La Source de Hubert Mingarelli

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Hubert Mingarelli

Texte au carré

La Source

Cadex Éditions



La Source

Illustrations de David Rebaud


www.cadex-editions.net © Cadex Éditions, 2012 ISBN ----


Hubert Mingarelli

La Source

Préface de Joël Egloff

Collection Texte au carré

Cadex Éditions



PRÉFACE

Cette préface, voilà comment ça a commencé. Je dis tout. Rien que la vérité. J’étais dans un train quand Hubert Mingarelli m’appelle. « Attends, je lui fais, je suis dans le train. » Je me lève, je dérange mon voisin, je lui marche sur les pieds et je quitte le compartiment pour pouvoir lui parler tranquillement. Au bout du wagon, évidemment, on s’entendait pas, mais on s’est compris quand même. « Cette nouvelle que j’ai écrite, tu sais ? il me dit. — Oui, bien sûr, je vois. — Eh ben l’éditrice aimerait une préface, il me fait. — Ah bon ? je lui réponds. » Et je sentais bien, à son ton, qu’il contenait comme une envie de rire. Mais j’avais pas encore vraiment saisi où il voulait en venir. « Et elle m’a dit que ce serait bien si elle était de toi. », a-t-il poursuivi, et alors il s’est mis à rire franchement. « Mais c’est pas mon idée, je te


jure, j’ai rien dit, moi. » Et tout en riant, il disait : « Je me marre, mais je suis désolé, ça m’embête, ça m’embête vraiment. — Arrête, j’ai répondu, ça me fait plaisir, c’est un honneur et tout, et je vais la faire cette préface, bien sûr. » Et encore une fois il m’a dit qu’il était désolé, qu’il fallait pas que je me sente obligé, surtout, et moi, une fois de plus, je lui ai répété que j’étais content, bien au contraire, que ça me faisait sacrément plaisir, et puis on a été coupé, parce que, sans ça, on y serait peut-être encore à l’heure qu’il est. J’ai regagné ma place. J’ai commencé à songer à ma préface.

Il faudrait peut-être que je raconte d’abord comment je l’ai rencontré, Hubert Mingarelli. Ce pourrait être un bon début. C’était dans une gare — encore une histoire de train —, il y a plus de dix ans. Nous faisions partie d’un groupe d’auteurs invité à l’occasion d’un festival. Tout le monde avait débarqué. On nous attendait dans le hall. Ne manquait qu’Hubert Mingarelli. Où était-il passé ?


Quelqu’un l’avait-il aperçu, dans le train ou sur le quai ? Avait-il emprunté une autre sortie ? S’était-il perdu ? Nos hôtes s’inquiétaient. Nous avons arpenté la gare avec eux et sommes tombés sur lui, dans un coin du hall des départs. Il se tenait là, à l’écart du tumulte, se roulait une cigarette, se remettait doucement du voyage. Il a levé les yeux vers nous. Il a souri. On aurait dit qu’il était surpris d’être attendu. Par hasard, je venais de lire son dernier roman quelques semaines auparavant. Ses mots et ses personnages m’habitaient encore. C’était Une rivière verte et silencieuse. L’histoire de la relation entre un jeune garçon et son père. Leur quotidien de peu. Cela faisait longtemps qu’un livre ne m’avait pas touché à ce point. En voyant son auteur pour la première fois, cette cohérence absolue qu’il y avait entre l’homme et ses mots, c’est indicible, mais ce fut comme si on venait d’agiter son livre et qu’il en était tombé. Et si l’on avait mis face à moi tous les voyageurs de cette gare, sans hésiter une seconde,


comme par enchantement, j’aurais su qui avait écrit ces pages. C’était sûrement à cela qu’on voyait qu’il y avait mis toute son âme.

De la Rivière à La Source, dix livres, déjà, comme traversés, tous, par le même cours d’eau changeant. Les personnages d’Hubert Mingarelli, amis, frères, pères et fils, quels qu’ils soient, toujours s’arrêtent au bord des ruisseaux, marchent le long des rivières et des torrents, naviguent sur les lacs ou les océans. Malgré leurs blessures secrètes, malgré cette douleur sourde, ou cette colère, parfois, tapie au plus profond d’eux, toujours ils avancent la tête haute. Plein de pudeur et de sollicitude, ils parlent peu, mais ils parlent juste. Ils savent s’écouter et se comprendre. Ils savent se réconforter en construisant des feux. Les personnages d’Hubert Mingarelli, par-dessus tout, essaient d’être à la hauteur. À hauteur d’ami, hauteur de père, hauteur de fils ou de frère. En résumé, à hauteur d’homme.

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Quoi de plus difficile ? C’est peut-être pourquoi, souvent, ils sont inquiets, car ils savent que la tâche est immense et que le temps est compté. Alors, comme pour déjouer le cours des choses, c’est à contre-courant qu’Hubert Mingarelli emprunte ou longe les cours d’eau. Vers l’amont, vers l’enfance, avec le murmure des ruisseaux, avec ses phrases limpides comme l’eau des torrents, calmes comme celle des lacs, ou parfois tourmentées comme la mer sans fond.

