Adrar.Info N° 34

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N° 34 du 20 Decembre 2011

3eme année

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Evénement actuel : Et les chaines de se rompre... le peuple s’éveille… ; le peuple veut… ; le peuple veille… Par Ahmed Salem Ould Bouboutt

Qui pouvait penser que ces vers célèbres du poète tunisien contestataire, fauché à la fleur de l’âge en 1934, Abou Kacem Chebbi, scandés à l’unisson par les révolutionnaires de l’avenue Bourguiba à Tunis, seraient, en ce début d’année 2011, une réalité vécue, dans son propre pays et dans bien d’autres ? Qui pouvait se douter qu’en s’immolant par le feu, le jeune Mohamed Bouazizi, allait déclencher, tel l’effet papillon bien connu des météorologues, un cyclone dans le monde arabe qui a tout emporté sur son passage en Tunisie et en Égypte ou qui est en passe de tout emporter au Yémen, en Libye, en Syrie, au Bahreïn, mais aussi en Jordanie, en Algérie et au Maroc et pourquoi ne pas généraliser, partout ailleurs dans le monde arabe : « ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés… ». Ce phénomène met brusquement fin à une longue période de stabilité politique, voire de glaciation du monde arabe qui est resté jusqu’ici insensible au vent du changement qui souffle sur la planète Terre depuis l’effondrement du mur de Berlin en 1989. Selon Sari Hanafi, professeur de sociologie associé à l’Université américaine de Beyrouth, « la plupart des régimes de la région sont soit des monarchies héréditaires qui concèdent un rôle très limité aux parlements, soit des régimes républicains autoritaires, héréditaires ou en train de le devenir, où le président gouverne « pour toujours », ce qui est finalement bien pire ! » Ce n’est pourtant pas faute pour les peuples arabes d’avoir essayé de rompre avec ce triste sort : aucun pays arabe n’a échappé, à une période ou une autre de son histoire récente, à une révolte, à des émeutes ou à des frondes, plus ou moins importantes. Mais les régimes arabes ont tenu bon et les peuples se sont, semble-t-il, résignés dans la pure tradition religieuse qui préconise la soumission au souverain, en droit ou en fait. Mais ce n’était là qu’une impression : aujourd’hui le monde arabe vacille et les régimes arabes s’effondrent ou attendent de s’effondrer, tels des dominos, sous les coups de boutoir de la contestation populaire.

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Directeur publication : Ely Salem Khayar


2 Cette situation qui a surpris plus d’un observateur a une explication. Comme l’écrit Youssef El-Chazli, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), « la conjonction d’un contexte favorable et de la présence d’un savoir-faire protestataire accumulé et affiné au fil des ans a permis le passage de la révolte localisée à un mouvement global et désectorisé ». À cet égard, les émeutes « prérévolutionnaires » de Gafsa (2008) et de Ben Gardane (2010) en Tunisie et celles de 2010 en Égypte ont servi de « répétition générale ».l est certes trop tôt pour chercher à circonscrire et comprendre tous les aspects de cet « événement actuel » que nous vivons encore, dont les causes ne sont pas tout à fait cernées, dont les manifestations sont en cours et dont les conséquences n’apparaîtront que dans plusieurs années : s’agit-il d’un phénomène « transitoire » ou d’une transformation géopolitique profonde et durable ? Quelle est l’ampleur, la pertinence et la légitimité de ces transformations ? S’agit-il d’un phénomène nouveau ou d’un « remake » de situations antérieurement vécues sous d’autres cieux ? S’agit-il d’une « spécialité « arabe » ou d’un phénomène général ou généralisable ? Là où elles ont été extirpées, les dictatures ne peuvent-elles pas renaître ? Il serait bien présomptueux de vouloir répondre à toutes ces questions — et à bien d’autres qui s’imposent sur ce point. Plus modestement, nous nous proposons, en fonction de ce que permet le suivi de l’actualité, d’éclairer certains aspects de ces bouleversements politiques que nous observons en Tunisie, en Égypte et dans d’autres pays du monde arabe. À cet effet, nous procéderons, comme les révolutionnaires, en trois temps-trois mouvements : le peuple s’éveille… ; le peuple veut… ; le peuple veille… LE PEUPLE S’ÉVEILLE : LE TSUNAMI POPULAIRE Tout a donc commencé le 17 décembre 2010 en Tunisie et par le suicide spectaculaire du jeune marchand ambulant de Sidi Bouzid dont la marchandise avait été confisquée par les autorités municipales. Des manifestations sont menées en protestation contre le chômage qui touche une forte proportion de la jeunesse, plus particulièrement les jeunes diplômés, la corruption, le népotisme et la répression policière. Ces manifestations, réprimées dans le sang par les forces de police, durent quatre semaines et s’étendent à tout le pays paralysé par la grève générale. Pris de court et lâché par l’armée qui refuse de réprimer les manifestants, le Président Zine El Abidine Ben Ali prend la fuite vers l’Arabie saoudite le 14 janvier 2011. Le 25 janvier 2011, les Égyptiens prennent le relais. Ils entament une série d’actions (manifestations, grèves, sit-in) pour protester contre la corruption et le népotisme, les abus des forces de sécurité et l’état d’urgence imposé depuis 1981. Au Caire, ils prennent et maintiennent, au prix d’un lourd tribut en vies humaines, le siège de la place Tahrir — la bien nommée•3. Quelques jours plus tard et après de multiples manœuvres dont l’intervention burlesque des fameux baltaguiyas (contre-manifestants rétribués officiant à dos de chameau), le Président Hosni Moubarak n’obtient pas un appui décisif de l’armée et se trouve contraint à la démission. Le 11 février 2011, il cède le pouvoir au Conseil suprême des forces armées et se retire à Charm El-Cheikh L’onde de choc atteint le Yémen, le 26 janvier 2011. Des manifestants de plus en plus nombreux fustigent la corruption, la confiscation des libertés et demandent le départ du Président Ali Abdallah Saleh et de son clan. Des heurts avec les forces de l’ordre et avec des contre-manifestants favorables au régime font de nombreux morts et blessés. Les États du Conseil de coopération du Golfe, en voisins prévenants qui craignent la contagion, offrent leur médiation pour trouver une sortie négociée au président.

