Extrait "Le Roman de Bergen" de Gunnar Staalesen

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GUNNAR STAALESEN

LE ROMAN DE BERGEN

Ouvrage traduit avec le concours de norla

Titre original :

2020 Post festum

Éditeur original : Gyldendal Norsk Forlag, Oslo

© Gyldendal Norsk Forlag AS, 2021

Tous droits réservés

© ACTES SUD, 2025 pour la traduction française

ISBN 978‑2 330‑20352‑8

Gunnar Staalesen

Le Roman de Bergen 2020. Post Festum

roman traduit du norvégien

par Alex Fouillet

Tous les personnages et événements de ce livre sont inventés, hormis les personnes connues du public, qui sont désignées par leur vrai nom, et les événements réels connus de tous. Pour des raisons de crédibilité du récit et d’authenticité, tous les personnages fictifs portent des noms de famille norvégiens et étrangers courants. Il faut toutefois souligner que toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou mortes, ou avec des événements qui se sont véritablement produits, est le cas échéant le plus pur fruit du hasard. Si cela est malgré tout le cas, l’auteur n’a dans ce cas pas beaucoup d’autres possibilités que présenter ses plus sincères excuses.

PREMIÈRE PARTIE

Le consul Carl August Frimann fut passé à tabac et décéda au cours de la nuit du 31 décembre 1899. Le dimanche 29 novembre 1970, une inconnue fut trouvée morte à un endroit assez inaccessible au fond de l’Isdal, le vallon entre deux des montagnes les plus célèbres de Bergen, Ulriken et Fløyen. Il n’y avait aucune raison de supposer que ces deux décès puissent être liés. Ça n’avait pas empêché ces deux affaires d’apparaître sur mon bureau, d’un côté et de l’autre du passage au troisième millénaire. J’avais trouvé une solution à la première affaire, cent ans après le meurtre. On ne pouvait pas en dire autant pour l’autre affaire. Nombreux étaient ceux qui avaient cherché en vain la réponse à ce mystère depuis que la femme avait été trouvée, ce soir de novembre 1970. Janvier 2000 fut par bien des aspects un mois spécial. La catastrophe à laquelle beaucoup s’étaient attendus quand tous les ordinateurs du monde avaient vu leurs horloges internes passer de 1999 à 2000 n’avait pas eu lieu. Pas plus que les éternelles prédictions de l’Apocalypse, de Nostradamus et des Témoins de Jéhovah. Le monde continuait tout bon nement comme il l’avait toujours fait. De l’autre côté de ma fenêtre de bureau, la température de ce mois de janvier à Bergen était habituelle, entre 3 et 5 °C. La dernière fois que j’avais regardé à l’extérieur, un soleil bas jetait ses rayons hivernaux sur Bryggen et Fjellsiden, de l’autre côté de Vågen. Les averses qu’on nous avait promises pour cet après midi n’avaient pas encore annoncé leur arrivée.

Le mardi 4 janvier, je reçus dans mon bureau la visite d’un homme qui se présenta comme Joakim Sæter. Il avait entre cinquante et soixante ans, et il était élégamment mis, en cos tume gris, chemise blanche et cravate bleu barbeau sous un manteau bleu foncé. Il avait les cheveux bouclés coupés court, blond roux semés de gris, et l’allure tonique d’un ancien spor tif. La serviette qu’il tenait sous le bras me fit penser à celle d’un agent d’assurances, à l’époque où ils venaient en soirée frapper à votre porte.

“Sæter, répétai je. Comme Live ?

C’est ma femme.

Et ma cousine au second degré.

C’est ce que j’avais compris. Vous l’avez aidée à élu cider ce qu’elle appelle l’affaire Frimann, cent ans après le meurtre. Impressionnant !

Disons que… je n’ai fait que rassembler les éléments qui étaient encore à notre disposition, des vieux papiers et des notes, mais j’ai eu la chance de tomber sur une vieille lettre qui décrivait ce qui s’était passé. Des détails d’un témoin oculaire, rien que ça.

J’aurais bien aimé trouver un témoin oculaire dans l’af faire dont je suis venu vous parler.

Ah oui ?

J’imagine que c’est une affaire que vous connaissez déjà.”

