Bolly&Co - Numéro 19

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10 ANS ÉDITION ANNIVERSAIRE : NOS

IN MEM OR I A M .

Sushant Singh Rajput

Irrfan Khan 1967-2020

Rishi Kapoor 1952-2020

N U M É R O 1 9 - G R AT U I T - N E P E U T Ê T R E V E N D U

1986-2020


é dito Bon. 2020, c’est bel et bien fini. Enfin !

Clairement, cette année aura été sans égal. Gelée par une pandémie mondiale qui nous a tous impacté, qu’importe notre situation géographique, notre pratique professionnelle, notre âge et nos moyens. Et l’art aurait bien pu devenir l’un des grands perdants de cette crise sanitaire. Les cinémas, musées et autres structures culturelles ont effectivement été contraints à la fermeture. Et quand on parle de cinéma, les grosses productions attendues cette année en Inde n’ont hélas pas pu venir à la rencontre de leur public. De Laal Singh Chaddha (remake de Forrest Gump) à ‘83 (film sportif sur la coupe de monde de cricket de 1983) en passant

par Gangubai Kathiawadi (de Sanjay Leela Bhansali avec Alia Bhatt), les métrages prestigieux annoncés pour 2020 ont été forcés de rester dans les tiroirs !

De facto, les producteurs et distributeurs de films n’ont eu d’autre choix que de se montrer créatifs. Si les plateformes de SVOD ont été surinvesties pour donner une nouvelle vie à de multiples projets cinématographiques, des offres moins répandues en Inde ont également vu le jour, en l’occurrence la VOD (qui consiste à payer un certain prix pour un visionnage unique ou une location à domicile). Car si cette pratique est relativement démocratisée en France, pour le sous-


continent, c’est plutôt le contraire ! La plateforme de streaming Zee5 a largement exploité ce procédé afin de proposer des oeuvres qui étaient à la base destinées aux salles obscures. Ainsi, par le biais de l’offre ZeePlex, des films comme Khaali Peeli (avec Ishaan Khatter et Ananya Panday) et Suraj Pe Mangal Bhari (avec Diljit Dosanjh et Manoj Bajpayee) ont été proposés à leurs consommateurs.

Si la situation exceptionnelle que nous vivons a favorisé un cinéma dissident, plus confidentiel et atypique, elle n’a pas fait de bien aux films dits «de masse». En effet, l’annulation pure et simple de la sortie de Sooryavanshi (avec Akshay Kumar et Katrina Kaif) après l’annonce de la fermeture des cinémas en mars dernier en dit long sur la vocation de tels métrages. Les films que j’ai cité parmi les plus attendus ont évidemment pour dessein d’être vus en salles. Pourquoi ? Pour le comprendre, il faut avoir à l’esprit que le public indien a un rapport très singulier avec ses cinémas. Les indiens se rendent au cinéma en famille, en groupe d’amis pour savourer ensemble un film qui aura le pouvoir de les unir, de les divertir malgré leurs âges et goûts différents. Ces métrages à grand spectacle ont vu le jour dans cette optique, et ne peuvent exister ailleurs que dans les salles obscures. D’ailleurs, les plateformes de streaming s’adressent à une certaine tranche de la population indienne : celle qui a accès à une connexion Internet et qui peut se permettre de payer un abonnement mensuel.

Cela peut sembler anecdotique en France, mais c’est un point important quand il s’agit des indiens. En effet, le cinéma en Inde a cette faculté à toucher toutes les couches de l’échelle sociale, des familles aisées à celles qui sont très pauvres. Les salles de cinéma ont d’ailleurs appuyé une partie de leur business sur l’accessibilité des prix de tickets de cinéma, comptant sur les fanbase solides des superstars, qui sont parfois (je dirais même souvent) issues de milieux défavorisés.

Mais alors, pour cette partie du public aux petits moyens, pour ces gens qui économisent le moindre denier pour aller admirer leur star favorite sur grand écran, qu’en a-t-il été de cette année 2020 ? L’offre de SVOD ne s’adressant clairement pas à eux, ils ont tout bonnement été privés de films. Et c’est à mon sens l’aspect le plus triste de cette situation pour le cinéma : le fait qu’il ait, pendant ces longs mois, perdus une partie de son pouvoir fédérateur, accessible et universel.

Asmae B. Asmae Benmansour Rédactrice en chef


sommai 1

Rishi Kapoor

Le privilège du talent

2

Irrfan Khan

trop bien pour nous

010

NOIR ET BLANC Prithviraj Kapoor

062

CRITIQUE The Warrior

014

3 FILMS QUI DISENT TOUT DE : Raj Kapoor

068

POUR FAIRE COURT Road to Ladak

020

L’ALBUM DE : Bobby

070

CRITIQUE Un nom pour un autre

026

CRITIQUE Kabhi Kabhie

076

038

CRITIQUE Do Dooni Char

SCÈNE CULTE ‘My life Hindi, but my wife English’ de Hindi Medium

080

042

ET SI ON COMPARAIT LES REMAKES ? Agneepath (1990) VS Agneepath (2012)

MODE & CINÉMA Yogi dans Qarib Qarib Singlle

088

CRITIQUE Angrezi Medium

050

CRITIQUE Mulk


ire 3

4

une étoile est née

Ils nous ont quittés en 2020...

104

CRITIQUE Kai Po Che!

143

CHIRANJEEVI SARJA le Karnataka endeuillé

110

CRITIQUE Detective Byomkesh Bakshy

146

SAROJ KHAN ses meilleures créations...

116

POURQUOI ? Drive

152

Adieu, MONSIEUR SPB...

124

CRITIQUE Sonchiriya

154

NISHIKANT KAMAT : sa carrière en 5 points..

128

FILM VS LIVRE Dil Bechara VS Nos étoiles contraires

136

INVESTIGATION Le Népotisme

Sushant Singh Rajput



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Rishi Kapoor 1952-2020


le privilège du talent. M OT S PAR ASM AE BENM ANSOUR-AM M OUR PHOTOGRAPHIE : T WIT T ER 008


Nous sommes le 30 avril 2020. La sphère du cinéma indien est alors bouleversée par la mort du grand Irrfan Khan, survenue la veille. Personnellement, je suis très ébranlée par la disparition de cet acteur que j’aime tant et qui reste pour moi le meilleur que le cinéma du sous-continent ait connu. En plein deuil, c’est alors que je reçois un message d’Elodie. “Asmae, Rishi a été admis à l’hôpital d’urgence. Je le sens pas.” Moi non plus. Car en effet, Rishi combattait depuis près d’un an une leucémie pour laquelle il avait littéralement stoppé son rythme effréné de tournages pour se faire soigner aux Etats-Unis. Mais en septembre 2019, il était revenu sur sa mère patrie avec l’espoir de reprendre le travail. L’espoir était alors permis. Mais le décès d’Irrfan met clairement mon optimisme à rude épreuve. Sans pouvoir réellement me l’expliquer, j’ai un mauvais pressentiment.

C’est alors que l’effroyable nouvelle tombe. Rishi Kapoor nous a quittés. Il avait 67 ans. Sur tous les sites de cinéma indien, on le présente comme “vétéran” de Bollywood. Je dois avouer que je ne suis pas d’accord avec ce qualificatif. Je vois davantage Dilip Kumar comme un vétéran. Car si Rishi a largement marqué le cinéma hindi depuis le début des années 1970, il avait indubitablement de très belles années devant lui pour continuer à nous éblouir. Et puis, avant la maladie, Rishi était surtout un hyperactif, à l’affiche d’en moyenne 4 films par an. Rishi ne se réfugiait pas dans la nostalgie de ses jeunes années. Il avait la volonté de profiter de sa maturité et de son recul pour continuer à grandir artistiquement.

Rishi Kapoor n’était pas un vétéran. C’était une mémoire vive du cinéma hindi contemporain. Le témoin privilégié d’un Bollywood qui n’a eu de cesse de muter ces 50 dernières années, avec en point de départ un film majeur : Bobby, qui propulsait Rishi sur le devant de la scène à seulement 21 ans. Car au-delà d’être un des plus gros plébiscites populaires des années 1970, Bobby a changé la tendance et la morphologie des films hindi grand public. Avec Rishi naissait donc une nouvelle façon de fabriquer des métrages, une manière inédite de raconter des histoires sur grand écran.

Mais l’histoire de Rishi commence vraiment bien avant sa venue au monde. Car il appartient à l’une des plus grandes dynasties du cinéma hindi : les Kapoor. Et la relation de cette famille avec le septième art ne date pas d’hier, commençant avec une éminente vedette, qui illustre parfaitement la transition de Bollywood du muet vers le parlant : Prithviraj Kapoor. Prithviraj donnera notamment naissance à un certain Raj, qui deviendra plus tard l’un des monuments de l’industrie cinématographique hindi, ayant posé les bases de ce que Bollywood deviendra par la suite. Ce Raj, Kapoor de son nom, n’est autre que le père du jeune Rishi. Et il marquera à son tour les esprits comme l’un des artistes les plus influents du cinéma hindi des années 1940 aux années 1980. Raj Kapoor est par ailleurs un homme orchestre, à la fois acteur, scénariste, producteur et réalisateur. > 009


1906

noir et blanc L’époque du noir et blanc. Une ère qui évoque une certaine nostalgie, même si nous n’y avons pas vécu. Avec ses films qui inspirent à ce jour les cinéastes, entre reprises de grands classiques et hommages rendus à des acteurs qui ont fait chavirer les cœurs. Des artistes talentueux qui ont indéniablement marqué cette période du cinéma indien. Ainsi, pour ce numéro, Bolly&Co vous présente...

Prithviraj K apoor M OT S PA R AS M AE BEN MA N SO UR -AMMO UR P H OTO G RA PH I E : MUBI .CO M

RISHI KAPOOR

008

010

C’est avec lui que l’histoire de la dynastie Kapoor commence. Mais plus que tout, c’est avec lui que l’histoire du cinéma indien s’enclenche. En effet, Prithviraj Kapoor est l’un des pionniers du théâtre et du septième art du sous-continent. Celui qui a vu mûrir sous ses yeux l’industrie indienne à vitesse grand V. Le point de départ de Bollywood.


Pourtant, et ce contrairement à sa descendance qu’il a rendu noble par son formidable travail, Prithviraj n’avait aucun lien avec le monde du divertissement. Né en 1906 dans l’actuel Pakistan, son père est agent de police au Pendjab, là où Prithviraj suivra quelques études. En 1923, il a seulement 17 ans lorsqu’il épouse Ramsarni Mehra, elle-même âgée de 15 ans. De cette union arrangée par leurs parents naîtront 6 enfants dont trois illustres fils : Raj (né en 1924), Shammi (né en 1931) et Shashi (né en 1938), tous devenus d’immenses acteurs. Mais ça, vous le savez peut-être déjà.

Alors père de déjà trois enfants, Prithviraj quitte son Pendjab natal dans l’espoir de réussir. En effet, nous sommes en 1928 lorsqu’il arrive à Bombay après avoir emprunté de l’argent à sa tante, lui promettant de la rembourser quand il aura trouvé un emploi. Il rejoint alors l’Imperial Films Company, où il tient des rôles mineurs au cinéma. C’est cette année-là qu’il tourne dans son premier projet, Be Dhari Talwar, un film muet dans lequel son apparition est pour le moins timide. Mais le jeune homme a quelque chose. Une présence indubitable, mais surtout une envie, une rage palpable dans son jeu, qui se lit même sur son visage. Un an plus tard, il est donc le héros >

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d’un autre film muet, Cinema Girl, dans lequel on peut admirer son expressivité énergique. En 1930, sa femme et ses enfants (alors au nombre de 3) le rejoignent dans la grande ville. Prithviraj tourne quelques métrages d’envergure, de nouveau pour le cinéma muet (comme Sher-e-Arab et Prince Vijaykumar), puis tient un rôle secondaire dans le premier film parlant de Bollywood : l’œuvre historique Alam Ara, sortie en 1931. Sa voix pénétrante est inoubliable, reconnaissable parmi toutes les autres.

Il retrouve d’ailleurs le réalisateur 5 ans plus tard dans le métrage bengali Vidyapati, récit du poète éponyme pour lequel sa prestation reçoit également d’excellentes critiques. Entre-temps, il campe le dieu Rama dans le métrage mythologique Seeta, succès populaire de l’année 1934. En 1941, on le retrouve dans la peau d’Alexandre le Grand pour Sikandar, que beaucoup considèrent comme l’une de ses meilleures performances.

Et si sa carrière d’acteur commence à prendre de l’ampleur, sa vie personnelle est cruellement heurtée.

En parallèle, il rejoint une compagnie de théâtre anglaise de passage à Bombay : la Grant Anderson Theater Company. Sa passion pour le théâtre débute alors pour ne plus jamais le quitter. Car effectivement, il lance en 1944 sa propre troupe de théâtre itinérant, la première en Inde : Prithvi Theatre. En plus de proposer des représentations d’œuvres classiques, la troupe joue un rôle majeur dans l’indépendance de l’Inde, se produisant dans des pièces au message engagé, ayant à cœur d’influencer la jeunesse d’alors à se battre pour la liberté de sa patrie. Sa pièce la plus célèbre, Pathan, est pour la première fois jouée en 1947, en pleine indépendance du pays, déchiré par la partition. Pathan est une ode à la tolérance, au-delà des religions et des castes, qui fait fortement écho à son époque.

Toujours en 1931, il perd deux de ses enfants en moins d’une semaine. Le premier, Devinder, succombe à une pneumonie tandis que le second, Ravinder, décède des suites d’un empoisonnement après avoir ingéré par mégarde de la mort aux rats. Ces drames façonneront Prithviraj, dont les prestations se veulent plus sensibles, plus maîtrisées.

En 1946, son fils aîné Raj s’impose à son tour au cinéma, que Prithviraj délaisse de plus en plus au profit des planches. Ce qui ne l’empêche pas de tourner de temps à autres, notamment aux côtés de son rejeton dans l’incontournable Awaara, sorti en 1951. Pourtant, dès la fin des années 1950, l’intérêt du public pour le théâtre décline en faveur

ALAM ARA ( 1 931 ) 012

En 1932, son parcours prend une nouvelle tournure avec le film Rajrani Meera, réalisé par Debaki Bose.


du septième art. Prithvi Theatre en prend un coup tant les artistes qui y travaillent lui préfèreront le cinéma, certains pour des raisons artistiques, d’autres pour assurer leurs fins de mois. Prithviraj accepte donc régulièrement des offres de rôles pour le grand écran. En 1960 par exemple, il marque les esprits dans la fresque historique Mughal-E-Azam, dans laquelle il campe l’impitoyable empereur Akbar. Deux ans plus tard, il donne la réplique à son fils Shammi dans Pyaar Kiya To Darna Kya. En 1969, il est récipiendaire du prix Padma Bhushan par le gouvernement indien pour saluer son immense contribution à la culture du pays.

En 1971, trois générations de la dynastie Kapoor sont réunies au service d’un métrage ambitieux : Kal Aaj Aur Kal.

K A L A A J AU R KAL (1971)

Prithviraj y partage effectivement l’affiche avec Raj ainsi qu’avec le fils de ce dernier, Randhir Kapoor. L’année suivante, Prithviraj et sa femme sont tous deux atteints d’un cancer. L’acteur décède le 29 mai 1972 tandis que son épouse succombe à la maladie seulement 15 jours plus tard, le 12 juin de la même année. Il recevra à titre posthume le Dadasaheb Phalke Award, plus haute distinction de l’État à destination des artistes de cinéma. C’est Raj Kapoor qui réceptionnera cette récompense, son père ayant laissé un terrible vide derrière lui. En 1978, son cadet Shashi fera revivre le Prithvi Theatre en sa mémoire, en inaugurant une maison mère pour accueillir des représentations à Bombay. Prithviraj Kapoor aura marqué Bollywood par son timbre, sa carrure et son charisme. Il est surtout le point de départ de la plus grande famille du cinéma hindi, qui verra naître des artistes comme Kareena Kapoor, Ranbir Kapoor ou encore Karisma Kapoor, dont il est l’illustre arrière grand-père.

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1948

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films qui disent tout de...

Raj K apoor M OT S PA R AS M AE BEN MA N SO UR -AMMO UR P H OTO G RA PH I E : BO LLY WO O DI R ECT.MEDI UM.COM

RISHI KAPOOR

Le réalisateur, c’est le chef d’orchestre. C’est l’esprit qui dirige une œuvre et assure la collaboration des différentes équipes. Il mène les techniciens et les artistes pour arriver à transmettre une vision concluante à travers son film. Au cinéma indien, les réalisateurs se multiplient au fil des années. Leurs noms s’inscrivent dans les mémoires du public selon la portée de leur message, leur style et le résultat commercial de leurs métrages.

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Et si nous nous focalisions davantage sur ces génies du cinéma, que nous avons parfois tendance à oublier ?

Le temps d’un article, découvrez Raj Kapoor, si vous ne le connaissez pas déjà...


Raj Kapoor, en bref. On le surnomme le Charlie Chaplin du cinéma indien. Et si on sent dans son style de jeu une indubitable admiration pour le Kid, je trouve personnellement cette comparaison assez réductrice. Surtout quand on parle de Raj Kapoor, le réalisateur. Car ce sera ici l’objet de cet article. Raj Kapoor est un acteur démentiel qui a marqué Bollywood de son empreinte. Mais il a aussi imposé sa patte en enfilant le costume imposant de metteur en scène.

Nous sommes en 1948. Le jeune Raj Kapoor, acteur depuis peu, se lance dans la réalisation à seulement 24 ans. Il dirige Aag, qui constitue son premier film et dont il est le héros face à Nargis (qui deviendra l’une de ses partenaires de prédilection). Le réalisateur débutant bluffe déjà par la sensibilité de sa caméra, la poésie de son image. Les plans de Raj Kapoor sont puissants, ils transpirent l’émotion. Loin de nous présenter ses protagonistes en héros impénétrables, il donne à voir des personnages à fleur de peau, nuancés et imparfaits. Aussi, son style visuel est déjà évident, encore plus à l’ère du noir et blanc. Il use et abuse des fondus, des superpositions d’images pour donner de la densité à une scène. Il exploitera ce procédé durant toute sa carrière, notamment dans son film le plus ambitieux : Mera Naam Joker. Mais nous y reviendrons plus tard…

Raj affine son empreinte artistique avec ses films suivants, dans lesquels il joue à chaque fois : de Barsaat (1949) à Awaara (1951), en passant par Shree 420 (1955) et Sangam (1964). Ses métrages traitent d’amour, d’existence et d’identité. Comment vivre et aimer dans un monde duquel on se sent exclu, marginal ? C’est une question qui ponctuera toute son œuvre, les romances évidentes servant davantage de prétexte pour aborder ses personnages avec une rare complexité, surtout pour l’époque. Raj Kapoor s’adresse aux oubliés de la société indienne, aux parias. À l’instar de son modèle Charlie Chaplin, le cinéaste illustre des héros innocents, parfois presque simplets mais surtout profondément sincères et optimistes. Des héros heurtés par une réalité cruelle, qu’elle soit sociale, politique ou religieuse. Même dans l’apparemment plus léger Bobby, ce propos demeure, indubitablement.

Raj Kapoor, c’est aussi la mélancolie, la nostalgie d’une jeunesse fougueuse, passionnée mais forcément éphémère. De ce passage au monde des adultes qui, lui, voit les différences de caste, de religion, de rang, avec la vigueur d’une jeunesse qui cherche à lutter contre un ordre établi d’une infinie tristesse.

Ces 3 films qui disent tout de lui... > 015


MERA NAAM JOKER Réalisateur, producteur et monteur Sorti en 1970

BOBBY Réalisateur, producteur et monteur Sorti en 1973

C’est probablement son œuvre la plus ambitieuse, la plus personnelle aussi. À l’image du Kaagaz Ke Phool de Guru Dutt, Mera Naam Joker constitue le grand film de la carrière du cinéaste, mais aussi son plus triste échec. Il a effectivement investi un budget énorme au service de ce récit de vie de plus de 4 heures : celui d’un saltimbanque façonné par l’amour qu’il a porté à trois femmes tout au long de sa vie.

Bobby, c’est d’abord la machine à travers laquelle le cinéaste lance la carrière de son fils Rishi, âgé d’alors 21 ans. Comme le feront plus tard Rakesh Roshan (qui lancera son fils Hrithik, avec le succès qu’on connaît) ou Sunny Deol (qui lancera également son fils Karan, de façon bien moins concluante), il lui offre avec Bobby un rôle sur mesure pour faire ses preuves. Et le jeune comédien ne fait pas démentir les espoirs de son père ! Loin de jouer les brutes, Rishi incarne un jeune homme naïf, sensible et délicat, porté par ses sentiments avant tout le reste.

Si la pellicule de Mera Naam Joker demeure très marquée par les années 1970, son message n’a quant à lui pas pris une ride. Le métrage frappe par sa pertinence et son ton très contemporain. L’énergie presque juvénile de Raj Kapoor est communicative, à la fois puissante et vulnérable. Mera Naam Joker a surtout influencé le langage cinématographique indien par la suite, exploitant ses chansons comme de véritables scènes à enjeu, et pas uniquement comme des rêveries suspendues.

C’est d’ailleurs le premier film dans lequel le réalisateur ne joue pas, laissant tout l’espace à son prometteur rejeton. Et autant dire qu’il a bien fait ! Bobby est une ode à la jeunesse folle, à ce premier amour qui rompt tous les interdits. En plus de rencontrer un vif succès au box-office, le métrage deviendra incontournable.

M ERA NAAM JOKER ( 1 970)

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PREM ROG ( 1 98 2)

PREM ROG Réalisateur et monteur Sorti en 1982 Rishi Kapoor a 10 ans de plus. Il est toujours l’incarnation du jeune premier à Bollywood. Plus mûr, mais toujours aussi charismatique, il donne ici la réplique à la jeune Padmini Kolhapure, tout juste 17 ans. Les moyens techniques de l’époque évoluent, Raj Kapoor prend donc bien plus de liberté. La caméra est davantage en mouvement, le metteur en scène usant de travellings, de plans larges pour sublimer l’histoire de cette jeune veuve à laquelle on interdit de retomber amoureuse.

Prem Rog ose, dénonçant la pratique de la sati, les conditions des veuves indiennes tout en continuant sur le crédo du cinéaste : les relations inter-castes. Avec ce film, Raj Kapoor a fini d’imposer son identité artistique, parlant d’amour plus fort que tout, d’amour qui change le regard de la société, qui change les us et autres pratiques douteuses. Un amour qui fait grandir, qui rend meilleur.

Le mot de la fin. Raj Kapoor a posé la pierre de ce que le cinéma hindi deviendra. Avec Guru Dutt, Satyajit Ray ou encore Yash Chopra, ils ont été les précurseurs du paysage cinématographique indien actuel. Le propos de Guru est empli de cynisme et de désespoir, celui de Satyajit a les pieds ancrés dans le sol. Yash Chopra, c’est le cinéma du rêve, de l’onirisme. Quant à Raj Kapoor, il est pile au milieu de tout cela : attaché à l’illustration d’une certaine réalité, à la mise en avant d’une population oubliée, mais toujours avec un vif optimisme.

À travers son cinéma, il veut croire en un avenir meilleur, plus juste et tolérant. C’est par ailleurs en ce sens que le réalisateur fédérait tant : il ravissait le grand public friand de romances sirupeuses, tout en abordant de front les problématiques sociales qui le concerne. 017


R I S H I K A P O O R : L E P R I V I L È G E D U TA L E N T.

À l’origine.

il est lancé en grandes pompes par son père dans le drame romantique Bobby.

Rishi Kapoor voit le jour le 4 septembre 1952 à Bombay, dans la demeure familiale. À 3 ans, il fait sa toute première apparition à l’écran dans Shree 420, dirigé par son père. C’est dans cet environnement créatif que grandit Rishi avec ses frères Randhir et Rajiv, ainsi qu’avec ses sœurs Ritu et Rima.

On imagine donc que Raj Kapoor a taillé ce film sur mesure pour lancer le rejeton. Et pourtant, la réalité est un peu plus complexe.

“Les gens de l’industrie allaient et venaient à la maison… Les Kapoor ont toujours été très fiers de leur profession, et personne ne s’est jamais excusé de faire partie de ce monde.” Il a également participé à quelques pièces de théâtre dans son enfance, et il le sait probablement déjà : son destin est de faire un jour face à la caméra.

“J’avais la comédie dans le sang et je ne pouvais tout simplement pas y échapper.” On pourrait ainsi se dire que Rishi est un énième enfant de star privilégié. Et c’est le cas. En tout cas, au début.

Naissance d’un acteur… Il est encore adolecent lorsqu’il tient son premier rôle dans Mera Naam Joker, l’un des plus grands films de son père sorti en 1970 après plusieurs années de tournage et de post-production. Cette prestation lui vaudra d’ailleurs le National Award du Meilleur Acteur Enfant. Avec cette expérience, Rishi sait qu’il veut suivre les pas de son illustre paternel en devenant comédien. Cela ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd puisqu’en 1973, 018

“Les gens pensaient que ce film avait été fait pour lancer ma carrière d’acteur. Mais en réalité, il a été initié pour éponger les dettes générées par la production de Mera Naam Joker. Papa voulait réaliser une histoire d’amour M ERA NAAM JOKER ( 1 970)


juvénile mais n’avait pas le budget pour engager son premier choix : Rajesh Khanna.” Raj se rabat donc sur un acteur qui ne lui coûtera pas un centime : son fils cadet. Rishi n’a pourtant jamais été la tête d’affiche d’un projet cinématographique. Ce qui n’empêchera pas cet essai d’être le bon puisque Bobby sera un succès populaire et d’estime, valant au jeune Rishi le Filmfare Award du Meilleur Acteur. Toutefois, bien des années plus tard, il avouera avoir payé pour obtenir ce prix.

“Je culpabilise à ce sujet. J’avais la petite vingtaine et j’étais soudainement

une immense star grâce au succès de Bobby, et j’étais vraiment un sale gosse. Quelqu’un m’a dit ‘Tu sais, on peut t’avoir ce prix, tu le veux ?’, et j’ai répondu ‘Oui, bien sûr,’ et il m’a dit ‘Ça te coûtera 30 000 roupies.’ À l’époque, c’était une fortune. Mais je l’ai quand même fait.” Le succès de Bobby est phénoménal. Le métrage influence le cinéma hindi de l’époque, qui se tourne davantage vers la jeunesse. Le style vestimentaire des héros envahit les rues. Les jeunes veulent les mêmes chemises, les mêmes pantalons et les mêmes cheveux que Rishi. Tout, jusqu’à la musique, marquera durablement les esprits... >

019


1973

l’album du film...

Bobby

Hindi Sortie au cinéma le 28 septembre 1973

MOTS PA R E LO D I E H A M I DOV I C

Musique composée par le duo Laxmikant–Pyarelal

Parmi toutes les chansons que l’on retrouve dans la filmographie de Rishi Kapoor, « Main Shayar To Nahin » du film Bobby est incontestablement la plus célèbre. Retour sur un album mythique qui traverse les âges, gardant une grande place dans nos cœurs...

Le pitch du film

RISHI KAPOOR

Raja (Rishi Kapoor) tombe amoureux de Bobby (Dimple Kapadia), qu’il a croisé à sa fête d’anniversaire. Il est très riche, et elle très pauvre (c’est la petite-fille de son ancienne nourrice). Leur romance est donc rapidement mise à rude épreuve !

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Paroles des chansons écrites par Anand Bakshi, Inderjeet Singh Tulsi et Vithalbhai Patel.


L’ambiance Retour dans les années 1970, à une époque où le cinéma fourmille de héros forts et puissants, avec des acteurs légendaires qui jouent toujours les jeunes premiers et des histoires qui deviennent de moins en moins originales. Alors, quand Bobby arrive sur grand écran, le succès est immédiat tant il parle à une jeune génération qui n’attendait qu’une chose : se sentir représentée. En effet, la première chose qui se démarque du métrage, c’est ce jeune couple à la fois passionné et naïf, mais aussi têtu et rebelle.