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3 . Puis ce fut le tour de la Libye, le 15 février. Très vite, la situation dégénère et prend la tournure d’un affrontement armé entre les forces loyales au Colonel Mouammar Kadhafi à l’est (Tripoli) et les insurgés implantés à l’ouest (Benghazi). Pour protéger les civils bombardés par l’aviation du Colonel, le Conseil de sécurité des Nations Unies instaure une zone d’exclusion aérienne audessus du pays et impose un embargo sur les armes et le gel des avoirs du régime, conformément aux termes de la Résolution 1973 du 26 février 2011. Un « Conseil national de transition » est créé par les dirigeants de la contestation : il est reconnu par la France, la Grande-Bretagne et l’Italie. Le Bahreïn rejoint le mouvement dès le 17 février avec les manifestations dans les villages chiites, sévèrement réprimées. Les opposants qui demandent des réformes politiques et sociales finissent par occuper la place de la Perle à Manama. Soupçonnant un appui iranien aux insurgés, les États membres du Conseil de coopération du Golfe envoient des renforts, à la demande du Roi. La Syrie n’est pas en reste : le 15 mars, des manifestations éclatent à Damas pour réclamer la fin de l’état d’urgence en vigueur depuis 1963, la suppression des tribunaux d’exception et la fin de la tyrannie. Mais ce sont surtout les manifestations à Deraa (120 km au sud de Damas) qui sont les plus violentes. Alternant le chaud et le froid, le pouvoir maintient la répression, mais promet des réformes. Le 22 avril, la loi levant l’état d’urgence est promulguée. Des manifestations plus limitées sont signalées en Jordanie, au Maroc et en Algérie. Dans ces trois pays, les autorités prennent l’initiative de réformes. En Jordanie, le Roi Abdallah II nomme un nouveau gouvernement et promet le changement. Le Roi Mohammed VI annonce une réforme pour amener le pays à la monarchie constitutionnelle. Le Président Abdelaziz Bouteflika promet également la démocratisation des institutions algériennes et lève l’état d’urgence. Les autres pays ne sont pas en reste et connaissent tous des manifestations et des mouvements de contestation plus ou moins significatifs ou appelés à le devenir. LA « RÉVOLUTION OMNIBUS » Certes, ce n’est pas la première fois qu’un régime politique dictatorial est abattu ou contraint à des concessions majeures par des mouvements de rue. Sans remonter très loin dans l’histoire contemporaine, on se souvient ici des insurrections d’Haïti qui ont chassé Jean-Claude Duvalier du pouvoir en 1986, des grèves étudiantes et syndicales au Mali qui ont fini par avoir raison du président Moussa Traoré en 1991 ou de la révolution des roses de 2003 en Géorgie. On peut rappeler, d’une manière générale, les mouvements de masses qui ont contraint les dictatures de l’Europe de l’Est à se démocratiser, ou encore, plus près de nous, les conférences nationales tenues sous la pression populaire, qui ont abouti à des changements politiques et constitutionnels notables en Afrique ayant conduit notamment à l’alternance au Bénin en 1990.