J’attendis. Il manquait une suite.

Il parut hésiter un peu.

“La femme de l’Isdal”, lâcha t il enfin.

Il n’avait pas complètement tort d’imaginer que c’était une affaire que je connaissais déjà. On aurait eu du mal à trou ver à Bergen une seule personne d’un âge avancé n’ayant pas suivi avec un intérêt plus ou moins marqué cette affaire au fil des décennies, depuis qu’elle était apparue aux informa tions. Elle avait été régulièrement exhumée depuis, sans qu’il y ait eu d’avancée notable. Elle demeurait un mystère non élucidé du genre que les journalistes reprenaient avec plaisir

quand ils n’avaient rien d’autre pour remplir leurs colonnes. À une date aussi proche que les années 1990, le quotidien local Bergens Tidende avait repéré quelques nouveaux témoins potentiels, mais eux non plus n’avaient rien eu à raconter qui pût permettre d’arriver à une explication définitive. J’avais dès ce moment là été convaincu que ce ne serait pas encore la dernière fois que nous entendrions parler de la femme de l’Isdal, et j’en avais maintenant la confirmation vivante dans le fauteuil client de mon bureau.

“Je vous écoute, l’invitai je en sortant bloc et stylo bille, au cas où quelques notes s’imposeraient.

Mon père s’appelait Svein Sæter. Il est mort cet automne, à soixante dix sept ans.

Né en 1923 ?

Non, en 1922. Il aurait fêté son anniversaire entre Noël et le jour de l’An, s’il avait vécu jusque là.

De Bergen ?

Oui.

Que faisait il ?

Il a travaillé la majeure partie de sa vie adulte comme chauffeur de taxi.”

Je hochai la tête. Les chauffeurs de taxi constituaient une profession qu’on avait croisée plusieurs fois dans l’affaire de la femme de l’Isdal, sans que j’aie tous les détails en tête à cet instant précis.

“C’est dans ce contexte qu’il a été en contact avec la femme de l’Isdal ?

C’est l’un des éléments manquants. C’est assez cryp tique, tout ça.

Je vous écoute…

Mon père était un gros fumeur, alors ça n’a été une surprise pour personne qu’on lui diagnostique un cancer du poumon. J’étais à son chevet, les derniers jours. Il flottait dans des brumes de morphine, qu’on lui injectait en intraveineuse. Mais il avait des instants de lucidité. Et c’est pendant l’un de

ces… Il a ouvert les yeux, regardé autour de lui, puis moi, et il a dit : « La femme de l’Isdal ! » Je me suis penché vers lui et j’ai répondu : « Oui ? Qu’est ce que tu veux dire ? – C’est moi qui l’ai conduite. – Conduite ? Où ça ? j’ai demandé. – À Flesland », il a précisé, avant que ses pupilles disparaissent sous ses paupières et qu’il perde définitivement connaissance.

C’est moi qui l’ai conduite. À Flesland ?”

Il hocha la tête.

“Ce sont ses mots exacts ?

Oui.

Et c’est tout ?

Oui.

Rien sur la date ?

Non.”

Je réfléchis.

“C’était peut être à une autre occasion, plus tôt ? Elle est quand même venue plusieurs fois à Bergen l’année de sa disparition, si ma mémoire est bonne.

Ce n’est pas impossible.

Et que comptiez vous que je fasse avec ces informations ?

Eh bien…” Il fit un large geste des bras. “C’est juste une idée que j’ai eue, puisque vous avez eu la main vraiment heureuse dans l’enquête que vous avez menée pour Live.

Elle datait d’il y a cent ans, tout de même. Celle là ne date que de trente ans.

Oui, mais elle avait un peu plus à m’offrir, comme informations. Et c’est ce dont j’aurais aussi besoin pour cette affaire. Concernant votre père, par exemple. Votre mère est toujours vivante ?

Non, malheureusement. Ma mère est morte dans les années 1980, d’un cancer, elle aussi. Mais du sein.

Des frères et sœurs ?

Non. Je suis fils unique.

De la famille proche ?

Pas vraiment proche.

