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DANS LES ALPES

La descente est douce depuis Saint-Pierre-de-Chartreuse vers la plaine du Dauphiné. Cet ancien chemin du désert de Chartreuse est une petite route de montagne sans cris ni effrois, à peine quelques degrés de pente et quelques virages suspendus, entrecoupés d’un seul étroit passage sous roche où les ascendants heureux frôlent les descendants malheureux.

Nous faisons alors partie des tristes qui rejoignent le bas et, bien pire encore, qui prennent par les grandes routes rectilignes et embouteillées la direction du plat et morne Bassin parisien.

Répondant à un besoin d’air frais, de blanc neigeux, d’espaces hauts et libres, nous avions décidé de nous perdre en famille dans le massif de la Chartreuse, premier massif alpin accessible depuis les plaines de l’Ouest et dont le nom nous évoquait le mystère d’un lieu retiré du monde.

Nous allions accrocher de nombreux souvenirs sur les pentes de ce massif enneigé, cette année et les suivantes. La semaine fut tumultueuse. De grands moments de jeux sonores dans la neige vierge loin des pistes damées alternèrent avec plusieurs petites catastrophes familiales : voiture aux pneus effroyablement lisses bloquée dans la glace et la neige, chute tête et dents en avant d’une de nos filles de trois ans dans l’escalier abrupt d’un ancien grenier chaleureusement transformé et loué à la semaine par un couple d’une gentillesse infaillible, et gastroentérite sévère transmise par un drôle d’altruisme familial d’enfants à parents et vice versa.

Durant ce court séjour où tout semblait compressé, le temps entrecoupé de visites et de contre-visites médicales, l’espace intérieur d’un chalet chaleureux mais petit, les chevilles dans les hautes chaussettes neuves, j’eus l’occasion inespérée de m’échapper une petite heure dans la forêt de sapins environnante.

Les montagnes m’ont presque toujours fait peur, leur masse et leurs effondrements pesant de tout leur poids et fracas sur mes frêles épaules de citadin blafard. J’ai eu peu d’opportunités de fréquenter les parois rocheuses ou les pentes blanches. Quelques séjours hivernaux pour skier comme on le faisait il y a trente ans, et comme on le fait encore, un peu bêtement, c’est-à-dire en tribu, vite, sans regarder ni au loin les crêtes ni au proche les vies animales et végétales qui pourraient survivre entre les pylônes des remontées mécaniques. Quelques séjours estivaux aussi dans les Pyrénées à la recherche d’une grenouille énigmatique sur le mont Canigou ou dans les Alpes valaisannes en traque cette fois d’une cigale rouge presque aussi mystérieuse. Je n’avais qu’une vision très tronquée de la montagne, une vision ne dépassant pas celle d’un masque de skieur ou d’une paire de lunettes bon marché achetés dans un grand magasin parisien entre les rayons d’équitation et d’aquagym. Étranger dans ce massif de la Chartreuse, cette sortie du chalet à la faveur d’une sieste collective imposée par la maladie eut pour moi l’effet d’une grande découverte.

Je m’habille, peut- être me surhabille comme un Parisien, je chausse dans la précipitation une paire de raquettes et saisis des bâtons mis à disposition par les propriétaires. Sous un ciel gris mais lumineux, je choisis le premier sentier sur la droite du chalet en remontant la pente et m’enfonce entre les arbres noirs.

Lors de cette très brève marche, rapidement je me rends compte que quelque chose se passe, ou plutôt ne se passe pas. Je m’évade certes de la maison encombrée de mouvements et de cris mais, sans l’avoir anticipé, j’entre surtout dans un autre environnement sonore.

Avançant doucement, traçant mon chemin, sortant légèrement du sentier, en prenant garde de mémoriser quelques repères visuels pour ne pas me perdre, je sens sous mes pieds le crissement meringué de mes raquettes et de mes bâtons sur la neige dure, le froissement de mes vêtements imperméables et le feulement de mon souffle qui bute contre mon écharpe.

Lorsque je m’arrête après quelques centaines de mètres, je prends enfin la mesure de ce qui m’arrive.

Au cœur de la Chartreuse, loin du laboratoire, loin de la vie parisienne, la nature est ici plus que jamais vivante, froide et éclatante. Déshabillée des bruits humains, elle s’offre nue au promeneur. Seuls restent dans l’air froid le bruissement d’une mésange noire en quête de quelque subsistance et le glissement feutré d’un pâton de neige qui se détache d’une branche pour tomber au ralenti sans laisser de traces.

Pour la première fois, en quelques pas seulement, seul et immobile, hors du temps bouillonnant, je découvre enfin le silence dans une nature profondément vivante.

C’est donc sur cette route de retour, le long de laquelle je trouverai un étrange panneau, que je me rends compte que je dois dorénavant tenter d’écouter ce que personne n’écoute, d’écouter le prétendu vide quand tous cherchent le prétendu plein.

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