable les richesses de la mer. Des mots comme l’at -

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tente, la glace, le train – qui tracent des espaces, ceux de l’imaginaire. D’autres mots évoquant la mémoire, le rêve, la question qui tourmente. Une inquiétante étrangeté se lève car rien n’est à sa place ou plutôt, tout est déplacé, le train ne fait jamais halte et termine sa course immobilisé dans la forêt, les visages sont effacés, les regards, figés. Le monde oscille entre silence et répétition. Quelle immense erreur s’est produite ? Quel désordre irré médiable ? Et cet enfant qui parle peu possède-t-il la réponse ? C’est un livre d’images prégnantes qui se traver se comme un rêve. À la fin - au réveil - on sait ce qu’on a vu sans pouvoir le décrire. Reste la sensa -

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tion d’avoir approché quelque chose que la réalité n’aurait pas pu révéler ou qu’on n’aurait pas su reconnaître. Il ne faut pas beaucoup de mots avant de com mencer à lire – car Le Voyageur sans voyage est un livre rare qui se suffit à lui-même. Cécile Wajsbrot

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Que vienne un homme d’une tombe. Paul Celan

Un homme est trop peu. Cioran



Tous se souviennent. Moi, je ne me rappelle que de la seconde fois, pas de la première fois. La seconde fois, l’enfant était là.

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C’était un jour comme aujourd’hui : échoué, un jour à marée basse. Je n’attendais rien, aucune espérance ne me faisait désespérer. Des gens, loin de moi, discutaient à voix haute : - Il ne reviendra pas. - Ce devait être un mirage. - Ce ne serait pas la première ni la dernière fois. La voix de l’enfant s’est élevée soudain : - Le voilà !

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Avec ses wagons recouverts de glace, il semblait de verre, un verre sillonné de bleuissements, griffé de brume sèche, brûlé de la poussière des champs, des orages d’une terre sans chemins. Et parce que nulle inscription, aucun nom, aucun numéro, n’était visible sur les wagons, on l’avait simplement appelé : le train bleu.

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Chaque soir, le train bleu apparaissait quelques minutes avant la tombée de la nuit, ralentissait son allure à l’approche de la gare, défilait sans bruit entre les quais jusqu’à ce qu’il soit hors de vue ; alors, imaginait-on, il reprenait de la vitesse et s’élançait vers la prochaine gare où nul voyageur ne l’attendait.

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Aucun visage ne paraissait jamais aux wagons. Le train bleu n’avait pas de fenêtres.

La glace voilait tout.

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Beaucoup s’en étaient étonnés : d’où pouvait-il provenir pour être ainsi recouvert de glace ? Seuls les trains de grandes lignes évitaient de faire halte aux petites gares et les pays froids se trouvaient à plusieurs milles de là…

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La Russie. La Chine. La Mongolie. Ou un autre pays Personne n’avait entendu parler d’un autre pays. - Il existe, dit l’enfant

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Quelque part, près d’ici, le train bleu se détournait de sa destination, roulait sans s’arrêter, de nuit comme de jour, traversait des montagnes, surplombait des lacs, glissait au-dessus des barrages aux lents remous d’orage, roulait au milieu des champs, des terres, au milieu des vols de corbeaux, roulait dans les forêts de sapins, dans le regard des animaux. Et le jour se levait. Et la nuit revenait. Le train bleu roulait pour ne plus s’arrêter.

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Je me demandais qui conduisait le train bleu, pourquoi aucun voyageur ne descendait, aucun ne montait, peut-être étaient-ils pris sous la glace, peut-être que leurs regards de statue attendaient, tournés vers la porte, avec déjà cette fine anxiété, - main serrant la poignée d’une valise - le terminus où personne ne descendrait.

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Peut-être étaient-ils déjà arrivés, les wagons étaient vides, les passagers avaient laissé la gare derrière eux et le train était reparti, un soir, quelques minutes avant la tombée de la nuit. Vide. - Il n’est pas vide, dit l’enfant.

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L’enfant disait vrai. Parfois, un convoi de marchandises lancé à toute vitesse, - le souffle arrachait une poussière blanche des wagons - croisait le train bleu. Dans les compartiments, les corps vacillaient, une valise se renversait, le bruit interrompait un rêve, des yeux s’ouvraient, puis se renfermaient.

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Mais les gens ne prêtaient plus attention. On avait renoncé à prévenir les passagers de son entrée en gare, le jour où on s’était aperçu qu’il ne s’arrêtait à aucune, qu’il roulait à destination de nulle part. Le train bleu n’en continuait pas moins d’apparaître chaque soir, quelques minutes avant la tombée de la nuit. L’enfant veillait à côté de moi. Nous étions seuls maintenant, à l’attendre du regard.

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Ainsi, personne ne l’a vu apparaître pour la dernière fois. Sauf moi et l’enfant.

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Un soir, quelques minutes, avant la tombée de la nuit, un souffle de machine, un roulement doux tellurique, a traversé la gare avec un crissement si faible que dans le brouhaha de la salle, une lenteur a tourné les regards. Alors, tout s’est ralenti, presque arrêté : le train bleu a passé. Nous avons levé les yeux. Il neigeait.