Directeur de publication: Ely Salem Khayar Conseillers de la redaction: M'Barek O.Beyrouk Mohamed Mahmoud O. Taleb Comité de redaction Ely Salem Khayar Khalla Ely Salem Ely Cherif AbdellahiO. Boukhary Correspondants Nouakchott: Ahmed O. Mohamed Tel.: 2 2421374 Zouerate : Fall Mariem Tel.3 625 3211 Nouadhibou: MohamedZoum Zoum Tel:36369820 Saisie: Kettalla Mint Mehah

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Mais le mouvement populaire observé ces jours-ci dans le monde arabe reste d’une originalité irréductible. En effet, plusieurs caractéristiques nous semblent le distinguer des mouvements observés antérieurement au cours de l’histoire. l s’agit tout d’abord d’un mouvement populaire : le mot « populaire » est pris ici dans son sens premier, celui qui se réfère à l’universalité de la population, à la foule indistincte et compacte : le mouvement est ouvert, anonyme et spontané ; il n’a pas de leader, pas de « direction », pas de programme défini à l’avance et pas plus de chronogramme d’action : il s’agit d’un mouvement de « gavroches » — ce qui n’a rien de péjoratif ici. C’est également un mouvement autonome : comme le soutient Taoufik Ben Brik, un farouche opposant à Ben Ali, les jeunes manifestants « n’appartiennent ni à des partis, ni à des organisations syndicales, ni à des associations de la société civile (…) mais ils se sont identifiés à Mohamed Bouazizi »•4. Il ne faut cependant pas sous-estimer outre mesure le rôle de ces institutions formelles car elles ont su mobiliser les populations, canaliser, impulser et propager le courant protestataire. Ce dernier constitue d’ailleurs un creuset fédérateur où l’ensemble des membres et institutions de la société politique et civile se côtoient et coopèrent : politiques, intellectuels, artistes, commerçants, partis, syndicats, associations, professions libérales, chefs de famille, ouvriers, sans emploi, hommes de foi, fonctionnaires, policiers, militaires, etc. .

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5 Il s’agit d’un mouvement de jeunesse — même s’il est ouvert sur toutes les classes d’âge et si les femmes y jouent un rôle important, comme au Yémen. Selon le témoignage de Youssef El-Chazli, à propos de l’Égypte, « si les premières journées de mobilisation ont consacré avant tout la présence des 15-35 ans, le mouvement s’est ensuite étendu aux autres catégories d’âge de la population »•5. C’est également un mouvement à la fois social et politique : comme l’écrit Sari Hanafi, « le soulèvement actuel est celui des jeunes diplômés et sans emploi et frappe par son étroit Enfin, il s’agit d’un mouvement qui a des répercussions importantes sur les relations internationales. Compte tenu de l’importance géostratégique (Méditerranée) et économique (pétrole) des pays en cause, la région ne laisse pas indifférent : on considère que pour la Tunisie et l’Égypte, les Présidents Ben Ali et Moubarak ont été discrètement poussés à la sortie par la diplomatie occidentale qui exerce actuellement, semble-t-il, la même pression en Libye et au Yémen. La situation en Libye préoccupe le Conseil de sécurité des Nations Unies, en particulier en raison du nombre de victimes et de personnes déplacées ; la situation en Tunisie a été à l’origine du départ de Michèle Alliot-Marie, ministre des affaires étrangères de France et a ouvert une brève tension entre la France et l’Italie portant sur la gestion du flux des réfugiés ; la situation au Bahreïn interpelle l’Iran et les pays arabes du Conseil de coopération du Golfe et l’évolution en Égypte, en Jordanie et en Syrie préoccupe Israël. LE PEUPLE VEUT… Si au départ, les contestations prennent un tour social, le mouvement s’amplifie, se propage et se mue en une demande pressante de réforme politique, puis de changement radical du régime : selon un rituel immuable, des centaines de milliers de manifestants, bravant la fatigue, les intempéries et la répression policière, scandent en même temps et sans répit : « Le peuple veut la chute du régime » ! Vox populi, vox Dei ! Au moins dans deux pays, ce vœu a déjà été exaucé : en Tunisie et en Égypte, les régimes qu’on croyait les plus solidement implantés n’ont pas résisté comme fétu de paille. Les concessions d’un Ben Ali désemparé assurant, en tunisois populaire, qu’il a bien compris les manifestants, de même que les tirades assurées d’un Moubarak rappelant, en arabe d’académie, ses faits de guerre et de paix, n’ont pas servi à grand-chose ! Comme le souligne Richard N. Haass, ancien directeur de la planification politique du Département d’État américain qui dirige aujourd’hui le Council on Foreign Relations : « Le sens de l’à-propos compte pour beaucoup en politique. La déclaration faite par Moubarak annonçant qu’il ne briguerait pas sa réélection aurait probablement évité une crise s’il l’avait faite en décembre. Mais, au moment où il l’a faite, l’humeur de la rue avait évolué de telle sorte qu’il ne pouvait plus l’apaiser »•9. LE DÉPART DES PRÉSIDENTS ET LA PROBLÉMATIQUE DE LEUR REMPLACEMENT Lorsqu’ils se sont convaincus qu’ils n’avaient d’autre issue que de partir, les présidents en exercice ont cherché une formule qui se rattachait peu ou prou à la Constitution et qui leur sauvait ainsi la face : en Tunisie et Égypte, les présidents ont essayé de « raccrocher » leur départ à la Constitution. Au Yémen et en Libye c’est, semble-t-il, sur le protocole du départ que le Président Ali Saleh ou le Colonel Kadhafi résistent encore…