Ce que je cherche, c’est une personne qui aurait été assez proche de votre père. Quelqu’un à qui il aurait pu se confier.” Voyant qu’il ne répondait rien, j’ajoutai : “Après la mort de votre mère… il a eu une autre relation… plus tard ? Non. J’en suis certain. On l’aurait su. Vous étiez en contact régulier ?

Eh bien… disons que nous étions en contact… Je dois reconnaître que… Mon père n’était pas quelqu’un d’aimable. Il pouvait être à la fois bourru et froid. Comme la plupart des chauffeurs de taxi, il avait des opinions bien tranchées sur tout un tas de choses. Sur la fin, par exemple, c’étaient les projets d’un métro léger à Bergen qui le mettaient en rage. Les mots qu’il pouvait avoir exaspéraient souvent Live. Mais quand c’était passé, on en riait entre nous.

Il a travaillé la majeure partie de sa vie adulte comme chauffeur de taxi, avez vous dit. Qu’a t il fait d’autre ?

Au début, il faisait des petits boulots. Je suis né en 1943. Dans mes souvenirs les plus anciens, il était marin. Jusqu’à ce que je commence l’école, je dirais. Il a essayé plu sieurs métiers avant de devenir chauffeur de taxi à la fin des années 1950. J’étais au lycée, à ce moment là, il me semble. Il a d’abord travaillé pour d’autres. Et puis il a pu avoir son propre véhicule et travailler à son compte. Ça lui convenait bien, je crois.

Où habitait il ?

On a déménagé à Landås quand ils ont construit là bas, à peu près au moment où il a commencé à conduire. Il a occupé le même logement dans Rugdeveien jusqu’à son hos pitalisation, à l’automne dernier.

Mais… Il devait bien avoir des relations ?”

Il réfléchit.

“Il y avait Alfen, bien sûr.

Alfen ?

Ils étaient copains d’enfance, et se voyaient toujours de temps en temps. Pour boire un café en ville. Rien de plus.

Du café seulement ? Rien de plus fort ?

Non, mon père ne buvait pas. Ses vices se limitaient au tabagisme. Il fumait trois paquets par jour, je crois. Pour un chauffeur de taxi, c’était aussi un avantage d’être à jeun et disponible n’importe quand.

Mais cet Alfen. Comment s’appelle t il officiellement ?

Alf Pedersen, il me semble. Ils avaient le même âge.

Vous savez où il habite ?

Du côté de Sandviken, je crois. Vers l’église.

Bon, ça ne doit pas être impossible à trouver. Mais… pour en revenir à la femme de l’Isdal. Est ce qu’il est arrivé à votre père d’en parler ?

Pas que je me souvienne. Ça n’a jamais été un sujet qu’on abordait quand on se voyait.

Mais vous vous rappelez cette affaire ?

Bien sûr. Comme la plupart des gens à Bergen. J’avais un peu moins de trente ans quand c’est arrivé, et je suivais ça dans les journaux, comme tout le monde.

Aucun rapport avec l’enquête, à l’époque ?

Non, non.

Votre père non plus ?

On n’en a jamais parlé, en tout cas. Mais la police vous répondra peut être.

Mouais. Peut être. Si on en arrive là. Mais ça fait trente ans pour eux aussi. La quasi totalité de ceux que cette affaire a concernés sont à la retraite, ou… morts. En plus, il y a prescription. S’il y a procès, s’entend. À l’époque, la police a conclu à un suicide. Mais supposons que ce soit autre chose. Si celui ou ceux qui étaient derrière cette affaire se font connaître, ils peuvent le faire sans risquer d’être pour suivis en justice. Je parie qu’il pourrait même décrocher un très joli contrat d’édition avec n’importe laquelle des grandes maisons de Norvège. Les tabloïdes s’arracheraient ces inter views exclusives.

Vous dites il.

Oui, il pouvait s’agir d’une femme, mais mes souvenirs sont flous, je ne saurais en dire plus.

Je vois.

Encore une question importante : est ce que votre père a laissé des documents, des journaux personnels, agen das, courriers ?”

Il hocha lentement la tête.

“Il y en avait pas mal dans les tiroirs et les placards de son appartement. Pas de lettres, mais des espèces de carnets per sonnels. Sa comptabilité de taxi depuis 1958 ou 1959, jusqu’à ce qu’il vende la voiture et arrête de conduire en 1992, à soixante dix ans.