Avec Bobby, l’industrie hindi donne la parole à une nouvelle génération. Une jeunesse libérée et ambitieuse, mais qui n’a surtout pas besoin d’atteindre la maturité pour tomber amoureux. Raja n’est pas surpuissant ni en quête de justice, mais sensible et maladroit en amour. De son côté, Bobby n’a rien d’une princesse en détresse, elle est même forte et indépendante. Elle le dit elle-même : c’est déjà une fille du XXIème siècle. Ce n’est d’ailleurs pas l’unique personnage féminin intéressant : Nima (Aruna Irani) est une femme moderne, à la tête de sa propre entreprise (une école de danse), ouverte d’esprit et à l’aise avec sa sexualité. Mais ce n’est pas la seule raison qui explique le succès du film de Raj Kapoor. Dès les premières minutes, on sait que deux mondes vont s’affronter. Raja et Bobby vont se battre contre les idées reçues de leurs parents, mais aussi contre celles de la société. Il est question de préjugés, d’abus parentaux, de

religion, d’égalité des sexes ! Tant de sujets sociaux subtilement amenés dans cette histoire d’amour, qui a depuis inspiré bien des métrages, de Qayamat Se Qayamat Tak (1988) à Mohabbatein (2000), en passant par La Famille Indienne (2001). Évidemment, la trame de Bobby n’est pas sans rappeler une certaine œuvre shakespearienne... Ainsi, pour représenter cette jeunesse, la musique doit être contemporaine. Il faut donc une équipe de choc pour créer des mélodies au top des tendances de l’époque. Avec le duo Laxmikant–Pyarelal, Raj Kapoor sait que la bande-originale de son oeuvre sera entre de bonnes mains. Depuis leur travail sur le classique Dosti (1964), ils ont enchaîné les succès, entre films populaires et cinéma de la nouvelle vague. Ils ont collaboré avec les plus grands noms de la musique indienne, réussissant à relever le défi quel que soit le métrage. Ils n’ont d’ailleurs pas peur d’essayer, créant des sonorités aussi bien disco que rock’n’roll. Rien ne les arrête et pour Bobby, ils font les choses en grand. C’est festif et actuel, tout en demeurant entier et même un peu extrême (comme un premier amour). Avec l’aide des poètes Anand Bakshi et Inderjeet Singh Tulsi, les chansons sont aussi belles qu’entraînantes. Dans les années 1970, les chanteurs choisis représentaient les acteurs à l’écran. Une voix était donc associée à une vedette. Ainsi, Shailendra Singh sera la voix de Rishi Kapoor, là où la sublime Lata Mangeshkar se chargera de Bobby. Les chansons ont leur place dans la narration et, à l’image d’une comédie musicale, accentuent le propos du film. Aucun titre n’arrive comme un cheveu sur la soupe, tout est très fluide durant plus de deux heures et demie. Un parfait contraste entre une histoire dans l’ère du temps, et une pratique propre au cinéma indien ancrée depuis des décennies. > 021


Bobby est le plus gros succès commercial de 1973, mais aussi de toute la décennie. Le film a inspiré nombre d’autres œuvres, mais reste indémodable et sa musique contribue beaucoup à son caractère inoubliable.

Main Shayar To Nahin Avec ce titre, les compositeurs donnent le ton du métrage dans sa totalité : c’est une histoire d’amour qui va bouleverser bien des idéaux. C’est aussi l’expression des sentiments naissants du jeune Raja pour la belle Bobby, qu’il vient à peine de rencontrer (et même de voir). L’émotion est parfaitement retranscrite par la poésie d’Anand Bakshi. C’est littéralement ce qu’on appelle un coup de foudre.

Mujhe Kuchh Kehna Hai On retrouve en chanson un cliché des premières amours : l’incapacité des amants à avouer leurs sentiments. Les voix de Lata Mangeshkar et Shailendra Singh se répondent et se complètent, mettant en lumière l’innocence des deux protagonistes. On assiste aux prémices de leur amour. Ils ne savent pas comment se dire les choses et, à travers cette mélodie, usent de métaphores pour admettre qu’ils s’aiment. Comment ne pas les trouver adorables ? Le rythme gagne en puissance durant certaines scènes où chacun rêve de la façon dont il va déclarer sa flamme... 022

Beshak Mandir Masjid C’est la séparation. Rejeté par Bobby, Raja est anéanti. Bobby souffre quant à elle d’avoir ainsi éloigné le garçon qu’elle aime. Les sonorités sont alors solennelles et profondément tristes, à des kilomètres de la chanson précédente. Le groupe itinérant au sein duquel Raja se réfugie, exprime la peine du héros. Le chanteur Chanchal (qui fait ici une apparition spéciale) nous arrache facilement quelques larmes avec sa voix brisée, qui sublime le texte écrit par Inderjeet Singh Tulsi. Il y a beaucoup de frustration, tant chez Raja qui ne peut défendre sa cause, que du côté de Bobby qui refuse de donner une seconde chance au garçon qui s’est joué de ses sentiments.

Hum Tum Ek Kamre Mein Enfermés, Raja et Bobby laissent libre court à leur imagination. Ce titre est à la fois espiègle et osé. Les paroles sont explicites sans pour autant être graveleuses, et le rythme est entraînant, presque tentateur. De nouveau, nous avons droit à des séquences rêvées durant lesquelles notre jeune couple s’évade et vit ouvertement son histoire. Ils sont sérieux l’un envers l’autre et cet instant le prouve. Ce n’est donc pas seulement une histoire de désir, mais bien une histoire de sentiment, de cœur.

Naa Chahoon Sona Tout de suite, ça n’a rien à voir avec les fêtes que Raja a connu. Ici, il découvre le monde plus déjanté de Bobby. On perçoit très vite des inspirations portugaises, notamment dans les percutions. À travers « Naa Chahoon Sona », Raja intègre sans problème l’univers


de sa bien-aimée, tout en étant prêt à se plier à ses exigences quant à leur vie future. En l’occurrence, le père de Bobby ne demande rien, si ce n’est que Raja soit en mesure d’aimer sa fille et de la rendre heureuse. Reste encore à convaincre le père du garçon... Mais pourquoi refuserait-il une fille comme Bobby ?

on retrouve Lata Mangeshkar dans un tout autre registre, à la fois dramatique et festif. On est en plein carnaval, comme pour nous prouver que finalement, la haute société dans laquelle vit le héros est à la fois folle et étouffante. Excentrique et irréaliste. Surtout, Raja est piégé par sa propre famille. Ainsi, Nima danse pour lui ouvrir les yeux.

Jhoot Bole Kauwa Kaate La chanson suit immédiatement la précédente et permet aux deux amants de se rassurer quant à leur avenir, sous forme de battle. La mélodie est à la fois enjouée et dramatique, compte tenu de l’enjeu. Tout durant cette séquence fait écho à la suite de leur idylle et permet de fusionner les racines de Bobby à celles de Raja. Ce sont deux jeunes amants qui se promettent le meilleur.

Ankhiyon Ko Rehne De Il fallait bien la voix de Lata Mangeshkar pour transmettre la douleur de Bobby. Cette courte mélodie suffit pour mettre en avant les cœurs brisés de nos héros. Preuve, encore une fois, de la force de leurs sentiments, bien loin d’une amourette de jeunesse... Cette chanson débouche sur une scène culte, durant laquelle Raja admet enfin à voix haute qu’il aime Bobby. À cela, son père répondra : « tu n’es pas assez grand pour aimer. »

Ae Phansa Uska Choota Ghar C’est l’argent qui compte au sein de la famille de Raja. L’argent, le regard des autres, et tant d’autres obstacles superficiels qui s’opposent à sa relation avec la douce Bobby. Sur la musique de « Ae Phansa Uska Choota Ghar »,

Le saviez-vous ? Raj Kapoor voulait Rajesh Khanna pour tenir le rôle de Raja. Mais n’ayant pas les moyens de rémunérer un acteur de son envergure après l’échec commercial de Mera Naam Joker, il a choisi son jeune fils Rishi à la place. Bobby aurait donc pu être complètement différent...

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R I S H I K A P O O R : L E P R I V I L È G E D U TA L E N T.


Ce premier plébiscite monte rapidement à la tête du jeune homme, sûr de son talent. C’est l’époque de tous les excès. Rishi sort énormément et peut se montrer dédaigneux avec ses collègues. Aussi, il commence à consommer de l’alcool en quantité, qui deviendra avec les années son plus grand démon. Bref, dans la vie, Rishi a donc tout du fils à papa pourri gâté à la personnalité antipathique. Cependant, à l’écran, c’est tout autre chose.

Indian lover par excellence.

de laquelle il fait une rencontre qui changera sa vie. En effet, il y donne la réplique à la jeune Neetu Singh, de laquelle il tombe amoureux. Hélas, le métrage résultera en bide au box-office.

“On m’a servi la célébrité sur un plateau. Et après, quoi ? Mon parcours a été fait de hauts et de bas. Je pensais être sur le toit du monde à certains moments, je me suis planté à d’autres… Je pense toutefois que ma capacité à travailler dur m’a permis de tenir la distance.” Deux ans plus tard, il retrouve sa petite-amie dans le film culte de Yash Chopra Kabhi Kabhie, dans lequel il fait également face à Amitabh Bachchan, Raakhee, Waheeda Rehman et son oncle Shashi Kapoor.

Il devient au cinéma l’incarnation du jeune premier, enchaînant les projets l’illustrant dans ce registre. Il est le gentil garçon, l’amant au grand cœur qui fait craquer toutes les jeunes filles indiennes.

Ce film le remet en selle et lui permet surtout de confirmer sa lucrative image de gendre idéal.

En 1974, il s’inscrit dans le même registre que Bobby en jouant dans la comédie sentimentale Zehreela Insaan, sur le tournage

Mais en quoi Kabhi Kabhie a marqué Bollywood ? > ZEHREELA INSAAN ( 1 974)

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1976

critique

K abhi K abhie MOTS PA R E LO D I E H A M IDOV I C

L’amour, c’est la vie.

RISHI KAPOOR

À sa sortie en 1976, Kabhi Kabhie a conquis les spectateurs indiens. Ce film, qui se voulait de base expérimental, est devenu l’un des plus gros succès de l’année, pour ensuite s’imposer comme un véritable classique du cinéma indien. Yash Chopra le disait lui-même : il n’a pas réalisé Kabhi Kabhie dans le but d’en faire un métrage populaire, mais davantage un film d’art et d’essai. Une ode à l’amour sacrificiel et à ses conséquences...

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Amit Malhotra (Amitabh Bachchan) et Pooja (Rakhee Gulzar) se sont aimés durant leur jeunesse, mais comme cette dernière l’explique : une femme ne peut choisir son mariage. Ils décident ensemble de mettre un terme à leur histoire, jusqu’à ce que leurs chemins se retrouvent 20 ans plus tard ! Vicky (Rishi Kapoor), le fils de Pooja et Vijay (Shashi Kapoor) décide d’épouser Pinky (Neetu Singh). Mais lorsque la jeune fille apprend qu’elle a été adoptée, elle met en suspens ses fiançailles pour retrouver sa mère biologique en la personne

d’Anjali (Waheeda Rehman), qui n’est autre que l’épouse d’Amit... Dans Kabhi Kabhie, rien n’est laissé au hasard. C’est sans doute ce qui m’a surprise en premier, tant chaque élément narratif a son importance. L’apparition de chaque personnage et la manière dont ils sont liés les uns aux autres sont introduites avec soin. Pourtant, il n’est pas rare qu’on se demande durant le visionnage où la narration veut nous amener. On se questionne sur le lien entre ces deux générations que rien ne semble unir. Cependant, une fois lancé, on veut aller jusqu’au bout et on se laisse aisément porter.

Le monde de Kabhi Kabhie est minuscule, intime, centré exclusivement sur ses protagonistes. Ceux-ci sont issus d’un milieu aisé, loin de la classe moyenne à laquelle s’adressait le cinéma commercial hindi des années 1970. Pourtant, le public a adoré. Et moi avec. Évidemment, le film a vieilli, et il est loin des prouesses techniques d’aujourd’hui. >



Mais il possède ce parfum nostalgique qui saura ravir les friands de films culte. La mise en scène est d’ailleurs théâtrale au possible, accentuant l’intensité de certains moments. La caméra de Yash Chopra capture avec justesse chaque émotion, possédant un dynamisme propre à cette époque. Le réalisateur a l’œil pour les détails, les couleurs, les visages, les paysages...

Tout est si beau, à la fois doux et profond. Aussi, même si Kabhi Kabhie parle avant tout du premier amour qui ne s’efface pas malgré les années et les aventures, il y a de nombreuses références aux problématiques

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de la femme dans une société gouvernée par les apparences et le patriarcat. Le script, rédigé par Pamela Chopra, n’hésite pas à pointer du doigt cette société misogyne qui ne cesse de s’en prendre aux femmes quand l’homme n’a pas à assumer ses erreurs. Car Amit aurait pu demander la main de Pooja, mais il ne l’a pas fait. La belle n’a donc pas le choix que d’accepter son mariage avec un autre. Amit ne s’est pas battu pour elle (et c’est pas faute de lui avoir demandé !). Et elle, en tant que femme, n’a alors pas le pouvoir de se battre pour changer cela. J’ai trouvé ça subtil, et ça aurait peut-être même mérité d’être un peu plus approfondi ! Il y a aussi cet égoïsme, le fameux : « moi je peux, je suis un homme, toi tu ne peux pas, tu es une femme ».


Quand Amit découvre que son épouse a eu une histoire avant leur mariage, il oublie complètement qu’il a lui-même été dans cette situation, alors il est fou de rage et ne veut plus de celle-ci dans sa vie (un peu trop dramatique, non ?). Et puis, il y a Vijay ! Shashi Kapoor est incroyable en mari amoureux, qui ne juge jamais son épouse et ne cherche qu’à la rendre heureuse. Lorsqu’il apprend qu’elle et Amit ont eu une histoire, il ne crache pas sur ses 20 ans de mariage avec Pooja, qui ont été magnifiques à ses yeux. Non, il dit juste qu’il était logique qu’elle ait aimé et qu’on l’ait aimé avant qu’elle ne soit sienne. Voilà quelqu’un qui sait laisser son égo de côté et faire preuve de bon sens ! C’est aussi un père ouvert d’esprit, qui possède une joie de vivre contagieuse et qui a donc éduqué son fils pour qu’il devienne un homme juste, un homme bon.

Rishi Kapoor est également extraordinaire dans le rôle de Vicky, le fils de Vijay. Jeune et passionné, séducteur et sans prise de tête... Le digne héritier de son père ! C’est bon de voir l’acteur dans la peau d’un personnage aussi enjoué. Et lorsqu’il doit être sérieux et prendre aux tripes, il n’a pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour nous convaincre. Les personnages féminins ne sont pas en reste non plus. Bien que seule Pooja travaille (elle est présentatrice à la télévision), j’ai trouvé Pinky merveilleuse. D’abord véritable gamine, son histoire change du tout au tout lorsqu’elle apprend qu’elle a été adoptée. Dans Kabhi Kabhie, elle passe littéralement de jeune fille à femme, et c’est beau !

Neetu Singh fait plaisir à voir, loin de l’archétype de la fille parfaite. Enfin, Amitabh Bachchan sort ici de son rôle fétiche de héros en colère pour camper celui de l’amoureux en peine. Il a beaucoup de retenu (parfois un peu trop ?), mais dans les dernières scènes du film, il s’ouvre et dévoile la puissance de sa douleur. Magnifique. Je comprends mieux pourquoi Kabhi Kabhie est souvent présenté comme le métrage qui a changé sa carrière. Bien entendu, la musique est sublime et fait partie des albums les plus travaillés du cinéma hindi. Composées par Khayyam (qui avait cessé d’écrire depuis longtemps), les chansons « Kabhi Kabhie Mere Dil Mein » ou encore « Tere Chehre Se » sont devenues indémontables (et ont depuis bénéficié de clins d’œil réguliers).

J’adore ce genre de films, car il nous transporte dans une autre ère, et persiste pourtant avec des messages qui continuent de faire sens aujourd’hui. Personne n’a la faculté de Yash Chopra pour nous parler de romance, surtout de cette façon. Et personne ne réussit aujourd’hui à mettre en place un film avec autant d’acteurs talentueux ! D’ailleurs, quel plaisir de voir réunies des actrices phénoménales comme Rakhee et Waheeda Rehman ! Elles auraient mérité encore plus d’espace tant elles dégagent énormément en un regard, en un mot. Aussi, il est facile de trouver en Kabhi Kabhie la référence à de nombreuses comédies romantiques des années 1990 et du début des années 2000, de Dilwale Dulhania Le Jayenge à La Famille Indienne.

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R I S H I K A P O O R : L E P R I V I L È G E D U TA L E N T.

En 1977, il est comme à la maison sur le tournage de la comédie Amar Akbar Anthony, avec Amitabh Bachchan et Neetu Singh, devenus ses partenaires récurrents. Le métrage fera un tabac et demeure incontournable aujourd’hui. Et si sa filmographie d’alors est ponctuée de quelques échecs commerciaux, Rishi se sent intouchable.

De son côté, Neetu arrête le cinéma, respectant l’archaïque tradition de la dynastie Kapoor qui impose aux épouses de rester au foyer. La jeune comédienne déclarera toutefois avoir pris cette décision de son plein gré. Rishi reviendra là-dessus plusieurs décennies plus tard, non sans une pointe de regret.

En 1979, il est le héros de Sargam, remake d’un célèbre film télougou qui lance la carrière de la toute jeune Jaya Prada. Ce projet lui permettra d’être pressenti pour le trophée du Meilleur Acteur aux Filmfare Awards. C’est ainsi que l’image de Rishi sur grand écran se forge un peu plus. Il est le héros romantique, le jeune premier duquel s’éprend la vedette féminine de tous ses métrages. Son visage poupon, son indubitable bonhomie et son énergie cabotine font de Rishi la coqueluche de la jeune génération. On le retrouve donc sans surprise dans son exercice de prédilection avec le cultissime Karz de Subhash Ghai, sorti en 1980.

“Je n’ai pas cherché à la convaincre de continuer à tourner. Il y avait le macho en moi qui ne voulait pas que sa femme parte tous les jours au travail. Je voulais que Neetu finisse les tournages sur lesquels elle s’était engagée avant notre mariage. Tout ce que je peux dire pour ma défense, c’est que mon point de vue a depuis changé sur le sujet.”

C’est pourtant cette même année qu’il brise les cœurs de ses fans en épousant Neetu Singh lors d’un mariage fastueux qui réunira tout le gratin de Bollywood. Un peu plus tard cette année-là, la jeune mariée donne naissance à leur premier enfant : une fille nommée Riddhima. Cette nouvelle ébranle sa popularité auprès des jeunes filles. En effet, le jeune fiancé de l’Inde n’est plus un cœur à prendre. D’autant qu’au même moment, Karz fait un flop.

En plus d’être de nouveau dirigé par son célèbre paternel, ce film lui permet de travailler avec la débutante Padmini Kolhapure. Prem Rog lui vaudra une nouvelle nomination pour le Filmfare Award du Meilleur Acteur. Plus tard en 1982 vient au monde son deuxième enfant, qui deviendra plus tard l’une des plus grandes stars du Bollywood actuel : Ranbir Kapoor.

“Je tremblais en tournage, j’avais l’impression que je pouvais 030

m’évanouir… J’ai commencé à blâmer mon mariage pour mes échecs, pour avoir affaibli ma fanbase. Je pensais que mes jours au cinéma étaient comptés, que j’avais touché le fond.”

En 1982, l’acteur retrouve son père sur le tournage de Prem Rog, un drame romantique dont Rishi est la star.

Trois ans plus tard, Rishi collabore avec la partenaire de ses débuts, Dimple Kapadia, pour un autre film s’inscrivant dans le registre romantique : Saagar, avec également >


P R E M R O G (19 8 2)

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C HANDNI ( 1 989)

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Kamal Haasan. Mais nous sommes dans les années 1980, à l’avènement des métrages semi-commerciaux, avec une nouvelle génération d’acteurs engagés et émancipés des gros studios comme Naseeruddin Shah ou Amol Palekar. Au milieu de ce mouvement, le cinéma plus consensuel que défend Rishi perd en souffle et en impact. C’est ainsi que le comédien s’essaie à un style plus sombre et réaliste avec Ek Chadar Maili Si, sorti en 1986.

Si l’accueil du film est assez timide, il permet à Rishi d’explorer de nouveaux horizons et de sortir peu à peu du carcan de héros romantique dans lequel il s’était enfermé. Néanmoins, il y saute de nouveau à pieds joints dès 1989 avec Chandni, fresque romanesque de Yash Chopra dans laquelle il campe l’amant sincère et brisé de Sridevi. Un nouvel essai dans le genre romantique qui lui réussit puisqu’il lui permettra à Rishi d’être encore nommé pour la récompense du Meilleur Acteur aux Filmfare Awards. En 1991, il persiste et signe en étant la star de Henna, projet initié par son père avant son décès en 1988. Le film sera finalement réalisé par Randhir Kapoor, son frère aîné. Cette idylle contrariée entre un indien hindou et une pakistanaise musulmane sera d’ailleurs envoyée pour représenter l’Inde aux Oscars. La même année, il joue dans Ajooba, produit et réalisé par son oncle Shashi et dans lequel il retrouve Dimple Kapadia et Amitabh Bachchan. Si le registre du film le sort de la romance, son personnage reste calqué sur ses précédentes prestations.

“Je n’ai jamais essayé de plaire au public ou aux critiques en faisant quelque chose de différent. Je me contentais de jouer les héros romantiques, de courir dans les champs, de chanter des chansons à Ooty, au Cachemire ou en Suisse. Je ne portais que des pulls, on m’appelait l’homme au pull partout dans le monde. Et je n’ai jamais joué de rôles, je n’ai jamais incarné de personnages complexes, là où les autres acteurs de ma génération jouaient tous types de personnages.”

Traversée du désert. Il tourne dans quelques succès comme Bol Radha Bol et Deewana, tous deux sortis en 1992. Mais par la suite, c’est la douche froide pour Rishi. Si l’acteur demeure actif, tous ses films résultent en échecs cuisants.

L’acteur vieillit et prend de l’embonpoint. Surtout, il se fait damer le pion par une nouvelle génération d’acteurs portée par les trois Khan : Shahrukh, Aamir et Salman. S’il peut se satisfaire du succès critique de Damini, sorti en 1993, Rishi ne fédère plus. Son public de souche a pris de l’âge et ne le voit plus en éternel amoureux juvénile. Rishi approche de la cinquantaine, et ses tentatives de revenir sur le devant de la scène seront infructueuses. Il tentera quand même le coup en 1996 avec Prem Granth, projet porté par ses deux frères Rajiv et Randhir, l’un à la réalisation, l’autre à la production. > 033


Pour ce film ambitieux qui doit permettre à Rishi de récupérer ses lettres de noblesse, l’équipe sollicite la bankable Madhuri Dixit pour lui donner la réplique. Hélas, ce ne sera pas probant puisque Prem Granth fera un bide retentissant lors de sa sortie en salles.

Rishi plonge de plus en plus dans l’alcoolisme, ce qui met grandement en péril son mariage avec Neetu, qui fait preuve d’une patience infinie avec son ingérable mari. Pourtant, à bout nerveusement, elle quittera momentanément le domicile conjugal pour y revenir quelques temps plus tard, décidée à s’imposer.

“Je suis difficile à vivre. Je suis très excentrique. Mes sœurs et ma mère ont toujours dit que Neetu mériterait une médaille pour avoir été mon épouse durant toutes ces années. Et je dois dire que je suis d’accord avec elles.” En 1999, Rishi s’essaye à la réalisation avec Ab Ab Laut Chalen, une romance contrariée dans laquelle il dirige Akshaye Khanna et Aishwarya Rai. Le film sera un échec critique et commercial et demeure à ce jour la seule expérience de mise en scène du comédien.

“On me demande pourquoi je ne réalise pas. Je leur réponds que je n’ai pas le temps. J’ai tant de travail en tant qu’acteur, quand pourrais-je bien réaliser un film ?”

Retour gagnant. C’est en 2004 que Rishi opère un virage important dans son parcours, en incarnant 034

le sempiternel rôle du père du héros au cinéma. S’il aurait pu s’y enfermer comme nombre de ses congénères, Rishi trouve au contraire un nouveau souffle dans cette seconde carrière. Avec Hum Tum, comédie romantique de Kunal Kohli, il est le papa fêtard de Saif Ali Khan, rôle qui lui va comme un gant tant il lui donne une dimension inédite. Car effectivement, jusqu’ici, les acteurs de genre cantonnés aux rôles de père jouaient relativement de la même manière, toujours en retrait pour laisser tout l’espace au héros d’éblouir l’audience. Ils rentraient surtout dans deux archétypes : le papa poule (souvent joué par Anupam Kher et Alok Nath) ou le patriarche intransigeant (exercice dans lequel ont pu exceller Amrish Puri et Amitabh Bachchan). Rishi Kapoor est quant à lui un papa charismatique, un père qui est aussi un homme, un séducteur, un blagueur et un ami pour son enfant. Deux ans plus tard, il retrouve le réalisateur Kunal Kohli sur le drame romantique Fanaa, dans lequel il est le père alcoolique et nostalgique de Kajol.

S’il s’impose de plus en plus dans ce nouveau costume de paternel au cinéma, Rishi le fait à sa façon. Le père est ici plus nuancé, il a sa propre histoire, ses fêlures et ne sert pas juste de toile de fond au parcours de son héros d’enfant. Il continue sur sa lancée un an plus tard dans Namastey London, où il est le père d’une fille immigrée éloignée de ses racines. Rishi tient effectivement un rôle majeur dans cette romcom avec Katrina Kaif puisqu’il est le déclencheur de multiples situations dans la narration. Le papa façon Rishi n’est pas statique, encore moins décoratif. >


D E H AU T E N BAS : HUM TUM (2004 ) E T FA N A A (2 006)

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LUC K BY C HANC E ( 2009)

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Mais l’année 2007 est surtout une année charnière pour la famille Kapoor, puisque Rishi voit son fils Ranbir y faire ses débuts d’acteur dans un film à gros budget : Saawariya, dirigé par nul autre que Sanjay Leela Bhansali. Et si Rishi participe à une soirée de promotion du métrage, il demeure en retrait quand il s’agit de son fils.

En 2009, Rishi joue une version vieillissante du personnage principal de Love Aaj Kal, et c’est de nouveau un succès pour le comédien. La même année, il est au casting du premier film de Zoya Akhtar Luck By Chance. Son rôle de producteur démodé lui vaut une nomination dans la catégorie du Meilleur Second Rôle aux Filmfare Awards. Une performance qui lui fait étrangement écho tant le comédien a toujours essayé de rester à la page.

“Je ne suis pas un acteur dépassé. J’essaie de rester en phase avec notre époque “Je n’interfère pas dans sa carrière. Il que le public d’aujourd’hui puisse fait ses propres choix créatifs. Je surveille pour s’identifier à moi.” juste ses finances. Je ne sais pas avec qui il travaille ni ce sur quoi il travaille. Il En 2010, il joue dans Do Dooni Chaar, un m’en informe quand il le souhaite. Tout modeste film familial dans lequel il donne le monde le sait dans l’industrie. Cela d’ailleurs la réplique à son épouse Neetu. nous aide à ne pas nous immiscer dans Si le succès est plutôt timide, la critique nos vies professionnelles. Nous nous acclame Rishi pour son jeu toujours aussi donnons de l’espace. Je ne l’ai jamais efficace. Il recevra ainsi le prix de la critique aidé pour aucun de ses rôles.” aux Filmfare Awards pour ce métrage. >

DE GAUC HE À DROIT E : RISHI KAPOOR, RANI M UKHERJEE, SALM AN KHAN, RANBIR KAPOOR, SONAM KAPOOR ET ANIL KAPOOR LORS DE L’AVANT PREM IÈRE DU FILM SAAWARIYA.

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2010

critique

Do Dooni Chaar MOTS PA R AS M A E B E NMA N SO UR -AMMO UR

Portrait d’une famille ordinaire.

RISHI KAPOOR

Santosh, un père de famille modeste (Rishi Kapoor), tente de soutenir les siens et rêve de pouvoir leur offrir le bien auquel ils aspirent tous tant : une voiture familiale...

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Avec un pitch pareil, on peut clairement se questionner sur la trajectoire que va prendre ce petit film de 2010. Pourtant, peu de temps avant sa sortie, Do Dooni Chaar est très attendu par la presse. D’abord, parce que c’est le métrage du grand retour de l’actrice Neetu Singh dans un rôle principal. Ensuite, parce que ce projet lui permet de retrouver son époux Rishi Kapoor, auquel elle donnait régulièrement la réplique dans les années 1970 et 1980. Enfin, parce qu’il s’agit d’un des premiers films hindi produits et distribués par Disney.


Le scénariste Habib Faisal (auquel on devra par la suite l’un de mes films préférés Ishaqzaade) fait son premier essai en tant que réalisateur avec cette œuvre modeste, après avoir officié pour des productions grand public comme Salaam Namaste, Jhoom Barabar Jhoom ou encore Tara Rum Pum. Alors, à quoi peuton s’attendre ? Dans quel genre s’inscrit Do Dooni Chaar ? S’agit-il d’un film familial ? Oui, mais pas seulement. Car Do Dooni Chaar a une véritable portée sociale. Il s’agit du portrait tendre, sagace et actuel d’une famille de la petite classe moyenne indienne. En effet, la voiture est ici porteuse de symbole. En voulant à tout prix accéder à ce bien, la famille cherche avant tout à gravir l’échelle sociale. Si l’on a une voiture, c’est qu’on en a les moyens, non ? C’est qu’on gagne suffisamment d’argent pour ? Il s’agit d’abord pour tous d’un moyen de s’élever au-dessus de leur humble condition.

Les Duggal pourraient être nos voisins, nos cousins... Ce n’est pas une famille filmesque à l’image des Raichand de Kabhi Khushi Kabhie Gham. Ni une famille fondamentalement dysfonctionnelle comme les Kapoor de Kapoor and Sons. Les Duggal s’aiment, et si les désaccords font partie de leur quotidien, ils ne les définissent jamais.

