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PRÉFACE

Quel livre !!

Histoire naturelle du silence… Quel joli titre… La nature est-elle parfois silencieuse ? Oui, mais pas si souvent ! En 2011, au Muséum à Paris, Jérôme Sueur me présente celui qui va devenir un ami, l’extraordinaire bioacousticien américain Bernie Krause, qui venait alors de publier Le Grand Orchestre animal. Bernie présentera à la Fondation Cartier à Paris une exposition sur le même titre, qui fera date, et permettra de sauver ses enregistrements sonores qui ont disparu lors du grand incendie en Californie.

Depuis la fin des années 1960, Bernie Krause, souvent cité par l’auteur dans son livre, a joué un rôle de pionnier considérable dans l’étude des sons de la nature, aidant au développement d’une discipline nouvelle aux États-Unis, la bioacoustique. Avec Jérôme, ils me formeront tous les deux “aux sons de la nature”… Même si de tout temps l’humain, chasseur et cueilleur, puis cultivateur et éleveur, a écouté la nature, les approches scientifiques et technologiques ont mis du temps à décoller et, jusqu’à une époque très récente, ces sons ont été peu exploités scientifiquement. Durant la première moitié du xxe siècle, les sons sont enregistrés au moyen du phonographe, puis de nouvelles technologies apparaissent peu à peu, notamment grâce à l’essor de l’électronique : des oscilloscopes, des caméras acoustiques, des microphones et des hydrophones de plus en plus perfectionnés (souvent utilisés pour les “chants” des baleines) qui permettront des approches toujours plus sophistiquées et favoriseront l’essor de cette nouvelle discipline.

Les progrès les plus récents concernent l’impact du bruit anthropique (le son des activités humaines, l’“anthropophonie”) sur le vivant et étudient les relations entre les humains, les “non- humains” et leur environnement acoustique, souvent dénommé “paysage sonore”. Des recherches nouvelles portent également sur une technique non invasive permettant d’estimer la biodiversité (pour certaines espèces de grenouilles, par exemple, qui ne sont pas discriminables par leur apparence mais qui produisent des sons totalement différents), conduisant à une nouvelle discipline, l’écoacoustique, née il y a quelques années en France au Muséum national d’histoire naturelle.

Dans son ouvrage, Jérôme Sueur écrit : “Le son est omniprésent au-dehors mais il grogne aussi au-dedans : il entre par nos oreilles et n’en ressort pas, il traverse nos corps sans mal, il atteint nos organes, touche nos enfants en devenir. Nos corps sont eux-mêmes des sources sonores, ils pulsent en continu de battements cardiaques, ils bruxent dans nos sommeils, ils craquent de nos étirements articulaires et ils gargouillent de bouillonnements gastriques quand la faim nous tenaille.

À chaque instant, jours comme nuits, nous sommes donc la cible et l’origine de flèches sonores. Il suffit de fermer les yeux, de se concentrer quelques secondes et d’analyser la scène acoustique qui se déroule autour de nous pour nous rendre compte de cette omniprésence sonore. Voix, musiques, corps, plantes, vents, pluies, orages, objets envoient ou renvoient des sons qui nous bombardent tous et tout le temps, rarement en solitaires, souvent en mêlées.”

Ainsi cet ouvrage est une merveilleuse incitation à écouter tous ces “paysages sonores” qui nous environnent. L’auteur s’évertue à nous décrire, parfois avec beaucoup de poésie, toujours avec une solide base technique et scientifique, une foultitude d’espèces et de milieux, tant continentaux qu’océaniques, tant terrestres qu’aquatiques. Sommes-nous capables de percevoir ces sons et de les interpréter ? Nous nous souvenons très bien des visions et des odeurs de notre enfance, en est-il de même pour des sons ? Il est réel que nous avons perdu beaucoup de nos facultés de perception de nos environnements, émoussées par une vie différente et trop coupée de la nature dans laquelle nous évoluions il n’y a pas si longtemps. Il n’est que d’observer des aborigènes australiens capables d’entendre un lézard fouissant le sable du désert, capacité vitale dans la survie en milieux si hostiles.

“Le bruit, l’ennemi du silence, ne se camoufle pas, dit l’auteur. C’est un ennemi de masse qui se fait entendre à toute heure et en toute circonstance.” Et cette situation génère énormément de nuisances et de pathologies chez l’humain, alors même que la plupart des bruits sont créés par des activités strictement humaines (anthropophonie). “L’homme n’aime pas le bruit mais aime faire du bruit.” Écoutez les sarabandes de jet-skis sur nos rivages ou lacs durant l’été ! Si je fais du bruit, c’est que j’existe ! Alors le silence est-il “un son qui ne fait pas de bruit” ? Quelle jolie définition, d’un gamin d’école maternelle !

Alors que faut-il pour que cessent ces cacophonies d’anthropophonie, un grand confinement comme nous venons de le vivre, plus de 99 % des nuisances en moins aux approches des aéroports ? En effet, il est démontré que ces survols constituent la principale pollution sonore dans certaines zones “très sauvages”, inhabitées. Ou faut-il aller retrouver cette zone de silence de l’ONF dans le désert de Chartreuse dans les Alpes où il est interdit de… faire du bruit ? Le silence est multiple et plein de secrets, dit Vladimir Nabokov, mais il n’est en rien un vide… Alors, comme en cette splendide abbaye des Pyrénées en pays catalan, qu’est Saint-Martin-duCanigou, comme sur ces sculptures de moines faut-il réduire nos bouches et agrandir nos oreilles ?

En fait à la pollution omniprésente de nos civilisations, aux contaminations chimiques, physiques (dont la radioactivité), biologiques avec les disséminations d’espèces partout, faut-il bien ajouter les pollutions lumineuse et sonore. Les sons du vivant (biophonie) sont tellement essentiels depuis les origines de la vie ; associés à la géophonie (les sons du monde physique, volcans, tonnerre, vagues… ), ils ont façonné la vie que nous connaissons. Et nos musiques en sont bien souvent issues… Alors apprenons à écouter, comme dans cette merveilleuse chanson de Paul Simon et Art Garfunkel, The Sound of Silence… Bergerac, le 14 septembre 2022.

Gilles Boeuf, professeur à Sorbonne Université, ancien président du Muséum national d’histoire naturelle, professeur invité au Collège de France.