Ainsi s’en vont George et Renzo, pas à pas, vers la source. Ils s’élèvent et remontent le temps. Ils marchent à la rencontre de leur père. Car dans les livres d’Hubert Mingarelli, il faut se souvenir. Il faut recevoir et donner. Il faut apprendre et transmettre. Une torche suffit pour incendier la nuit. Voilà ce que c’est que d’être humain. Joël Egloff

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Pendant un moment George regarda Renzo dormir. Puis il lui parla, mais si bas que ça ne servit à rien. Il s’accroupit devant le lit, posa une main sur son épaule et lui dit, plus fort cette fois : — Réveille-toi. — Il fait encore nuit ? lui demanda son frère. — Oui, lui répondit George. — Laisse-moi me réveiller. — Entendu, mais pas longtemps. George se redressa et s’en alla. Il attendit dans la cuisine, devant la fenêtre, et chercha à voir dans le ciel quelle journée ils auraient dans les gorges de Neviglie. Ce n’était jamais bon lorsqu’il pleuvait là-bas. L’eau grossissait et emportait la terre, les feuilles les branches, et il y faisait

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plus froid qu’ailleurs, et bien après qu’il eut cessé de pleuvoir. Il se pencha et aperçut une étoile. Ensuite il attendit, chassa l’idée de la pluie, puis ralluma le feu sous la cafetière. Lorsqu’il revint dans la chambre, Renzo s’était rendormi. À nouveau il s’accroupit et lui parla à l’oreille. — D’accord, je suis réveillé, lui dit Renzo, pardon. — Lève-toi et roule ton sac, lui dit George, doucement. — Mais n’allume pas, lui demanda Renzo, je vois assez. George retourna dans la cuisine et revint avec le café, le pain et le fromage. Renzo roulait son sac de couchage. — Serre-la bien et fais plusieurs tours et un vrai nœud, lui dit George. — Oui, dit Renzo. Puis, apercevant le déjeuner : — Je n’ai pas faim.

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— Force-toi, lui dit George. Assis sur le lit, ils mangèrent et burent le café. Dans la pénombre, ils faisaient du bruit. Renzo attendit, attendit, et lorsqu’il fut sûr de lui et de ses souvenirs, il dit : — J’en ai rêvé, dit-il. — À quoi as-tu rêvé ? lui demanda George. — À cette journée, dit Renzo. — Je comprends, dit George. — Il pleuvait. — C’est d’en avoir parlé avant de se coucher. — Je sais, dit Renzo. Ils finirent de boire leur café. Pendant un moment il n’y eut plus un bruit, plus rien, pas même un mouvement, et soudain en bas dans la rue, une voiture passa. George dit en se levant : — Allons-y. Ils portèrent les restes du déjeuner dans la cuisine. Ils attachèrent leur couchage sur les sacs qui attendaient

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depuis la veille dans le couloir, et sortirent sur le palier. George verrouilla la porte et posa les clés dans le coffret d’alimentation du gaz, tandis que Renzo commençait à descendre les escaliers. Dehors il faisait encore nuit, cependant les étoiles avaient presque toutes disparu. La température était bonne déjà. Quelque chose se détachait vers là où ils allaient, mais c’était encore lointain. C’était un voile, une lueur à peine bleue. Et, marchant légèrement en retrait de Renzo, d’un pas ou deux, George se demandait en regardant là-haut le voile bleu, si c’était la nuit qui s’en allait ainsi en emmenant son bleu avec elle, ou bien le jour qui le poussait devant. Ensuite il fit plusieurs grands pas pour se rapprocher de Renzo, et il se demanda pour la première fois depuis qu’il était levé, bien avant Renzo, si son idée était bonne de l’emmener là-bas dans les gorges, et si le courage l’accompagnerait jusqu’en haut.

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L’aube était là lorsqu’ils sortirent de la ville. C’était le moment des tristes couleurs dans le ciel. Heureusement il ne durait pas longtemps. Les voitures qui les dépassaient avaient leurs phares encore allumés. Elles n’étaient pas nombreuses, ils auraient pu les compter, en sorte que George dit : — Autant marcher, autant s’avancer. Et quand on marche, les gens s’arrêtent plus facilement. — Oui, dit Renzo. — Et le sac ? demanda George. — Oh ça va, je le sens, mais ça va. — Bien. Ce soir tu seras content de l’avoir porté. Ils marchaient sur le bas-côté de la route, sur une bande étroite couverte d’herbe brûlée, mais assez large pour rester côte à côte. La voiture ralentit au moment où elle les dépassait et s’arrêta un peu plus loin en empiétant sur la bande

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d’herbe. George s’écria : — Regarde si c’est pas notre chance ! — Oui, s’écria Renzo. Ils se mirent à courir, leur sac se soulevant au-dessus de leur tête. George ouvrit la portière, l’homme se tourna vers lui, le fixa sans beaucoup d’expression et George dit : — Ça alors, merci. — Montez ! George s’installa à l’avant et Renzo à l’arrière. Tandis que la voiture repartait, George dit : — On va faire un tour dans les gorges de Neviglie. L’homme ne répondit pas immédiatement. Il attendit que la voiture ait repris sa place sur la route. — Je vous laisserai là-bas, à l’entrée. — Très bien, dit George, merci. L’homme fit un signe de la tête. Il mâchonnait quelque chose et sentait le sous-bois et l’herbe coupée. Il portait une combinaison verte et des bottes en caoutchouc.

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George se tourna vers Renzo et lui lança un sourire. Ensuite il regarda la route, et un moment après l’homme éteignit ses phares. Toutes les autres voitures les dépassaient. Celles qui avaient gardé leurs phares semblaient rouler plus vite que les autres. À nouveau George se tourna vers Renzo pour lui dire qu’ils avaient eu de la chance. Mais il dormait, la tête posée sur son sac. George revint à la route, se pencha pour apercevoir le ciel, et dit : — On dirait une bonne journée. — Ça m’en a tout l’air, marmonna l’homme sans s’arrêter de mâchonner. — Moi aussi, dit George. Ensuite il garda le silence. Il aurait bien voulu dormir un peu, comme Renzo, mais par politesse envers l’homme qui conduisait, il resta les yeux ouverts, attendit que le temps passe, et son esprit finalement s’en alla vers là où il