Il a complètement arrêté de conduire ?

Non, juste pour son activité professionnelle. Il a troqué son taxi contre une voiture plus petite et plus légère, dont il s’est servi jusqu’à ce qu’il tombe malade. On l’a reprise, et Live l’utilise toujours quand elle en a besoin.

Mais… les papiers ?

Oui, on a tout regroupé dans des cartons qu’on a entre posés dans notre grenier. Nous n’avons pas eu le courage de les examiner. Si vous avez le temps, vous êtes plus que le bienvenu pour vous servir dedans.

Si le temps, c’est de l’argent, ce n’est pas ce que j’ai le plus en ce moment, mais… J’imagine que vous ne prévoyez pas d’en faire une espèce de mission pour moi ?

Euh… Vous pensez à un accord d’honoraires ?

Non, en fait non. De toute façon, pour l’instant on nage trop en eau trouble pour que je puisse réclamer quoi que ce soit. En tout cas pas sous forme d’avance. Mais je dois le reconnaître, je suis curieux de nature, et ça fait des années que cette affaire me poursuit, moi comme beaucoup d’autres habi tants de cette ville, alors… Quelques recherches personnelles, peut être, pour voir s’il est possible de construire là dessus.”

Je souris. “Si on trouve le fin mot de cette histoire, on pourra sans doute négocier un contrat d’édition, nous aussi, je parie.”

Il sourit à son tour.

“Alors revenons en à nos moutons, et on passera un accord le moment venu.

La première chose que je veux faire, c’est trouver cet Alfen et papoter avec lui. Puis j’irai me renseigner auprès de la police. Il me semble qu’un des inspecteurs que j’ai le plus souvent croisé au cours de ma carrière m’a dit un jour qu’il avait été impliqué dans cette affaire, bien que de façon péri phérique. Puis je lirai un peu les vieux journaux. Si je crois toujours que ça vaut la peine de creuser plus profond dans les archives, je vous appellerai pour avoir accès aux cartons dont vous parliez.”

Il se pencha par dessus le bureau et tendit la main droite.

“Entendu.”

Je serrai sa main. “Entendu.”

Je sentis mon cœur battre quelques coups plus fort dans ma poitrine, comme un signal d’alerte. Je ne savais d’ailleurs pas du tout ce que j’avais accepté – ni où ça me mènerait.

Bergen, 2020. Dans une Norvège encore marquée par l’attentat d’Oslo et le massacre sur l’île d’Utøya, une sombre et mystérieuse affaire refait surface, celle de l’inconnue de l’Isdal. En 1970, la découverte du corps carbonisé d’une jeune femme avait suscité les plus folles hypothèses, mais les recherches avaient toutes abouti au même point : une impasse.

Le détective privé Varg Veum parviendra-t-il à faire la lumière sur l’un des dossiers non résolus les plus polémiques et emblématiques du XXe siècle ?

Gunnar Staalesen dépeint ici une fresque d’une richesse exceptionnelle où s’entrechoquent le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs, la crainte et l’espoir. Mêlant le suspense d’un polar à une exploration de l’Histoire et des tourments contemporains de la Norvège, il signe un roman puissant où chaque indice fait écho aux grands bouleversements de notre siècle.

Né à Bergen en 1947, Gunnar Staalesen est une figure incontournable de la littérature scandinave et l’un des pionniers du genre Nordic Noir. Il est surtout connu pour sa série de romans policiers mettant en scène le fameux détective privé Varg Veum dont les aventures capturent l’essence de la société norvégienne contemporaine. Avec sa série Le Roman de Bergen (1900 L’Aube ; 1950 Le Zénith ; 1999 Le Crépuscule – Gaïa, 2007), dont 2020. Post Festum constitue le dernier opus, l’auteur dédie à sa ville natale une grande fresque sociale et policière couvrant tout le XXe siècle. Les œuvres de Staalesen ont été traduites dans une vingtaine de langues et ont séduit des millions de lecteurs à travers le monde.

éditeurs associés

DÉP. LÉG. : AVRIL 2025 – 24 € TTC FRANCE

ISBN 978-2-330-20352-8

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