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En Tunisie, le stratagème choisi a consisté à annoncer, juste après le départ du président pour son lieu d’exil, qu’il a « délégué » ses pouvoirs, à titre provisoire et sur le fondement de l’article 56 de la Constitution du 1er juillet 1959, au Premier ministre, Mohamed Ghannouchi. L’annonce était faite par l’intéressé, entouré des deux présidents de Chambre du Parlement tunisien. Ce schéma qui postule la possibilité d’un retour de Ben Ali a été critiqué notamment par le doyen S. Belaid sur la chaîne Al Jazeera — et à juste titre, car l’article 56 concerne une hypothèse d’« empêchement provisoire » visiblement différente de celle du 14 janvier 2011. Cette situation allait être « régularisée » le lendemain par le Conseil constitutionnel qui constatera la vacance définitive du poste de président de la République et décidera, conformément à l’article 57 de la Constitution, que l’intérim du président de la République sera exercé par le président de l’Assemblée nationale, Fouad Mebazaa. Juridiquement, cette décision est justifiée, mais le Conseil semble oublier qu’au moment où elle était émise, ce n’était plus Ben Ali mais Mohamed Ghannouchi qui exerçait, au moins de fait, les pouvoirs présidentiels. D’autre part, l’application de l’article 57 en l’espèce méritait peut-être, compte tenu de la spécificité de la situation, quelques justifications préalables…En Égypte, on assiste à la même ambiguïté au niveau de la procédure suivie. Ayant vu venir le tsunami populaire, le Président Moubarak a nommé le Général Omar Souleiman au poste de vice- président. Il s’agissait alors pour le Raïs de remplir une formalité constitutionnelle à laquelle il avait refusé de se soumettre jusquelà ; il s’agissait également de préparer la succession et surtout, dans cette optique, de donner un signe fort dans le sens du renoncement au projet de transmission du pouvoir à son fils Gamal. Ce projet ne put être mené à son terme et Omar Souleiman a dû se contenter d’annoncer officiellement qu’Hosni Moubarak avait décidé de renoncer à son poste de président de la République et qu’il avait remis le pouvoir au Conseil suprême des forces armées. Or, s’il était libre — ou, plus exactement, en l’espèce, contraint — de démissionner, le Président Moubarak n’avait aucune qualité pour remettre le pouvoir à l’armée, dans le cadre de la Constitution du 11 septembre 1971. En effet, l’article 84 de cette Constitution prévoit qu’« en cas de vacance du poste du président de la République, la présidence sera confiée provisoirement au Président de l’Assemblée du Peuple… » et non au Conseil suprême des forces armées lequel est d’ailleurs présidé par le président de la République. En fait, en Tunisie, comme en Égypte, c’est une solution « para- constitutionnelle » qui a été mise en œuvre : il ne pouvait en être autrement, car la situation en cause dans les deux pays n’entrait pas dans les vues des constituants de 1959 ou de 1971. LA GESTION DE LA PÉRIODE TRANSITOIRE Au-delà du départ du président et de son remplacement, les modalités de gestion de la période transitoire vont être dégagées au fur et à mesure, « par tâtonnement », dans une négociation informelle, parfois difficile, entre les autorités de la transition et les manifestants qui ont été entre-temps rejoints par les nombreux opposants rentrés d’exil comme le Cheikh Rachid Ghannouchi, leader historique du mouvement islamiste tunisien Ennahda revenu au pays qu’il avait quitté il y a vingt ans. En Tunisie, ce dialogue est facilité par la mise en place de trois commissions indépendantes dominées par des juristes et chargées de gérer la transition :mmission sur la réforme des lois présidée par le Doyen Yadh Ben Achour ; la Commission d’enquête sur la corruption dirigée par le Doyen Abdelfettah Amor ; la Commission d’enquête sur le rôle des forces de sécurité dans la répression sanglante des manifestations dirigée par Me Taoufik Bouderbala. En Égypte, l’armée semble plus présente dans la gestion de la transition, mais cette armée n’a pas, à proprement parler, une tradition en ce qui concerne l’exercice direct du pouvoir politique, même si elle a donné au pays tous ses présidents•10. À cet égard, il est frappant de constater que dans les deux pays et suivant des trajectoires différentes, les opposants ont récusé les premiers gouvernements nommés par le président déchu (Égypte) ou par le président intérimaire (Tunisie) — mais dans ce dernier cas, il s’agissait également du dernier Premier ministre nommé par le président Ben Ali. Les manifestants ont également obtenu la dissolution des partis au pouvoir, la dissolution des parlements, la dissolution des services de sécurité, la libération de prisonniers politiques et la mise en cause de certaines personnalités des anciens régimes, surtout en Égypte où le président Moubarak, ses deux fils et plusieurs dignitaires de son régime ont été mis en détention pour les besoins de l’enquête.


