Extrait "Histoire naturelle du silence"

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JÉRÔME SUEUR

préface de gilles boeuf

HISTOIRE NATURELLE DU SILENCE

SOMMAIRE

Préface de Gilles Boeuf – p. 10

CHAPITRE 1. – P. 16

DANS LES ALPES

CHAPITRE 2. – P. 20

L’ESSENCE DU SON

CHAPITRE 3. – P. 34

SOUS LES TROPIQUES

CHAPITRE 4. – P. 42

LA NATURE DES SONS

CHAPITRE 5. – P. 58

AU CŒUR DU JURA

CHAPITRE 6. – P. 62

L’ENNEMI

CHAPITRE 7. – P. 76

AU LABORATOIRE

CHAPITRE 8. – P. 80

ABSOLU

CHAPITRE 9. – P. 90

NATUREL CHAPITRE 10. – P. 100

PLEYEL

CHAPITRE 11. – P. 104

MUSIQUE !

CHAPITRE 12. – P. 116

LES UNS, LES AUTRES

CHAPITRE 13. – P. 122

ENTENDRE OU NE PAS ENTENDRE

CHAPITRE 14. – P. 134

AU MUSÉE

CHAPITRE 15. – P. 140

PASSÉ

CHAPITRE 16. – P. 152

SE CACHER

CHAPITRE 17. – P. 170

JOURS SOLAIRES

CHAPITRE 18. – P. 176

AMOUREUX

CHAPITRE 19. – P. 188

ENSEMBLE CHAPITRE 20. – P. 198

PARTAGE

CHAPITRE 21. – P. 204

BATAILLES

CHAPITRE 22. – P. 214

CHAPITRE 23. – P. 222

GRANDS SILENCES

CHAPITRE 24. – P. 230

SILENCE, ON CONFINE !

CHAPITRE 25. – P. 236

GARDER LE SILENCE

CONCLUSION – P. 246

Notes – p. 248

Remerciements – p. 268

Tu te taisais avec légèreté et insouciance, comme se taisent les nuages, les plantes. Tout silence contient l’hypothèse d’un secret. À beaucoup tu semblais secrète.

Vladimir Nabokov, “Le Bruit”, trad. Gilles Barbedette et Bernard Kreise1.

PRÉFACE

Quel livre !!

Histoire naturelle du silence… Quel joli titre… La nature est-elle parfois silencieuse ? Oui, mais pas si souvent ! En 2011, au Muséum à Paris, Jérôme Sueur me présente celui qui va devenir un ami, l’extraordinaire bioacousticien américain Bernie Krause, qui venait alors de publier Le Grand Orchestre animal. Bernie présentera à la Fondation Cartier à Paris une exposition sur le même titre, qui fera date, et permettra de sauver ses enregistrements sonores qui ont disparu lors du grand incendie en Californie.

Depuis la fin des années 1960, Bernie Krause, souvent cité par l’auteur dans son livre, a joué un rôle de pionnier considérable dans l’étude des sons de la nature, aidant au développement d’une discipline nouvelle aux États-Unis, la bioacoustique. Avec Jérôme, ils me formeront tous les deux “aux sons de la nature”… Même si de tout temps l’humain, chasseur et cueilleur, puis cultivateur et éleveur, a écouté la nature, les approches scientifiques et technologiques ont mis du temps à décoller et, jusqu’à une époque très récente, ces sons ont été peu exploités scientifiquement. Durant la première moitié du xxe siècle, les sons sont enregistrés au moyen du phonographe, puis de nouvelles technologies apparaissent peu à peu, notamment grâce à l’essor de l’électronique : des oscilloscopes, des caméras acoustiques, des microphones et des hydrophones de plus en plus perfectionnés (souvent utilisés pour les “chants” des baleines) qui permettront des approches toujours plus sophistiquées et favoriseront l’essor de cette nouvelle discipline.

Les progrès les plus récents concernent l’impact du bruit anthropique (le son des activités humaines, l’“anthropophonie”) sur le vivant et étudient les relations entre les humains, les “non- humains” et leur environnement acoustique, souvent dénommé “paysage sonore”. Des recherches nouvelles portent également sur une technique non invasive permettant d’estimer

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la biodiversité (pour certaines espèces de grenouilles, par exemple, qui ne sont pas discriminables par leur apparence mais qui produisent des sons totalement différents), conduisant à une nouvelle discipline, l’écoacoustique, née il y a quelques années en France au Muséum national d’histoire naturelle.

Dans son ouvrage, Jérôme Sueur écrit : “Le son est omniprésent au-dehors mais il grogne aussi au-dedans : il entre par nos oreilles et n’en ressort pas, il traverse nos corps sans mal, il atteint nos organes, touche nos enfants en devenir. Nos corps sont eux-mêmes des sources sonores, ils pulsent en continu de battements cardiaques, ils bruxent dans nos sommeils, ils craquent de nos étirements articulaires et ils gargouillent de bouillonnements gastriques quand la faim nous tenaille.

