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EYES WIDE SHUT
EYES WIDE SHUT
EYES WIDE SHUT
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Production : Warners Bros. Scénario: Stanley Kubrick & Frederic Raphael Acteurs : Tom Cruise, Nicole Kidman, Sydney Pollack, Todd Field Année de sortie: 1999 Durée: 159 minutes Genre: Drame Nationalités : Britannique, Américain
RÉSUMÉ
Le Dr Bill Harford mène une vie parfaite dans un New York très bourgeois: un métier sérieux, une cravate ajustée, la mèche impeccable. Sa femme est parfaite, sa fille est polie, le sapin est bien droit, les guirlandes scintillent et les pantoufles sont chaudes. Il ne manquerait presque un chien. Un soir de cannabis, Alice laisse pleinement éclater sa jalousie. Bill lui répond qu’elle est sa femme et n’a pas à s’en faire. Fort de son alliance ou du fait que sa femme soit la mère de sa fille. Alice arrive à un âge où elle regrette sa jeunesse. Pour se venger, elle va se moquer de lui, puis elle va lui parler d’un marin pour lequel elle aurait bien imaginé tout plaquer. Cette révélation va hanter Bill et le faire basculer dans une nuit de tentations en tout genre. Il est d’abord violé par une femme. Il va être tenté par une prostituée rencontrée au détour d’une rue. Rattrapé au dernier moment par un coup de fil de sa femme, il continue sa nuit folle, avec une connaissance qui l’envoie dans un temple de la débauche. Spectateur un peu ébahi dans ce musée orgiaque. Mis à l’index devant le monde, honteux, il est pris au piège de ses propres fantasmes. À son retour, sa femme lui partage un rêve insoutenable. Bill va être rongé par le doute. Il cherche désespérément à remonter le fil de ces événements pour y trouver un sens. Plus rien n’est pareil. Tout a disparu. Sa femme le démasque. Il avoue. Ayant pour lui de ne jamais avoir franchi la limite, sa femme passera l’éponge, pour cette fois, profitant de l’occasion pour lui faire une petite leçon de morale avant de faire l’amour.


EYES WIDE SHUT FAIT OFFICE DE CHANT DU CYGNE POUR STANLEY KUBRICK. LE CÉLÈBRE RÉALISATEUR DÉCÈDE DURANT LA POSTPRODUCTION DU FILM, ET LAISSE SES INTERPRÈTES SEULS POUR DÉFENDRE UN FILM QUI FERA CONTROVERSE, CERTAINS LE JUGEANT CHOQUANT, D’AUTRES TERRIBLEMENT ENNUYEUX. AUJOURD’HUI, CE FILM EST CONSIDÉRÉ COMME UNE ŒUVRE EMPREINTE DE FANTASME ET DE RÊVES, OÙ LE DÉSIR EST OMNIPRÉSENT.
ANALYSE
Eyes Wide Shut est l’adaptation de la nouvelle «La nouvelle rêvée » de Arthur Schnitzler. Eyes Wide Shut est le projet d’une vie. La vie de Stanley Kubrick. D’après sa femme, il en parlait souvent, déjà à l’époque de la sortie d’Orange Mécanique. Par un rembobinage rapide, on voit bien que la moelle épinière de la filmo kubrickienne n’a jamais varié d’un iota : toujours cette obsession à vouloir fouiller les caractéristiques du genre humain afin d’en faire des sources intarissables d’ambiguïté et d’interrogations. Kubrick a mis plus de vingt-cinq ans à concrétiser un projet dont l’origine remonte à l’époque de sa propre naissance. Le hasard est si énorme et le résultat si fascinant qu’on ne peut pas voir en Eyes Wide Shut autre chose qu’une prophétie faite en film.