Rishi Kapoor est absolument adorable en chef de famille chaleureux, qui se bat pour se sortir de sa situation pécuniaire délicate. L’acteur déploie son énergie guillerette et son charme offensif pour nous faire entrer en connexion avec son personnage. Pas étonnant qu’il ait remporté le prix de la critique aux Filmfare Awards pour ce rôle !

La famille Duggal est tout ce qu’il y a de plus vrai.

Face à lui, Neetu Singh est délicieuse, partageant avec lui la tendre complicité qu’on leur connaît à la ville. L’idée même de les réunir n’est pas originale en soi (on les retrouvait ensemble à l’occasion de courtes apparitions dans des films comme Love Aaj Kal et Jab Tak Hai Jaan). Mais tout l’intérêt de cette associationlà réside dans l’univers de l’œuvre. En effet, Rishi et Neetu s’illustrent dans un film à petit budget, presque confidentiel. Pas de grandiloquence ni d’effusion de sentiments. Ici, le duo vient se mettre au service d’un récit réel et sans artifice.

Du papa généreux qui fait de son mieux à la mère poule qui se démène pour arrondir les fins de mois, en passant par les adolescents grincheux et quelque peu dépassés par les difficultés financières du foyer... On s’y croirait !

Ce métrage d’Habib Faisal est marqué par la sincérité de sa caméra et de sa narration. On est au plus près de cette famille, entre joies et peines, espoir et désillusion. Il y a de vrais moments d’émotion, et aussi de purs éclats >

Aussi, la voiture est vectrice d’émancipation. Une voiture pour aller tous ensemble où l’on veut sans dépendre de qui que ce soit... Plus de bus ? Pas grave, on a la voiture. Plus de place sur la mobylette ? Pas grave, on a la voiture. La quête de Santosh est donc pleine de sens. Si elle aboutit, elle leur permettra de sortir de leur situation fragile, d’aspirer à de nouvelles choses.

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rire ! D’ailleurs, le métrage ne se laisse jamais aller au misérabilisme. Les Duggal sont au contraire toujours présentés avec égard et dignité. Jamais on n’est tenté de porter sur eux un regard de pitié. Les moments difficiles ne nous sont pas épargnés, mais ils ne constituent pas l’unique aspect de l’histoire qui nous est racontée.

Do Dooni Chaar est un film qui, malgré son indéniable réalisme, vous donnera le sourire aux lèvres. C’est une œuvre positive et profondément feel good. Une œuvre sur la famille dans sa grande complexité, mais plus que tout dans son immense beauté. Impossible de ne pas entrer en projection avec les uns et les autres. Parfois, vous allez vous dire que votre père a sans doute déjà 040

parlé comme Santosh, ou que votre mère porte sur vous le même regard que celui de Kusum (Neetu Singh) sur ses enfants. On s’y retrouve sans difficulté, et c’est selon moi la plus grande force de Do Dooni Chaar : son accessibilité.

En conclusion, je dirais qu’il s’agit de ces films à voir pour (re)découvrir le talent démentiel du regretté Rishi Kapoor, qui a su exceller dans des grandes fresques populaires, mais aussi dans des films plus intimistes comme Do Dooni Chaar. La preuve que le comédien n’aura eu de cesse de nous surprendre, jusqu’au bout…


R I S H I K A P O O R : L E P R I V I L È G E D U TA L E N T.

Plus rien ne l’arrête. Le Rishi nouveau est en roue libre pour nous livrer des prestations d’anthologie. À la manière de son aîné Amitabh Bachchan, Rishi ne s’enferme dans aucun archétype cinématique. Il a certes prouvé qu’il pouvait être le père atypique du héros, mais il a encore d’autres cordes à son arc. C’est ainsi qu’on le retrouve

dans un nouvel exercice, dans lequel il va de nouveau exceller : celui de l’antagoniste. Il est ainsi l’un des personnages négatifs du film Agneepath, remake du même nom qui sort en 2012. Le métrage fait un tabac en salles et permet à Rishi de révéler une nouvelle facette de son talent d’acteur. Il sera par ailleurs pressenti une énième fois pour le Filmfare Award du Meilleur Second Rôle.

Mais dans quelle mesure cette nouvelle version est-elle différente de l’original ? >

AG N E E PAT H (2012)

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2012

et si on comparaît les remakes ?

Agneepath vs Agneepath RISHI KAPOOR

M OTS PA R AS M A E B E NMAN SO UR -AMMO UR

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L’Inde a pour habitude de miser sur les remakes, qu’ils soient régionaux ou internationaux. En effet, adapter une œuvre aux coutumes nationales ou locales fait office de véritable tendance dans les industries indiennes, à Bollywood comme dans les capitales dravidiennes. En 2012 sort en Inde le métrage Agneepath, avec les superstars Hrithik Roshan et Priyanka Chopra en têtes d’affiche. L’œuvre dirigée par Karan Malhotra et produite par Karan Johar fait un véritable carton, valant

par ailleurs à Hrithik une nomination pour le Filmfare Award du Meilleur Acteur. Pourtant, Agneepath n’est pas un film original. Il s’agit effectivement du remake officiel du film hindi du même nom, sorti en 1990 avec Amitabh Bachchan et Mithun Chakraborty dans les rôles principaux.

Alors, l’Agneepath de 2012 constitue-t-il une bonne adaptation ? Quels sont les atouts de cette seconde version ?


L’histoire Vijay (Amitabh Bachchan/Hrithik Roshan) est obsédé par le drame qu’il a vécu enfant et n’a qu’un seul but : venger l’assassinat de son père par le malfrat Kancha Cheena (Danny Dengzongpa/Sanjay Dutt).... > 043



Agneepath 1990 en 3 points Amitabh Bachchan. Le Big B voyait sa carrière s’affaisser au début des années 1990 au profit d’acteurs plus jeunes comme Sanjay Dutt ou Anil Kapoor. C’est alors que le projet Agneepath tombe à pic. Le métrage vient servir l’indescriptible aura de l’acteur qui, avec sa voix pénétrante et sa silhouette reconnaissable entre mille, fait des ravages. Sa prestation fait toute la différence et lui vaudra d’ailleurs son premier National Award du Meilleur Acteur.

Réalisation. Le style de Mukul S. Anand est à la fois ancré dans son époque mais aussi relativement avant-garde pour un film hindi mainstream des années 1990. On y retrouve la patte emphatique qui caractérisait les métrages d’action des 1970’s, mais avec une psychologie des personnages beaucoup plus étoffée.

d’Ajay-Atul. En effet, l’album du métrage de Karan Malhotra est absolument incontournable. Il ne récupère aucune mélodie du film original et tente a contrario d’instaurer sa propre ambiance musicale. Certains titres sont savoureux comme “Gun Gun Guna” et “Deva Shree Ganesha”, d’autres sont carrément devenus cultes tels que “Abhi Mujh Mein Kahin” et l’item number “Chikni Chameli”.

L’image. Déjà, le ton de cet Agneepath ne s’inscrit pas dans celui des films de sa génération. Le charme de l’œuvre est volontairement rétro, avec un visuel ‘larger than life’ et mélodramatique. Les couleurs ocres sont omniprésentes, rappelant le feu de haine qui brûle en Vijay. Karan Malhotra et son équipe jouent la carte du jusqu’au boutisme, et force est de constater que ça marche !

Pas un remake, mais un hommage.

Si le métrage a permis à Amitabh de se mettre la critique dans la poche, il a pourtant fait un flop retentissant au box-office lors de sa sortie. Improbable quand on sait à quel point il s’est depuis imposé comme un métrage culte auprès des cinéphiles. Pourtant, en 1990, le public n’a pas donné sa chance à Agneepath.

Le producteur Karan Johar le dit lui-même : c’est un projet passion qu’il a initié à la mémoire de son père, Yash Johar, qui avait financé le premier Agneepath. C’est aussi un clin d’œil non négligeable au cinéma hindi épique, comme ce qui se faisait à l’époque de Mother India ou à celle de Sholay. Agneepath est certes sorti en 2012, mais n’est pas le reflet de son époque. C’est une déclaration d’amour au Bollywood d’antan, celui qui ne cachait pas ses sentiments.

Agneepath 2012 en 3 points

3 points de convergence

La bande-originale

Le point de départ. >

Bide.

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L’histoire est lancée de façon sensiblement identique dans les deux métrages. Un fils traumatisé par la mort de son respectable père fera tout pour le venger. Les situations initiales sont les mêmes, et Karan Malhotra a à cœur de ne pas dénaturer ce qui faisait l’essence de l’œuvre originelle.

La soif de vengeance. Ce qui guide le protagoniste tout au long du film, c’est sa volonté obsessionnelle de tuer celui qui est responsable de la mort de son père. Dans les deux versions, Vijay est habité par la même haine, par la même hargne à la perspective de rendre justice à son père disparu. C’est cette quête qui donne tout son sens aux deux Agneepath.

L’issue tragique. Alerte spoiler ! Dans les deux versions, Vijay atteint son objectif, mais au prix de sa propre vie. Il meurt, triste mais libéré du poids de cette chasse destructrice. Karan Malhotra fait donc le choix de réserver à son Vijay le même sort qu’à l’original. Et ainsi montrer que la traque du héros l’aura conduit à sa perte.

3 points de divergence L’écriture du héros. Le Vijay de Mukul S. Anand est un gangster fringant, prétentieux et manipulateur. Il est porté par le bagout d’Amitabh Bachchan, dont les costumes font le sel du personnage. Dans la version de 2012, Vijay est très différent. C’est un écorché vif qui a perdu goût à la vie. La seule émotion qui lui donne un semblant de souffle, c’est la colère. Et c’est cette rage qui va le guider dans son désir de vengeance. 046

Les personnages secondaires. Dans chaque version, il y a un second rôle qui n’existait pas dans l’autre. Pour l’Agneepath original, c’est le rôle du fidèle compagnon Iyer, incarné avec panache par Mithun Chakraborty. Pour celui de 2012, c’est Kaali, l’amie et amoureuse de Vijay. Deux personnages différents qui recouvrent pourtant la même fonction : ils sont le soleil dans l’existence ombrageuse du héros. Ce sont des protagonistes pétillants, qui donnent envie à Vijay de croire, même momentanément, en un avenir plus radieux.

Le style. Comme je le disais précédemment, le style de l’Agneepath de Karan Malhotra est très dramatique, très poussif et tonitruant. Et c’est notamment sur cet aspect qu’il se distingue de l’oeuvre qui le précède. Car l’Agneepath de 1990 est plutôt modeste. Il se prend au sérieux sans tirer sur la corde de manière excessive. On sent que son budget était serré par rapport à la version de l’opulent Karan Johar et ça donne donc lieu à deux métrages aux identités visuelles parfaitement distinctes.

Conclusion À mon sens, les deux métrages sont absolument incontournables. L’un pour son acteur vedette Amitabh Bachchan, qui se révèle dans un exercice plus fin et subtil. L’autre pour ses multiples personnages de qualité, incarnés avec conviction par Priyanka Chopra, Sanjay Dutt et le regretté Rishi Kapoor. Alors selon votre humeur du moment, vous pouvez vous lancer dans ces deux visionnages les yeux fermés !



R I S H I K A P O O R : L E P R I V I L È G E D U TA L E N T.

Satisfait des retours dithyrambiques dont sa prestation fait l’objet, Rishi poursuit sur sa lancée avec d’autres rôles de méchants avec Aurangzeb (sorti en 2013) et Kaanchi (sorti en 2014 et signant ses retrouvailles avec Subhash Ghai).

“Neetu, Ranbir et moi sommes vraiment désolés d’avoir fait ce film… Lorsqu’Abhinav (Kashyap, le réalisateur, ndlr) nous l’a proposé, je pensais qu’il s’agirait d’un film divertissant, mais c’était une terrible erreur.”

L’acteur prend son pied et ose fouler des sillages qui n’ont été arpentés par personne à Bollywood.

Mais ce bide ne fait aucun mal à Rishi, qui est des plus productifs.

“Je ne veux plus jouer le père du héros ou de l’héroïne, c’est derrière moi. Et puis, je coûte trop cher pour ne faire que ça. Je veux jouer des personnages, qu’ils soient grands ou petits. Je veux incarner des rôles avec de la matière. Je fais de mon mieux pour faire quelque chose de différent à chaque film.” C’est ainsi qu’il accepte d’incarner un directeur d’établissement homosexuel dans Student of the Year, comédie dramatique de Karan Johar. Une prestation drôle et singulière qui corrobore l’image d’acteur dévoué de Rishi. En 2013, il prête ses traits au gangster Dawood Ibrahim dans le thriller D-Day, toujours avec brio. La même année, sa femme Neetu et lui acceptent de donner la réplique à leur bankable rejeton Ranbir dans la comédie Besharam, que l’on doit au réalisateur du blockbuster Dabangg. Mais le métrage, en plus d’être un échec populaire et d’estime, égratigne la carrière du fils Kapoor.

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En 2016, il incarne le grand-père fédérateur d’une famille nucléaire en pleine implosion dans Kapoor and Sons. Un énième personnage de patriarche sur le papier que Rishi transforme une nouvelle fois en véritable rôle de composition. Grimé en papy nonagénaire, l’acteur est généreux, drôle et touchant. Aucune surprise donc de le voir remporter le FIlmfare Award du Meilleur Second Rôle Masculin pour cette œuvre.

Alors au sommet de sa gloire, Rishi fréquente de plus en plus les jeunes acteurs de Bollywood. En 2010, Anushka Sharma, sa partenaire dans Patiala House, lui met le pied à l’étrier en l’aidant à se créer un compte Twitter, dont l’acteur ne se saisit pas immédiatement. Puis Abhishek Bachchan, avec lequel il tourne All Is Well en 2015, lui montre les rouages de ce réseau social, sur lequel Rishi va prendre un malin plaisir à exprimer ses multiples humeurs. De blagues potaches en réflexions assassines, la star utilise son profil pour se lâcher. Lorsque son collègue et ami Vinod Khanna décède en 2017, Rishi s’insurge


D- DAY ( 201 3)

face à l’absence de grandes vedettes à ses funérailles, dénonçant l’hypocrisie du Bollywood actuel. Pareil, lorsque la famille Gandhi estampille son nom dans de multiples parcs et rues.

Il y interprète un père de famille musulman dont l’un de ses membres est accusé d’attentat terroriste. Mais au-delà d’être une victime collatérale de cet acte, son personnage s’impose.

“J’ai le droit d’exprimer mon opinion,”

Rishi est bouleversant et s’il n’a gagné aucun prix en Inde pour ce film, vous lui avez décerné le Bolly&Co Award du Meilleur Second Rôle Masculin, à juste titre. >

dit-il lorsqu’on lui renvoie ses tweets à la figure.

En 2018, il signe ce qui sera probablement l’un de ses derniers grands rôles avec le drame judiciaire Mulk, dirigé par Anubhav Sinha.

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2018

critique

Mu lk MOTS PA R E LO D I E H A M I DOV I C

RISHI KAPOOR

Il y a une raison rationnelle expliquant le fait que je n’aie pas regardé Mulk à sa sortie en 2018.

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Le réalisateur Anubhav Sinha avait sorti deux ans plus tôt Tum Bin 2, romance cliché au possible, qui plus est d’une lenteur mortelle ! Et si on regarde sa filmographie de plus près, on retrouve des métrages comme Ra.One et Dus... Comment dire que ça ne m’encourageait pas, mais alors pas du tout ? Pourtant, la bande-annonce de Mulk est frappante, certains dialogues sont puissants et Rishi Kapoor se montre extrêmement touchant en une fraction de seconde. Mon hésitation est alors totale, et le temps aura finalement raison de moi : j’ai laissé le film dans un coin, en attendant d’avoir une raison valable de le découvrir. Arrive alors 2019, le réalisateur dévoile le métrage Article 15, que je dévore. Surprise, je me dis qu’Anubhav Sinha s’est transformé et que je devrai désormais garder un œil sur lui. En 2020, il retrouve Taapsee Pannu avec Thappad, que je trouve imparfait mais intéressant. Je n’ai donc plus la moindre excuse : je dois regarder Mulk. Sauf que cette fois, je manque de temps et quand avril pointe le bout de son nez, je laisse de nouveau tomber. Impossible pour moi de regarder Rishi Kapoor dans un rôle pareil, pas après sa mort ! C’est trop tôt ! Je risque fort de fondre en larmes toutes les 5 minutes. Quelques mois plus tard, nous décidons de dédier notre prochain numéro (celui de nos 10 ans) aux magnifiques acteurs qui nous ont tragiquement quittés en 2020. Pour honorer la mémoire de l’un d’entre eux, Mulk revient à la charge... À Bénarès, un attentat révèle l’implication d’un fils d’une famille musulmane, Shahid Mohammed (Prateik Babbar) dans un groupe terroriste. C’est alors toute la famille qui est accusée : du père Bilaal (Manoj Pahwa) à l’oncle Murad (Rishi Kapoor)...

Mulk est incroyable.

Le film démarre avec légèreté, la famille Mohammed est présentée à travers une fête, durant laquelle elle accueille tout le voisinage. On sent qu’il s’agit de gens appréciés, généreux et aimables. La caméra est intime et tout indique une bonne ambiance. Impossible de se dire qu’il y a un terroriste parmi eux. Pourtant, dès l’instant où les téléviseurs mettent en avant la photo de Shahid, le destin de tous est scellé. Les comportements des amis changent aussitôt et commence alors une persécution sans relâche à l’encontre de tous les membres de la famille Mohammed. La tension est telle que je n’ai pas réussi à lâcher l’écran des yeux, l’histoire prenant le temps de raconter les différents angles d’attaque envers les Mohammed. De la police qui stigmatise les musulmans aux voisins qui abandonnent 25 ans d’amitié sans même se retourner... Comment expliquer que la caméra d’Anubhav Sinha va droit au but et capture avec frustration ce que subissent les membres de cette famille ? Des parents de Shahid à sa petite-sœur, en passant par sa belle-soeur, aucun d’entre eux n’est épargné.

Le message de Mulk est clair : il faut cesser de diviser le pays selon la politique et la religion, cesser de faire des amalgames qui portent préjudice, cesser de haïr toute une communauté par peur et par méconnaissance. Il y a très peu d’instants dans le film où je me suis dite que ça n’allait pas. Il y a bien une chanson qui arrive comme un cheveu sur la soupe, et la seconde partie peut fatiguer - ce n’est pas toujours facile de garder un rythme quand on est coincé dans une cour de > 051


justice. Néanmoins, il y a tellement de moments forts, d’instants qui poussent à la réflexion et qui sont si justes qu’à la fin du visionnage, on a tout simplement envie d’applaudir. Le film marque, et pour traiter d’un tel sujet, il était essentiel qu’il parvienne à toucher son public.

Il n’est pas question de faire un film divertissant. Car Mulk est un film révélateur, qui remet en question la société indienne d’aujourd’hui pour en dévoiler tous les défauts, toutes les erreurs. Un film qui, malheureusement, continuera d’être parlant dans les années à venir si l’Inde poursuit la route qu’elle a entreprise... Rishi Kapoor est d’une justesse saisissante. Sa transformation physique combinée à son regard de père brisé arrachent facilement quelques larmes. Quel acteur ! Je n’ai pas les mots pour décrire à quel point Rishi est devenu Murad, ne lâchant pas une seule seconde son personnage. Il est LA force du film, l’homme pour qui on est prêt à se battre. À ses côtés, Taapsee Pannu fait un sans-faute. Belle-fille hindoue de cette famille musulmane, elle prouve que son attachement pour celle-ci va au-delà de son mariage avec l’un des fils (par ailleurs en déclin). Elle aime avant tout des êtres humains, et leur religion n’y change rien. En jeune avocate, on sent son implication, sa volonté de bien faire, mais aussi sa peur, la pression qu’elle porte sur ses épaules. Le duo Rishi-Taapsee est d’une telle efficacité ! Il en va de même pour Manoj Pahwa, qui fait preuve d’une impressionnante sensibilité dans son jeu ! 052

J’ai été surprise de voir que Rishi Kapoor n’avait pas été nommé durant les cérémonies de récompense de 2019. Il aurait clairement mérité quelque chose car avec Mulk, il prouvait qu’il était capable de se renouveler, encore et encore. Mulk fait clairement partie des meilleurs films de l’année 2018. Si vous ne l’avez pas vu, foncez. C’est le genre de métrages dont le cinéma indien a besoin, d’histoires qui mérite d’être raconté, entendu, compris. Le genre de films qui met en avant le vrai patriotisme : un véritable indien aime son peuple, quelle que soit sa foi.


R I S H I K A P O O R : L E P R I V I L È G E D U TA L E N T.

RAJM A C HAWAL ( 201 8)

Rishi est un acteur heureux, pas peu fier de réussir à exister à Bollywood depuis 5 décennies.

“Je ne crois pas avoir vécu une meilleure période dans ma vie que celle-ci. J’en profite à chaque instant. Je reçois de superbes films et j’en suis ravi.”

À la fin. Pourtant, l’année 2018 met un coup d’arrêt à sa formidable carrière. On lui diagnostique une leucémie pour laquelle il suit un traitement intensif à New-York. Rishi est absent des écrans pendant quelques temps et inquiète ses fans. > 053


T H E B O DY (2018 )

Son épouse Neetu Singh se charge de donner de rassurantes nouvelles par le biais de ses réseaux sociaux.

“On a donné une mauvaise réputation au cancer avec toute la musique triste qu’on utilise dans les films ! Aujourd’hui, ça se soigne, les gens combattent tous types de cancer… Il faut juste être positif.” Il revient finalement sur sa terre natale en septembre 2019, manifestement rétabli. Il signe de nouveaux projets, notamment le remake indien de Le Stagiaire, dans lequel il doit donner la réplique à Deepika Padukone. 054

Pourtant, il est hospitalisé en urgence le 29 avril 2020 pour des difficultés respiratoires. Cette nouvelle vient nourrir de nouvelles inquiétudes concernant celui qui s’est imposé comme l’un des acteurs les plus endurants de Bollywood. Et malheureusement, l’issue sera profondément triste. Rishi décèdera le lendemain.

Le pays entier est sous le choc. Le grand Rishi Kapoor n’est plus.


Il aura perdu son valeureux combat contre le cancer, malgré son énergie positive et son éternel sourire. En 2016, à l’occasion d’une interview promotionnelle pour le film Kapoor and Sons, on lui demandait comment il s’imaginait à 90 ans. Et sa réponse, pourtant formulée non sans humour, fait aujourd’hui particulièrement mal.

“Vu mon mode de vie, je ne vivrai pas aussi longtemps !” On aurait pu se dire que le parcours de Rishi a facilité sa prestigieuse ascendance. Et au début, c’était effectivement le cas. Mais avec le temps et le travail, l’acteur a prouvé sa légitimité et son mérite au sein de l’industrie. D’autant qu’avec un père tel que Raj Kapoor et un grand-père tel que Prithviraj Kapoor, les attentes autour du comédien étaient énormes.

Allait-il faire honneur à son prestigieux héritage ? Allait-il être aussi bon que ses aïeux ?

“Vous savez, on attend tellement de vous. Les gens ont le sentiment que c’est très facile - vous êtes un Kapoor, vous pouvez faire des films facilement, mais ce n’est pas tout à fait comme ça que ça marche. C’est une énorme responsabilité, c’est aussi beaucoup d’efforts. Vous devez être tout le temps sur vos gardes, vous devez assurer. Et vous devez aussi avoir de la chance. Il faut le savoir. Il y a eu d’autres Kapoor qui n’ont pas eu autant d’opportunités que moi. Donc j’ai aussi eu la chance

qu’on me remarque. Ce qui vient avec beaucoup de responsabilités.” Pourtant, et malgré son admirable parcours, Rishi a une approche très mesurée de ses choix artistiques.

“Je ne pense pas pouvoir fanfaronner à propos de quoique ce soit dans ma carrière, je n’ai pas l’impression d’avoir fait grand-chose de génial.” Comment vous dire que nous ne sommes pas d’accord avec lui ? Mais alors, pas du tout !

Parce que Rishi Kapoor a incontestablement marqué le cinéma hindi de son indélébile empreinte, de son allure de jeune premier à ses essais plus périlleux sur la dernière décennie de son parcours. Il a fait de grandes choses et laisse à son tour un honorable héritage à Ranbir, qui reprend glorieusement le flambeau de cette illustre dynastie.

Le saviez-vous ? Rishi Kapoor a incarné le héros romantique de 92 films entre 1973 et 2000, pour ensuite donner un nouveau souffle à sa carrière.

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Irrfan Khan 1967-2020


trop bien pour nous. M OT S PAR ASM AE BENM ANSOUR-AM M OUR PHOTOGRAPHIE : INSTAGRAM 056


Irrfan Khan est et demeurera une institution. Un génie du cinéma qu’il soit indien, oriental ou international. Un virtuose de l’acting, un prodige du mélange des genres. S’il a fait ses armes pour des œuvres d’art et d’essai, il serait infiniment réducteur de coller la moindre étiquette à cet artiste d’exception. Alors, poser des mots sur sa dantesque carrière est un sacré défi. Impossible pour moi d’en prendre l’ampleur totale sur cet article tant le talent d’Irrfan se révèle dans chaque seconde de toutes ses apparitions à l’écran. Autant vous dire qu’un ouvrage en six tomes ne serait pas suffisant pour lui rendre l’hommage qu’il mérite ! Ensuite, la brutale émotion de sa disparition m’a fait vivre le cruel syndrome de la page blanche. Si j’avais sincèrement envie de faire mes adieux à Irrfan, je ne trouvais pas le moyen, ni l’énergie de le faire.

Peut-être qu’en repoussant sans cesse la rédaction de cet article, je voulais finalement ignorer l’effroyable évidence : Irrfan Khan n’est plus. J’essaie donc tant bien que mal de reprendre mon souffle, de garder les idées claires et de donner une voix à la douleur qui m’anime. J’écris finalement un texte pour Irrfan dès le lendemain de sa mort, qui ne sera pas publié. Probablement parce que j’avais peur de sa redondance avec celui-ci. Et aussi parce que j’avais besoin de prendre du recul. J’étais sous le coup de l’émotion, de la douleur et du choc. Un de mes acteurs favoris s’en était allé, il fallait accepter que ce deuil allait me prendre du temps. Accepter qu’avant de tenir

mon stylo de rédactrice, j’allais devoir porter la tristesse de la fan que j’étais. Et que je suis encore aujourd’hui.

Il s’est passé près d’un an depuis. Et je me sens enfin prête à parler de lui, et à partager avec vous quelquesunes des raisons qui ont fait d’Irrfan Khan l’un des plus grands acteurs indiens de tous les temps… Fils du gérant d’un service de réparation de pneus, Sahabzade Irrfan Ali Khan naît en 1967 à Tonk, dans l’État du Rajasthan. Il ne souhaite pourtant pas reprendre l’affaire familiale et, très jeune, a la volonté de poursuivre une carrière dans le cricket, sport pour lequel il a une immense passion et un véritable potentiel. Hélas, sa famille manque de moyens et le jeune homme devra renoncer à ce rêve. Pour apaiser sa peine, il se rend au cinéma. Dès qu’il le peut. Et en découvrant Naseeruddin Shah dans La Fin de la nuit (1975) puis Mithun Chakraborty dans Mrigayaa (1976), il commence sérieusement à envisager la comédie comme un nouveau plan de carrière.

“C’est là que j’ai réalisé que cet art était saisissant, et que j’avais beau aimer le cricket, ça (le cinéma, ndlr) pouvait être l’esprit qui m’habitait réellement.” En 1984, il intègre la prestigieuse National School of Drama de Delhi, à la surprise de son entourage.

“Personne n’aurait imaginé que je devienne acteur, j’étais si timide. Si > 059


maigre. Mais ma volonté était tellement intense que j’avais le sentiment de suffoquer si je n’étais pas rapidement admis.” En 1988, il tient son premier rôle dans Salaam Bombay, métrage de Mira Nair nommé aux Oscars. Cette opportunité donne énormément d’espoir à Irrfan, qui ose prendre le risque de déménager dans la Maximum City.

“J’ai la petite vingtaine. Je me souviens avoir dit à ma petite-amie de l’époque, devenue mon épouse Sutapa, ‘Allons vivre à Bombay, la vie vient de commencer.’” Hélas, une partie

conséquente de ses scènes sera coupée au montage final, si bien qu’il en résulte une apparition anecdotique pour l’acteur. “La

vérité, c’est que mon heure de gloire n’était pas encore arrivée.”

Durant les années 1990, le comédien stagne. Il doit se contenter de rôles franchement oubliables pour la télévision, qu’il accepte toutefois pour des raisons alimentaires.