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emmenait Renzo. Il refit en pensée le trajet entre le torrent et la falaise, là-haut dans les gorges, et chercha à se rappeler la faille qui ouvrait un passage dans la falaise. Mais à chaque fois qu’il croyait se la rappeler, qu’il lui semblait la revoir, son esprit butait, comme si elle n’avait jamais existé. À un moment l’homme baissa sa vitre et cracha dehors ce qu’il mâchonnait. Une heure passa comme cinq, avec seulement le bruit du moteur, et le silence de l’homme qui avait repris ses mâchonnements, la bouche vide pourtant. La voiture ralentit et s’arrêta devant les gorges de Neviglie. L’homme laissa le contact. George se retourna vers Renzo. Il s’était réveillé. Ils descendirent de la voiture en même temps. L’homme attendait en tapotant sur son volant, et au moment où George se penchait pour le remercier, et que Renzo s’approchait pour dire un mot lui

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aussi, l’homme marmonna sur un ton sourd, les fixant tour à tour : — Écoutez voir, je vous ai pris parce que moi, mes garçons, je n’aurais jamais l’idée de les laisser s’en aller comme ça. Dites-moi voir sur qui ils tombent. Chacun fait comme il l’entend, mais moi, je ne vous aurais pas laissés partir la nuit. Et alors, détournant la tête un instant pour fuir les reproches que l’homme adressait à leur père, George aperçut le regard de Renzo, et le triste sourire qu’il tentait. C’est pour ce triste sourire-là et ce regard qu’il lâcha son sac et se mit à hurler en se penchant vers l’intérieur de la voiture. — Qu’est-ce que vous savez, hurlait-il, qu’est-ce que vous connaissez, pourquoi vous parlez ! Aux premiers mots, Renzo s’était reculé, tandis que l’homme au volant regardait George avec une stupéfaction profonde, sincère. Ses yeux s’étaient agrandis. Il ne

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parvenait pas à quitter George qui hurlait toujours : — Pourquoi vous nous parlez, qu’est-ce que vous savez ! Pourquoi tout le monde parle sans savoir, comme vous ! Est-ce qu’on vous a fait du mal, nous ? Pourquoi personne réfléchit ? L’homme esquissa un mot, un geste, et renonça. George aussi était stupéfait, car sa colère et son désespoir n’étaient pas destinés à l’homme au volant, ni à lui-même, ni à son propre père. Il ne savait pas à qui ils étaient destinés. Il savait seulement qu’il était impuissant à les retenir. Maintenant il se taisait, haletant et épuisé, plein d’une tristesse qu’il ne pouvait plus à présent chasser par la colère. Pas une seconde, l’homme ne l’avait quitté des yeux tandis qu’il avait hurlé ainsi. Maintenant que le silence était revenu, il serrait le volant et dévisageait George, et il semblait ressentir au fond de lui que cette colère ne lui était pas adressée, et il attendait, sa mâchoire tremblant un peu. Soudain il ferma les yeux et fit à

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George un lent mouvement de la tête, cherchant à dire qu’il ignorait ce qui avait pu leur faire du mal, et qu’il le regrettait. George referma la portière presque de la même façon que l’homme avait bougé la tête vers lui, lentement, sans méchanceté, et tourna le dos à la voiture. Renzo s’était assis sur son sac et tourné vers l’entrée des gorges. George s’approcha, s’arrêta à un mètre de lui, et attendit, regardant lui aussi l’entrée des gorges pleines d’ombres encore, et la falaise qui bouchait le ciel lui apparaissait plus vertigineuse que dans ses souvenirs. Il voulut s’approcher un peu plus de Renzo et lui toucher l’épaule. Il entendit dans son dos la voiture s’en aller. Ensuite il entendit le torrent. Alors seulement il entendit à quelle vitesse son cœur battait. Bien après que la voiture eût disparu, ils prirent leur sac et s’en allèrent. Ils entrèrent dans les gorges et com-

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mencèrent à gravir la route dans l’ombre et la fraîcheur. Ils marchèrent sans un mot pendant un long moment, avec un regard parfois, mais si rapide que ni George ni Renzo ne pouvaient savoir ce que le regard de l’autre signifiait. George avançait du côté du torrent qui coulait en tourbillons en contrebas, et Renzo du côté de la falaise. Aussi loin qu’ils la voyaient, la route montait et faisait un lacet après l’autre. Parfois un sapin nain poussait d’une fissure dans la falaise. Le ciel, étroit, était lumineux, et tout en haut sur les crêtes, la cime des sapins brillait. — Tu t’en souviens ? demanda Renzo. — Quoi ? demanda George qui n’avait pas compris à cause du vacarme du torrent. Renzo coupa la route et s’approcha. — Tu t’en souviens ? répéta Renzo en désignant la falaise et la route. C’était comme ça ? — Pour l’instant c’est comme ça, répondit George en

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souriant, il n’y a rien de changé. La route est là et le torrent coule dans le même sens. Renzo poussa George avec l’épaule et retourna marcher le long de la falaise. George le rejoignit et ils marchèrent un moment ensemble. Puis lentement George s’écarta et marcha au milieu de la route. Au bout d’une minute, il demanda : — Tu as soif ? — Non, répondit Renzo. Au bout d’une autre minute : — Tu veux t’arrêter un moment ? — On peut s’arrêter ? — Oui, dit George. Allons nous asseoir. Ils coupèrent la route, ôtèrent leur sac, les posèrent à terre et s’assirent sur le mur de parapet entre la route et le torrent en contrebas. Ils soufflèrent un moment. Renzo grattait de petits éclats de béton entre les pierres et les lançait ensuite dans le torrent. George regardait