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Des gens, loin de moi, discutaient à voix haute. - Il ne reviendra pas - Ce devait être un mirage - Ce ne serait ni la première ni la dernière fois. Quelque chose m’a effleuré la main. C’était l’enfant. - Viens avec moi, m’a-t-il dit, et je l’ai suivi.

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Nous avons marché longtemps en silence, puis il m’a parlé, il m’a dit : - Je prends le même train tous les soirs pour rentrer chez moi, je monte dans le wagon de queue m’installer au bout du couloir, dans le dernier compartiment, où ne vient jamais personne. Quand le train démarre, j’appuie ma tête contre la vitre puis je me mets à -, très fort, à pleine voix, aussi fort que le bruit du train…

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- Je me mets Ă appeler :

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pluie

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mère

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rivière

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père

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feuilles

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visages

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Sœur

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frère


Il appelle ces choses mille fois entendues, ces mots devenus trop nus, ou trop absolus pour aboutir dans le livre d’une parole, l’encre lourde d’un regard.

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Il m’a dit - C’est comme les rêves que l’on fait, ces rêveries de passant dans le métro, tôt le matin, dans le train, dans l’auto, sur un banc du jardin, au milieu du vent, ces rêveries, arrêté sur un pont, puis il s’est tu. - C’est ici

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L’enfant pointait du doigt en direction d’un bois, une forme immobile se devinait entre les arbres : c’était le train bleu. - Tous les rêves des gens se trouvent à bord. Tous, me dit l’enfant. Les tiens aussi.

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On dit que les histoires d’autrefois commençaient toutes dans les bois. La mienne s’y terminait. Je redoutais d’y suivre l’enfant. Plus que tout, je redoutais de me retrouver face à mes rêves.

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Les rêves que j’avais oubliés, les rêves que je n’avais pas attendus, ceux que j’avais négligés, délaissés sur une terre sans chemins, repoussés de gare en gare, seuls, dans un train à destination de nulle part. L’enfant m’attendait sur le marchepied : il tremblait.

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Il tremblait, l’enfant, comme l’animal dans le froid, comme l’étranger sans logis, frappant à une maison et nul ne répond. D’étonnement, je l’observai longuement, puis je compris. Il tremblait pour moi, pas pour lui.

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Je suis entré dans le train bleu, j’ai traversé les wagons, les uns après les autres, j’ai fouillé les compartiments, fouillé les couloirs : le train était vide. Je suis redescendu, j’ai appelé, attendu, appelé encore. L’enfant avait disparu. Dans la neige, il n’y avait que mes empreintes.

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Un soir, je lui avais demandĂŠ :

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- Mais qui es-tu ?

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Au même moment, le train bleu était apparu à l’autre bout du quai, lent, comme une bête sous sa charge. Dans la gare, tout s’était tu, sur les quais, les écrans s’étaient allumés, les voyageurs étaient remontés, une voix de gare avait annoncé la prochaine arrivée, le dernier départ. L’enfant m’avait quitté à cet instant, taisant ma question d’un regard.

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En pleine nuit, tiré du sommeil, j’avais écrit dans le noir, sur un coin de table.

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Je suis un voyageur sans voyage.

[Tre

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À l’aube, j’avais encore ajouté :

blin

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Je suis un voyage sans voyageur.

ka]

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[Treblinka]

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DU MÊME AUTEUR roman L’Homme caché, éditions Finitude, 2006 nouvelle Exil exit, revue Le Canard en plastic, 2007 (N°3) Nuit blanche, revue Du nerf, 2007 (N°5) La Onzième lettre, revue Monsieur Toussaint Louverture, 2005 (N°4) Solander, revue Monsieur Toussaint Louverture, 2005 (N°3) La Promenade absolue, revue Contrelittérature, 2005 (N°15) L’Eau-de-là, éditions Orage-Lagune-Express, 2003 conte Sylvia Pan, journal Vivre Carouge (Suisse), 2004 (N°2) poésie L’Errance éveillée (extraits), revue Temporel, 2007 (N°4) L’Errance éveillée (extraits), revue Lieux d’être, 2007 (N°44) Mouvements virginaux, revue Avant-Poste, 2005 (N°4) Un vif remerciement à Régis Louchaert et à Madeleine Carcano, pour leur bel accueil de la première version de ce texte dans le numéro 39, hiver 2004, de la revue Lieux d’être.


COLLECTION TEXTE AU CARRÉ dédiée à la nouvelle Le Perron de Dominique Fabre illustrations de Christine Voigt, préface d’Éric Faye juillet 2006 Un cri de Pierre Autin-Grenier illustrations de Laurent Dierick, préface de Dominique Fabre novembre 2006 Un alibi de rêve de François Salvaing illustrations de Mickaël Mohamed Schmitt, préface de Jaume Melendres février 2007 Billet pour le Pays doré d’Éric Faye illustrations de Laurent Dierick, préface d’Éric Chevillard mars 2007


Les maquettes de ce livre ont été réalisées à Russan, sur la commune de Sainte-Anastasie, à douze kilomètres, très exactement, de la gare la plus proche.

Achevé d’imprimer en février deux mille huit sur les presses de In-Octo à Brignac, Le Voyageur sans voyage de Pierre Cendors comprend sept cents exemplaires sur Vergé.




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