“Je suis arrivé dans cette industrie avec la volonté de raconter des histoires et de faire du cinéma, mais j’étais coincé à la télévision.” Et en Inde, cela se limite à des feuilletons à la piètre qualité. “Une fois, ils ne m’ont même pas payé parce qu’ils trouvaient que je jouais mal.” Mais après des années de vaches maigres et de projets tombés aux oubliettes, un petit film indépendant sorti en 2001 va littéralement changer la donne pour lui. Il s’agit de The Warrior… > SALAAM BOM BAY ( 1 988) 060


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2001

critique

The Warrior M OT S PA R AS M A E BEN MAN SO UR -AMMO UR

À la guerre comme à la guerre.

I R R FA N K H A N

Un guerrier rajput se soulève contre son seigneur et choisit la voie de la non violence. Sa décision ne sera pas sans conséquence... L’année 2001 marque un tournant notable dans le parcours de vie d’Irrfan Khan, puisque c’est là qu’il signe The Warrior, film du désormais reconnu Asif Kapadia. Car effectivement, avant de jouer dans ce métrage, la majeure partie des prestations de l’acteur étaient soit relativement anecdotiques, soit au service de téléfilms et de séries indiennes très dispensables !

Avec The Warrior, il se fait une place dans de grands festivals de cinéma. L’oeuvre sera par ailleurs récompensée de deux BAFTA Awards. Sa carrière est enfin lancée ! >

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The Warrior est un film singulier. Il ne s’y passe pas grand-chose et quand un incident perturbateur surgit, la narration ne s’y attarde pas. Cependant, on reste figé, comme hypnotisé par la caméra crue d’Asif Kapadia. Car l’image est ici plus bavarde que les protagonistes. Elle en dit bien plus sur le récit qui nous est conté que le scénario. Les enjeux, les émotions de The Warrior sont même littéralement portés par les plans, la lumière, les décors... C’es perturbant quand c’est un langage cinématographique auquel on n’est pas habitué. Surtout quand on aime le cinéma indien populaire, connu pour ses grosses ficelles et sa lecture facile. Pourtant, il n’y a dans The Warrior rien de grandiloquent, ni de tape-à-l’oeil. La pureté comme l’honnêteté de la caméra constituent certaines des grandes forces du métrage. Les ambiances s’alternent, avec la musique discrète mais omniprésente de Dario Marianelli. Si l’histoire est tout ce qu’il y a de plus simple, il est toutefois essentiel de rester attentif. Chaque seconde, chaque moment a son importance pour comprendre la vision de Kapadia et, plus que tout, le tumulte du héros.

On entend à peine la voix d’Irrfan. Oui, celui dont le timbre a tant marqué depuis est ici presque muet durant toute la durée de la pellicule. C’est son regard qui s’exprime, ce regard pénétrant et si reconnaissable qui est devenu l’une de ses marques de fabrique. Les yeux d’Irrfan jouent pour lui.

On comprend tout de suite ce qu’il éprouve, et ce qu’il soit terrifié, enragé ou déterminé.

L’acteur est assez incroyable en ce sens, puisque son jeu est à la fois très intérieur mais aussi tellement clair et évident. On saisit tout sans se tromper tant Irrfan tape juste à chaque séquence. Avec ce film, un acteur monumental est né. Ce récit sur la crise existentielle d’un guerrier en plein désert du Rajasthan captive, certains plans, certaines photos ayant de faux airs du cinéma de Sergio Leone. Les références d’Asif Kapadia sont criantes et multiples, on sent le cinéaste à la fois porté par ses racines indiennes et influencés par une façon de raconter des histoires qui est plus propre aux oeuvres européennes. Le cinéaste se situe à mi-chemin entre ces deux univers et trouve son équilibre dans The Warrior.

En conclusion, je ne peux que vous conseiller de voir cette oeuvre. The Warrior est l’un des premiers témoignages du talent démentiel d’Irrfan Khan. C’est aussi le début d’une carrière folle pour Asif Kapadia, qui tournera ensuite plusieurs documentaires acclamés par la critique. C’est spécial, énigmatique et émouvant. Et surtout, c’est à découvrir, si possible dans de bonnes conditions, donc si vous avez un beau téléviseur ou un rétroprojecteur, allez-y !

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M AQ B O O L ( 2003)

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I R R FA N K H A N : T R O P B I E N P O U R N O U S .


HAASIL ( 2003)

Si ce succès critique international contribue à le mettre dans la lumière, c’est l’année 2003 qui changera la donne pour Irrfan.

relecture fascinante de Macbeth. Ce projet finit de lancer sa prolifique carrière, et lui vaut de multiples nominations aux Screen Awards et aux Zee Awards. L’acteur est de plus en plus actif, de films indépendants en grosses productions hindi. De blockbusters en courtsmétrages.

En effet, il signe d’abord Haasil, un film de gangsters de Tigmanshu Dhulia dans lequel il incarne l’un des principaux antagonistes. Si le public n’est pas au rendez-vous lors de sa sortie, Haasil vaudra à Irrfan plusieurs distinctions, dont le Filmfare Award du Meilleur Acteur dans un Rôle Négatif. Depuis, Haasil a acquis le statut de film culte auprès des cinéphiles.

Et à ce propos, il est particulièrement marquant dans un film court sorti en 2004 : Road To Ladakh…

La même année, il excelle dans l’un des meilleurs métrages hindi de ces 20 dernières années : Maqbool, que l’on doit au grand Vishal Bhardwaj. Face à la sublime Tabu et au formidable Pankaj Kapur, Irrfan est absolument remarquable dans cette

Si sa première collaboration avec Mira Nair a résulté en véritable déception, la cinéaste saura largement se faire pardonner avec leur seconde association, pour laquelle il retrouvera également Tabu.

Ce projet, c’est le drame acclamé Un nom pour un autre… > 067


2003

pour faire court

Road to L adakh M OT S PA R ELO DI E HA MI DOV I C

Fiche technique Langue : Hindi Année de sortie : 2003 Durée : 48 minutes

Équipe créative I R R FA N K H A N

Acteurs : Koel Purie et Irrfan Khan Réalisateur : Ashvin Kumar

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Synopsis écourté Seule sur les routes de la région de Ladakh, la belle Sharon (Koel Purie) se retrouve avec un pneu crevé. En attendant qu’un mécanicien fasse le changement, elle croise la route d’un homme mystérieux (Irrfan Khan)…


Analyse raccourcie Pour le réalisateur Ashvin Kumar, Road To Ladakh représente son film de fin d’année, celui qu’il aurait dû remettre à la fin de ses études à la London Film School. Cependant, il a abandonné l’école pour mettre en place ce projet qui lui tenait particulièrement à cœur (et qui a pris presque 9 mois à se concrétiser). Pas de budget pour payer Irrfan, mais juste une idée qui touchera l’acteur, l’amenant à accepter la proposition d’Ashvin. Le film a vieilli. Techniquement, il semble un peu inachevé, mais il reste largement intrigant grâce à son histoire : une mannequin (toute de rose vêtue et à la manucure impeccable) accro à la drogue dure, fait face un inconnu plutôt silencieux, mais néanmoins protecteur avec elle.

Le duo Irrfan-Koel marche à la perfection tant leurs scènes sont à la fois intenses, étranges et sensuelles. Une véritable connexion qui tient en haleine du début à la fin... Et ce malgré le fait que tout les oppose, tant ils arrivent à trouver un chemin qui les mène l’un vers l’autre. La caméra d’Ashvin Kumar parvient à capturer sans difficulté le milieu hostile de cette frontière indo-pakistanaise, ainsi que la palette d’émotions des deux protagonistes à mesure que l’histoire avance.

Pour faire court, en quoi ça vaut le coup ? POUR IRRFAN KHAN Parce que l’acteur prouve ici qu’il est capable de surpasser ses propres peurs pour interpréter sans le moindre faux pas un personnage atypique, à la fois attirant par son mystère, mais aussi dangereux par son silence. En effet, malgré un tournage des plus compliqués (avec un bras cassé, une météo capricieuse et la découverte qu’il était malade en altitude), le comédien n’a pas une seule fois laissé quoi que ce soit transparaitre à l’écran. C’est surtout la façon dont il communique avec ses yeux qui frappe. Son personnage est discret, souvent en retrait, il parle très peu mais quand c’est le cas, il dégage énormément. Quelques miettes qui en disent long pour comprendre qu’il dissimule quelque chose. L’occasion de découvrir un Irrfan au début de sa démentielle carrière, déjà incroyable. POUR KOEL PURIE Belle et indépendante, ce n’est pas quelque chose que l’on voit souvent, surtout au cinéma hindi du début des années 2000. Bien que le film n’explique jamais ce que Sharon fait dans la région, elle reste complètement à l’aise en talons, cigarette à la bouche et poudre blanche sur le nez. Imparfaite mais décidée, on ne trouve jamais Sharon naïve. Koel Purie est formidable dans ce rôle d’étrangère décomplexée, qui n’a pas peur d’obtenir ce qu’elle veut ou de jouer de ses charmes pour échapper au pire.

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2006

critique

Un nom pour un autre

I R R FA N K H A N

M OT S PA R AS M AE BEN MA N SO UR -AMMO UR

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Ashoke (Irrfan Khan) et Ashima (Tabu) ont quitté leur Inde natale pour s’installer aux États-Unis. Ashima donne naissance à un fils, que son père décide de prénommer Gogol, en hommage à son auteur préféré... Adapté du roman éponyme de Jhumpa Lahiri, Un nom pour un autre est un film à part, aussi bien dans la carrière de Tabu que dans celle d’Irrfan Khan. Pourtant, les deux comédiens sont habitués aussi bien à l’excellence qu’à l’atypique. S’il existe deux acteurs qui représentent la diversité et la complexité du cinéma indien par leurs travaux, c’est bien eux. Chacun à leur manière, ils ont oscillé entre œuvres commerciales et films d’art et d’essai. Mais avec ce métrage, ils signent leurs premiers rôles à échelle internationale.

Un nom pour un autre est avant tout une histoire d’identité. L’histoire d’un jeune homme pris entre le marteau et l’enclume. Entre son indianité filiale et sa réalité américaine. Si le pitch de départ semble indiquer que le prénom du héros sera le cœur du métrage, il n’en est en fait que l’enclenchement. Car si le prénom du protagoniste porte à sourire, il en dit surtout long sur son ascendance. La réalisatrice Mira Nair ne tombe pas dans le cliché du parent illettré avec lequel l’enfant cultivé ressent un décalage intellectuel. Au contraire, les parents de Gogol sont brillants. Ils aiment la littérature, la musique, la poésie. Leur fils est

plutôt en pleine construction. Et comme beaucoup d’adolescents, il veut marquer une scission avec ses parents pour espérer prendre son envol.

Irrfan et Tabu se retrouvent après le génial Maqbool, duquel ils étaient les héros en 2003. Leur incandescente alchimie est toujours aussi efficace, sans parler de leur jeu irréprochable. Car avec ces deux acteurs, on a droit à deux artistes d’exception. En terme de niveau, c’est un peu comme si on réunissait Daniel Day Lewis et Meryl Streep dans un même métrage ! Avant d’être au cœur de la quête identitaire de leur rejeton, ils doivent eux-mêmes apprendre de ce pays qui n’est pas le leur, y trouver leurs marques. Un nom pour un autre est d’une incroyable pertinence, et va bien au-delà du drame familial. Il parle à tous ces immigrés, à ces citoyens du monde qui tentent de faire leur place. Qu’on soit maghrébin résidant en France, indien résidant au Canada, serbe résidant en Suisse ou japonais résidant en Espagne... Peu importe, car ce n’est pas fondamentalement une histoire d’ethnie. Au contraire, le propos du métrage de Mira Nair est profondément universel. Kal Penn, que j’ai personnellement découvert dans la série à succès Dr House, est fabuleux en immigré > 071


déboussolé. Le personnage qu’il incarne, Gogol, est empli de sensibilité, d’intelligence émotionnelle. Loin de l’archétype réducteur de l’enfant en rejet pur et dur de ses origines, il est a contrario en questionnement permanent sur son identité, sur son positionnement vis à vis de sa double culture. Il grandit, se cherche et veut surtout se sentir à sa place entre ces façons de vivre et de voir la vie qui semblent en apparente opposition.

Un nom pour un autre nous force à l’introspection, et c’est selon moi sa plus grande force. On n’est jamais complètement spectateur du parcours de Gogol.

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D’une certaine manière, on l’y accompagne. Avec lui, on se questionne sur notre propre rapport à notre histoire, à notre filiation, à nos origines.

On est loin de l’œuvre contemplative, ni du pur divertissement. À mesure que l’histoire avance, on entre en totale empathie avec Gogol. En conclusion, il s’agit d’un film important à bien des niveaux. Un métrage émouvant, immersif, d’une bouleversante authenticité. Irrfan Khan et Tabu y sont grandioses, et Kal Penn ne déçoit pas. En France, le film a été distribué en DVD par la Fox. Vous devriez le trouver sans difficulté alors franchement, n’hésitez pas. Vous en aurez pour votre argent.


I R R FA N K H A N : T R O P B I E N P O U R N O U S .

M UM BAI M ERI JAAN ( 2008)

L’acteur s’impose de plus en plus sur la scène internationale avec des métrages comme Partition (avec Kristin Kreuk), Un cœur invaincu (aux côtés d’Angelina Jolie) et À bord du Darjeeling Limited (de Wes Anderson), tous sortis en 2007. En Inde, il est de la grosse production Aaja Nachle, qui signe le comeback de la superstar Madhuri Dixit. Mais surtout, il excelle dans le film choral Life in a Metro, qui vient au passage rompre son image d’acteur sombre. Avec cette œuvre, on découvre chez Irrfan un immense talent pour la comédie, qui ne se démentira pas par la suite. Il sera récipiendaire du Filmfare Award du Meilleur Second Rôle Masculin pour cette prestation

devenue incontournable. Il exploitera cette fibre dès l’année suivante au service des comédies Sunday (de Rohit Shetty) et Dil Kabaddi (avec Soha Ali Khan), dans lesquelles il crève de nouveau l’écran.

Et si 2008 est aussi l’année de sortie de Slumdog Millionaire, qui fera un carton en plus de recevoir 8 Oscars, l’acteur était déjà merveilleux dans un style réaliste avec Mumbai Meri Jaan, du désormais regretté Nishikant Kamat. > 073


Dans Paan Singh Tomar (2012), il campait un ancien champion de course à pied devenu opposant du système, un rôle qui lui vaudra d’ailleurs le National Award du Meilleur Acteur en plus du prix de la critique aux Filmfare Awards. Un accueil dithyrambique, à la fois populaire et d’estime, qui donne une nouvelle dimension à son parcours.

“Je pense avoir atteint le stade où j’ai enfin le choix. Je peux choisir le réalisateur avec lequel je veux travailler, je peux choisir mes projets. Cela m’a pris du temps avant d’en arriver à ce privilège, et bien que je sache qu’il me reste encore du chemin à parcourir, je sais que je peux faire des choix, aujourd’hui.” Ses deux autres films de l’an, The Amazing Spiderman et L’Odyssée de Pi, continuent de le révéler au public américain. Dans l’un, il prend part à un énorme succès commercial. Dans l’autre, il est magistral de sensibilité retenue dans l’un des plus beaux films du réalisateur Ang Lee. Un an plus tard, il donne la réplique à feu Rishi Kapoor dans l’intéressant D-Day. Dans Le secret de Kanwar, il est un père de confession sikh décidé à élever sa fille cadette (campée par la merveilleuse Tillotama Shome) comme si elle était née garçon. Surtout, il marque les esprits dans la perle de romantisme qu’est The Lunchbox, une coproduction entre l’Inde, la France et l’Allemagne qui fera un carton dans les salles européennes. Au cœur du sous-continent aussi, le film fera l’objet d’un large plébiscite 074

et est à ce jour considéré comme l’un des meilleurs films hindi de la décennie.

Et comme rien ne semble l’arrêter, 2015 est encore une excellente année pour l’artiste. Dans Talvar, il revêtait son costume de flic perspicace pour la réalisatrice Meghna Gulzar, au service d’un fait réel qui a secoué l’Inde. Dans Piku de Shoojit Sircar, il est le sympathique compagnon de voyage d’un binôme père-fille dysfonctionnel auquel Amitabh Bachchan et Deepika Padukone prêtent leurs traits. Dans Madaari en 2016, il est poignant en paternel endeuillé prêt à tout pour que justice soit faite. Ce métrage lui permet d’ailleurs de retrouver Nishikant Kamat en plus de confirmer son incroyable talent dramatique. Plus tard, il retourne à Hollywood pour le métrage Inferno, avec Tom Hanks et Omar Sy.

Mais c’est en 2017 qu’il devient une véritable figure populaire à Bollywood. D’abord avec Hindi Medium, son plus gros succès au box-office pour lequel il remporte le Filmfare Award du Meilleur Acteur. Ce film fait d’ailleurs appel à son timing comique implacable ainsi qu’à sa fibre plus dramatique. Un cocktail détonnant à son paroxysme dans l’une des scènes finales du film… Quelques mois plus tard, il ensoleille la comédie sentimentale Qarib Qarib Singlle, face à l’actrice dravidienne Parvathy. Si le métrage est une pépite de romcom moderne, Irrfan l’irradie de son imparable charisme et de son style unique… >


PA A N S I N G H TO MAR (2012)

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2017

scène culte

My life Hindi, but my wife English M OTS PA R AS M A E B E N M AN SO UR -AMMO UR

I R R FA N K H A N

La scène d’un film peut avoir de multiples résonances. Qu’il s’agisse de son propos, de sa direction artistique ou de sa place dans la narration, une scène peut magnifier une œuvre par sa pertinence comme la gâcher lorsqu’elle est superflue ou dénuée de sens. Dans cette rubrique, Bolly&Co se propose d’analyser les séquences incontournables du cinéma indien pour justement dégager ce qui fait toute leur singularité...

Scène culte : « My life Hindi, but my wife English » de Hindi Medium Réalisé par Saket Chaudhary Acteurs de la scène : Irrfan Khan, Saba Qamar, Amrita Singh et Neha Dhupia

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Le set Nous sommes au sein de la Delhi Grammar School, une école prestigieuse et très sélective. Raj (Irrfan Khan) et Mita (Saba Qamar) ont absolument tout fait pour y faire intégrer leur fille Pia (Dishita Sehgal). Ils ont de l’argent, Raj ayant fait fortune grâce à son commerce. Pourtant, toutes les portes se ferment à cause d’un détail : leur niveau d’anglais, très faible. C’est la cérémonie de fin d’année et Raj profite de cette occasion pour faire quelques révélations fracassantes...

Les costumes Raj est vêtu d’une tenue casual : un blazer bleu pâle, une chemise blanche et un pantalon bleu nuit. Son look lui donne l’air d’être propre sur lui, mais il ne lui ressemble foncièrement pas. Car durant tout le film, on a demandé à Raj de faire semblant. De donner l’impression d’être tantôt plus éduqué, tantôt plus pauvre qu’il ne l’était réellement. On ne l’a jamais vraiment pris tel quel. Cette tenue sobre ne lui correspond nullement, et n’est que le résultat de son périple afin de parvenir à faire entrer sa fille dans une grande école. Raj a dû se travestir pour entrer dans les cases. Mais désormais, il n’en peut plus !

La caméra Raj est au centre de la scène, aussi bien celle sur laquelle se sont produits les enfants avant lui que celle du réalisateur. La caméra se centre sur lui, le positionne au milieu de son cadre pour mieux se focaliser sur son visage, sur ses émotions pures. Ici, elle est simplement fonctionnelle et sert à capturer la prise de conscience du héros. Irrfan fait clairement tout le travail, la mise en scène de Saket Chaudhary se contente ici de le suivre. > 077


L’enjeu Raj culpabilise. Pia vient d’être acceptée à la Delhi Grammar School, mais dans le quota des enfants défavorisés. En effet, Raj et sa femme ont décidé, en désespoir de cause, de se faire passer pour une famille pauvre... Et ils ont réussi, privant au passage un enfant véritablement dans le besoin de cette chance. Alors, notre héros prend les choses en main. Il se présente sur scène pour avouer la vérité. Toute la vérité.

Le caractère / le ton C’est le climax du film, la scène culminante. Celle qui vient donner du sens à tout ce que l’on vient de voir. Qui conclut deux heures d’un visionnage ponctué de péripéties et d’aventures. Le ton est sérieux, mais pas pour autant dépourvu d’humour. Raj nous ouvre son cœur. Il est vrai, et ce pour la première fois depuis très longtemps. Ce qu’il vient de vivre l’a fait grandir, et lui a permis de comprendre ce qui était réellement important.

Malgré son anglais approximatif, il est bien plus clairvoyant sur le système éducatif indien que nombre de ses compatriotes de la haute société.

Les héros Raj est au cœur de la séquence. Si presque tous les protagonistes du film sont présents dans la salle, l’instant se centre sur lui. Et plus que tout, sur son propos. Raj dénonce les failles criantes de l’école indienne 078

inégalitaire, l’hypocrisie d’une société artificielle qui évalue la réussite sociale de quelqu’un à la façon dont il parle l’anglais. Car Raj est fatigué, il ne jouera donc plus le jeu.

Les répliques Raj fait son discours... en anglais ! Enfin, dans un anglais très relatif, le seul que semble pouvoir balbutier notre héros. Il met ainsi en avant le diktat de l’anglais en Inde, où plus l’on maitrise la langue de Shakespeare, plus on est bien vu... Ce n’est hélas pas son cas. Notre héros ne comprend pas que l’on puisse limiter le potentiel de tout un chacun à la pratique d’un idiome étranger, ni la superficialité qui va avec... Il parle certes de manière alambiquée, mais il le fait enfin à sa façon. Il ne triche plus, ne cherche plus à plaire à qui que ce soit. Raj est lui-même, authentique et bouleversant.

Pourquoi c’est culte ? Pour Irrfan, indubitablement ! S’il est prodigieux durant tout le film, cette scène, c’est son moment de gloire. L’acteur est absolument poignant en père dévoué mais ici soucieux de rendre justice aux laissés pour compte, comme il l’a été lui-même. Cette séquence n’est pas seulement un magnifique moment de cinéma, c’est une masterclass que nous offre le regretté comédien.



2017

I R R FA N K H A N

mode & cinéma

Yogi dans Qarib Qarib Singlle MOTS PA R ELO DI E HAM IDOVIC

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Yogendra «Yogi» Kumar Devendra Nath Prajapati Ou comment être soi-même et apporter de la bonne humeur avec un chapeau melon. Qarib Qarib Singlle, c’est la comédie romantique réaliste de 2017, dans laquelle une veuve de 35 ans décide de s’inscrire sur un site de rencontres, à la recherche d’un peu d’aventure et, surtout, d’un nouveau compagnon. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que sa première rencontre avec Yogi ne permet pas le coup de foudre ! (Quand je vous dis que c’est une comédie romantique réaliste, je ne déconne pas.) Pour éviter qu’elle tombe sous le charme pourtant célèbre de notre Irrfan Khan adoré, la réalisatrice voulait que Yogi se démarque des autres.

Contrairement à la timide Jaya, Yogi est extravagant, excentrique. Il n’a peur de rien. C’est un homme qui sait ce qu’il veut et qui ne suit pas les règles que la société lui impose.

Tharakan et la réalisatrice Tanuja Chandra ne sont pas allées très loin pour trouver l’inspiration !

En effet, l’équipe a observé le jeune Babil Khan, fils d’Irrfan, présent sur le tournage en tant qu’assistant réalisateur. En combinant son esprit bohème coloré, très hippie cute, à des accessoires un peu plus matures et des matières plus fortes, Yogi est à la fois atypique et séduisant. Unique et assumé. De quoi prouver qu’à plus de 40 ans, les hommes sont encore capables de surprendre en matière de style - et si vous avez vu les héros quadragénaires de Chhichhore, vous savez de quoi je parle ! Plongeons ensemble dans le sac de voyage de Yogi, et découvrons le mordu de mode du XXIème siècle : le gars qui accepte ses cheveux gris et ne se refuse aucun plaisir vestimentaire... >

Il est comme il est, et c’est peut-être pour ça qu’il surprend Jaya, qui ne parvient pas de suite à tomber dans ses bras ! Eh oui, ça peut être effrayant de faire face à quelqu’un qui s’assume, surtout quand on a soi-même encore du mal à s’accepter complètement. Pourtant, Jaya craque. Et c’est normal. Quoi de mieux qu’un look bien défini qui parle pour Yogi ? (Enfin, quand il n’a rien à dire, ce qui est plutôt rare...) La styliste Maria 081


Au fond, Yogi, c’est un peu comme ces grands-mères qui clament haut et fort que la mode n’a pas d’âge. Vous savez, ces femmes magnifiques qui portent des coiffures improbables, des chaussures hors de prix et des ensembles aux imprimés complètement décalés ? Yogi, c’est pareil !

Il n’a pas besoin d’avoir 25 ans pour porter une casquette sur laquelle est inscrit le mot «swag», et c’est ça qui est fantastique ! C’est justement quelque chose qui n’a quasiment jamais été exploité au cinéma indien, et ça n’a rien à voir avec un Shahrukh Khan dans le flashback de Jusqu’à mon dernier souffle qui se fait passer pour un homme de 28 ans (aucune crédibilité, désolée King Khan) ou un Aamir Khan étudiant dans 3 idiots (là, ça marche complètement, mais Monsieur a quand même 43 ans au moment des faits...). Non, cette fois, on a affaire à quelqu’un qui fait son âge, et qui ne craint pas le regard des autres. Là, c’est Irrfan Khan qui se glisse dans la peau d’un adulte qui s’assume, ne cherchant pas faire « djeuns » ou à singer des attitudes adolescentes pour séduire. Et ça, on adore ! 082


À travers tout le film, Yogi ne change pas. Il est fidèle à lui-même. Pour son premier rendez-vous, il ne fait aucun effort et arrive au café comme si c’était une journée comme une autre on pourrait presque croire qu’il va faire ses courses juste après. Pourtant, c’est une manière de dire qu’il ne veut pas jouer un rôle, et commencer une relation potentielle sur des faux-semblants. C’est plutôt intelligent.


La réussite de chaque ensemble arboré par Irrfan réside dans les couleurs choisies. Elles se complètent sans se faire de l’ombre. Surtout, Yogi superpose plusieurs couches (merci l’hiver), ce qui génère de sublimes combinaisons de motifs et de pièces. Cela aurait pu être too much, mais à aucun moment on a l’impression qu’il en fait trop. Ou qu’il essaye de faire plus jeune - c’est qu’il porte beaucoup de sweats et de tee-shirts, notre ami ! Mais comme je vous l’ai dit, tout ça lui importe peu. On ne le dit jamais assez, mais la base d’un look bien à soi, c’est d’y être à l’aise. Dans les tenues de notre héros, on retrouve aussi un peu de sentimentalisme, exprimé par les accessoires de Yogi. Ce sont toujours les mêmes bracelets, les mêmes bagues. Mais surtout, on retrouve constamment des boucles d’oreilles bleu électrique, qui se remarquent de loin et qui représentent un point d’ancrage dans ses looks (elles sont toujours parfaitement assorties à ce qu’il porte, et ne font jamais tâche). C’est la preuve de sa sensibilité, car Yogi n’est pas que festif, c’est aussi une personnalité au grand cœur.


On notera, à la toute dernière scène, que Yogi est aussi en mesure d’être élégant quand il le souhaite, sans jamais perdre sa petite touche à lui. Avec une veste à fleurs et un col roulé, il coche toutes les cases. C’est un personnage qui fait du bien, et qu’on n’oubliera pas de sitôt !

Qui sait, il inspirera peut-être une nouvelle génération de vedettes du cinéma indien ? Et qui mieux qu’Irrfan Khan pour poser la première pierre d’un tel mouvement ?


I R R FA N K H A N : T R O P B I E N P O U R N O U S .

L’acteur ne doit sa réussite qu’à son talent, sa patience et l’intelligence de ses choix artistiques.

iconiques sur performances iconiques.

“Je n’ai jamais cherché à me faire du réseau et j’ai attendu mon tour. C’est ma plus grande fierté. Au fond, j’étais sûr que je percerais parce que j’étais très exigeant dans mon travail.”

Masterclass sur masterclass. Chacune de ses prestations était une claque dans la figure. Et une leçon d’humilité pour toutes les vedettes populaires qui se disent ‘acteur’. Asseyezvous et prenez des notes, les gars.

Irrfan Khan nous a quittés le 29 avril 2020, à l’âge de 53 ans. Et comme souvent lorsqu’un artiste iconique nous quitte (qu’il soit chanteur, réalisateur ou acteur), le grand public semble prendre la mesure de sa perte. Comme si, une fois parti, on se rendait compte de la valeur de l’interprète et de l’homme. Et c’est un sentiment qui m’a toujours laissé un goût amer.

Parce que de son vivant, Irrfan a livré performances

SLU M D O G M I L I O N AI RE (2008 )

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En ce qui me concerne, j’ai toujours admiré Irrfan Khan. Et je n’ai pas attendu le succès colossal de The Lunchbox ou ses rôles importants dans des blockbusters internationaux comme L’Odyssée de Pi et The Amazing Spiderman pour savoir qu’il était prodigieux. Ma rencontre avec l’acteur s’est faite durant le visionnage de Life in a Metro (2007). Car si j’avais vu le comédien dans ses rôles de flics pour les métrages Slumdog Millionaire (2008) et New York (2009), c’est vraiment le drame romantique d’Anurag Basu qui m’a permis de découvrir ce dont il était


capable. Dans ce film, impossible de résister à son offensive de charme. Même la sublime Konkona Sen Sharma baissait les armes pour mieux tomber dans ses bras !