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devant lui la falaise, et haut, très haut, la cime des sapins éclairée par le soleil. Il entrevoyait en même temps Renzo lancer les éclats de béton dans le torrent. Il lisait dans ces gestes répétitifs, que ce qui s’était passé avec l’homme de la voiture était monté jusque-là avec eux. Il sentait que s’il ne faisait pas attention, cela continuerait à les tourmenter jusqu’au soir, jusqu’à là-haut, là où ils allaient faire ce que George avait promis à Renzo un mois auparavant, assis à l’aube tous les deux sur le lit de Renzo. Parce qu’ils venaient d’enterrer leur père, ils n’avaient pu se résoudre à se quitter, et aller dormir. Ils avaient parlé, assis sur le lit de Renzo, la lumière de la chambre éteinte, à peine éclairés par l’ampoule de la cuisine. C’était une bonne lumière pour dire ce qu’ils avaient à dire. Dehors la pluie tombait, l’eau chantait dans les chenaux. Une nuit qui en aurait contenu mille, presque belle. Et tandis qu’elle avançait et qu’ils se parlaient, George savait

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que des nuits comme ça, ils n’en auraient plus. Ils avaient l’air de prendre une dernière inspiration, de se remplir d’air une dernière fois avant de s’enfoncer dans l’eau profonde que serait leur monde au réveil. Si bien que George, au moment de quitter la chambre, et tandis que l’aube se levait, était revenu s’asseoir à côté de Renzo. Il lui avait parlé de la source où, avant la naissance de Renzo, leur père l’avait emmené et où ils avaient dormi. Elle coulait au-dessus des gorges de Neviglie. Elle n’avait rien de particulier et n’était pas plus belle qu’une autre source, mais l’endroit possédait quelque chose dont il se souvenait encore. Lorsque après un silence, il avait dit qu’ils iraient bientôt là-haut tous les deux, quand la pluie aurait cessé pour de bon, Renzo s’était mis à lentement faire oui de la tête. Le coin de ses lèvres bougeait. Ensuite George avait attendu un moment, puis il s’était levé et bien que le jour se levât, ils s’étaient souhaités une bonne nuit.

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Quelques jours plus tard et par hasard, ils avaient trouvé dans les affaires de leur père, parmi d’autres choses habituelles, ce qui avait l’air d’être une fusée éclairante qu’on tire depuis les navires. Elle les avait plongés dans un silence fait de doute et d’étonnement, car leur père n’était jamais monté sur un bateau. Ils examinèrent la fusée et trouvèrent une date. Elle était périmée. Il y avait des années qu’elle aurait dû être tirée. Mais comme elle était légère, et qu’un dessin expliquait comment s’en servir, George dit que ça ne coûterait rien de l’emmener là-haut avec eux, et à la nuit tombée, ils essayeraient pourquoi pas de la lancer. Voilà où ils allaient aujourd’hui, au-dessus des gorges de Neviglie, en emportant avec eux la fusée éclairante. Et à présent, assis sur le mur de parapet, George hésitait et craignait de mal faire en reparlant de l’homme de la voiture. — Écoute, dit-il, tout à l’heure, ce type.

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Puis il se tut et chercha comment dire les choses. — Oui, quoi ? demanda Renzo, continuant de jeter des éclats de béton dans le torrent. Mais George n’avait pas encore trouvé, de sorte qu’il dit seulement : — Je suis désolé. — J’ai cru qu’il allait descendre de la voiture, dit Renzo. — Tu as eu peur ? — Je ne sais pas. Oui, je crois, répondit Renzo. Il fixa George, sembla chercher du courage et en même temps qu’il quittait son frère du regard, il dit tout doucement : — J’ai eu peur, mais c’était bien. — Quoi ? demanda George aussi doucement. Qu’estce qui était bien ? — Ce que tu as dit. — C’est vrai ? demanda George tandis qu’un frisson

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passait sur sa nuque. Renzo secoua la tête. — Bon, dit George au bout d’un moment, ça va alors. Si c’était bien, on n’a rien à regretter. Et on peut l’oublier. À nouveau Renzo le fixa. Son visage se détendit, et riant soudain de bon cœur, il lança : — Qu’est-ce qu’il a compris, hein ! — Rien, ou alors qu’on était bien cinglés. — Toi, surtout, dit Renzo. — C’est vrai, dit George. Ils riaient tous les deux à présent, pas très fort, mais ils riaient, et George sentait revenir en lui un peu du courage qu’il avait craint de perdre complètement après qu’il eût tourné le dos à la voiture tout à l’heure et entendu à quelle vitesse son cœur battait. Ensuite ils s’en allèrent. Tandis qu’il passait les sangles de son sac, Renzo demanda :

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— Dans combien de temps, on verra la faille ? — Une heure, je pense, dit George. Il y avait un doute dans sa voix. Renzo demanda : — Tu vas la reconnaître ? — Je crois. — Ce sera difficile de la grimper ? George fit avec la tête un geste entre deux, souleva son sac et le porta à son dos. — Alors ? fit Renzo. Ce sera difficile ? — Je n’en sais rien, peut-être. Renzo le regarda avec crainte. —Je t’aiderai, dit George. Là-dessus ils repartirent, Renzo en premier. Au bout d’une vingtaine de mètres, Renzo se retourna et dit : — Je crois que j’ai soif maintenant. George le rattrapa. — Ne t’arrête pas, dit-il tandis qu’il ouvrait la poche latérale du sac de Renzo et sortait la bouteille d’eau.