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LE SORT DE LA CONSTITUTION Le traitement de la Constitution en cours a légèrement varié, sur un fond de controverse — non tranchée au moins en théorie — mettant en concurrence la légitimité de la constitution face à la « légitimité populaire » exprimée par les manifestants : alors que certaines thèses préconisent de simples modifications ponctuelles de la Constitution en cours, en attendant l’élection des institutions démocratiques prévues, d’autres considèrent que cette Constitution a été « abrogée » par la légitimité révolutionnaire et concluent donc à la nécessité de la suspension de ce texte et la préparation d’une nouvelle Loi fondamentale. Il semble sur ce point que dans les deux pays il y ait eu une position assez opportuniste à l’égard de la Constitution en cours : celle-ci a été « instrumentalisée» pour « encadrer » le départ du président et assurer l’installation en douceur des autorités de la transition. Cette mission terminée, la Constitution se trouvait par là même condamnée, offerte en victime expiatoire aux manifestants. En Tunisie, après avoir envisagé tout d’abord un « replâtrage » de la Constitution de 1959, celle-ci est finalement suspendue. Selon le Doyen Yadh Ben Achour, Président de la Commission en charge de la réforme politique, une Assemblée constituante sera élue le 23 octobre 2011, au suffrage universel direct. Dans une démarche originale, la commission de réforme du code électoral opte, pour l’élection de cette assemblée, en faveur du scrutin de liste à la proportionnelle avec une parité hommes-femmes, les femmes devant être présentées en position éligible ; elle décide également que les dignitaires de l’ancien régime ne pourront pas faire acte de candidature.En Égypte, la Constitution a également été suspendue par l’armée qui prend les pouvoirs législatif et exécutif. Cependant une Commission constitutionnelle est mise en place par les militaires. Dirigée, elle aussi, par un juriste éminent, le conseiller d’État Tariq Al- Bishri, cette commission propose quatre amendements aux articles 76, 77, 88 et 93 de la Constitution concernant respectivement l’assouplissement des conditions régissant la candidature à l’élection présidentielle, la limitation du mandat présidentiel à une période de quatre ans renouvelable une fois, le contrôle de l’opération électorale et le contentieux électoral confiés à l’autorité judiciaire. Ces amendements, approuvés à une large majorité par référendum le 19 mars 2001, sont intégrés à la Déclaration constitutionnelle du 30 mars 2011 qui régit les institutions actuelles. Suivant le programme retenu, l’état d’urgence sera levé avant les élections législatives de mi- septembre, et l’armée remettra le pouvoir législatif aux députés dès leur élection, et le pouvoir exécutif au président qui sera élu. On le voit, les constitutions n’auront pas survécu au départ de leurs « souverains » : n’est-ce paslà une pratique qui remonte à l’époque pharaonique ? On comprend dès lors pourquoi certains chefs d’État, agissant à titre préventif, comme au Maroc ou en Algérie, s’en tiennent à une simple modification de la Constitution plutôt qu’à l’adoption d’une Loi fondamentale.