Depuis, il était inébranlable. C’était un acteur passionné, au style unique et au panache communicatif. Personne ne pouvait prétendre lui ressembler. Lors d’une interview pour Bollywood Hungama, le comédien Kay Kay Menon disait à très juste titre :

“Je vous mets au défi de me trouver un autre Irrfan Khan.” On l’a cherché. On a cru le voir un temps en Nawazuddin Siddiqui, qui a finalement suivi son propre sillage, pas des moins nobles. Mais finalement, la sentence est sans appel : Irrfan Khan est exceptionnel. Et personne ne viendra combler le vide immense qu’il laisse désormais derrière lui.

Et j’ose le dire : Irrfan Khan était trop bien pour Bollywood, qui n’a reconnu son talent que tardivement. Trop tardivement. Trop bien pour le grand public, qui lui a longtemps préféré des starlettes bankables mais sans réelle âme. Irrfan était un diamant à l’état brut, pas vraiment taillé pour le star-system indien. Irrfan était le genre d’acteurs à transformer un film oubliable en expérience exaltante par sa seule présence. Le journaliste Baradwaj Rangan du site Film Companion écrivait d’Irrfan en titre de son article :

“Comme tous les grands acteurs, il n’avait pas besoin d’un film grandiose pour l’être lui-même.”

BILLU ( 2009)

Et effectivement, qu’importe la teneur du métrage auquel il prenait part, Irrfan avait toujours le chic pour être irréprochable. Toujours au-dessus de la mêlée, toujours premier de la classe. Et cela tout en donnant l’impression de ne pas y toucher. Comme s’il ne le faisait pas vraiment exprès, avec une facilité presque insolente. Alors bien sûr, depuis quelques années, Bollywood semblait davantage conscient de l’acteur démentiel qu’il abritait en son sein, lui offrant des rôles principaux qui faisaient la part belle à son inimitable présence, à son charme malicieux absolument savoureux. Il ne jouait plus les seconds rôles pour de grandes vedettes. Les grandes vedettes le faisaient pour avoir le privilège de travailler à ses côtés. Shahrukh Khan avait signé et produit Billu (2009) uniquement pour cela. Dernièrement, c’est Kareena Kapoor Khan qui s’inclinait face au génie d’Irrfan dans Angrezi Medium (2020). Un ultime métrage qui vaudra à ce grand Monsieur le Filmfare Award du Meilleur Acteur, à titre posthume. > 087


2020

critique

Angrezi Medium MOTS PA R ASMA E BENM ANSOUR

Irrfan, le magnifique.

I R R FA N K H A N

Un modeste confiseur du Rajasthan (Irrfan Khan) décide de tout entreprendre pour aider sa fille Tarika (Radhika Madan) à réaliser son rêve : faire de grandes études en Angleterre... Le destin d’Angrezi Medium pour arriver à son public a été semé d’embûches. Le film est d’abord annoncé en grande pompe avec Irrfan Khan, Kareena Kapoor Khan et Radhika Madan à son casting. Il fait suite au succès monumental de Hindi Medium, sorti en 2017 et demeurant à ce jour le plus gros plébiscite populaire de l’acteur. L’œuvre, qui ne constitue pas une suite narrative mais qui s’inscrit dans l’esprit du premier métrage, est évidemment très attendue. 088

Car avec Hindi Medium, Irrfan Khan était enfin parvenue à s’imposer comme une figure populaire auprès du grand public, qui lui a longtemps préféré des acteurs plus conventionnels comme Shahrukh Khan ou Hrithik Roshan. À 50 ans, Irrfan était enfin une star à Bollywood. Mais l’histoire se complique. Alors qu’il est en plein tournage, l’acteur est frappé par la maladie. En mars 2018, il annonce effectivement être atteint d’une >


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tumeur neuroendocrinienne. Il stoppe tout et se rend en Angleterre pour suivre un traitement intensif. Il ne pourra d’ailleurs pas assurer la promotion de son film Karwaan, qu’il cède à ses co-stars Dulquer Salmaan et Mithila Palkar.

Soulagé mais pas guéri, l’acteur revient en Inde en février 2019, reprenant lentement le rythme de ses tournages. Principalement celui d’Angrezi Medium. Il se donne à fond et mène le projet à son terme, avec une sortie en mars 2020. Le métrage s’annonce comme l’un des gros succès commerciaux de l’an. Hélas, la crise sanitaire

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du COVID-19 met un frein à son ascension au box-office puisqu’à peine trois jours après sa sortie, les salles obscures ferment avec la mise en place du confinement en Inde. Moins de deux mois plus tard, Irrfan Khan nous quitte. Il est donc difficile pour moi de voir le film dans la foulée. C’est trop frais, trop douloureux. J’étais fan d’Irrfan Khan, depuis des années. Je crois que le métrage qui m’a réellement convaincue le concernant, c’était Billu. En 2009, mon père m’en offre le DVD, avec la grosse tête de Shahrukh Khan sur la jaquette. J’avais déjà vu Irrfan dans quelques seconds rôles mais à l’époque, je n’avais d’yeux que pour le King Khan. Qu’elle ne fût pas ma surprise de découvrir que le héros du film, c’était Irrfan !


Je découvre alors un acteur généreux, hilarant et bouleversant. Depuis, je n’ai plus jamais lâché Irrfan. J’ai vu tous les films de l’acteur que j’avais à disposition, même les plus miteux. J’ai payé mes places pour Jurassic World, L’Odyssée de Pi et The Amazing Spiderman uniquement pour l’y voir.

Bref, nous sommes en 2020, et je dois voir son dernier film. L’ultime témoignage de son talent. Avant même son décès, l’acteur était de plus en plus discret. Il n’a pas pu promouvoir le métrage, affaibli par la maladie. Avant même la sortie de la bande-annonce, un message de l’acteur est publié. Et clairement, il prend aux tripes, la voix si particulière d’Irrfan annonçant en conclusion « Attendez-moi ». Après quelques mois de deuil, beaucoup de larmes mais aussi une gratitude profonde envers cet acteur qui nous aura tant donné, je rassemble mon courage cet été pour regarder Angrezi Medium. Enfin. C’est le dernier film d’Irrfan, il doit forcément être grandiose, non ? Eh bien, c’est plus compliqué que ça. Et là, il faut que j’arrive à me dégager des attentes forcément monstrueuses que j’avais vis-à-vis de ce film. Ce qui n’est pas une mince affaire ! J’étais déjà très impatiente de le voir pour son casting de folie. Car aux côtés d’Irrfan Khan, il y a Radhika Madan, Kareena Kapoor Khan, Deepak Dobriyal, Dimple Kapadia ou encore Pankaj Tripathi. Bref, de quoi vendre du rêve ! Ensuite, j’avais un si bon souvenir de Hindi Medium que j’espérais forcément qu’Angrezi Medium s’inscrive dans la même lignée, du moins en terme de qualité. Du coup, ce que je m’apprête à écrire fait mal. Et je suis la première à en souffrir.

Cependant, je me dois d’être honnête, c’est l’objectif de cet article.

Angrezi Medium déçoit. Ce n’est pas un film raté, ni une œuvre impropre. Mais si je suis totalement transparente, je dois l’avouer : je m’attendais tellement à mieux ! Oui, je sais, j’avais dit que je me détacherais de mes expectatives de départ. Mais c’est compliqué, surtout dans ce contexte ! Évidemment que j’allais attendre quelque chose du dernier film d’Irrfan, qui plus est quand il est promu comme la suite spirituelle d’un métrage que j’ai adoré. Évidemment que je voulais pleurer à chaudes larmes (ce qui a été le cas, mais pas pour les mêmes raisons), être saisie par l’œuvre et vous en vanter les mérites avec énergie ! Oui, quand nous avons inscrit la critique d’Angrezi Medium à notre sommaire, c’est ce que j’avais en tête. J’espérais pouvoir vous présenter ce métrage comme l’ultime témoignage du talent d’Irrfan. Et en un sens, c’est le cas. Parce que si le film n’est pas à la hauteur, ce n’est jamais à cause de ses acteurs. Tous sont impliqués, justes, à la fois drôles et touchants. Même Kareena Kapoor Khan, que l’on voit peu et dont le rôle ne recouvre pas de grand intérêt, est impeccable. Irrfan Khan a effectivement prouvé à travers les années qu’aucun film, aucun registre ne lui résistait. Que même dans la plus infinie des bouses, il était magistral. Angrezi Medium lui donne tout l’espace de nous faire rire et pleurer, une dernière fois. C’est le film d’Irrfan, il n’y a aucune doute là-dessus. Le métrage nous permet de le voir dans son exercice préféré : celui de la comédie. Car le timing comique d’Irrfan > 091


est unique. Il se joue dans sa voix, si singulière. Dans son regard, si vif. Et plus encore dans ses silences. Irrfan frappe toujours juste. Dans le mille. Il n’est jamais dans l’excès. Il est cet équilibre parfait entre amplitude et finesse. Entre nuance et générosité. Face à lui, la jeune Radhika Madan est très convaincante, et sa complicité avec le comédien nous cueille. Comme je le disais, le problème ne vient pas des prestations des acteurs. En revanche, il vient incontestablement de l’écriture. L’un des atouts majeurs de Hindi Medium, c’était son rythme. On avait à peine fini une scène intense qu’une autre arrivait. Aucun temps mort, aucun instant de latence. Le film allait droit au but, sans se tromper. Du coup, on riait à gorge déployée puis on chialait jusqu’à la déshydratation. Certes, Hindi Medium vacillait de manière un peu allègre entre comédie et émotion, mais il puisait son équilibre instable dans le jeu parfait d’Irrfan Khan. Oui, j’ai dit parfait. Irrfan était l’âme de Hindi Medium. Ce qui était intelligent dans ce film, c’était le fait qu’il soit écrit autour du jeu d’Irrfan. L’écriture prenait sens, prenait même vie dès lors qu’Irrfan entrait en scène. La réalisation comme le montage venaient servir le jeu impérial de l’acteur, venaient se mettre à son niveau.

Et le souci véritable, à mon sens, d’Angrezi Medium, c’est le fait qu’il s’appuie sur Irrfan. On ne compte que sur lui pour faire vivre une scène, même si elle est faiblarde. Hindi Medium avait cousu de fil blanc chaque séquence de sorte qu’elle soit taillée pour Irrfan. Dans Angrezi Medium, on lui fait porter un costume trop étroit, en espérant qu’il 092

arrivera à l’élargir et à lui donner une forme correcte. Mais non. Ça ne fonctionne pas comme ça. Aussi génial soit-il, Irrfan n’est pas metteur en scène, ni scénariste. Angrezi Medium est plus plat, et malgré ses bonnes intentions, souffre de trop de moments de flottement. Il y a des instants où l’on décroche, où l’on ne sait même plus ce vers quoi la trame nous mène tant on cherche à réitérer le comique de situation cadencé de Hindi Medium. Sauf que dans le film de 2017, les situations (aussi farfelues furent-elles) avaient du sens et suivaient un fil conducteur clair pour le spectateur. Dans celui de 2020, la narration s’éparpille et nous perd, pour ne jamais vraiment nous retrouver.

En conclusion, Angrezi Medium est un film moyen. Pas profondément mauvais, mais pas vraiment bon non plus. C’est surtout une œuvre écrasée, que dis-je, détruite par son ambition, qui aurait sans doute gagné à vouloir en faire moins et à se centrer sur le cœur de son histoire. Ceci dit, quel régal de voir Irrfan une dernière fois, toujours au sommet de son art !

Le saviez-vous ? Avant de réaliser Angrezi Medium, le cinéaste Homi Adajania a dirigé les films en langue anglaise Being Cyrus et Finding Fanny. Il a également mis en scène la comédie romantique Cocktail, avec Saif Ali Khan et Deepika Padukone.


093


I R R FA N K H A N : T R O P B I E N P O U R N O U S .

DE GAUC HE A DROIT E : KELLY M AC DONALD, I RRFAN KHAN, ET LE RÉALISAT EUR M ARC T URT LETAUB SUR LE TOURNAGE DU FILM PUZZLE, SA DERNIÈRE SORT IE I NT ERNAT IONALE EN 201 8. PHOTOGRAPHIE PAR LINDA KALLERUS ( SONY PICT URES C LASSIC S) . 094


Irrfan était trop bien pour nous. J’ai souvent pensé que s’il avait été américain, il aurait probablement déjà remporté plusieurs Oscars. Il faisait partie d’une élite d’acteurs transcendants et transcendés, qui pouvaient absolument tout faire. À mes yeux, il était indubitablement de la trempe d’un Daniel Day-Lewis ou d’un Dustin Hoffman. Le grand Tom Hanks l’admirait également. Ils ont travaillé ensemble sur le film Inferno (2016), aussi avec Felicity Jones et Omar Sy. Et lors d’une interview, l’acteur américain faisait d’étonnantes révélations sur son partenaire à l’écran.

“Je vais vous dire ce que je déteste chez Irrfan Khan... J’ai toujours cru que j’étais le mec le plus cool de la pièce, où que j’aille. Que tous ceux qui s’y trouvaient avec moi étaient pendus à mes lèvres et intimidés par ma présence. C’est alors qu’Irrfan Khan franchit le seuil de la porte. Et c’est là que je réalise que le mec le plus cool de la pièce, c’est lui.” Dans une vidéo parodique pour le collection All India Bakchod, un Irrfan Khan faussement pompeux affirmait sans détour :“Je peux absolument tout faire.” Il avait raison.

Irrfan Khan était le meilleur. Ni plus ni moins. Dans sa riche filmographie, il y en a pour tous les goûts. À boire et à manger. Pour les fins gourmets comme les bons vivants. J’aimerais donc qu’on fasse vivre son œuvre pour que dans nos esprits et dans nos cœurs, l’immense Irrfan ne meurt jamais. 095



3

Sushant Singh Rajput 1986-2020


une étoile est née. M OT S PAR ASM AE BENM ANSOUR-AM M OUR PHOTOGRAPHIE : INSTAGRAM 098


Sushant Singh Rajput s’est éteint en juin 2020, à seulement 34 ans. Je dois vous avouer avoir longtemps été sous le choc de sa disparition. Abasourdie. Assommée. Les décès de Rishi Kapoor et Irrfan Khan étaient profondément tristes, mais résultaient de vives luttes contre la maladie. Même si on espérait évidemment qu’ils ressortent gagnants de ces combats, on ne pouvait qu’envisager la terrible éventualité où ils nous quitteraient. Concernant Sushant, rien ne semblait indiquer un destin si funeste. Sushant était un jeune homme talentueux, avec probablement des décennies devant lui pour continuer à nous surprendre face à la caméra. Il avait le temps. Du moins, c’est ce que je pensais, bêtement. J’ai appris la mort de Sushant dans un contexte assez particulier. Pour tout vous dire, j’étais au restaurant, entourée de mes meilleurs amis et de mes cousines, pour célébrer mon 29ème anniversaire. L’ambiance est bonne, et nous sommes tous très loin de nos téléphones. Pourtant, par je ne sais quelle impulsion, je décide de faire un petit tour sur Facebook. C’est là que dans mon fil d’actualité, la nouvelle tombe : Sushant est décédé ce jour. C’est moi qui annonce la nouvelle à mes amis, dont les réactions vacillent entre effroi et incrédulité.

“C’est pas possible ?” “T’es sûre de ta source ?” “Mais pourquoi ?” C’était non seulement possible, mais c’était vrai. Ma source était bonne, hélas. Et pour l’instant, je ne savais pas pourquoi. On parle alors de suicide, de mal-être profond. Mon amie Sakina s’effondre en larmes. Et moi, je

ne comprends pas ce qu’il se passe. Alors que je dépose mes amis à la gare, Elodie et moi discutons du prochain numéro.

“Laissons tomber les idées qu’on avait, on va faire une édition hommage. On n’a pas le choix, c’est notre devoir,” dit-

elle. Je la rejoins complètement, sans me douter que la rédaction de ce numéro allait être particulièrement difficile pour moi. Et qu’allais-je bien pouvoir dire de Sushant, qui n’avait alors sorti que 10 films ? Rendre hommage à un ancien comme Rishi Kapoor ou à un artiste unique tel qu’Irrfan Khan, ça avait du sens. Leurs carrières respectives étaient riches, il y avait de la matière pour leur faire honneur.

Mais pour Sushant, le meilleur était à venir, non ? Ces 10 films illustraient-ils vraiment tout son potentiel ? Était-ce tout ce dont il était capable ? Ne valait-il pas bien plus encore ? J’étais larguée. Je n’étais pas sa plus grande fan et n’allais pas me présenter comme telle maintenant qu’il était parti. Ce n’était pas juste. Ni pour lui, ni pour ceux qui l’admiraient sincèrement de son vivant. Je ne sais donc pas par quel bout prendre cet article, ni comment le mener.

Alors je tiens à vous avertir. Je ne sais pas si cet écrit rendra à Sushant l’hommage que vous souhaitiez pour lui. Mais du fond du cœur, j’ai fait de mon mieux. > 099


Enfance et jeunesse Sushant Singh Rajput naît et grandit à Patna dans l’État du Bihar. Issu d’une famille modeste, l’acteur n’a pas forcément le profil d’une future vedette de cinéma. Les valeurs de ses parents sont simples, tournées vers le travail. Sushant évoque une enfance heureuse auprès des siens, entouré de ses quatre sœurs aînées.

“Comme j’étais le petit dernier, j’ai été chouchouté.” Mais en 2002, sa mère décède, laissant le jeune Sushant profondément marqué. “Notre mère nous manque, à

mes sœurs et moi. Mais je suis sûr que de là où elle est, elle est heureuse de constater que ses enfants vont bien.” Alors qu’il fait des études d’ingénieur à la Delhi Technological University, le jeune homme abandonne tout pour se consacrer à sa véritable passion.

“Pendant ma troisième année, j’ai quitté l’université après avoir pris conscience que le divertissement était vraiment ce que je voulais faire pour le reste de ma vie.” À ce sujet, il déclarera que sa vision était claire. “J’étais déjà une superstar dans ma tête.” Il intègre une compagnie de théâtre à Mumbai dans la foulée et participe à un atelier de Barry John, dont l’école de comédie a vu naître des grands monsieurs comme Shahrukh Khan et Manoj Bajpayee. Sushant sera aussi danseur au sein de la prestigieuse troupe de Shiamak Davar. 100

C’est ainsi qu’il partage la scène avec Aishwarya Rai Bachchan lors des Jeux du Commonwealth en 2006, à Melbourne.

“Je devais porter Aishwarya. Quand ce moment de la chorégraphie est arrivé, je l’ai soulevé et j’ai ensuite oublié de la reposer. Ça a duré près d’une minute. Aishwarya s’est demandée ce qu’il se passait.”

Explosion à la télévision Sushant fait ses premiers pas sur le petit écran à l’âge de 22 ans dans le feuilleton Kis Desh Mein Hai Meraa Dil, pour lequel il tient un rôle secondaire face à Meher Vij. La télévision est un tremplin pour le jeune homme, qui est littéralement révélé avec le soap opera Pavitra Rishta, dans lequel il officie dès 2009 dans le rôle principal. La productrice, Ekta Kapoor, bataille pour l’imposer dans la série tant elle croit en son potentiel. Et Sushant ne trahira pas sa confiance.

Le programme fait de Sushant une star, lui valant notamment l’Indian Television Academy Award du Meilleur Acteur. Sur le tournage, il tombe amoureux de sa partenaire, Ankita Lokhande.

“Nous sommes littéralement opposés. Elle est directe, extravertie, désinhibée et solaire. Pas un jour ne passe sans que je sois stupéfait par sa beauté.” Il ne manque d’ailleurs pas une occasion de saluer le talent de celle qui deviendra sa belle. “J’étais

impressionné par sa spontanéité et son naturel devant la caméra.” >


PAV I T RA R I S HTA (2009 )

101


J H A L A K D I KHHLA JA A, EP I SO DE FI N A L DE LA SAISON 4 ( 201 0)

D E GAU C H E À D R O I T E : MALA I K A A RO RA K HAN , YAN A GUPTA, M EIYANG C HANG, M ADHURI DIXIT NE NE , S U S H A N T S I N G H RAJP UT, MAHHI V I J AI N SI Q UE REM O D’SOUZA.

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Ensemble, ils participent en 2010 à la quatrième saison de Jhalak Dikhhla Jaa, version indienne de Danse avec les Stars. Et avec sa pratique régulière du ballet, qu’il apprend auprès d’un danseur argentin, autant dire que Sushant est très à l’aise dans l’exercice. Il se hissera en finale, bon deuxième derrière l’outsider Meiyang Chang. Cette expérience télévisuelle ne fait que confirmer son amour pour cet art, qu’il entend bien perfectionner.

Il est ensuite choisi par le réalisateur pour ce projet, adaptation du best seller de Chetan Bhagat Les trois erreurs de ma vie.

Le métrage, intitulé Kai Po Che, sort en 2013 et révèle Sushant au public cinéphile. On découvre en lui une puissance de jeu incroyable, une tendresse infinie et un indubitable charisme. Grâce à ce premier projet cinématographique, le jeune comédien sera nommé pour le prix du Meilleur Espoir Masculin aux Filmfare Awards, catégorie dans laquelle il sera lauréat aux Screen Awards en plus d’être pressenti pour le IIFA Award du Meilleur Acteur.

“Je peux danser pendant des heures, même sur le silence entre deux chansons, quand la musique s’arrête durant 15 L’occasion idéale pour nous secondes. Il y a un rythme en chacun de revenir sur ce qui fait la de nous, sur lequel on ne s’étend que singularité de ce film… > rarement à cause du bruit qui nous entoure.” Mais en 2011, attiré par l’appel du septième art, il décide de quitter le show qui l’a révélé.

KAI PO C HE ( 201 3)

“On dit que toutes les bonnes choses ont une fin. Eh bien, c’est le cas pour ça aussi.” Laissant sa fanbase attristée par son

départ de la série, l’acteur se veut cependant rassurant sur son devenir. “Quoi que je fasse

par la suite, je le ferai bien, j’y mettrai tout mon coeur.”

Premiers pas au cinéma Le directeur de casting Mukesh Chhabra le repère dans un café de Mumbai et lui propose d’auditionner pour le prochain film d’Abhishek Kapoor, qui a réalisé le succès de 2008 Rock On. 103


2013

critique

K ai po che M OT S PA R E LO DI E HA MI DOV I C

SUSHANT SINGH RAJPUT

3 raisons pour lesquelles Kai Po Che est l’un de mes films préférés.

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Pour qu’un film entre dans la liste de mes favoris, il n’a pas besoin de grand-chose. Au fond, j’aime les histoires qui me transportent, qui sont assez authentiques pour me toucher et qui sont également capables de déconstruire la réalité pour mieux souligner ses forces et ses faiblesses. J’aime les films qui osent, sans jamais trop en faire. Les films qui savent se montrer francs, les films qui sont tout simplement justes. Kai Po Che fait partie de ces métrages que je suis capable de revoir en boucle tant il m’a conquise. Je sais donc par avance que je ne suis pas en mesure d’en faire une critique objective. L’affection que je lui porte est trop grande, presque disproportionnée. Néanmoins, je vais vous expliquer pourquoi je l’aime à ce point, car à mes yeux, Kai Po Che est une œuvre qui mérite davantage de reconnaissance. Qui sait ? Peut-être que vous allez faire une découverte sensationnelle ? Peutêtre que cela vous rappellera même que le cinéma indien possède bien des trésors au cœur de son industrie cinématographique gigantesque...

1.

Une histoire plus complexe qu’il n’y parait. En lisant le résumé de Kai Po Che, on pourrait croire qu’il s’agit là d’un film sur l’amitié. Quelque chose d’agréable et de divertissant. Peut-être dans l’esprit de Zindagi Na Milegi Dobara ? Oui, mais pas seulement. Kai Po Che est effectivement centré sur trois garçons, sur leurs rêves, leurs espoirs, leurs problèmes. C’est assez factuel dans sa narration, mais cela reste efficace, intrigant. D’ailleurs, en 5 minutes, le ton est donné : Omi (Amit Sadh) sort de prison. Son ami Govi (Rajkummar Rao) vient le chercher, et ils parlent ensemble d’un troisième garçon Ishaan (Sushant Singh Rajput). Flashback, nous retrouvons les trois potes en question 10 ans plus tôt, devant un match de cricket. L’objectif initial est donc de découvrir quelle péripétie a conduit Omi derrière les barreaux. La première scène dans le salon d’Ishaan pose les bases.

Le film tourne autour de jeunes hommes de classe moyenne dont les ambitions sont simples. > 105


C’est cet acharnement, ce besoin d’accomplissement que nous allons suivre. Comment la société met des barrières à une jeunesse qui n’a pas les moyens, qui essuie refus sur refus ? Petit à petit, nous découvrons leur quotidien, leur entourage, les opportunités qu’ils pourront saisir et celles qu’ils vont devoir créer.

Pas la peine donc d’interroger le lien qui unit cette bande, car le véritable enjeu de Kai Po Che, c’est la façon dont tous grandissent ensemble. Le tout est ponctué de faits historiques, aussi bien liés au cricket (omniprésent dans le métrage) qu’à la ville dans laquelle les protagonistes évoluent. Cela ancre l’histoire dans une réalité proche, concrète. Au fur et à mesure, Kai Po Che parvient subtilement à glisser de multiples messages. Je ne vais pas tout vous raconter, car il y a de jolies surprises, ce qui rend le film fort et captivant.

2.

Un trio d’excellence. À chaque fois que je revois Kai Po Che, j’ai un nouveau coup de cœur. La première fois, c’était pour Sushant Singh Rajput. J’étais fascinée par l’acteur, qui m’avait bluffée avec ce premier rôle au cinéma. Rien en lui ne laisse le moindre doute. Il incarne Ishaan avec férocité, lui donne de l’émotion, même dans ses crises de grand frère capricieux. Lorsqu’Ishaan tend la main, on ne peut qu’applaudir, ressentir une énorme affection pour ce grand garçon qui ne sait pas encore où est sa place et qui se laisse facilement 106

avoir par ses sentiments. Ishaan est fondamentalement bon, mais il est aussi maladroit.

C’était un premier rôle de choix pour Sushant. Et surtout, c’était la preuve qu’il avait déjà tout d’un grand ! La deuxième fois, mon cœur a vibré pour Amit Sadh. Il faut dire que le comédien a un regard empreint d’une sensibilité unique. Lors de mon premier visionnage, j’étais tellement obnubilée par Ishaan que je n’avais fait assez attention à ses deux camarades. Mais durant ce second visionnage, j’ai éprouvé tant de peine pour Omi ! Il est d’abord le meilleur ami, allié en facéties d’Ishaan. Tout comme lui, il est loin d’avoir trouvé ce qu’il veut faire dans la vie, et n’aspire pas à grand-chose, si ce n’est à faire perdurer le bon temps. Amit est formidable, et l’écart entre sa première scène et sa dernière est impressionnant. Je n’ai depuis eu de cesse de suivre son travail, et il ne m’a jamais déçue. C’est un acteur qui mérite encore plus de visibilité, et je pense qu’il risque encore de nous surprendre.

Enfin, comment ne pas évoquer Rajkummar Rao ? Cet acteur sait décidément tout faire. Dans le rôle de Govi, il est le cerveau derrière la folie de ses compères. Celui qui veut réussir, aller de l’avant, grandir. Celui qui a aussi le plus peur, qui ne veut pas faire d’erreur. Govi est l’ami qui allume l’ambition du groupe et qui se chargera de l’entretenir. Il est peutêtre réaliste, mais il n’est pas à l’abri de ses propres désillusions. De sa façon de parler à sa posture, Rajkummar ne fait pas le moindre faux pas. Dès que je revois le film, je m’étonne de son implication et de la finesse de sa prestation.


Réunis, ils sont incroyables. Irremplaçables. Ils forment un nouveau trio marquant du cinéma indien, à l’image de celui formé par Akshaye Khanna, Aamir Khan et Saif Ali Khan dans l’incontournable Dil Chahta Hai.

3.

Un réalisateur au top de sa forme. Quelqu’un se souvient-il du film Aryan, sorti en 2006 ? Non. Par contre, si je parle de Rock On, là, tout de suite, on visualise exactement le métrage dont il est question. L’échec du premier film aurait pu empêcher Abhishek Kapoor de s’investir dans le second, mais Rock On a marqué le cinéma indien par son originalité et sa réalisation minutieuse. La musique, les acteurs, la mise en scène... Rien n’y était laissé au hasard. Kai Po Che s’inscrit dans la continuité de cette précision, sans être aussi extrême (forcément, on parle de cricket, pas de rock’n’roll).