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Il l’ouvrit et lui tendit. — Et après la faille ? demanda Renzo lorsqu’il eut fini de boire et rendu la bouteille à George. — Quoi ? — Ce sera difficile aussi ? — Je ne m’en souviens plus, répondit George. Il remit la bouteille dans le sac de Renzo, et dit : — Ou alors un peu long, mais pas difficile. — Bon, dit Renzo. Ensuite ils ne parlèrent plus, gardant leur souffle pour marcher. Jusqu’au moment où George dit qu’à l’heure qu’il était à présent, presque midi, ils n’étaient plus loin de la faille, et qu’il devait faire attention, car dans son souvenir, elle ne payait pas de mine. Une première fois il crut la reconnaître. Il posa son sac sur la route et grimpa d’un mètre à l’intérieur de la faille. Puis aussitôt il en redescendit, reprit son sac et repartit,

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Renzo dans ses talons, marchant comme lui, le regard tourné vers la falaise. D’autres fois encore il pensa la reconnaître, mais ne prit plus la peine d’y grimper. Renzo ne disait rien et ne l’interrogeait pas du regard. Lorsque George s’arrêtait, il s’arrêtait, et il regardait là où son frère regardait. Le soleil maintenant avait passé les crêtes et la bande de ciel était presque blanche et les obligeait à plisser les yeux. Soudain George s’arrêta, posa son sac sur la route et lorsque Renzo s’approcha, il lui fit un sourire franc et joyeux, et Renzo alors regarda la faille qui commençait là à leurs pieds, étroite au début, et si on ne se reculait pas jusqu’au mur de l’autre côté de la route, on ne pouvait pas la voir s’élargir et disparaître à l’intérieur de la falaise. — J’ai faim, dit George. Renzo n’entendit pas ou n’y fit pas attention, tant il regardait la faille qui ouvrait la falaise en deux. Il essayait

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du regard, d’entrer dedans, de la gravir en pensée, et se retenait de dire à George qu’elle l’impressionnait. Ils déjeunèrent de pain de fromage et de salami, assis sur le mur de parapet. Dans leur dos, le torrent grondait et tourbillonnait. Au-dessus d’eux, la bande de ciel était redevenue bleue, car le soleil l’avait déjà traversée. Au bout d’un moment, Renzo demanda : — Vous aviez pris une corde ? — Non, répondit George en levant les yeux vers la faille. — Et nous, demanda Renzo, tu penses qu’on aurait dû en prendre une ? — Non, pas plus, dit George. On y arrivera sans, nous aussi. Il réfléchit et dit : — Ce n’est pas plus haut qu’une maison, et je resterai derrière toi.

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Ensuite il jeta deux trois bouts de pain dans le torrent, puis commença à ranger les restes du déjeuner dans son sac. En le faisant il toucha la fusée éclairante. — Dis donc la fusée, fit-il, on saura bientôt si elle fonctionne. — Qui est-ce qui la fera partir ? — Tu voudras le faire ? — Je ne sais pas si j’ai envie de le faire, dit Renzo. On verra. — Bon, dit George, on verra. Il passa le sac à son dos, traversa la route et s’arrêta devant la faille. Renzo le rejoignit, et George dit en lui désignant les touffes d’herbe qui poussaient dans la roche : — Ne leur fais pas confiance, ne t’en sers pas pour monter. Renzo hocha la tête. George lui dit : — Vas-y, je reste derrière toi, et penche-toi toujours en avant.

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Renzo s’avança, trouva une prise pour chaque main, et au moment de se hisser, se tourna vers George qui lui fit avec la tête un bon signe et un bon sourire. Alors Renzo tira sur ses bras, se hissa d’un demi-mètre à l’intérieur de la faille, cala ses pieds, tendit une main vers une fente dans la roche, s’y accrocha et monta d’un autre demimètre. — Bien, lui murmura George, c’est bien. Attendsmoi, maintenant. Il se hissa derrière lui, se servant des mêmes prises, et lorsqu’il fut tout près de lui, son visage à hauteur de ses chaussures, il tapota sa jambe, et Renzo à nouveau s’agrippa à la roche, tira sur ses bras et se hissa encore, suivit aussitôt par George. C’est ainsi qu’ils montèrent à l’intérieur de la faille, en s’arrêtant à chaque fois un tout petit moment entre chaque prise. Mais Renzo parfois s’arrêtait plus longtemps que ça. Et George lui laissait tout le temps qu’il

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voulait pour souffler et reprendre confiance, parce que lui-même en avait besoin. À mesure qu’ils progressaient, la faille heureusement s’élargissait, les prises étaient plus nombreuses, leurs sacs ne se coinçaient plus à l’intérieur. À un moment, le pied de Renzo dérapa, et George, bien calé en-dessous de lui, rattrapa sa jambe et sentit alors ses tremblements à travers le pantalon. Arrivés tout en haut, ils se délestèrent de leur sac, s’assirent dans l’herbe, devant un sapin nain, essoufflés par la tension, et ils regardèrent sans parler le torrent qui coulait en dessous d’eux, vert et blanc, d’ici. Puis au bout d’un long moment, Renzo s’étendit sur le dos et émit un long sifflement. — Oui, dit George. Oui. Il regardait toujours le torrent, et à présent que le plus difficile était derrière eux, qu’ils avaient grimpé la faille, il se rappelait comme il avait craint depuis le matin de

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manquer de courage. Non pas seulement pour arriver en haut de la falaise, mais d’être pour Renzo, ce que Renzo avait besoin qu’il fût désormais. Et il prenait pour un bon signe qu’ils aient franchi la faille sans difficulté. — Maintenant ça va être facile, dit-il à voix basse, maintenant c’est comme si on avait gagné. À côté de lui, toujours allongé sur le dos, Renzo ne dit rien, ne répondit rien, mais George le vit bouger les jambes et les ramener pour former avec ses genoux deux petites collines. George ferma les yeux et se redit pour luimême que maintenant ça allait être un peu plus facile. Lorsqu’ils repartirent, s’éloignant du bord de la falaise vers la lisière des sapins, le vacarme du torrent disparut tout d’un coup, comme si on avait refermé une porte capitonnée derrière lui. Un geai les frôla tandis qu’ils passaient sous les premiers arbres. La forêt était épaisse et humide. Elle n’était pas uni-