QUAND ON SAIT QUE KUBRICK VIVAIT RECLUS EN BON PÈRE DE FAMILLE, ON PEUT CLAIREMENT S’IMAGINER QU’IL VOULAIT QUESTIONNER LA FAÇON DONT LA VIE PEUT ÊTRE VÉCUE AUTREMENT.
Kubrick effectue un saut dans l’inconnu, travaille sa nature profonde pour finalement l’éclairer, et entame une «mission nomade» qui le ramènera chez lui. Et lorsqu’il explore son propre univers, il se rend bien compte qu’il ne le connaît pas, qu’il ne contrôle rien, qu’il n’est que le pion d’une vaste mascarade où lui-même se gargarise de son apparence de roi. Toujours cette conviction de Freud selon laquelle la souveraineté du Moi n’a aucun poids face à la force de l’inconscient. Kubrick entérine ici cette idée de deux manières. D’abord en installant son film dans un New York décrit comme le terreau du nomadisme que la Grosse Pomme a toujours incarné, où de riches Caucasiens dansent dans un bal, et où Bill, marqué au fer rouge par l’image mentale de sa femme baisée par un marin, finit par errer tel un étranger dans un décor urbain artificiel qui n’est que le reflet de son propre imaginaire.
ENSUITE EN MULTIPLIANT LES PERCÉES FANTASMATIQUES TOUT AU LONG D’UN RÉCIT DIABOLIQUE, PAR AILLEURS, TRÈS FIDÈLE À LA NOUVELLE DE SCHNITZLER.
C’est sur le terrain du fantasme que Kubrick, fuyant plus que jamais le traitement littéral d’un sujet, trouve l’angle idéal en laissant la symbolique du masque irriguer tout le film : ainsi, l’action traite aussi bien la façon dont un individu dissimule un acte secret en occultant sa propre identité (côté conscient) que la façon dont ce même individu invente ou détruit son propre personnage de fiction (côté inconscient). Le film tout entier est donc lui-même un masque, déjà en tant qu’illustration théâtrale et opératique des faux-semblants de la vie sociale, ensuite en tant qu’exploration des espaces intérieurs par un mouvement continuel de la caméra dans un univers de plus en plus onirique.
Et derrière ce grand-angle en guise de caméra-masque, il y a un œil grand ouvert sur les paradoxes de l’humanité. L’œil d’un démiurge génial, né avec une caméra à la place des orbites, qui aura dû attendre la fin de sa vie pour intégrer enfin son organe fétiche dans le titre d’un de ses films. Le titre du film évoque un oeil ici fermé, comme pour signifier qu’une certaine vérité ne doit pas être vue. Toute la stratégie de Kubrick est justement d’inviter l’œil à voir au-delà des choses, à faire en sorte que l’exigence plastique et narrative de son film interdise à ce regard tout début de fuite ou d’esquive. Certes, on frise un peu la tautologie en disant cela : tous les films du cinéaste n’ont eu de cesse que de piéger celui qui les regarde, poussant celui-ci à déceler sans cesse de nouvelles clés et de nouvelles lectures à chaque nouvelle vision. Eyes Wide Shut peut-être le seul film du cinéaste à s’être ancré aussi frontalement dans son époque contemporaine, semble aller infiniment plus loin en fouillant une zone bien plus restreinte et intime chez son spectateur, histoire de le rendre actif dans un récit où le personnage central lui servira de double à son corps défendant. Il y a quelque chose d’obsédant, de profondément douloureux dans ce film.
ON NE S’INTERROGE PLUS SUR CE QU’ON A VU DANS LE FILM, ON S’INTERROGE SUR CE QU’IL A PU PROVOQUER.
Ne serait-ce pas tout simplement parce que le récit vise moins à raconter une histoire qu’à la laisser se créer elle-même au gré de la remise en question de son héros/spectateur ? Bonne pioche. On se souvient aussi que Kubrick, de par son brillant passé de photographe pour le magazine Look, fut de ces cinéastes qui ont toujours fait l’effort de construire et d’ordonner des plans où le contexte et la texture des choses suffisent à imprimer une idée. Pour ce film, Kubrick révèle les tentations fatales qu’implique le voyage dans l’inconnu. Des tentations qui prennent la forme de «visions» et d’«apparitions».