Propre, d’une certaine façon. Ce qu’Abhishek Kapoor a ajouté, c’est surtout le regard de ses trois personnages principaux. On voit ce qu’ils voient, on vit ce qu’ils vivent.

Le rendu final, c’est un métrage qui n’est jamais prétentieux, qui n’a pas besoin d’en faire des caisses pour souligner son propos. Nous sommes loin du Bollywood classique et, au final, j’ai vu en Kai Po Che beaucoup de ressemblances avec ce qui se fait dans le sud de l’Inde, notamment au Kérala. C’est probablement avec ce film-là que j’ai commencé à chercher ce genre d’histoires. Ce cinéma sans fioriture, agréable et prenant. Alors, à vous de juger, maintenant !

Abhishek Kapoor est doué pour travailler sur l’ambiance générale de ses films, pour dévoiler un monde sans l’aseptiser. Si Rock On est sombre, parfois brutal dans son image, son film de 2016 Fitoor est poétique, doux, presque séduisant. Ici, Kai Po Che est calme, réaliste. Surtout, il est focalisé sur ses protagonistes et le contexte dans lequel avance leur histoire. J’ai forcément pensé à Gully Boy, dans le sens où l’on nous montre un coin de vie pauvre, pas facile. Mais malgré la dureté de ce que la caméra nous révèle, ça reste beau. 107


SUSHANT SINGH RAJPUT : UNE ÉTOILE EST NÉE.

S’il est heureux de la reconnaissance qu’il reçoit, l’acteur est cependant quelque peu dépassé par sa nouvelle notoriété.

“C’est unique, l’attention, l’adulation. Mais tout ça.., les interviews à la presse, les photoshoots, les attentes des médias que l’on soit toujours irréprochables - me met mal à l’aise et je tends à vouloir me “Mais lorsque je rentre à la maison et que je regarde un film de Dustin taire et me fermer.” Hoffman ou d’Al Pacino, je comprends que je n’ai encore rien commencé.” S’imposant rapidement comme l’un des jeunes acteurs à suivre de l’industrie hindi, Sushant enchaîne les tournages. Il signe un contrat de plusieurs millions de roupies avec Aditya Chopra, président de la bannière Yash Raj Films. Il s’agit d’un véritable rêve pour Sushant, qui souhaite plus que tout figurer dans un film de la prestigieuse boîte de production. C’est ainsi qu’il remplace au pied levé Shahid Kapoor pour la comédie SH U D D H D ES I RO MA N CE (2013)

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sentimentale Shuddh Desi Romance, dirigée par Maneesh Sharma. Il travaille ensuite pour le cinéaste Rajkumar Hirani au service de l’encensé PK, dans lequel il tient un petit rôle aux côtés de la talentueuse Anushka Sharma. De son propre aveu, ce statut tout frais de star montante peut parfois lui rester en tête.

Très vite, le CV de Sushant a de quoi en faire pâlir de jalousie plus d’un, puisqu’après cette collaboration avec l’un des réalisateurs les plus convoités de Bollywood, il est choisi pour incarner l’iconique détective Byomkesh Bakshy dans la relecture sur grand écran du fascinant Dibakar Banerjee, produite par Yash Raj Films. Le métrage sortira en 2015 et malgré la hype qui l’entoure, résultera en échec commercial. Et si vous voulez comprendre pourquoi, c’est par ici que ça se passe… >


PK ( 201 4)

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2015

critique

Detective Byomkesh Bakshy! Le Sherlock bengali.

SUSHANT SINGH RAJPUT

MOTS PA R E LO D I E H A M I DOV I C

110


Avant d’écrire la critique de ce film qui ne m’avais pas laissé un grand souvenir, je voulais d’abord lui redonner une chance. Il faut dire qu’en 2015, j’avais attendu avec impatience ce métrage inspiré des écrits du célèbre Sharadindu Bandyopadhyay, l’auteur bengali auquel on doit le personnage du détective Byomkesh Bakshi. C’est sans aucun doute le plus probable pendant indien de l’iconique Sherlock Holmes. Sa première apparition date de 1932, et une adaptation télévisée a également vu le jour en 1993 avec l’excellent Rajit Kapur dans le rôle titre. Ma curiosité était piquée à vif, et j’ai suivi l’avancement du projet cinématographique avec attention. Surtout, j’avais un réel coup de cœur pour Sushant, que je trouvais brillant depuis ses débuts à Bollywood. Je ne voulais donc rien manquer de la suite de sa carrière.

J’ai souvenir d’avoir été déçue par Detective Byomkesh Bakshy. De n’être jamais complètement entrée dans le film. Presque 5 ans plus tard, mon opinion serait-elle différente ? Il faut dire que depuis, deux choses ont changé. D’une part, mon anglais est bien meilleur qu’à l’époque. Car oui, ça joue beaucoup de comprendre à la fois ce qu’on entend et ce qu’on lit - surtout quand on sait que très peu de films hindi sont disponibles avec des sous-titres français. D’autre part, je n’ai plus d’attente. Je ne risque pas d’être déçue ou surprise. J’ai si peu de souvenirs de ma première expérience que j’ai désormais le recul suffisant pour retenter l’expérience. C’est quelque chose que je fais rarement, car j’ai confiance en ma première impression. Regarder un film déjà vu et déjà apprécié

permet parfois de redécouvrir des détails, d’en avoir une autre lecture tant dans l’histoire que dans la réalisation. Mais qu’en est-il pour un film que je n’ai pas aimé ? Pour moi, c’est presque une perte de temps. Toutefois, il y a quelques exceptions, alors pourquoi pas Detective Byomkesh Bakshy ? Suis-je passée à côté d’une pépite ? Oui et non.

Comme en 2015, entrer dans Detective Byomkesh Bakshy demande de l’effort. De la concentration. Ce qui me dérange le plus, c’est le fait que le film prenne son temps sans jamais nous donner de quoi véritablement nous accrocher au protagoniste. Car s’il est clairement le héros, il y a tant de personnages, tant d’événements, surtout tant de mystères à résoudre que le détective en devient un lui-même ! On n’éprouve pour lui aucune empathie, on ne veut donc pas forcément le suivre coûte que coûte dans son enquête. Il manque quelque chose pour nous faire adhérer à lui, et malgré tous les efforts de Sushant Singh Rajput, ça n’arrive pas. En fait, je crois que ce qui manque à Detective Byomkesh Bakshy, c’est de l’émotion, tout simplement ! Sur le plan technique, le film ne vieillit pas. Le travail autour de la ville de Calcutta en pleine guerre mondiale (nous sommes en 1943) est tout simplement incroyable ! Les rues sont remplies de vieilles voitures, d’affiches vintage, de publicités d’époque, de cette vie d’antan... L’ambiance est capturée avec beaucoup de finesse et je me suis souvent retrouvée à regarder les décors plus que les personnages ! Dingue, non ? C’est presque comme si le contexte de l’histoire avait volé la vedette à la trame principale. > 111


Il y a d’ailleurs de nombreux clins d’œil aux polars d’époque, et certaines mises en scène sont divines. La lumière, les couleurs, les cadrages... Vraiment, Dibakar Banerjee n’a pas fait les choses à moitié.

Detective Byomkesh Bakshy n’est pas mauvais. Lorsque je me focalise sur son histoire, ça tient parfaitement la route, du début à la fin. Si j’ai déjà souligné le fait que le film manquait d’émotion, je peux aussi ajouter qu’il manque de rythme. L’enchainement des scènes n’est pas toujours évident. Parfois, c’est même très plat. Il manque un caractère d’urgence, de danger et lorsque ça arrive enfin, ça s’arrête trop vite. C’est inégal à bien des égards, et c’est peut-être à cause de ça qu’il est difficile d’apprécier le film totalement.

Au final, ma première impression était la bonne. 112

Je retrouve tout ce qui explique ma déception, mais j’ai tout de même été en mesure de capter quelques fins détails, comme les dialogues et les regards. Il y a un côté mystique intéressant, et quand il faut soudain expliquer le pourquoi du comment, cet effet disparait. Satisfait des retours, Dibakar Banerjee avait déjà préparé une suite, qui n’a finalement jamais vu le jour. Il avait tous les ingrédients pour faire une franchise captivante, je n’en doute pas. Je pense que j’aurais adoré voir une séquelle, ne serait-ce que pour en savoir plus sur Byomkesh Bakshy, plus sur Calcutta. Qui sait, peut-être que tous les défauts du premier film auraient été corrigés dans le second ? On ne le saura jamais. Finalement, je réalise que Detective Byomkesh Bakshy ne ressemble à aucun autre film et qu’il vaut la peine d’être regardé. Ne serait-ce que par curiosité, tentez-le.


SUSHANT SINGH RAJPUT : UNE ÉTOILE EST NÉE.

Qu’à cela ne tienne, il est sélectionné pour remplacer Hrithik Roshan dans Paani, l’ambitieux projet du cinéaste Shekhar Kapur.

C’est alors que le comédien se décide à clarifier la situation.

“Elle n’est pas alcoolique et je ne suis pas infidèle. Les gens suivent parfois des chemins différents et c’est tout simplement triste. Point barre !”

Et à ce moment-là, on se dit que Sushant est sur le toit du monde. En attendant, on le retrouve en 2016 dans une autre production très attendue : le biopic M.S. Dhoni - The Untold Story. Avec ce métrage, Sushant signe probablement le plus gros coup de sa carrière ! Réalisé par Neeraj Pandey, le film constitue son plébiscite populaire le plus conséquent ainsi que la prestation majeure de sa filmographie. Pour cette œuvre, Sushant sera par ailleurs pressenti pour le Filmfare Award du Meilleur Acteur.

Il était le premier choix d’Abhishek Kapoor pour son drame romantique Fitoor, face à la belle Katrina Kaif. Pourtant, il sera remplacé par Aditya Roy Kapur plusieurs mois après que le tournage ait été repoussé.

En dents de scie

La rumeur voudrait que Katrina ait demandé son éviction, ce que niera le comédien.

Si l’on aurait pu croire que le succès phénoménal de M.S. Dhoni - The Untold Story ferait un bien fou à cet acteur prometteur, c’est étrangement l’inverse qui se produit. En effet, sans trop que l’on puisse se l’expliquer, Sushant ne sort rien pendant plus d’un an. Il avouera lui-même ne pas avoir compris le désintérêt du public malgré sa belle prestation dans le métrage de Neeraj Pandey.

“J’étais déçu à propos du film (M.S. Dhoni - The Untold Story, ndlr). Puis je me suis dit que, peut-être, j’avais surestimé l’accueil qu’il recevrait.” Toujours en 2016, il annonce sa séparation d’avec Ankita Lokhande, après plus de 6 ans d’amour. La presse à scandale spécule à ce sujet, annonçant d’abord que Sushant aurait trompé sa belle, pour avancer ensuite que la rupture aurait été causée par des problèmes d’alcool chez Ankita.

“Quand j’ai donné ma parole à quelqu’un et qu’il repousse le projet (pas de son plein gré mais pour des raisons particulières), je le comprends et je ne me défile pas. Mais malheureusement, à cause de cet engagement, j’ai perdu l’opportunité de faire 12 autres films rien que l’année dernière.” Il revient finalement en milieu d’année 2017 avec le drame romantique Raabta, qui fera un bide au box-office et recevra des critiques massacrantes. Ce cousin lointain du hit télougou Magadheera égratigne bien plus la trajectoire de l’acteur qu’il n’aurait pu l’imaginer. Il quitte Yash Raj Films, présumément suite à un désaccord avec son dirigeant Aditya Chopra, qui l’aurait négligé en faveur du ‘it boy’ Ranveer Singh. L’échec de Byomkesh Detective Bakshy > 113


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aurait manifestement précipité son départ. Enfin, le projet Paani traîne en longueur pour finalement ne jamais se matérialiser. La carrière du comédien est clairement en perte de vitesse. Pourtant, Sushant relativise avec une immense maturité.

“Je veux échouer, encore et encore. Je pense que nous sommes tous de nature trop prudente. Nous devons faire de la place pour nos échecs, mais pour de bonnes raisons. Je veux essayer de nouvelles choses. C’est ce qui me motive.” Abhishek Kapoor tente de le sauver de l’oubli en lui offrant le rôle masculin de son film suivant : la fresque romanesque Kedarnath, qui sert aussi de rampe de lancement à Sara Ali Khan, fille de Saif Ali Khan et Amrita Singh. Le métrage sera repoussé à plusieurs reprises pour finalement sortir en décembre 2018. Si le film réalise des scores honorables en termes d’entrées, la critique se focalise presque exclusivement sur les prouesses de sa jeune vedette féminine, faisant passer Sushant au second plan.

Les déboires continuent pour le jeune homme puisque son ambitieux film d’action, Drive, se fait attendre. Signé avec la prestigieuse boîte Dharma Productions juste après le succès de M.S. Dhoni - The Untold Story, le métrage est tourné très rapidement mais reste mystérieusement dans les tiroirs de Karan Johar, son producteur majeur. L’acteur est luimême dans l’incompréhension face à cette situation.

M. S. D H O NI - T H E U N TO L D STORY (2016)

“Je ne sais pas, on m’a dit plusieurs fois que le film sortirait mais je n’ai pas eu d’autres nouvelles à ce sujet.” > 115


2018

pourquoi ?

Drive M OTS PAR ASM A E B E N M AN SO UR

SUSHANT SINGH RAJPUT

Pourquoi ? Mais quoi donc ? Une question ouverte qui vient signifier mon incompréhension de spectatrice. Ouverte à tous les films, à toutes les interrogations. Des questionnements qui peuvent aller dans le bon sens comme dans le mauvais. Pour cette édition spéciale, j’ai décidé de parler d’un film dont vous ignorez peut-être jusqu’à l’existence : Drive. Et non, je ne parle pas du film américain de 2011, encensé par la critique avec le bellâtre Ryan Gosling. Je parle de son remake hindi, sorti en 2019.

« Quoi ?! Un remake de Drive ? Un remake de la vision unique de Nicolas Winding Refn ? De la photo captivante de Newton Thomas Sigel ? Sérieux ?! #jaipeur » Je ne vais même pas prendre la peine de vous présenter la trame totalement hasardeuse de cette version Wish du film précité. Retenez juste une chose : ce métrage est un désastre en tous points, de l’écriture moisie aux effets visuels périmés, en passant par un montage scolaire… Bref, y’a rien de bon à en tirer.

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Même pas Sushant Singh Rajput, qui semble avoir compris qu’il était inutile de dépenser la moindre énergie dans un métrage à l’échec inévitable. Mais alors, pourquoi parler de ce film qui est bien loin de faire honneur au potentiel de Sushant, tragiquement décédé en juin dernier ? Parce que Drive va bien plus loin que l’accident industriel. Il est l’un des exemples criants du traitement réservé aux œuvres négligées des grosses boîtes de production. Un film qui devait faire l’objet d’une sortie en salles massive, annoncé juste après le plébiscite populaire du biopic M.S. Dhoni - The Untold Story, en 2016. Mais qui a traîné en longueur pour finalement échouer, à l’agonie, sur le catalogue de Netflix, entre les créations de Ryan Murphy et les téléfilms de Noël bien niais. Qu’est-il arrivé à Drive ? Pourquoi un dessein aussi cruel pour ce film empli de promesses ? Difficile d’en savoir plus, si ce n’est que de tous temps, les maisons de production ont essayé de capitaliser sur la notoriété immédiate >



d’une star de cinéma. En 2016, Sushant était l’acteur à suivre, fort du succès de M.S. Dhoni. C’est pourquoi Karan - j’aime beaucoup l’argent - Johar n’a pas hésité une seule seconde, signant le nouvel espoir de Bollywood pour un métrage qui doit se faire vite (et malheureusement pour nous, pas forcément bien). Un film populaire qui lui assurera des revenus bruts. Et peu importe s’il est écrit avec le cul. Sauf que Drive n’est pas sorti vite. Drive n’est d’ailleurs pas sorti du tout. En tout cas, jamais en salles. Le projet a pourri, lentement, dans un des tiroirs de bureau de Dharma Productions. La production du métrage, financé par Karan - j’aime l’argent plus que ma propre mère - Johar, s’est étalée pour des raisons qui m’échappent. Rien de fondamentalement étonnant en soit, cela arrive souvent. Un film est annoncé, mais il met un temps fou à sortir en salles. Pourquoi ? L’équipe créative change, le tournage est mis à rude épreuve 118

par des conditions climatiques difficiles, des accidents, des maladies, avec un budget qui se voit de fait doublé voire triplé pour le mener à son terme... C’est par exemple ce qui est arrivé à Thugs of Hindostan, dont le budget initial a été multiplié par trois en cours de tournage, l’équipe ayant été rattrapée par une réalité qui leur échappait. Sauf que l’argent, un producteur décide de l’investir s’il croit véritablement en la force de son métrage. Aditya Chopra croyait en Thugs of Hindostan, il a donc accepté de cracher plus de tunes que prévu. Drive n’avait pas du tout la même envergure, ni la même ambition. Il aurait dû être un cousin lointain de la franchise Race, né uniquement pour faire plaisir à la fanbase grandissante de Sushant Singh Rajput. Était-il donc intéressant pour Karan - j’aime l’ar(gen)t - de sortir davantage de pognon pour un film pareil ?


La réponse est évidemment négative. C’est donc ainsi que le film se meurt, à petit feu, et perd surtout en pertinence commerciale à mesure que le temps passe.

« Mais alors, tout ce fric est-il parti à la poubelle ?! » “Que nenni !” nous dit tonton Karan. Il aime beaucoup trop la moula pour la perdre aussi bêtement, voyons ! Ceci étant dit, comment s’assurer d’en gagner au moins un peu avec ce métrage ? Parce que très clairement, le public ne se déplacera pas, ni ne déboursera le coût d’un ticket de cinéma pour le voir.

« Et si on le diffusait à la télé ? » Et là, vous vous dites sans doute la même chose que moi.

« Aucun patron de chaîne normalement constitué ne paierait les droits de diffusion (qui plus est pharaoniques chez Dharma) d’une bouse pareille. #bonsens » Eh bien, vous et moi, nous avons tort. Car il n’est pas question de qualité, ici. Ça, le diffuseur s’en tape complètement !

« Il a bien sorti le chéquier pour nous infliger Race 3 à la télé ! Alors bon, la qualité… » Lorsqu’un film indien (sorti sur grand écran) bénéficie d’une première diffusion à la télévision, ça coûte de l’argent, bien entendu, surtout s’il a rencontré un vif succès au boxoffice. Si le public s’est mobilisé en salles, qu’il a dépensé du fric pour voir le métrage, il sera également au rendez-vous pour le (re)découvrir chez lui, devant son téléviseur. C’est presque une garantie de succès, un deal gagnant-gagnant. Le distributeur vend les droits du film pour une somme coquette,

et le diffuseur se fait des couilles en or en s’assurant de grosses audiences. Et tout cela est absolument impossible à évaluer pour un film qui n’a jamais vu la lumière (ou en l’occurrence l’obscurité) des salles de cinéma. Drive n’a pas été testé auprès du public, impossible donc d’apprécier sa capacité à rassembler !

Drive devait d’abord sortir en septembre 2018, puis a été repoussé à juin 2019. Pourquoi ? Aucune idée. En tout cas, aucune explication officielle quant à cette décision. Peut-être l’évidente médiocrité du produit final ?

« Quoi ? Vous allez me faire croire que Karan - je vendrai(s) ma dignité pour un gros chèque - a eu honte de Drive ? PTDR. » Ça ne l’a effectivement pas empêché de produire la même année Student of the Year 2 qui, lui, a eu quand même droit à une sortie au cinéma en 2019 après avoir également été repoussé à plusieurs reprises.

« Et on s’en serait volontiers passés... » Pourquoi je prends cet exemple ? Pour le plaisir de taper une nouvelle fois sur mon punchingball humain favori, Tiger Shroff ? Oui, mais pas que. Il y a UNE différence majeure entre Drive et Student of The Year 2. C’est le casting. Non pas que celui de Student of the Year 2 soit meilleur, c’est même plutôt le contraire. Mais ce film recouvrait un enjeu majeur : lancer les carrières des comédiennes Tara Sutaria et, plus encore, d’Ananya Panday… > 119


« Attendez… On me dit à l’oreillette qu’il est là. On le sent arriver de loin. Et il puuuue, en plus ! Ah, le voilà ! Rhooooooo, je vous jure qu’à voir, c’est dégueulasse… C’est lui, l’affreux, l’abominable, le détestable, celui dont on prononce beaucoup trop le nom : le népotisme ! » Ô, le vilain gros mot ! Le fameux népotisme, ou dans un langage plus familier, le piston.

« On l’aime pas, le piston, hein ! Il est vilain, le piston ! Et puis, ce mot, “népotisme”, il est d’un prétentieux ! » On l’entend partout, celui-là. Surtout en ce moment. Et non, je ne vais pas tomber dans la brèche facile de la théorie du complot, où les outsiders ne sont vraiment pas les bienvenus dans le milieu du cinéma. Non parce que si on s’amuse à ça…

« Shahrukh Khan, Dilip Kumar, Rajinikanth, Akshay Kumar, Anushka Sharma, Nawazuddin Siddiqui, Rajkummar Rao, Taapsee Pannu… Tout ça, ça dégage ! » Cela étant dit, les objectifs des deux films précités étaient totalement différents. Student of the Year 2 était là pour promouvoir de jeunes talents (notamment une enfant de star qui avait fait l’objet d’une grosse couverture médiatique, et de facto d’énormes expectatives). Car oui, avant même la sortie de l’œuvre, Ananya Panday (fille de l’acteur Chunky Pandey) avait d’ores et déjà signé d’autres projets au cinéma. Il était donc inimaginable de laisser le film de ses débuts dans les tiroirs ! Et comme je l’ai évoqué plus haut, le but premier de Drive était quant à lui de capitaliser sur la popularité grandissante de Sushant Singh Rajput… Hélas obsolète depuis. Et attention, je vous vois venir d’ici… 120

« Mais comment tu oses dire que personne n’aime Sushant ? T’as pas honte ? Sorcière, va ! » Calme-toi, fan autoproclamée de Sushant depuis le 14 juin 2020 ! Sushant était un formidable acteur, et il avait son public. C’est indubitable et mon écrit ne cherche absolument pas à le remettre en doute. En revanche, il faut aussi admettre que l’effervescence autour de lui suite à la sortie de M.S. Dhoni est retombée comme un soufflet. Le contexte dans lequel Drive a été initié n’était donc plus le même que celui de sa potentielle sortie, en septembre 2018. Car à ce moment-là, Sushant n’avait aucune actualité forte. Son dernier film en date, Raabta (sorti en juin 2017, soit plus d’un an avant), a fait un bide au box-office et a reçu des critiques massacrantes. La faute à des choix moyens, à la malchance ou à la fatalité, le comédien n’a jamais réussi à véritablement surfer sur le plébiscite de M.S. Dhoni.

Aussi talentueux et travailleur qu’il fut, Sushant n’est malheureusement pas parvenu, de son vivant, à devenir une vraie figure populaire. La rumeur voudrait qu’il ait été blacklisté, ou qu’on lui ait préféré des vedettes plus bankable (ou avec un nom de famille plus connu). Du coup, au regard de tous ces éléments, Karan Johar, qu’est-ce qu’il se dit ?

« Non mais tu crois qu’on va mettre notre fric dans la promotion d’un film que personne n’intéresse ? Et avec des acteurs que personne n’intéresse ? »


C’est là que, dans sa grâce divine, Netflix signe un contrat de diffusion avec Dharma Productions et sauve des eaux marécageuses de l’oubli Drive, qui sortira finalement sur la plateforme en novembre 2019.

« Fallait bien vider les tiroirs, ça prenait de la place, cette merde ! » De fait, une question importante se pose.Les plateformes de streaming sont-elles devenues la décharge des salles de cinéma ? Et plus encore, des bannières de production ? Car avant même la crise sanitaire du COVID-19, nombre d’échecs commerciaux (qui ont bel et bien bénéficié d’une sortie en salles obscures) ont rapidement été proposés sur des plateformes comme Netflix, Amazon Prime Video, ZEE5 ou encore Hotstar. Une manière de donner une seconde vie à un film ? En effet. Là où quelques décennies en arrière, les deux canaux de diffusion d’un long-métrage étaient le cinéma et la télévision, aujourd’hui, une œuvre filmique peut avoir plusieurs destinées. Cinéma, télévision, sortie en DVD, en VOD... Et quand le marché du streaming s’ouvre et se veut de plus en plus riche, il faut être en mesure de faire face à la concurrence. L’intérêt de Netflix, ZEE5 ou encore Amazon Prime Video n’est pas de proposer du contenu de qualité, mais de proposer du contenu tout court. D’enrichir leur catalogue au maximum pour une offre qui soit la plus exhaustive possible. C’est là que des films comme Drive arrivent à point nommé. Ces métrages à la qualité toute relative servent de fond de catalogue, essentiellement présents pour donner de la densité à une plateforme. Encore une fois,

c’est un compromis idéal, pour les producteurs comme pour les services de streaming. Pour les uns, c’est l’occasion de donner un nouveau souffle à leurs films mal aimés. Pour les autres, il s’agit de nourrir leur interface au maximum. De nouveau et des deux côtés, la qualité n’est pas l’enjeu.

« Ouais donc, en gros, t’es en train de nous dire que Netflix et ses cousins, ce sont des nids à merde ? » Non. Évidemment que non. Réduire ces plateformes aux mauvais restes des buffets des multiplexes serait atrocement réducteur. Si la SVOD est autant investie par les réalisateurs et producteurs de cinéma, c’est surtout parce qu’elle s’impose depuis quelques années comme l’un des moyens majeurs de consommation de média vidéo. > 121


Ce n’est pas pour rien que de plus en plus d’acteurs populaires s’essayent à l’exercice du produit Netflix ou Amazon. En tête, Saif Ali Khan et Abhishek Bachchan, tous deux respectivement héros des séries originales Le Seigneur de Bombay (sur Netflix) et Breathe - Into The Shadows (sur Amazon Prime Video). C’est aussi un espace idéal pour des comédiens en perte de vitesse, qui se retrouvent à tourner dans de nouveaux projets, de films en séries, en passant par des courts-métrages. Surtout, et c’est ce qu’il y a de plus réjouissant dans cette situation, à mon sens : il s’agit d’un nouveau tremplin pour les petits réalisateurs, notamment ceux qui produisent des œuvres plus confidentielles et expérimentales.

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Et donc, s’il existe des films dispensables comme Drive, Mrs Serial Killer et V sur ces plateformes, celles-ci nous donnent aussi la chance de découvrir des pépites telles que Ludo, Lootcase, Cargaison et What Are The Odds, qui auraient eu davantage de mal à lever des fonds pour une sortie dans le circuit classique. Alors oui, il va falloir composer avec des mauvaises herbes, faire le tri. Mais au final, ce n’est pas si grave. La force de la SVOD aujourd’hui, c’est de démocratiser et de nous rendre accessible toutes les formes de cinéma. Le bon cinéma comme le mauvais, le cinéma populaire comme celui d’art et d’essai. Le cinéma indien comme le cinéma français, turc, égyptien ou américain.


SUSHANT SINGH RAJPUT : UNE ÉTOILE EST NÉE.

SUSHAN T SI N G H RAJPUT, LE RÉALISAT EUR DINESH VIJAN ET KRI TI SANON SUR LE TOURNAGE DE RAABTA

Il est annoncé à la tête du film d’espionnage Romeo Akbar Walter, mais devra se retirer du projet.

“J’ai vécu dans un petit appartement avec 8 autres gars, j’ai bossé jour et nuit tout en vivant ma meilleure vie. Alors je n’ai pas cette peur de perdre ma fortune ou ma célébrité.”

“Malheureusement, je ne pourrai pas prendre part à Romeo Akbar Walter à cause de changements dans mes précédents engagements professionnels. Je voulais participer à ce projet parce que j’ai adoré l’histoire et j’avais la conviction qu’il fallait la raconter au public. Mais ça ne pourra pas se faire.” C’est l’acteur John Abraham qui prendra finalement sa place.

L’année 2019 pourrait bien redonner un coup de boost au comédien. Il est d’abord dirigé par l’excellent Abhishek Chaubey dans le western Sonchiriya, qui constitue sans aucun doute le film le plus exigeant de sa carrière.

Ces mésaventures répétées ne le découragent pas, Sushant affichant une admirable capacité de recul malgré les nombreux actes manqués qui marquent son parcours.

Le réalisateur le choisit pour son authenticité, sa rugosité aussi. Il aime le fait que, malgré son physique avantageux, Sushant ne ressemble pas aux autres superstars masculines de sa génération. > 123


2019

critique

Sonchiriya MOTS PA R AS M A E B E N M A N SO UR

Le bon, la brute et le truand. Des rebelles au cœur du Rajasthan des années 1970, le tout sur la voix envoûtante de Rekha Bhardwaj... À quoi faut-il s’attendre ?

SUSHANT SINGH RAJPUT

Abhishek Chaubey est un génie !