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quement faite de sapins comme elle semblait l’être depuis la route. Il y avait des chênes des érables et des essences plus petites que George ne reconnaissait pas. Les sapins partaient en flèche vers le ciel en passant à travers tous ces arbres-là. Le sol était tendre et couvert d’herbe humide, mais assez vite, au bout d’une centaine de mètres, il y eut ces gros rochers couverts de mousse rase, du même vert que les feuilles des arbres. Il fallait presque à chaque fois les monter et les descendre, tant ils étaient imposants. Mais parfois ils pouvaient sauter de l’un à l’autre. À présent George se souvenait que leur père sautait plus souvent que lui d’un à l’autre, et qu’il lui avait dit d’être sûr avant de décider de les escalader ou de les sauter. Il s’arrêta sur l’un d’eux et regarda comment devant lui, Renzo s’y prenait. Puis il repartit. À un moment, sans que rien, pourtant, ne l’ait prévenu, il s’agenouilla dans le creux entre deux rochers,

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inclina la tête vers le sol et attendit. Puis il lança vers le haut : — Renzo ! Il surgit au-dessus de lui. — Quoi ? — Viens, lui dit George, descends ici. Renzo sauta dans le creux. — Écoute ! lui dit George. Renzo s’accroupit et inclina la tête sur le côté. — Tu l’entends ? demanda George. — Attends, dit Renzo. Puis, quelques secondes après : — C’est de l’eau ? — Oui, dit George. — C’est elle ? demanda Renzo. — Oui, dit George. Renzo ferma un instant les yeux et les rouvrit et se redressa face à George. Puis comme pris d’un doute, ou

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alors parce qu’il savait à présent que c’était la source qu’il avait entendue, il s’agenouilla, inclina la tête et à nouveau il écouta l’eau qui coulait en dessous d’eux. Puis ils repartirent sous la grande voûte que formaient les arbres au-dessus d’eux, sautant le plus souvent, l’un et l’autre pareils, d’un rocher à l’autre. Vers la fin de l’après-midi, ils débouchèrent dans une clairière. Renzo s’assit sans ôter son sac, afin de s’en servir comme d’un dossier. George fit le tour de la clairière. Il portait ses yeux tantôt vers le sous-bois, tantôt vers le sol. Il avait un air songeur, patient. Enfin il reconnut le sentier que les bêtes avaient, depuis toutes ces années, continué à emprunter. Il le remonta sur une cinquantaine de mètres puis retourna sur ses pas et posa son sac à terre. — On arrivera avant qu’il fasse nuit ? demanda Renzo. — Bien sûr, dit George. Il s’assit sur son sac en face de Renzo.

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— Tu es fatigué ? — Oui, répondit Renzo. Il posa les mains sur le haut de ses cuisses. — J’ai mal là. — Moi aussi, dit George. On s’en est bien servi, on a toujours cherché l’équilibre sur les rochers. Renzo entreprit de se frotter le haut des jambes, et sans regarder George, il demanda : — C’est vrai, on arrivera avant la nuit ? George leva les yeux au ciel. Il ne s’assombrissait pas encore, mais il lui sembla que son bleu commençait à pâlir. — Oui, dit-il. Elle arrive vite, mais on y sera avant. — Bon, dit Renzo. Il dit ensuite : — Alors on ne marchera pas la nuit. — Non, dit George. — Parce qu’il y a des choses comme ça qui me font peur.




— On y sera avant la nuit, dit George. — Alors ça va, dit Renzo. Puis il se débarrassa de son sac et s’allongea. George demanda : — Il y a beaucoup de choses comme ça qui te font peur ? — Je crois. George saisit la bouteille dans la poche de son sac. Il la garda dans la main, observa les arbres devant lui, puis le ciel. — Tu as soif ? — Non, dit Renzo. George rangea la bouteille. — Et toi ? demanda Renzo. — Quoi ? — Beaucoup de choses te font peur ? George attendit, réfléchit, se sourit à lui-même puis il répondit la vérité :




— Quelques-unes. Renzo redressa la tête, observa George pendant un instant, puis reposa la tête dans l’herbe et ferma les yeux. Alors George dit d’une voix tremblante : — J’ai peur qu’on n’ait pas assez à manger, ce soir. Renzo souriait les yeux fermés. Le sentier des bêtes était étroit, mais bien dessiné. Ils avançaient, courbés pour éviter les branches basses. George allait devant. Renzo était très près derrière lui. George se retournait souvent vers lui. L’obscurité, on aurait dit, les suivait, mais ils arrivèrent à la source avant elle, avant la nuit. Lorsqu’ils débouchèrent dans la trouée entre les arbres, George voulut dire que c’était là, mais ça se passait de mots, parce que Renzo déjà retirait les bretelles de son sac et le laissait glisser à terre. Puis il alla droit au filet d’eau qui s’écoulait à mi-hauteur




d’un surplomb rocheux, et formait au pied une petite nappe transparente. George le rejoignit, resta un instant immobile à côté de lui, puis il s’accroupit et posa sa main à la surface de la nappe. Et tandis que Renzo se taisait et ne bougeait pas du tout, lui il restait là à promener sa main sur l’eau, et cela lui donnait le temps de penser à ce qu’il fallait dire ou faire. Cela le retenait encore un instant avant de se redresser et de se retrouver face à Renzo et de l’aider, car sans doute à ce moment-là son cœur se serrait. Mais comme il craignait par-dessus tout d’être maladroit, il enfonça la main dans la nappe d’eau et réfléchit encore à ce qu’il devait dire et faire pour être à la hauteur. — On est arrivé avant la nuit, murmura soudain Renzo. Et il s’éloigna de la source, sembla chercher le centre de la trouée entre les arbres et s’y arrêta. George pivota sur lui-même et l’observa. Mais dans la pénombre qui




précède la nuit, il ne voyait rien de l’expression de son visage. Il le vit seulement examiner les contours de la clairière comme l’intérieur d’une pièce où l’on n’est jamais entré. Au bout d’un moment, George se redressa et le rejoignit. Le tapis d’aiguilles de pin était si épais que le sol avait l’air vivant, qu’il semblait leur répondre à chaque pas qu’ils faisaient. C’était une impression agréable, mais étrange. Renzo creusa dedans avec la pointe de sa chaussure. Il y en avait une bonne épaisseur. — Ce sera très bien pour dormir, dit George. On n’aura pas froid. Il y avait du bois mort en abondance. Si bien que malgré l’obscurité, ils n’eurent pas de mal à en faire une bonne réserve. Lorsqu’ils eurent construit et allumé le feu, la nuit tomba. George se pencha vers Renzo et lui dit sur le ton de la confidence et en tapotant la montre à son poignet :