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8En Arabie saoudite, le Roi Abdallah, plus prudent, a préféré se limiter à l’octroi d’avantages économiques et financiers substantiels aux fonctionnaires et autres citoyens à l’occasion de son retour au royaume à l’issue d’une période de convalescence. Cela montre combien un texte constitutionnel peut être lié à un régime politique donné… LE PEUPLE VEILLE… Si un consensus apparaît nettement en ce qui concerne l’objectif visant à mettre fin au régime en place, objectif qui se démultiplie lui- même en plusieurs sous-objectifs, il y a fort à parier que les dissensions vont commencer à se faire jour dans le cadre de la compétition pour le pouvoir qui s’ouvre dans les deux pays. En Tunisie, le Premier ministre de la transition Béji Caïd Essebsi n’a pas caché son agacement devant l’acharnement des manifestants contre les dirigeants du Rassemblement constitutionnel destourien. Pire, en Égypte on a vu apparaître des frictions entre les autorités militaires de la transition et les manifestants de la place Tahrir. Dans les deux pays, la mouvance islamiste est acceptée comme partenaire dans le régime à construire. Mais elle cherche encore visiblement à convaincre, comme en atteste le vote massif des Frères musulmans pour le référendum constitutionnel ou les appels du Cheikh Ghannouchi, leader d’Ennahda, en faveur d’une reprise de l’activité touristique en Tunisie… Mais cette suspicion, voire cette rivalité, entre autorités de la transition et manifestants peut faire le jeu des anciens partis au pouvoir : malgré les interdits qui les frappent, le Rassemblement constitutionnel destourien (RCD) de Tunisie et le Parti national démocratique (PND) d’Égypte restent des formations bien organisées et bénéficiant de réseaux de clientèle sur tout le territoire national et sont plus à même de profiter de la situation actuelle que les formations politiques nouvelles peu structurées et déjà minées par les querelles de leadership. Au terme de ces brèves réflexions et au moment où elles sont écrites, le mouvement de contestation dans le monde arabe ne semble pas s’essouffler. Il est difficile de déterminer l’ordre de passage sous le rouleau de la révolution et quels régimes seront épargnés. Mais une chose est sûre : rien ne sera plus comme avant. Si l’on peut risquer un premier bilan, on peut affirmer que les constitutions arabes répudieront l’option des mandats longs et renouvelables sans limitation et que les dévolutions héréditaires en république seront proscrites. Les monarchies autoritaires évolueront vers plus de démocratie. Le respect des libertés publiques connaîtra certainement une progression notable. Davantage de justice sociale et une gouvernance améliorée seront constatées. L’unité nationale sortira raffermie, à l’épreuve de l’école de la révolution. Au plan économique, il ne faut cependant pas perdre de vue que les révolutions ont été une période de stagnation et de recul. En Tunisie et en Égypte le tourisme a décliné. La bourse et le secteur bancaire ont enregistré de grosses pertes. Le chômage a augmenté et les entreprises publiques ont subi de lourdes pertes. À cet égard, l’élan fédérateur du mouvement révolutionnaire doit être maintenu pour que, dans les pays concernés, la transition permette de dégager un consensus durable et inclusif de nature à porter, à l’issue d’élections libres et transparentes, un régime démocratique effectif, caractérisé par l’ordre, la stabilité et la croissance économique. Sur ce point, on peut généraliser ces belles formules de Richard N. Haass : « Le départ de Moubarak est un développement significatif mais pas décisif. Bien sûr, il referme le chapitre d’une très longue période dans la vie politique égyptienne. Il marque aussi la fin de la première phase de la révolution en Égypte. Mais cela n’est que la fin du commencement. Ce qui commence aujourd’hui est une lutte pour l’avenir de l’Égypte.•11» Si cette lutte n’est pas gagnée, les révolutionnaires tunisiens et égyptiens — et leurs émules dans le reste du monde arabe — n’auront plus, pour se consoler, qu’à chanter ces belles paroles de Jacques Brel : « on a brûlé la Bastille et ça n’a rien changé » ! Par Ahmed Salem Ould Bouboutt Source: Beyrouk.com

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