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En effet, le cinéaste a fait jusque-là un sans-faute sur toutes ses réalisations. J’avais particulièrement adoré Ishqiya (sorti en 2010, avec Vidya Balan) et Udta Punjab (sorti en 2016, avec Shahid Kapoor). Poulain du grand Vishal Bhardwaj, son style se situe à mi-chemin entre celui de ce dernier et celui d’Anurag Kashyap. Cela ne fait donc pas le moindre doute : Abhishek est un réalisateur de la nouvelle ère qu’il faut absolument suivre. De fait, lorsque le projet Sonchiriya est annoncé, je suis surexcitée !

Parce qu’en plus d’offrir aux prometteurs Sushant Singh Rajput et Bhumi Pednekar des rôles d’envergure, il donne à voir les excellents Manoj Bajpayee, Ashutosh Rana et Ranvir Shorey au sein de son casting.

J‘ai d’abord eu du mal à me procurer le film, ce qui explique le fait que je n’aie pas pu le voir plus tôt. Puis, avec le décès de Sushant, j’ai eu peur. Peur de revoir l’acteur dans ce qui semblait être l’une de ses meilleures performances. Peur que ce soit trop frais. Trop vif. Et puis, avec la rédaction de ce numéro hommage, je me suis littéralement mise un coup de pied aux fesses !

Sonchiriya est un western jusqu’à la moelle ! Si ce genre est peu exploité en Inde, il a tout de même vu la naissance d’un des plus grands films de son histoire : Sholay, sorti en 1975 avec une distribution grand format. Sur le papier, on pourrait ainsi imaginer que Sonchiriya s’en inspire indubitablement. C’est vrai qu’il est facile d’y trouver de multiples points communs, de l’esprit au casting calibré... Eh bien, au final, pas vraiment ! Sonchiriya tire plutôt son inspiration du marquant Bandit Queen, dirigé par Shekhar Kapur. Le personnage de Phoolan Devi (une militante pour les droits des femmes >


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ayant réellement existé) fait d’ailleurs une apparition notable dans la trame de Sonchiriya, mettant d’autant plus en exergue le lien quasi filial entre les deux métrages.

La réalisation d’Abhishek Chaubey est très originale tout en s’inscrivant dans la continuité de ses précédents travaux. On y retrouve la violence, la rudesse de son œuvre, tout cela sublimé par des textures ocres qui rappellent le désert, le sol brûlant de la vallée de Chambal, là où tout se passe. Sonchiriya touche également du doigt nombre de problématiques sociétales, du patriarcat au système de castes. C’est un film qui ose, un film audacieux. Il faut toutefois s’accrocher car au même titre que les protagonistes, on peut parfois se sentir perdu, assommé par l’ampleur de la trame qui nous est contée. Le rythme du métrage est calqué sur celui de ses personnages, parfois très intense, parfois dans l’attente, dans la torpeur.

Sushant Singh Rajput est très juste en héros valeureux au cœur d’or. Ce n’est clairement pas un rôle de composition, ni le personnage le plus complexe du film (ou même de sa carrière). Mais l’acteur se donne, il nous rend Lakhna des plus attachants. On est touché par son honnêteté et on a de fait envie de le suivre, de voir s’il va se sortir de son inextricable situation. Manoj Bajpayee, qui jouait déjà dans Bandit Queen, tient ici un rôle court sur la pellicule mais indéniablement impactant. Le comédien attrape la caméra dès qu’il apparait grâce à son jeu magnétique et percutant. 126

Preuve qu’avec peu d’espace, il est tout de même en mesure de faire des merveilles. À ses côtés, Bhumi Pednekar et Ranvir Shorey sont formidables, totalement en accord avec le ton du métrage.

En conclusion, Sonchiriya est un film rugueux, éprouvant et imprévisible. La tension est permanente, même dans le calme apparent. Au-delà d’un récit, c’est une expérience à vivre que je vous recommande.


SUSHANT SINGH RAJPUT : UNE ÉTOILE EST NÉE.

Avec Chhichhore, sorti en septembre de la même année, il incarne un père de famille qui doit faire face à la tentative de suicide de son fils. Un film à l’écho d’autant plus douloureux aujourd’hui...

Ce métrage de Nitesh Tiwari constitue également son dernier grand succès populaire de son vivant, et recevra le National Award du Meilleur Film en langue hindi. En octobre 2019, l’acteur est frappé par un scandale qui écorne son image. En effet, des rumeurs insistantes l’accusent de harcèlement sexuel envers sa partenaire Sanjana Sanghi, avec laquelle il tourne le remake indien de Nos étoiles contraires. Si la principale intéressée n’a rien dit de tel, l’affaire est relayée de toutes parts. Et à l’ère du mouvement #MeToo, Sushant est vilipendé sur les réseaux sociaux. S’il fait le choix de rester silencieux face aux accusations, Sanjana finira par prendre la parole.

“Je tiens à clarifier le fait que rien de tout cela ne m’est arrivé. Cessons ces fausses allégations.” Et alors qu’il était tombé dans l’oubli, le film Drive sort enfin, mais par la petite porte. Il est effectivement repêché par Netflix, qui l’inscrit à son catalogue indien de l’année 2019. Si le métrage est un désastre à tous les niveaux, l’acteur n’a aucun regret. Comme toujours, il donne du sens à toutes les expériences que la vie lui offre, même celles qui semblent chaotiques.

“Je n’ai que de bons souvenirs de Drive puisque le cachet que j’ai touché pour ce

film a été donné pour aider les victimes des inondations au Kerala.”

Point final Le 14 juin 2020, le corps sans vie de Sushant Singh Rajput est retrouvé à son domicile. Si les médias annoncent immédiatement que l’acteur s’est donné la mort par pendaison, une enquête de police ainsi que les propos de sa famille viendront remettre en doute cette hypothèse. Les sœurs de Sushant se lanceront dans une bataille judiciaire et médiatique contre l’actrice Rhea Chakraborty, qui affirme avoir été la petite-amie de Sushant de 2019 jusqu’à son décès. Shweta Singh Kirti, l’une des sœurs du comédien, accuse Rhea d’avoir drogué son défunt frère et de lui avoir ainsi extorqué de l’argent, le poussant au suicide. Rhea déclare quant à elle que Sushant souffrait d’une dépression et était sous traitement médicamenteux pour soigner son mal. Ankita Lokhande, ancienne compagne de l’acteur, déclare qu’elle ne croit pas à la thèse du trouble dépressif et pense que Sushant a été manipulé par sa dernière petite-amie.

Le Bureau central d’enquête s’est saisi de l’affaire, qui était toujours en cours en date du 15 octobre 2020. Son dernier film, Dil Bechara, sort à titre posthume en juillet 2020. L’occasion pour le public de le revoir une dernière fois dans cette première réalisation de Mukesh Chhabra, le directeur de casting qui l’a révélé au grand public. Le film sera rendu disponible sur la plateforme Disney + Hotstar, où il rencontrera un vif succès, des millions de fans souhaitant célébrer la mémoire de Sushant, cet acteur de talent parti trop tôt. > 127


2020

film vs livre

Nos étoiles contraires vs Dil Bechara SUSHANT SINGH RAJPUT

MOTS PA R ELO DI E HAM IDOVIC

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LE LI VR E

L E F IL M

Nos étoiles contraires

Dil Bechara

Écrit par John Green (2012)

Réalisé par Mukesh Chhabra (2020)

Hazel Grace est atteinte d’un cancer, et trouve sa vie bien ennuyante. Sa mère la pousse donc à participer à un groupe de soutien aux malades (pratique pour se faire des amis). C’est là qu’elle fait la connaissance d’Augustus, qui va changer sa vie...

Kizie Basu est atteinte d’un cancer, et trouve sa vie bien ennuyante. Jusqu’au jour où elle croise à l’université le charismatique Manny. Ce jeune homme un peu dingue va bousculer son quotidien et lui donner un autre regard sur la vie…

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L’histoire Une histoire d’amour contrariée par un destin tragique, voilà ce qui pourrait résumer Nos étoiles contraires. À l’époque, j’avais trouvé le film de Josh Boone soporifique et m’étais même dit que le livre n’en valait pas la peine. Des années plus tard, j’ai fait l’effort de parcourir l’ouvrage de John Green, pour finalement le trouver franchement saisissant ! Malgré le sujet délicat de la maladie, cette romance entre une adolescente persuadée qu’elle va mourir et un garçon qui a quant à lui vaincu son cancer, arrive à nous donner le sourire de bien des façons. Il y a quelque chose d’inspirant, de réconfortant à savoir que même dans le pire des situations, l’amour peut naître et apporter du bonheur. Je n’avais pas retrouvé cela dans le métrage américain sorti en 2014 qui, même en reprenant une bonne partie du livre (c’est une adaptation assez fidèle, pour être honnête), laisse un arrière goût un peu fade. Et bien que j’aie revu le film après lecture du roman, l’effet était toujours le même !

Alors quand Dil Bechara est annoncé, j’émets quelques doutes. Est-ce qu’ils vont s’inspirer du film ou du livre ? C’est effectivement toujours un peu déconcertant quand un “remake” indien copie en fait plan par plan un métrage étranger. Qu’est-ce qui sera vraiment différent ? Mais surtout, seront-ils capables de réussir là où la première adaptation cinématographique a échoué ? Parce que mine de rien, j’espère de Dil Bechara beaucoup de choses, et ce malgré le fait que le cinéma indien ne soit pas 130

franchement le plus doué en la matière. À titre d’exemple, je pense aux films Noor et Raazi, loin d’avoir capturé l’essence des ouvrages dont ils s’inspirent ! Malgré tout, je préfère rester optimiste et me dire que Dil Bechara peut faire la différence. Apporter de l’émotion, de la bonne musique, une alchimie efficace entre ses deux protagonistes... J’ai donc suivi de près toutes les étapes d’avancée de ce projet, plus que jamais intriguée par ce qu’allait nous proposer le réalisateur Mukesh Chhabra (célèbre directeur de casting dont c’est le premier essai derrière la caméra). Mais aussi très curieuse à la perspective de voir Sushant Singh Rajput faire face à une (presque) inconnue du grand public : Sanjana Sanghi. Et un nouveau duo, ça fait toujours plaisir ! Mais le tournage prend du temps à démarrer, la sortie du film n’ayant de cesse d’être reportée. Et ça, ça n’annonce jamais rien de bon ! La promotion du métrage devient quasiment inexistante, et il faudra malheureusement attendre une tragédie pour que Dil Bechara arrive enfin sur les écrans... Pour honorer la mémoire de Sushant Singh Rajput, la plateforme Disney + (qui a fusionné avec Hotstar en Inde) décide de diffuser gratuitement le métrage, dont la bande-annonce deviendra la plus likée de l’histoire de Youtube.

ATTENTION, CET ÉCRIT CONTIENT DES SPOILERS. SI VOUS N’AVEZ PAS LU LE LIVRE NI VU LE MÉTRAGE, IL VAUT MIEUX ARRÊTER VOTRE LECTURE ET PASSER À L’ARTICLE SUIVANT.


Kizie est plus enjouée et sa carapace ne résiste pas longtemps, surtout face à Manny. Elle possède aussi ce côté réaliste, convaincue qu’elle n’a rien à apporter à qui que ce soit, ce qui n’en fait pas pour autant quelqu’un de tout à fait fermée. Quand Kizie sourit, son entourage aussi.

Sanjana Sanghi est idéale pour le rôle. Très juste même dans les scènes difficiles, elle dégage un petit je-ne-saisquoi des plus tendres. On ne peut qu’éprouver de la sympathie à son égard, et on comprend plus que tout le fait que Manny ait jeté son dévolu sur elle.

C’est le personnage principal du roman, la narratrice. L’histoire, nous la vivons à travers son regard d’adolescente fatiguée. C’est une enfant condamnée, et qui ne fait pas forcément d’effort pour se rapprocher des autres (car à ses yeux, ça n’a pas de sens, surtout quand la mort n’est pas loin).

Tout comme Hazel, Kizie a une obsession : si la première est fascinée par le roman Une impériale affliction de Peter Van Houten (dont la fin du livre s’arrête au milieu d’une phrase et parle justement de la perte), pour Kizie, il s’agit d’une chanson inachevée qui la tourmente. La différence permet de jouer sur une corde scénaristique propre au cinéma indien : la musique. Pourtant, je n’ai pas trouvé cela assez bien exploité et, pour le coup, la quête de Kizie semble plus superficielle que celle d’Hazel. Dans Nos Étoiles Contraires, le travail de Peter Van Houten et l’admiration qu’Hazel lui porte constituent un levier important de la narration. En revanche, dans Dil Bechara, Abhimanyu Veer ne sert finalement que de prétexte pour filmer une chanson romantique dans les rues de Paris.

J’ai eu du mal à m’accrocher à Hazel, car elle est vraiment pessimiste. Pas le genre de personnage principal auquel on est habitué, certes. Toutefois, c’est en tombant amoureuse que petit à petit, on découvre qui elle est. L’attachement avec Kizie Basu dans Dil Bechara est différent et immédiat.

Aussi, ce qui est dommage, c’est que Kizie ne soit pas entièrement au centre de Dil Bechara. Elle fait parfois face à la caméra, mais ce n’est pas assez utilisé, voire complètement oublié. On perd hélas très vite la sensation que c’est elle qui nous raconte son histoire. >

Les personnages HAZEL GRACE LANCASTER / KIZIE BASU

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AUGUSTUS «GUS» WATERS / IMMANUEL «MANNY» RAJKUMAR JUNIOR Comment ne pas être septique quand l’équipe du film annonce Sushant Singh Rajput ? Dans Nos étoiles contraires, nous sommes face à des adolescents, et Monsieur avait largement passé la trentaine lors du tournage ! Mais Dil Bechara a très vite répondu à ce détail dès les premières minutes du film, et si on est devant des étudiants (et non des lycéens), il est subtilement expliqué que Manny a redoublé plus d’une fois !

Bon, Sushant est loin d’avoir la carrure d’un gamin de 23 ans, mais on ignore volontiers ce détail tant l’acteur incarne un Manny énergique et passionné sans la moindre difficulté. Sa vie entière tourne autour du cinéma, plus précisément celui du sud de l’Inde. Et Dil Bechara s’en amuse avec malice ! Augustus possède ce côté décalé, avec un goût prononcé pour les livres d’action, notamment une série qui serait, pour nous français, très proche de MacGyver. Mais lorsqu’il découvre l’oeuvre de Peter Van Houten, il décide de tout faire pour aider Hazel à combler ses blancs tant le roman a résonné en lui. C’est ce qui arrive à Manny également avec la chanson inachevée d’Abhimanyu Veer. Cependant, Augustus a un côté plus mystérieux et moins rentre-dedans par rapport à Manny. Et le lien qui l’unit à Hazel prend plus de temps à se développer. Dans Dil Bechara, entre Manny et Kizie, c’est presque instantané. Ce qu’on pourrait reprocher à Dil Bechara, c’est de vouloir donner davantage d’espace

à Manny, sans pour autant nous en dire plus sur lui. Dans le livre, on sait qui sont ses parents, ses soeurs, où il vit, quelle est son histoire... Dans le métrage hindi, on en sait trop peu et en même temps, si le réalisateur voulait vraiment adopter la perspective de Kizie, il n’est pas allé au bout de son idée. Alors, quand il révèle que son cancer est revenu, le film vire à 180° pour changer d’ambiance et patauge dans une atmosphère mélodramatique dégoulinante. Les choses vont soudain très vite et on n’a que peu de temps pour voir Manny lutter... LES PARENTS LANCASTER / LES PARENTS BASU Je n’avais que très peu de souvenir des parents. C’est probablement parce qu’ils ne tiennent qu’une place secondaire, surtout du point de vue d’une adolescente ! Dil Bechara décide, là encore, d’apporter quelque chose. Ce qui est très appréciable, ce sont les origines bengali (les conversations de la maison se font dans la langue maternelle) et la relation entière de cette famille. La mère possède peut-être un côté un peu cliché des filmi maa du cinéma indien, mais Swastika Mukherjee est absolument formidable. Elle dégage quelque chose d’à la fois fort et fragile, toujours avec un œil protecteur sur sa fille malade. À ses côtés, Saswata Chatterjee est formidable dans la peau d’un père doux et un peu à l’ouest, qui donne parfois l’impression de ne pas s’inquiéter plus que ça, mais qui en réalité s’efforce de paraître détendu pour que sa fille ne s’inquiète pas. On ressent une vraie complicité entre eux, là où dans Nos étoiles contraires, les parents sont présents sans tellement l’être. Ce sont des personnages accompagnateurs, qui vont tenir la main du personnage principal et faire parfois office d’obstacle pour pimenter l’histoire. Ce sont aussi des victimes, car face à la maladie de leur fille, ils sont en > 133


première ligne. C’est pourquoi l’héroïne (originale comme celle du remake) comprend que s’attacher à d’autres personnes les amène à vivre la même souffrance que celle de ses parents. PETER VAN HOUTEN / ABHIMANYU VEER ET LES AUTRES Il fallait forcément Saif Ali Khan pour cette apparition spéciale complètement loufoque ! Néanmoins, j’aurais voulu en voir davantage. Dans le livre, Peter Van Houten a bien plus qu’une scène, il possède une vraie histoire, une véritable explication à son comportement quand Hazel et Augustus le retrouvent. C’est donc évidemment dommage de n’en faire qu’un caméo anecdotique dans le film indien. Cela aurait pu être drôle, mais finalement c’est juste gênant. Quelque part, c’est peut-être logique étant donné la manière dont la narration ne donne pas de réelle importance à la quête de Kizie, mais il n’empêche. C’est un peu comme la secrétaire de l’écrivain, qui entretenait une vraie correspondance avec Augustus avant le voyage. Dans Dil Bechara, il n’y a rien. Ni les raisons qui l’ont amené à accepter la requête de Manny, ni même de conversation une fois sur place. La secrétaire n’est ici qu’un homme qui s’excuse bêtement d’avoir organisé un diner entre le chanteur insolent et ses fans déçus. Dans la catégorie des personnages qui disparaissent, il y a aussi Kaitlyn, la meilleure amie d’Hazel depuis l’enfance. Parce que l’adolescente n’est pas vraiment seule au monde dans la vie et que c’était un bon moyen de montrer qu’Hazel a du mal au fond à dire non aux gens qui croisent sa route quand ils essayent de se rapprocher d’elle. Enfin, Isaac possède sa version indienne avec un Sahil Vaid tristement sous-employé. Ajoutez à ce personnage le rêve ultime de réaliser un film avant de devenir 134

complètement aveugle, c’est pourtant génial ! Mais là encore, l’idée n’est qu’une excuse pour rapprocher Manny et Kizie.

La note d’adaptation Dil Bechara n’est pas parfait. Si on laisse de côté le fait qu’il s’agisse d’une adaptation, il y a des failles dans sa narration qui nous empêchent d’entrer complètement dans le récit. Les raccourcis scénaristiques mêlés aux scènes superflues cassent parfois le rythme. Résultat, on a juste très envie d’arriver à la suite. Pourtant, il y a dans Dil Bechara quelque chose que je n’avais pas retrouvé dans l’adaptation de Josh Boone : de l’émotion. Certains moments sont très efficaces ! Entre Manny et Kizie, ça marche vraiment bien. La musique d’A.R. Rahman n’est pas aussi chouette que d’habitude, mais fait tout de même le job. Alors quelque part, je n’ai pas été si déçue que ça. Certes, ce n’était pas aussi prenant que le livre, mais Dil Bechara reste un film correct. Pas le genre de métrages qu’on va revoir, pas le genre qui va marquer les esprits non plus. Mais il est largement de ceux qui nous font quand même passer un bon moment sans qu’on se pose trop de questions. Au fond, je sais que le film aurait pu faire mieux, car il avait de bonnes idées et une équipe au top. D’ailleurs, je pense que c’est surtout ça, que je vais retenir. Un film sympa, mais qui aurait pu mieux faire.

3/5


SUSHANT SINGH RAJPUT : UNE ÉTOILE EST NÉE.

Depuis son décès, la personnalité atypique de Sushant se révèle à travers des extraits d’interviews, mais aussi par le biais de son compte Instagram, dont il ne s’est jamais servi comme d’une vitrine pour promouvoir ses projets au cinéma. Ses réseaux sociaux étaient davantage un espace au sein duquel il exprimait sa créativité et ses multiples sensibilités. Fasciné par la physique et l’astronomie, Sushant avouait être toujours en quête de nouvelles informations sur ces thématiques.

D I L B EC HARA (2020)

La disparition de Sushant génère un émoi inédit auprès du grand public, qui accuse le système clanique de Bollywood d’avoir précipité sa chute. Une croisade contre les produits du népotisme est lancée par les internautes, notamment contre Karan Johar et ses poulains. L’actrice Kangana Ranaut, amatrice des scandales, n’a pas hésité à exploiter la mort de Sushant pour alimenter son ressentiment à l’encontre du producteur. À ce propos, l’acteur s’était exprimé de son vivant.

“Je ne peux pas me plaindre puisque j’ai pu faire les films que je voulais. Mais ça ne veut pas dire que ce phénomène n’existe pas. Quand vous avez du succès en tant qu’outsider, on parlera de vous, mais à voix basse. Les gens auront plus de facilité à vous oublier.”

“Je suis un geek de la physique. Avant d’être acteur, je m’étais associé à un professeur sur une recherche ayant pour but d’examiner le lien de corrélation entre la science et le Bhagwat Gita (partie centrale du Mahabharata, poème épique de la mythologie hindoue, ndlr).” Il affirmait également ceci dans une interview donnée en fin d’année 2019, confirmant son intérêt tout particulier pour l’exploration spatiale.

“Je vais probablement envoyer plusieurs enfants à la NASA, comme je l’ai fait l’an dernier. Ce seront des enfants issus d’écoles publiques, j’ai d’ailleurs déjà parlé à des employés de la NASA à ce propos.” Sushant adorait lire et admirer les étoiles avec son télescope. Tout dans sa vie ne tournait pas autour de sa carrière d’acteur. Il aimait s’enrichir de nouvelles connaissances, que ce soit en astrophysique, en psychologie cognitive ou en économie comportementale. Sushant aura surtout inspiré le grand public par son admirable sillage, enfant de la petite classe moyenne indienne qui deviendra superstar du cinéma. Et si l’issue tragique de sa destinée bouleverse, son courage et sa détermination tout au long de sa vie imposeront à jamais le respect. 135


2020

investigation

L e népotisme

SUSHANT SINGH RAJPUT

M OT S PAR FAT IM A-ZAHRA EL AHM AR

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Introduction C’est peu dire que 2020 aura été une année particulière. Une année marquée par des faits inédits, mais aussi par une accumulation de problématiques diverses. Le sentiment de tragédie est lourd et ne semble épargner personne, la sphère Bollywood y compris. Des talents regrettés nous ont quitté et parmi eux, un jeune avec un avenir pourtant brillant devant lui.

En effet, la nouvelle de la mort de Sushant Singh Rajput a enflammé la toile. Dès les premières heures qui ont suivi cette annonce, les médias et les fans se sont saisis de cette affaire. L’histoire n’est d’ailleurs toujours pas achevée à ce jour. Beaucoup de choses ont été dites, et d’autres restent à dire au moment où j’écris ces mots. Bien que notre numéro lui rende avant tout hommage, les paragraphes que vous allez lire dans cet article ne lui seront pas exclusivement consacrés. Le népotisme est persistant et a toujours existé. Quand bien même cet élément a été mis en cause dans l’affaire SSR, le sujet dépasse largement ce drame. Il y a plusieurs mois, j’ai eu l’idée de focaliser un article d’investigation sur l’envers du décor du show business indien. Parler de tous les laissés pour compte à cause de leur différence, et de ceux qui n’obtiennent pas le succès qu’ils semblent mériter. Le népotisme peut faire partie du débat, tout comme il peut constituer une discussion à lui seul.

Mais avant d’aller plus loin, je veux clarifier une seconde

chose : ici, il ne s’agit pas de débattre du talent des individus que je citerai. Pas réellement, en tout cas. L’appréciation que nous ferons d’un acteur reste effectivement subjective. L’idée n’est pas non plus de jeter la pierre aux enfants de stars. Il sera plutôt question de pointer du doigt ce qui dérange dans le concept de favoritisme. Ce sont des reproches qui touchent également à la vie quotidienne, si nous y réfléchissons bien. Avant d’entrer dans le vif du sujet et de détailler en quoi cela est problématique, laissez-moi vous rappeler quelques notions de base.

Népotisme, quésaco ? Dans sa définition la plus large, le népotisme désigne le fait de privilégier une personne du fait de la relation amicale, familiale, ethnique que l’on partage avec elle sans pour autant prêter d’importance à ses compétences. C’est du copinage, du favoritisme, familièrement connu sous le terme de piston. C’est cette protection que le manager d’une équipe accordera à un employé qu’il connaît personnellement depuis quelques années. Cette opportunité de faire passer un entretien au fils de son ancien ami d’université… C’est une injustice que chacun d’entre nous a pu vivre dans sa vie, d’une manière ou d’une autre. L’étendue est parfois minime, parfois elle nous fait perdre une véritable opportunité, comme la possibilité d’admission dans une école convoitée, d’obtention d’un stage ou d’un emploi. Pourquoi ? Parce que la place est réservée à quelqu’un d’autre. C’est injuste, c’est énervant, pourtant, > 137


cela semble parfois inévitable. Et face à des échecs répétés, nombreux sont ceux qui chercheront à se faire des bonnes relations pour ensuite solliciter leurs faveurs.

L’impact sur ceux qui choisissent leur métier par passion peut être dévastateur. Ils ont les aptitudes nécessaires, mais les portes leur sont fermées de manière prématurée et relativement arbitraire. Heureusement, dans la vie de tous les jours, chacun finit par trouver son chemin. Les opportunités se dessinent, plus facilement pour certains, là où c’est plus compliqué pour d’autres. Néanmoins, quand cet aspect s’agrippe à une sphère particulière, Bollywood à titre d’exemple, c’est encore plus compliqué d’y échapper. Des illustrations assez criantes de népotisme et de favoritisme ont impacté un nombre incalculable de personnes au fil des années.

Le mal du cruel manque de reconnaissance. Quand on demande des exemples d’acteurs ayant réussi une fructueuse carrière au cinéma indien sans bénéficier du moindre piston, certains noms ressortent régulièrement. On nous dira qu’Amitabh Bachchan n’est pas né star. On soulignera que Shahrukh Khan a pu conquérir les cœurs sans aucun lien familial avec l’industrie. Seulement, plus la discussion dure, moins on trouvera d’exemples considérables 138

d’outsiders ayant réellement marqué les esprits sur le long terme. Par contre, si le but est de nommer les enfants de stars, qui enchaînent les films - parfois sans mérite - la liste est bien plus longue. Qu’en est-il d’une Sonam Kapoor qui a signé sa seule performance décente dix ans après avoir enchaîné les massacres ? Ou d’un Ranbir Kapoor qu’on a proclamé divin dès son second film ?Quand je pense qu’un monument du calibre d’Irrfan Khan a dû attendre la dernière décennie de sa carrière pour recevoir un semblant de reconnaissance, ça me crispe ! Certes, il a eu des points noirs dans sa filmographie, mais nous sommes tous d’accord pour dire que c’était un acteur phénoménal, n’est-ce pas ? Pourtant, la reconnaissance lui a été accordée très tardivement. Ce n’est qu’après avoir réussi à représenter l’Inde dans un autre continent que le public a commencé àréellement s’y intéresser. Triste, mais réel.

À mon sens, c’est l’un des effets les plus néfastes du favoritisme. Il me semble en effet qu’il tende à ouvrir les portes à une certaine médiocrité. Les célébrités propulsées dans les airs grâce au nom de Papa ne font souvent que peu d’efforts. Et pourtant, elles continueront à avoir des offres de films quoi qu’il arrive. Vous pouvez aussi faire une liste des fils et filles d’acteurs qui ont fait un flop dès les prémices de leur carrière et qui ont disparu par la suite, car bien sûr, il en existe aussi ! Cependant, je trouve que ce sont des exceptions à la règle. Les exemples de ceux - issus du népotisme ou du relationnel - qui n’ont pas duré sont minimes, surtout en comparaison avec ceux qui parviennent à construire une carrière malgré des prestations moyennes et des résultats au box-office peu concluants.


au burnout. À Bollywood, les choses ne sont pas si différentes de cela. Ainsi, les acteurs, chanteurs et cinéastes sont mis à l’écart. Certains changent de vie, pour témoigner des années plus tard contre le “Bollywood Gang”. D’autres s’accrochent et se contentent du peu qu’ils ont. Et d’autres encore ne survivent pas...

E N 201 8, VO G U E I N D I A FA I T P O LÉMI Q UE EN FA ISA NT F I G U R E R S U R SA UN E LA FI LLE DE SHA H R U K H K H A N , S U H A N A . À SEULEMEN T 18 ANS E T SA N S AU C U N E CA R RI ÈR E MÉDI ATI Q UE, L A J E U NE FE M M E EST D É JÀ DÉSI G N ÉE PA R LE MAGA Z INE CO M M E U N E F UTURE STAR.