— C’est exactement comme ça que je l’avais prévu. Renzo le dévisagea avec soupçon puis il haussa les épaules. Très vite ils creusèrent un coupe-feu autour du foyer, car les aiguilles de pin commençaient à se consumer. Ensuite ils déroulèrent leur sac de couchage et s’y assirent. Le monde alors sembla arriver du ciel exactement au-dessus de la trouée entre les arbres, et tomber sur eux au ralenti comme de la brume, et les couvrir. Le feu crépitait et couvrait la chanson du filet d’eau. Ils se taisaient, leurs regards se croisaient parfois. L’un ou l’autre remettait du bois quand il le fallait. Autour d’eux l’obscurité était complète et rien ne bougeait dans les arbres. Il n’y avait pas de bêtes et pas de vent. La source coulait sans qu’ils l’entendent, et chacun semblait puiser dans ce silence ce dont il avait besoin à ce moment-là. Puis Renzo prit une branche dans leur réserve et la tint au-dessus des flammes. Lorsqu’elle eut pris feu, il la

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pointa vers le ciel. — On mange ou on lance la fusée ? demanda-t-il. George ouvrit les bras afin de le laisser choisir. — La fusée, dit Renzo en jetant la branche dans les flammes. Et je veux bien le faire. George tira son sac à lui et fouilla à l’intérieur. Il sortit la fusée et la tourna dans tous les sens. — Tu resteras à côté de moi ? demanda Renzo. — Oui, dit George. — Même si elle est périmée, tu penses qu’elle pourra monter un peu ? — Oui, je suppose, dit George. Peut-être jusqu’en haut des arbres. Ils se levèrent en même temps et s’éloignèrent du feu. — Regarde, dit George. Il tendit à bout de bras la fusée vers le ciel obscur, puis il passa l’index dans la boucle qui pendait. — Et tu tires dessus.

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— Fort ? demanda Renzo. — Je n’en sais rien. Pas trop. — Bon, je verrai, dit Renzo. George lui tendit la fusée. Renzo dit : — Reste à côté de moi. Il pointa la fusée vers le ciel, passa l’index dans la boucle, tourna la tête vers George, lui fit un sourire tendu et tira sur la boucle. Il y eut un éclair, de la fumée, et jaillirent alors vers le haut des éclairs et des éclats rouges comme une fontaine aveuglante. La clairière s’éclaira de rouge d’un seul coup. Dans la seconde, Renzo qui ne comprenait pas pourquoi la fusée était toujours dans sa main et ne s’élançait pas vers le ciel, osa se tourner vers elle, et voyant ce qui jaillissait par en haut, se mit à trembler, à sauter sur ses jambes et à crier : — Elle est à l’envers, George, elle est à l’envers ! — Oui, non, attends ! s’écria George. Ne la lâche pas !




Renzo lui lançait des regards affolés. — Mais George, elle est à l’envers ! Soudain George lança : — Non, n’aie pas peur, elle est pas à l’envers ! — Qu’est-ce que c’est ? George, ne sachant pas ce que c’était exactement, mais guidé par l’intuition, lui répondit d’une voix rassurante, comme s’il s’était répondu à lui-même : — Tu ne crains rien, elle est faite comme ça. Cessant tout doucement de trembler, Renzo leva un peu plus haut la torche, illuminant la clairière et George et lui-même d’un rouge profond et lumineux. Il tenait sans crainte à présent la torche que leur père avait volée à l’époque où il travaillait pour la compagnie de chemin de fer. Ils étaient cinq en plus du contremaître, à décharger du ballast sur les voies, entre les traverses, la nuit, éclairés




par la lune, et ils avaient toujours avec eux, à portée de main, trois torches de signalisation afin de prévenir un train qu’on aurait mal aiguillé. Les nuits étaient longues, le travail épuisant et monotone. Ils leur semblaient décharger tout au long des nuits toujours les mêmes pierres entre les mêmes traverses. Vers le matin, ils grimpaient sur le wagon à plateforme, et la petite locomotive les poussait à la vitesse d’un homme qui court. La plupart du temps, ils s’endormaient tous. Les fumeurs fumaient d’abord, mais ensuite ils s’endormaient. Quand il faisait froid, ils se serraient les uns aux autres. Quand il pleuvait, ils tiraient sur leur tête une bâche à wagon. Un matin, quelque chose l’avait empêché, de s’endormir avec les autres. Un sentiment qu’il ne parvenait pas à comprendre l’obligeait à garder les yeux grands ouverts. Mais il n’y avait pas un endroit où accrocher le regard. Ils traversaient une nappe de brume si épaisse, que rien




autour de lui n’indiquait que la locomotive les poussait dans le bon sens et les ramenait chez eux. Il distinguait à peine ses camarades couchés sur la plate-forme. L’air froid et la brume le glaçaient. Il aurait voulu se protéger avec la bâche, mais ce qui l’empêchait de s’endormir l’empêchait aussi de bouger, de faire quoi que ce soit pour lui-même. Il restait assis en se tenant les jambes. Il se sentit soudain si affreusement seul dans ces ténèbres blanches, que son ventre se creusa et qu’un sanglot commença à s’y former, puis monta, monta, et s’arrêta dans sa gorge. Il se frotta les joues. Il cracha entre ses jambes. « Qu’est-ce que j’ai. J’ai rien, je voudrais être chez moi. Je suis fatigué. » Ses pensées volèrent plus vite que le train, vers George, vers Renzo, et le sanglot qui était toujours tapi dans sa gorge lui échappa, et le fit se pencher en avant. Son front toucha ses genoux. Il resta un moment dans cette position, de peur que quelqu’un le voie, mais aussi parce qu’il se sentait mieux soudain. Le sanglot l’avait nettoyé. Il se