À chaque instant, jours comme nuits, nous sommes donc la cible et l’origine de flèches sonores. Il suffit de fermer les yeux, de se concentrer quelques secondes et d’analyser la scène acoustique qui se déroule autour de nous pour nous rendre compte de cette omniprésence sonore. Voix, musiques, corps, plantes, vents, pluies, orages, objets envoient ou renvoient des sons qui nous bombardent tous et tout le temps, rarement en solitaires, souvent en mêlées.”

Ainsi cet ouvrage est une merveilleuse incitation à écouter tous ces “paysages sonores” qui nous environnent. L’auteur s’évertue à nous décrire, parfois avec beaucoup de poésie, toujours avec une solide base technique et scientifique, une foultitude d’espèces et de milieux, tant continentaux qu’océaniques, tant terrestres qu’aquatiques. Sommes-nous capables de percevoir ces sons et de les interpréter ? Nous nous souvenons très bien des visions et des odeurs de notre enfance, en est-il de même pour des sons ? Il est réel que nous avons perdu beaucoup de nos facultés de perception de nos environnements, émoussées par une vie différente et trop coupée de la nature dans laquelle nous

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évoluions il n’y a pas si longtemps. Il n’est que d’observer des aborigènes australiens capables d’entendre un lézard fouissant le sable du désert, capacité vitale dans la survie en milieux si hostiles.

“Le bruit, l’ennemi du silence, ne se camoufle pas, dit l’auteur. C’est un ennemi de masse qui se fait entendre à toute heure et en toute circonstance.” Et cette situation génère énormément de nuisances et de pathologies chez l’humain, alors même que la plupart des bruits sont créés par des activités strictement humaines (anthropophonie). “L’homme n’aime pas le bruit mais aime faire du bruit.” Écoutez les sarabandes de jet-skis sur nos rivages ou lacs durant l’été ! Si je fais du bruit, c’est que j’existe ! Alors le silence est-il “un son qui ne fait pas de bruit” ? Quelle jolie définition, d’un gamin d’école maternelle !

Alors que faut-il pour que cessent ces cacophonies d’anthropophonie, un grand confinement comme nous venons de le vivre, plus de 99 % des nuisances en moins aux approches des aéroports ? En effet, il est démontré que ces survols constituent la principale pollution sonore dans certaines zones “très sauvages”, inhabitées. Ou faut-il aller retrouver cette zone de silence de l’ONF dans le désert de Chartreuse dans les Alpes où il est interdit de… faire du bruit ? Le silence est multiple et plein de secrets, dit Vladimir Nabokov, mais il n’est en rien un vide… Alors, comme en cette splendide abbaye des Pyrénées en pays catalan, qu’est Saint-Martin-duCanigou, comme sur ces sculptures de moines faut-il réduire nos bouches et agrandir nos oreilles ?

En fait à la pollution omniprésente de nos civilisations, aux contaminations chimiques, physiques (dont la radioactivité), biologiques avec les disséminations d’espèces partout, faut-il bien ajouter les pollutions lumineuse et sonore. Les sons du vivant (biophonie) sont tellement essentiels depuis les origines de la vie ;

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associés à la géophonie (les sons du monde physique, volcans, tonnerre, vagues… ), ils ont façonné la vie que nous connaissons. Et nos musiques en sont bien souvent issues… Alors apprenons à écouter, comme dans cette merveilleuse chanson de Paul Simon et Art Garfunkel, The Sound of Silence… Bergerac, le 14 septembre 2022.

Gilles Boeuf, professeur à Sorbonne Université, ancien président du Muséum national d’histoire naturelle, professeur invité au Collège de France.

DANS LES ALPES

CHAPITRE
1

La descente est douce depuis Saint-Pierre-de-Chartreuse vers la plaine du Dauphiné. Cet ancien chemin du désert de Chartreuse est une petite route de montagne sans cris ni effrois, à peine quelques degrés de pente et quelques virages suspendus, entrecoupés d’un seul étroit passage sous roche où les ascendants heureux frôlent les descendants malheureux.

Nous faisons alors partie des tristes qui rejoignent le bas et, bien pire encore, qui prennent par les grandes routes rectilignes et embouteillées la direction du plat et morne Bassin parisien.

Répondant à un besoin d’air frais, de blanc neigeux, d’espaces hauts et libres, nous avions décidé de nous perdre en famille dans le massif de la Chartreuse, premier massif alpin accessible depuis les plaines de l’Ouest et dont le nom nous évoquait le mystère d’un lieu retiré du monde.

Nous allions accrocher de nombreux souvenirs sur les pentes de ce massif enneigé, cette année et les suivantes. La semaine fut tumultueuse. De grands moments de jeux sonores dans la neige vierge loin des pistes damées alternèrent avec plusieurs petites catastrophes familiales : voiture aux pneus effroyablement lisses bloquée dans la glace et la neige, chute tête et dents en avant d’une de nos filles de trois ans dans l’escalier abrupt d’un ancien grenier chaleureusement transformé et loué à la semaine par un couple d’une gentillesse infaillible, et gastroentérite sévère transmise par un drôle d’altruisme familial d’enfants à parents et vice versa.