En ce qui concerne le montage, Kubrick semble se délecter d’abuser des travellings fluides et des mouvements circulaires dans une atmosphère futile à souhait, ensuite parce qu’il s’amuse à lâcher l’idée d’un «désir inassouvi» chez les deux parties. Kubrick raisonne exactement comme David Lynch: lui n’a pas oublié qu’un rêve n’est jamais totalement un rêve et que la réalité n’est au fond qu’une sombre duperie. Concrètement, il n’y a rien d’invraisemblable ni même d’incohérent dans Eyes Wide Shut, film avant tout pirandellien où chaque «vérité» énoncée par n’importe quel personnage est sujette à caution. Son protagoniste et son spectateur sont ici logés à la même enseigne : à force d’être plongé dans un tourbillon de signes, d’hypothèses contradictoires et de points de vue différents, l’effort d’une interprétation intime leur est réclamé.
LA DRAMATURGIE D’EYES WIDE SHUT DÉROULE LA TRAGÉDIE MENTALE D’UN HOMME QUI, FACE À L’INCAPACITÉ DE MATÉRIALISER SES PROPRES FANTASMES ET D’EN TIRER UN RÉSULTAT, RETOURNE AU COUPLE MOINS PAR CONVICTION MORALE QUE PAR PEUR DE VIVRE.
David Lynch, grand fan de Kubrick, n’a jamais caché sa préférence pour Lolita. À bien y réfléchir, c’est assez difficile à croire quand on assimile la puissance onirique d’Eyes Wide Shut en tant que porte ouverte sur les méandres de l’inconscient, soit le domaine que Lynch a toujours su cristalliser mieux que personne par le biais d’un découpage de cinéma. La virtuosité formelle de Kubrick, que seuls les cons ou les aveugles pourraient ne pas juger imparable, atteint ici un absolu rare dans l’élaboration d’un vertige total chez le spectateur. Dans son rythme lancinant, dans ses étourdissants jeux de lumière, dans l’exploration subjective de ses décors, dans la puissance évocatrice et absolutiste de sa courte focale, ou encore dans les déplacements millimétrés d’acteurs jamais aussi bien dirigés qu’ici, tout l’art kubrickien donne à une microhistoire la dimension d’un rêve magique, intemporel et paradoxal, où tout reste en suspens.
De même que ses choix musicaux mêlant la majesté du classique à la sophistication du contemporain renvoient à ce que Lynch pouvait charrier comme sensations contradictoires dans ses expériences mentales les plus marquantes. Le testament de Stanley Kubrick avait-il ainsi toutes les chances de devenir son chant du cygne ? Ne pouvait-il tirer sa révérence autrement qu’en sculptant le pic le plus élevé d’une œuvre déjà himalayenne en l’état ? Ce Kubrick-là, forcement incompris par certains, était-il destiné à devenir celui qui allait mûrir le mieux dans notre cortex cinéphile ? Là aussi, en guise de réponse à toutes ces questions, un seul mot s’impose : «Fuck !». Ce n’est pas le signe d’une déception, mais bel et bien l’expression d’une surprise. On a vu et vécu ce film les yeux grands ouverts. On l’encensera donc les yeux grands fermés.

Ce livre a été écrit et mis en page par Alice Montesi Année 2019-2020
STANLEY KUBRICK EN 1613 MINUTES
Stanley Kubrick en 1613 minutes est un ouvrage contenant les treize œuvres du monument du cinéma, Stanley Kubrick. De Fear and Desire, en passant par Orange Mécanique ou encore Eyes Wide Shut, ce livre met en avant les défis techniques, les idées inventives, et aussi les anecdotes de chaque film.