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promit de dire à George et Renzo, lorsqu’il irait les réveiller tout à l’heure, qu’ils lui avaient donné un vrai bon coup de main. Bien sûr il ne leur parlerait pas du sanglot. Il leur dirait seulement que penser à eux l’avait nettoyé de sa fatigue. Puis, tandis qu’il se redressait et s’adossait à nouveau à la plate-forme, sa main toucha la caisse où étaient rangées les trois torches de signalisation. Alors, pour se payer de ce moment, ou pour se le rappeler, il ne savait pas exactement, il en avait saisi une et l’avait cachée dans sa poche. Et Renzo la faisait aller maintenant d’un côté et de l’autre, lentement, comme s’il découvrait une caverne. Tout était illuminé de rouge autour d’eux : les arbres, le tapis d’aiguilles de pin et le rocher en surplomb où coulait la source. Le ciel était devenu invisible. Leur feu avait pâli et presque disparu tellement la lumière était forte. Pendant une longue minute encore, ils se tinrent là, unis




dans cette lumière de début du monde, fascinés, et immobiles car Renzo avait cessé de bouger la torche d’un côté et de l’autre.


On peut visiter la galerie de David Rebaud à l’adresse dadprod.canalblog.com


DU MÊME AUTEUR

Le Secret du funambule, Milan, 1990 Le Bruit du vent, Gallimard, 1991 La Lumière volée, Gallimard, 1993 Le Jour de la cavalerie, Le Seuil, 1995 L'Arbre, Le Seuil, 1996 Une rivière verte et silencieuse, Le Seuil, 1999 La Dernière Neige, Le Seuil, 2000 La Beauté des loutres, Le Seuil, 2002 Quatre Soldats, Le Seuil, 2003 (Prix Médicis) Hommes sans mère, Le Seuil, 2004


Le Voyage d'Eladio, Le Seuil, 2005 Océan Pacifique, Le Seuil, 2006 (Prix Livre & Mer Henri-Queffélec 2007) Marcher sur la rivière, Le Seuil, 2007 La Promesse, Le Seuil, 2009 L'Année du soulèvement, Le Seuil, 2010 La Lettre de Buenos Aires, Buchet-Chastel, 2011 (Grand Prix SGDL de la nouvelle) La Vague, Les Éditions du Chemin de fer, 2011


COLLECTION TEXTE AU CARRÉ dédiée à la nouvelle Le Perron de Dominique Fabre illustrations de Christine Voigt, préface d’Éric Faye juillet  Un cri de Pierre Autin-Grenier illustrations de Laurent Dierick, préface de Dominique Fabre novembre  Un alibi de rêve de François Salvaing illustrations de M. M. Schmitt, préface de Jaume Melendres février  Billet pour le Pays doré d’Éric Faye illustrations de Laurent Dierick, préface d’Éric Chevillard mars 


Le Voyageur sans voyage de Pierre Cendors illustrations de Vincent Fortemps, préface de Cécile Wajsbrot février  Petit Traité d’éducation lubrique de Lydie Salvayre illustrations de Boll, préface d’Arno Bertina octobre , nouvelle édition octobre  Circé ou Une agonie d’insecte de Christian Garcin illustrations de Philippe Favier, préface de Christophe Fourvel mars  Les Madones du trottoir de Sylvain Fourcassié illustrations d’Aiham Dib, préface de Lydie Salvayre octobre  Zoophile contant fleurette de Pierre Senges illustrations de Sergio Aquindo, préface de Stéphane Audeguy avril 


Les maquettes de ce livre ont été réalisées à Russan, sur la commune de Sainte-Anastasie. Ici, la capricieuse rivière du Gardon quitte la plaine pour s’enfoncer en gorges dans le massif des garrigues.


Achevé d’imprimer en mars deux mille douze par Gérard Bourdarias à Salasc (Hérault, France), La Source de Hubert Mingarelli comprend mille exemplaires sur Vergé.


O

en histoires courtes, Hubert Mingarelli condense dans La Source ce qui a fait son succès : une émotion tenue au plus près du silence par des mots simples, des phrases impeccables dans leur pouvoir d’évocation, une délicatesse vis-à-vis de ses personnages et cette façon incroyable qu’il a de faire d’eux nos propres frères. RFÈVRE

Une nuit qui en aurait contenu mille, presque belle. Et tandis qu’elle avançait et qu’ils se parlaient, George savait que des nuits comme ça, ils n’en auraient plus. Ils avaient l’air de prendre une dernière inspiration, de se remplir d’air une dernière fois avant de s’enfoncer dans l’eau profonde que serait leur monde au réveil.

Hubert Mingarelli, né en 1956, vit en Isère. Lauréat du Prix Médicis pour son roman Quatre Soldats (Le Seuil, 2003), il est l'auteur d'une douzaine de romans et de recueils de nouvelles, dont Une rivière verte et silencieuse (Le Seuil, 1999), La Lettre de Buenos Aires (BuchetChastel, 2011), et de plusieurs livres pour la jeunesse.


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