L’effet sur l’audience. Ce manque cruel de reconnaissance mène à la dépression, qui peut avoir des conséquences dévastatrices et surtout, irréversibles. Comparez cela à votre vie de tous les jours : vous faites bien votre travail, vous pouvez même aller plus loin, mais tous vos efforts sont ignorés, tout cela au profit d’une autre personne qui n’a pas nécessairement plus de compétences que vous, mais qui a les bonnes personnes de son côté. C’est le ticket express pour arriver

L’autre problème du népotisme se trouve dans la qualité de ce que Bollywood a à nous offrir. À nous, simples spectateurs. Vendre du divertissement dans le simple but de vendre du divertissement, n’est-ce pas ce qui contribue à l’image stéréotypée des films indiens dans le monde ? Cela dit, si c’est ce que le public choisit de suivre, au profit de films de qualité, c’est bien hypocrite de s’en plaindre et de diaboliser uniquement les célébrités qui profitent du système. Car pour devenir une star, il faut plus que tout l’adhésion du public. C’est l’audience qui fait et défait une carrière, au bout du compte. Et si ces enfants de la balle sont encore actifs aujourd’hui, c’est aussi parce qu’ils ont un public fidèle qui est là pour eux.

2020, la goutte qui a fait déborder le vase ? Que la cause de la mort de Sushant Singh Rajput soit entièrement due au népotisme ou non, sa disparition a suscité un émoi sans précédent. Je ne pense pas que cela soit suffisant pour en finir, mais l’intention est là. Malheureusement, ça finira probablement par se tasser. Pourquoi ? Car pendant des décennies, l’audience n’a demandé que ça. Des fils de stars, amis avec des stars, cousins avec des stars... L’admiration portée à un gang d’amis nés au sein d’un entourage prestigieux, dont on va suivre > 139


les posts Instagram jusqu’à l’annonce tant attendue du lancement de leur carrière cinématographique... On a notamment vu cela avec Janhvi Kapoor et Ananya Panday, dernièrement.

Cela dit, les événements de l’année dernière ont poussé certains à agir, même de façon discrète. Des appels à boycotter des produits du népotisme ont été lancés. Des films dont les stars étaient issues du népotisme ont été hués, vilipendés sur la toile... Au coeur de cette crise, on retrouve toutefois quelques acteurs qui ont décidé de donner leur avis pour mieux se défendre. Ananya Pandey, qui a fait ses premiers pas dans Student of The Year 2, fait partie de ceux qui défendent le concept.

« Je ne vais pas nier le fait que je sois la fille de Chunky Pandey. Mon père a travaillé très dur, et continue à le faire. Il n’a jamais fait un film chez Dharma, n’est jamais apparu dans un épisode de Koffee with Karan. Ce n’est pas aussi simple que les gens le disent. Chacun a son propre chemin. » Ses diverses remarques sur le sujet lui ont valu de nombreux retours négatifs sur la toile. Une autre exemple : Sara Ali Khan a admi l’existence du favoritisme, mais insiste sur le fait que seuls ceux qui travaillent et s’impliquent parviennent à durer.

« Avoir des connaissances au sein de l’industrie aide. C’est un fait que je ne peux pas nier. J’ai souvent dit que le plus grand avantage du népotisme, c’est de pouvoir approcher les gens beaucoup plus facilement. Je peux appeler Karan 140

Johar sans avoir un film à faire. Je peux me rendre au bureau de Rohit Shetty. Ce sont des privilèges dont je suis consciente. Il y a un certain niveau de protection. Nous ne l’avons pas demandé, nous n’avons pas choisi nos parents, et ce n’est pas pour autant que nous devons travailler moins dur. Cela dit, quiconque nie cela n’est pas honnête, » dit-elle dans une de ses interviews, reprise par plusieurs médias.

Si cette dernière semble avoir la tête sur les épaules, sa belle-mère Kareena Kapoor Khan semble avoir un autre avis. Dans une interview donnée à la journaliste Barkha Dutt, sa position a pu en rebuter certains.

« C’est peut-être étrange, mais ma lutte est bien présente. Il y a eu de la lutte, même si elle est moins intéressante que celle de quelqu’un qui débarque à Bombay en train avec 10 roupies en poche. » Du côté des jeunes acteurs, Tiger Shroff semble être conscient de sa position. Quand un correspondant de GQ Magazine évoque le sujet avec lui, le fils de Jackie Shroff répond qu’il ne serait probablement pas devenu acteur s’il avait eu à passer une audition.

« S’il y en avait eu une, je ne l’aurais pas eu. » Il explique ainsi que le réalisateur et producteur Sajid Nadiadwala l’a juste découvert grâce à sa filiation.

D’autres se montrent plus discrets et n’abordent pas le sujet, tandis qu’Alia Bhatt ou Sonam Kapoor par exemple, attisent d’autant plus la colère avec une attitude qui peut laisser à désirer. Entre la première qui dit vouloir frapper les gens qui en parlent, et la seconde qui envoie balader ses haters sur les réseaux sociaux, le problème est loin d’être


résolu. Résultat, plusieurs fils et filles de stars, des acteurs nés dans l’industrie, ou mariés à quelqu’un qui l’est, ont décidé de laisser la vague passer. Les commentaires désactivés sur leurs publications Instagram leur permettent d’éviter les remarques haineuses. Il y en a d’autres qui, comme Karan Johar, ont tenté de se racheter une réputation. Concernant Sushant, le réalisateur et producteur a publié à l’annonce de la mort de l’acteur « Je m’en veux de ne pas avoir

gardé contact avec toi cette dernière année ». Une publication classique, dans

ce genre de situation, mais qui cette fois-ci ravive le ressentiment des internautes et force Karan Johar à éviter les réseaux sociaux pendant plusieurs semaines.

Il est jugé hypocrite, car il a lui-même servi à propager le népotisme. Il est considéré coupable, car selon les rumeurs, il a contribué à enterrer la carrière de Sushant. Il est également connu pour n’épauler que ses protégés. En preuve : les castings répétitifs de ses projets Dharma, où l’on retrouve les mêmes visages, encore et encore. Récemment, une nouvelle entité a vu le jour : DCA, ou DHARMA CORENERSTONE AGENCY. Karan Johar, en collaboration avec Bunty Sajdeh (l’agent de Virat Kohli et accessoirement membre de la famille de Rohit Shetty) se disent bienveillants. Dans leur communiqué officiel sur Twitter, cette agence prétend vouloir refaçonner l’image des nouveaux talents... Affaire à suivre.

La fin d’une ère ? Même si je veux y croire, cela m’étonnerait que l’année 2020 change grand-chose dans le fonctionnement centenaire de l’industrie.

Oui, il y a eu une vague de mobilisation contre les enfants de stars, des supposés boycotts à l’égard de certains films. Mais cela est-il suffisant pour changer les choses ? Je ne le pense malheureusement pas. Après tout, c’est l’audience qui contrôle tout. Elle contrôle la tendance, ce qu’elle aime et ce qu’elle soutient fait l’industrie. Les chiffres box-office représentent en quelque sorte l’argent que le public dépense pour voir un film. Si pendant des décennies, on ne s’est intéressé qu’au buzz et qu’aux aspects superficiels de Bollywood, c’est ensuite assez culotté de s’attendre à ce que tout change en un claquement de doigts. Au lieu d’idolâtrer un acteur qui ne sait qu’enlever sa chemise et danser, il aurait fallu en apprécier un autre pour son jeu d’acteur, non ? C’est le but du métier, non ?

Il faut un début à tout. Peut-être que ces événements seront le premier pas sur un long chemin. Ou peut-être qu’a contrario, tout ne sera qu’un énième débat qui se tassera après quelques mois. Au final, au lieu de râler incessamment contre le népotisme, il faut surtout agir. Le choix de ceux qui seront rentables et connus ne revient qu’aux personnes qui les suivent.

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Ils nous ont quittés en 2020...


Chiranjeevi Sarja le karnataka endeuillé. >

MOTS PA R ASMA E BEN MA NSOUR-AM M OUR P HOTO G RAP HI E : RAM LEELA ( 201 5) 143


“Chiru, j’ai essayé encore et encore mais je suis incapable de poser des mots sur ce que je veux te dire. Tous les mots du monde ne peuvent décrire ce que tu représentes pour moi. Mon ami, mon amour, mon allié, mon enfant, mon confident, mon mari... Tu es encore plus que tout cela. Tu es un morceau de mon cœur, Chiru. Une peine inimaginable transperce mon cœur à chaque fois que je vois notre porte et que tu ne l’ouvres pas pour annoncer ‘Je suis rentré’. J’ai l’impression de sombrer chaque jour où je ne peux pas te toucher ou te prendre dans mes bras. Comme si je mourrais mille fois, lentement et douloureusement. Mais c’est alors, comme par magie, que je te sens autour de moi. À chaque fois que je me sens faible, tu es autour de moi comme un ange gardien. Tu m’aimes tellement que tu ne pouvais tout simplement pas vivre cette vie sans moi, n’est-ce pas ? Notre petit ange est ton cadeau inestimable pour moi, un symbole de notre amour, et je te serai à jamais reconnaissante pour ce doux miracle. J’ai tellement hâte de te redonner vie à travers notre enfant. J’ai si hâte de te tenir de nouveau entre mes bras. J’ai si hâte de te revoir sourire. J’ai si hâte d’entendre de nouveau ton rire contagieux qui illumine toute la pièce. Je t’attendrai et je sais que tu m’attendras de l’autre côté. Tu vivras tant que je respirerai. Tu es en moi. Je t’aime.” 144

Tel est le message poignant posté par Meghana Raj, la veuve de Chiranjeevi Sarja, grande vedette du cinéma kannada populaire décédée tragiquement le 7 juin 2020. Au moment de sa disparition, l’ancienne comédienne est enceinte de leur premier enfant, un garçon qui verra le jour en octobre 2020. Issu d’une grande famille du cinéma, Chiranjeevi Sarja était notamment le neveu d’Arjun Sarja, visage familier du septième art en Andhra Pradesh et au Karnataka. Il débutait sa carrière en 2009 dans le masala Vayuputra, dirigé par un autre de ses oncles : le désormais regretté Kishore Sarja.

Le jeune comédien restera fidèle à la formule qui fera son succès : des films d’action hypervitaminés, saupoudrés de romance et de séquences dansées à l’énergie communicative. Il sera de plébiscites commerciaux tels que Varadhanayaka (2013), Whistle (2013), Chandralekha (2014), Rudra Tandava (2015), Aatagara (2015), Aake (2017) et Amma I Love You (2018). L’année de son décès, il est à l’affiche de trois métrages : Khaki, Aadya et Shivarjuna, le dernier constituant son ultime sortie de son vivant. Shivarjuna fera d’ailleurs l’objet d’une nouvelle sortie à titre posthume, en octobre 2020. Cette année, le métrage Ranam, dans lequel il donnait la réplique à Varalaxmi Sarathkumar, sort en salles, comme le témoignage conclusif de sa carrière auréolée de succès.


C HIRANJEEVI SARJA ET SA FEM M E M EGHANA RAJ PHOTOGRAPHIE : INSTAGRAM

RANAM ( 2021 )

Après 10 ans d’amour, il épousait l’actrice Meghana Raj lors de deux cérémonies, hindoue et chrétienne, au printemps 2018. Depuis, le couple n’avait de cesse d’afficher son bonheur conjugal sur les réseaux sociaux. Jusqu’à ce jour funeste du 7 juin 2020. L’acteur succombe à une crise cardiaque. Chiranjeevi Sarja n’est plus. Il s’est éteint à l’âge de 39 ans. Tout le Karnataka est sous le choc : il vient de perdre l’une de ses plus grandes vedettes populaires. 145


Saroj Khan

ses meilleures créations... MOTS PA R ASMA E BEN MA NSOUR-AM M OUR P HOTO G RAP HI E : SR I DEV I ET SAROJ KHAN SUR LE TO URN AG E DE N AAK A BA N DI (ASRIDEVI.BLOGSPOT.COM )

Saroj Khan est sans aucun doute l’une des plus grandes chorégraphes du cinéma indien moderne. Active depuis le début des années 1980, cette grande dame de la danse nous a quittés le 3 juillet dernier, à l’âge de 71 ans. Elle laisse derrière elle des séquences musicales iconiques, un héritage dantesque pour les fans de septième art indien du monde entier. Ayant contribué à certains des plus grands films de Bollywood, de Dilwale Dulhania Le 146

Jayenge à Devdas, en passant par VeerZaara et Lagaan, Saroj Khan est devenue une institution dans son domaine. Son décès a fait l’objet de multiples hommages télévisés, notamment de la part de l’une de ses collaboratrices de prédilection sur grand écran : Madhuri Dixit. Et s’il faudrait sans nul doute rédiger un numéro entier pour englober l’immense carrière de Saroj Khan, nous allons tenter, à travers ce modeste article, de vous rappeler le talent inégalé de la regrettée chorégraphe en revenant sur certains de ses meilleurs tableaux...


“Ek Do Teen” de Tezaab (1988) C’est cette chanson qui sera le théâtre de la rencontre artistique entre Saroj et la toute jeune Madhuri Dixit. Avec ‘Ek Do Teen’, la danseuse et l’actrice mettent en scène le choc entre l’innocence d’une jeune fille qui danse face aux prédateurs malintentionnés qui la scrutent. Il y a une opposition frappante qui donne tout son caractère à la scène : d’un côté, la naïve Mohini qui se produit sur scène avec tout son cœur et de l’autre, les hommes pervers qui ne veulent que son corps. Saroj Khan remportera son premier Filmfare Award de la Meilleure Chorégraphie pour ‘Ek Do Teen’. Le premier d’une très longue liste...

“Dance Music” de Chandni (1989) Mélodie sans parole et rythmée par les pas de danse de l’incontournable Sridevi, ‘Dance Music’ est l’illustration de l’amour et du désir d’une jeune fille en fleur pour son prince charmant. Seuls les bracelets de chevilles tintant de l’héroïne marquent l’instrumentation. Comme si les pas de Chandni parlaient pour elle, comme s’ils représentaient les battements de son cœur, et ce sans avoir besoin de s’encombrer du moindre mot.

Cette chorégraphie merveilleusement exécutée montre la faculté de Saroj Khan à épouser l’esprit des personnages qu’elle fait danser.

“Akhiyaan Milaoon Kabhi” de Raja (1995) Pour cette chanson pleine de malice, Saroj Khan retrouve son actrice fétiche Madhuri Dixit dans un registre plus moderne et contemporain. Adieu le kathak et le bharata natyam, les mouvements de ‘Akhiyaan Milaoon Kabhi’ sont plus simples, ce qui ne les empêchera pas de rester dans les annales. En effet, ce sont les expressions faciales de Madhuri qui font le sel de cette séquence aux pas que toute une génération d’indiens connaît par cœur. Car le travail Saroj ne passe pas uniquement par le corps, mais aussi par le regard. > 147


“Dola Re Dola” de Devdas (2002) C’est probablement sa création la plus connue, et la plus impressionnante en termes de mise en scène. Saroj Khan collabore aussi avec le cinéaste Sanjay Leela Bhansali sur ses autres métrages Hum Dil De Chuke Sanam (1999) et Saawariya (2007). Mais sa participation au gigantesque Devdas a largement marqué le grand public. Avec ‘Dola Re Dola’, elle nous offre un duo d’anthologie entre Madhuri Dixit et la superbe Aishwarya Rai. C’est donc sans surprise que la danseuse sera récipiendaire de son septième Filmfare Award de la Meilleure Chorégraphie et, surtout, de son premier National Award dans cette même catégorie. 148

“Des Rangila” de Fanaa (2006) De nouveau, Saroj Khan se met ici au service de l’histoire racontée par Kunal Kohli : celle d’une jeune fille aveugle qui rencontre l’homme de sa vie. La chorégraphie de ‘Des Rangila’ ne se veut donc pas techniquement ciselée, ni irréprochable. On voit l’inexactitude de Zooni, campée la formidable Kajol, on y voit sa maladresse comme sa sincérité. Les pas de danse viennent raconter une histoire avant tout, et ici communiquer l’océan d’amour qui sommeille en l’héroïne.


“Ninaival de Sringaram (2007)

“Barso Re” de Guru (2007)

Pour ce film tamoul qui a fait le tour des festivals, Saroj Khan change encore de registre avec des séquences musicales d’une impressionnante précision. Elle y dirige d’ailleurs une actrice débutante, encore inconnue du public à l’époque : Aditi Rao Hydari. Avec ‘Ninaival’, on a droit à du bharata natyam dévotionnel, qui vient rendre hommage aux dieux hindous. Pas de grande fête ni de célébration fastueuse, Aditi danse dans un temple sur un air calme qui suit ses pas.

Sous la houlette du génie Mani Ratnam dont la caméra sublime son travail chorégraphique, Saroj Khan laisse la danse habiller son actrice principale, la splendide Aishwarya Rai, nouvellement Bachchan.

Avec ce travail exigeant sur le métrage, Saroj Khan décroche son second National Award de la Meilleure Chorégraphie.

Les plans larges du réalisateur et son amour pour les grands paysages se marient à la perfection aux gestes concoctés par Saroj, donnant lieu à une scène d’un souffle incroyable. Et c’est donc en toute logique qu’arrive un huitième Filmfare Award pour la grande Saroj, qui sera le dernier de sa remarquable carrière. >


“ Yeh Ishq Haaye” de Jab We Met (2007) Dans cette comédie romantique délicieuse d’Imtiaz Ali, la chanson ‘Yeh Ishq Haaye’ est le cri du cœur de sa vedette féminine, l’adorable emmerdeuse Geet.

En plein Himalaya, Geet chante son amour pour Anshuman, tandis que son compagnon de voyage, Aditya, tombe peu à peu sous son irrésistible charme. La chorégraphie de Saroj Khan donne corps à cette libération, celle d’une jeune fille qui a tout quitté pour celui qu’elle aime.

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Des pas simples, assez répétitifs mais qui représentent Geet à la perfection. C’est très probablement la raison pour laquelle Saroj sera lauréate de son troisième et ultime National Award pour cette scène dansée des plus attachantes. C I- DESSOUS : KAREENA KAPOOR KHAN, SAROJ KHAN ET SHAHID KAPOOR SUR LE TOURNAGE DE JAB WE M ET.


“Tabaah Ho Gaye” de Kalank (2019) L’ultime collaboration entre Saroj Khan et sa muse Madhuri Dixit est clairement inoubliable. ‘Tabaah Ho Gaye’ est à la fois une séquence de cinéma poignante mais aussi un bijou de chorégraphie. Les mouvements de Saroj et le regard de Madhuri expriment la douleur ambiante qui habite tous les protagonistes. Et si le film est franchement dispensable, cette scène dansée est absolument immanquable tant elle résume parfaitement ce qui fait la singularité de Saroj Khan : son exigence, sa polyvalence et son amplitude.

CI -D ESSUS : SAROJ KHAN ET M ADHURI DI XIT SUR LE TOURNAGE DE KALANK. 151


Adieu, Monsieur SPB... M OT S PAR ASM AE BENM ANSOUR-AM M OUR PHOTOGRAPHIE : T WIT T ER

Monsieur Balasubrahmanyam, Je ne sais pas par où commencer cette lettre. En effet, comment prendre la mesure de votre immense carrière en un court écrit ? Comment rendre justice à votre contribution sans égal ? Je me demande même si tous les mots du monde sauraient résumer le monstre sacré que vous êtes devenu. Je ne le crois franchement pas.Ce que je peux faire, en revanche, c’est vous ouvrir mon coeur, modestement. En m’intéressant de plus près à votre incroyable parcours, je réalise d’abord que je n’en connaissais probablement pas un millième tant vous avez colossalement œuvré au service du cinéma indien d’hier et d’aujourd’hui.

Car votre nom est associé à plus de 40 000 chansons, à plus de 50 ans d’activité, à des films tous plus cultes les uns que les autres. Votre patronyme est également inscrit au livre Guiness des records,


puisque vous êtes le chanteur ayant le plus grand nombre d’enregistrements à son actif.

Sur votre terre natale, vous avez reçu pas moins de six National Awards du Meilleur Chanteur pour vos travaux dans quatre langues indiennes différentes : en tamoul, en télougou, en kannada et en hindi. On vous a également remis sept Filmfare Awards, dont six rien que dans le sud du pays. Votre voix a fait vivre des titres iconiques tels que “Tere Mere Beech Mein” de Ek Duuje Ke Liye, “Dil Deewana” de Maine Pyar Kiya, “Ghal Ghal Ghal Ghal” de Nuvvostanante Nenoddantana ou encore “Kannal Pesum Penne” de Mozhi. Votre grain avait quelque chose de familier, d’enveloppant et de réconfortant. Il était rond, délicat et épousait à la perfection chaque mélodie sur laquelle vous le posiez.

Bref, je pensais continuer à vous entendre encore longtemps. Vous aviez 74 ans. Et si en France, la majorité des gens de cet âge sont déjà à la retraite, ce n’est pas vraiment la même chose pour les artistes musicaux indiens. Après tout, les grandes Lata Mangeskar et Asha Bhosle, 91 et 87 ans respectivement, nous gratifient toujours de quelques morceaux. Alors clairement, je trouvais que vous aviez de la marge ! J’espérais que l’immense SPB n’ait pas fini de nous éblouir. J’étais totalement à côté de la plaque.

Car en ce jour du 26 septembre 2020, j’apprends votre disparition des suites d’un long combat contre le coronavirus, pour lequel vous étiez hospitalisé depuis le 5 août. Les nouvelles de votre famille étaient pourtant emplies d’optimisme. Si vous étiez encore sous assistance respiratoire, tous avaient bon espoir que vous vous remettiez bientôt sur les rails. Le compositeur oscarisé A.R. Rahman s’est dit dévasté par cette annonce. Je dois admettre ne pas y avoir cru. Du moins, sur le moment.

Votre timbre fait tellement partie du patrimoine culturel indien, il a tant imprégné les murs porteurs de la musique indienne contemporaine que je la pensais bêtement immortelle. Inébranlable.

“Balasubrahmanyam appartient à tout le monde. Il vivra dans ses chansons,” affirmait votre famille. Et elle a bien raison.

Votre contribution dantesque aux cinémas indiens demeure, aujourd’hui et à jamais.

Le saviez-vous ? Le duo de compositeurs LaxmikantPyarelal ne voulait pas de sa voix pour la chanson titre du film Ek Duuje Ke Liye, mais a bénéficié du soutien de son réalisateur K. Balachander qui l’a imposé aux directeurs musicaux. Son argument ? Le héros de son métrage, campé par Kamal Haasan, est issu du Tamil Nadu, comme le chanteur.

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Nishikant K amat : sa carrière en 5 points... M OTS PA R AS M A E B E NMAN SO UR -AMMO UR P H OTO G RA P H I E : G E T TY I MAG ES

Le réalisateur Nishikant Kamat est décédé le 17 août 2020 des suites d’une cirrhose. À seulement 50 ans. Et s’il nous a tragiquement quitté trop tôt, sa contribution aux industries indiennes est indubitable.

À travers ce modeste article, voici l’occasion pour vous (et aussi pour moi) de revenir sur cinq temps forts de son admirable parcours… 154

1. Le cinéma marathi, premier amour. Natif de Bombay, Nishikant a naturellement fait ses premières armes pour des films dans sa langue maternelle, le marathi. Ainsi, en 2005, il réalise son tout premier film dans cet idiome : Dombivali Fast. L’œuvre rencontre un véritable succès d’estime lors de sa sortie, en raflant le National Award du Meilleur Film en marathi. Cette prouesse donnera lieu à un remake tamoul deux ans plus tard, et que Nishikant dirigera lui-même : Evano Oruvan,


dans lequel il collabore notamment avec l’excellent R. Madhavan. Il reviendra par la suite à cette industrie avec le plus consensuel Lai Bhaari, pour lequel il travaille avec Riteish Deshmukh et Radhika Apte.

2. Mumbai Meri Jaan, la naissance d’un artiste. En 2008, fort de sa rencontre artistique avec R. Madhavan, il met en scène son premier projet pour Bollywood. Il y retrouve le comédien précité et s’associe à une pléiade d’acteurs renommés, de Soha Ali Khan à Irrfan Khan, en passant par Kay Kay Menon.

Ce film réaliste, qui relate les attentats de Mumbai de 2006, permet à Nishikant de se faire un nom au cinéma hindi. Le métrage est encensé de toutes parts et remporte deux Filmfare Awards : celui du Meilleur Scénario et celui du Meilleur Film selon la critique.

3. Virage vers le blockbuster avec Force. En 2011, il est à la tête du remake hindi du film culte de Kollywood Kaakha Kaakha. Ce film d’action poussif lui permet de connaître son premier plébiscite populaire grâce aux excellents résultats de l’œuvre au box-office. Le métrage est également le point de départ

d’un nouvel arc artistique pour son acteur vedette, John Abraham, qui enchaînera par la suite des plus ou moins bonnes copies de Force. L’une d’elle sera Rocky Handsome, sortie en 2016 et avec Nishikant en chef d’orchestre.

4. L’excellence avec Madaari. Pour ce thriller social, Nishikant s’associe une seconde fois au grand Irrfan Khan. Il s’agit probablement de son œuvre la plus poignante, la plus authentique aussi. Et en plus de recevoir des critiques dithyrambiques, Madaari résulte en succès surprise au box-office. Sans le savoir, ce métrage sera l’ultime témoignage du cinéaste, du moins derrière la caméra…

5. Des essais en tant qu’acteur. C’est en tant que comédien que Nishikant commence sa carrière au cinéma en 2004 avec les films marathi Hava Aney Dey et Saatchya Aat Gharat. Bien des années plus tard, il revient à cet exercice dans plusieurs métrages, notamment Fugay et Daddy, tous deux sortis en 2017.

Sa dernière apparition avant sa disparition remonte à 2018 pour le film Bhavesh Joshi Superhero de Vikramaditya Motwane.

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RÉDACTRICE EN CHEF : AS M A E B E NM ANSOUR-AM M O UR RÉDACTRICE MODE : E LO D I E H AM I DOVI C R É DACT R I C E ACT UA L IT É E T C IN É M A : FATI M A Z AH RA E L AH M AR DIRECTRICE DE PUBLICATION : ELODI E H AM I DOVI C DIRECTRICE ARTISTIQUE : E LODI E H AM I DOVI C


À SAVOIR

Un candid est une image prise par un paparazzi lors d'événements importants (cérémonies de récompenses, promotions de films, inaugurations...). Il en existe des milliers sur le web. Il nous est donc impossible de retrouver les noms des photographes. Les sites qui diffusent sur le web le plus de candids sont crédités à la fin, c'est généralement là que nous nous procurons nos images. Si nous avons oublié de mentionner votre nom ou votre site dans le magazine, contactez-nous par email (bollyandcomagazine@gmail. com).

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EN COUVERTURE : Illustration par Elodie Hamidovic. RISHI KAPOOR : Photographie d’introduction trouvée sur Twitter (aucun compte associé), ainsi qu’une photographie de l’avantpremière de Saawariya provenant du site Bollywoodlife. Toutes les autres images de la première partie consacrée à Rishi Kapoor proviennent des films suivants : Mera Naam Joker, Zehreela Insaan, Prem Rog, Chandni, Hum Tum, Fanaa, Luck By Chance, Agneepath, D-Day, Rajma Chawal et The Body. NOIR ET BLANC : Photographie du site Mubi.com. Les images suivantes proviennent des films Alam Ara et Kal Aaj Aur Kal. 3 FILMS QUI DISENT TOUT DE : Photographie du site Bollywoodirect. medium.com. Les images suivantes proviennent des films Mera Naam Joker et Prem Rog. IRRFAN KHAN : Photographie d’introduction trouvée sur Instagram (@irrfan) et photographie de conclusion par Linda Kallerus (Sony Picutres Classics). Le reste des images viennent des films Salaam Bombay, Maqbool, Haasil, Mumbai Meri Jaan, Paan Singh Tomar, Slumdog Milionaire et Billu.

SUSHANT SINGH RAJPUT : Photographie d’introduction publiée par l’acteur sur instagram (@ sushantsinghrajput), suivie d’une photographie du tournage de Raabta publiée sur le site BollyCury.com. Cette article contient également une photographie de l’émission Jhalak Dikhhla Jaa et de la série télévisée Pavitra Rishta ainsi que des films Kai Po Che, Shuddh Desi Romance, PK et Dil Bechara. CHIRANJEEVI SARJA : Photograhie des films Ramleela et Ranam ainsi qu’une photographie publiée sur Instagram par Meghana Raj (@ megsraj). SAROJ KHAN : Photographie d’introduction publiée sur Asridevi. blogspot.com ainsi que des photographies des tournages de Devdas (filmibeat.com), Jab We Met (bollywoodhungama.com) et Kalank (Instagram, @madhuridixitnene). Les autres images proviennent des films Tezaab, Fanaa, Jab We Met et Kalank. SPB : Photographie provenant de Twitter (aucun compte associé). NISHIKANT KAMAT : Photographie venant du site gettyimages.com (conférence de presse du film Rocky Handsome).


Toutes les autres images du magazine sont des photographies promotionnelles du film dont parle l’article.



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