Durant ce court séjour où tout semblait compressé, le temps entrecoupé de visites et de contre-visites médicales, l’espace intérieur d’un chalet chaleureux mais petit, les chevilles dans les hautes chaussettes neuves, j’eus l’occasion inespérée de m’échapper une petite heure dans la forêt de sapins environnante.

Les montagnes m’ont presque toujours fait peur, leur masse et leurs effondrements pesant de tout leur poids et fracas sur mes frêles épaules de citadin blafard. J’ai eu

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peu d’opportunités de fréquenter les parois rocheuses ou les pentes blanches. Quelques séjours hivernaux pour skier comme on le faisait il y a trente ans, et comme on le fait encore, un peu bêtement, c’est-à-dire en tribu, vite, sans regarder ni au loin les crêtes ni au proche les vies animales et végétales qui pourraient survivre entre les pylônes des remontées mécaniques. Quelques séjours estivaux aussi dans les Pyrénées à la recherche d’une grenouille énigmatique sur le mont Canigou ou dans les Alpes valaisannes en traque cette fois d’une cigale rouge presque aussi mystérieuse. Je n’avais qu’une vision très tronquée de la montagne, une vision ne dépassant pas celle d’un masque de skieur ou d’une paire de lunettes bon marché achetés dans un grand magasin parisien entre les rayons d’équitation et d’aquagym. Étranger dans ce massif de la Chartreuse, cette sortie du chalet à la faveur d’une sieste collective imposée par la maladie eut pour moi l’effet d’une grande découverte.

Je m’habille, peut- être me surhabille comme un Parisien, je chausse dans la précipitation une paire de raquettes et saisis des bâtons mis à disposition par les propriétaires. Sous un ciel gris mais lumineux, je choisis le premier sentier sur la droite du chalet en remontant la pente et m’enfonce entre les arbres noirs.

Lors de cette très brève marche, rapidement je me rends compte que quelque chose se passe, ou plutôt ne se passe pas. Je m’évade certes de la maison encombrée de mouvements et de cris mais, sans l’avoir anticipé, j’entre surtout dans un autre environnement sonore.

Avançant doucement, traçant mon chemin, sortant légèrement du sentier, en prenant garde de mémoriser quelques repères visuels pour ne pas me perdre, je sens sous mes pieds le crissement meringué de mes raquettes et de mes bâtons sur la neige dure, le froissement de mes vêtements imperméables et le feulement de mon souffle qui bute contre mon écharpe.

Lorsque je m’arrête après quelques centaines de mètres, je prends enfin la mesure de ce qui m’arrive.

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Au cœur de la Chartreuse, loin du laboratoire, loin de la vie parisienne, la nature est ici plus que jamais vivante, froide et éclatante. Déshabillée des bruits humains, elle s’offre nue au promeneur. Seuls restent dans l’air froid le bruissement d’une mésange noire en quête de quelque subsistance et le glissement feutré d’un pâton de neige qui se détache d’une branche pour tomber au ralenti sans laisser de traces.

Pour la première fois, en quelques pas seulement, seul et immobile, hors du temps bouillonnant, je découvre enfin le silence dans une nature profondément vivante.

C’est donc sur cette route de retour, le long de laquelle je trouverai un étrange panneau, que je me rends compte que je dois dorénavant tenter d’écouter ce que personne n’écoute, d’écouter le prétendu vide quand tous cherchent le prétendu plein.

HISTOIRE NATURELLE DU SILENCE JÉRÔME SUEUR

u’est-ce que le silence ? Est-ce vraiment l’absence de tout ? En écoutant bien, le silence n’est peut-être pas celui que l’on croit. Il n’est ni vide ni singulier, mais plein et pluriel. On découvre les grands silences, peut-être inquiétants, des vastes horizons, les silences naturels qui sonnent tout sauf creux, les silences quotidiens dans l’attaque des prédateurs, la discrétion des proies ou les soupirs des enlacements. Aller chercher les silences dans l’évolution, le comportement animal et l’écologie, c’est aussi découvrir en contrepoint la diversité sonore étoilée du monde sauvage et dénoncer les bruits, ces horribles grincements de nos agitations, qui les menacent. Et si on respirait quelques instants pour écouter le silence et son histoire naturelle ?

Jérôme Sueur est enseignant-chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, où il dirige des recherches en écoacoustique. Il mène des projets de suivi de la biodiversité par l’écoute et l’analyse des paysages sonores naturels, notamment forestiers. Ses travaux, qui tissent des liens entre comportement animal, écologie et acoustique, le conduisent à s’interroger sur la dimension sonore de la nature : sa composition, son évolution et la perception que les êtres vivants peuvent en avoir. Il a publié ses chroniques sur France Inter sous le titre Le Son de la Terre (Actes Sud, 2022).

ISBN : 978-2-330-15009-9

ACTES SUD Dép. lég. : avril 2023 22 € TTC France www.actes-sud.fr
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