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êtes-vous solastalgique ?

Cet été, vous êtes peut-être monté saluer le glacier de Moiry. Votre cœur s’est serré quand vous avez découvert à quel point il avait reculé. Et vous vous êtes dit : « Mon Dieu, j’étais à cet endroit, je me souviens, je touchais presque la glace, et maintenant, à la place de la paroi gelée s’étend un lac d’un vert laiteux. Quand suisje venu pour la dernière fois ? Cela semble être hier, et pourtant… » Ce jour-là, vous avez peut-être ressenti quelque chose de nouveau, de bizarre, plus que de l’étonnement. Comme une sorte de vertige mêlé d’effroi.

Vous êtes peut-être solastalgique ? Vos parents vous racontent les hivers de leur enfance, les murs de neige, les skis chaussés juste devant la porte de la maison, le paysage aplati par la poudre blanche jusqu’en plaine, les descentes en luge dans le jardin de novembre à avril. Leurs yeux pétillent en évoquant les Noëls où on se noyait dans la neige. Et vous vous dites : «Il y a quelques années, j’ai aussi connu ça. Maintenant, les sauterelles sautillent encore dans l’herbe sèche à la fin novembre. Les ruisseaux semblent se rétrécir, comme s’ils pouvaient tarir. Est-ce possible? Pouvons-nous nous aussi manquer d’eau? Mes enfants connaîtront-ils encore ces hivers mythiques où les torrents se figent dans la glace ? » Et en pensant à cela, vous avez éprouvé une profonde mélancolie, comme un deuil : la tristesse des choses perdues, la blessure du temps qui passe.

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Vous êtes peut-être solastalgique ? Vous avez souvent raconté à vos amis de Londres à quel point les glaciers du Val d’Anniviers sont éblouissants. On risque même de perdre la vue si on oublie ses lunettes de soleil, tant leur blancheur est éclatante ! Vos amis sont venus vous rendre visite ; vous avez décidé de longer le glacier de Zinal jusqu’à la cabane du Grand Mountet. Il y a bien longtemps que vous n’aviez plus fait cette promenade. Face au glacier gris recouvert de pierres et de moraine, vos amis ont seulement dit: «Le glacier est-il ici?» Vous n’avez pas pu le traverser pour rentrer et vous êtes revenu sur vos pas. A ce moment-là, vous avez peut-être senti la peur vous gagner à l’idée que la montagne partout lentement s’effondrait. Le dégel du permafrost. Ici aussi? Pas seulement en Sibérie ? Le matin, la route qui mène à Sierre est depuis quelques temps toujours parsemée de gros cailloux entre lesquels il faut zigzaguer. Serait-ce lié ? Vous vous êtes souvenu de ces images d’avalanches de boue vues à la télévision, les maisons englouties, les routes coupées. Que va-t-il nous arriver ?

Vous êtes peut-être solastalgique ? Mais enfin, c’est quoi la solastalgie ? Comme l’explique le sociologue MichelMaxime Egger dans une émission de la RTS du 4 novembre 2020, la solastalgie est « un ensemble de ressentis souffrants par rapport à l’état de la planète, par rapport à toutes les dégradations, comme la perte de biodiversité, les changements climatiques, l’épuisement des ressources naturelles, … et qui va générer chez les personnes des troubles, une forme de détresse psychique, et qui va au départ s’exprimer par des émotions comme la peur, la tristesse, l’impuissance, le découragement ou la colère. Il y a un avant et un après, un changement de perception et de vision du monde, une remise en question profonde de son mode de vie, de quel est le sens de mon existence, de mes choix de vie… » Le mot « solastalgie » a été créé par le philosophe

australien Glenn Albrecht en 2007. C’est un néologisme formé par le mot «solace» (réconfort en anglais) et «algie» (douleur). C’est donc le douloureux sentiment d’être en train de perdre notre précieux cocon, le confort de notre environnement, ce qui nous entourait et nous réconfortait. La solastalgie est synonyme d’éco-anxiété, de burn-out environnemental, de dépression verte. C’est une sorte de stress prétraumatique, le stress de quelque chose de traumatisant qui n’est pas encore arrivé et que l’on redoute. C’est un sentiment d’impuissance étouffant face à notre monde qui s’effondre. Glenn Albrecht explique que la solastalgie est l’opposé de la nostalgie, comme dans un miroir : la nostalgie est le regret du passé avec un goût positif et la solastalgie est le regret du futur avec une note amère. Comme le résume Alice Desbiolles, médecin en santé environnementale, « le mal du pays, c’est le pays que l’on quitte. La solastalgie, c’est le pays qui nous quitte. » Nous ne voulons pas quitter notre pays, mais il disparaît. Cela pourrait s’apparenter à la douleur de celui qui regarde sa ville détruite sous les bombes ou à la détresse de quelqu’un qui voit sa maison brûlée par des pillards, à cette différence près que la solastalgie est emplie de culpabilité : on se sent coupable d’avoir participé à la destruction de ce qu’on aimait, même sans le vouloir, par notre ignorance, notre négligence ou notre indifférence. La solastalgie est une conséquence de la collapsologie qui décrit l’effondrement futur de notre civilisation industrielle, la destruction de notre système de société et la disparition de nos ressources (avec pour conséquences les famines, les catastrophes naturelles, le manque d’eau, les inégalités, …). L’éco-anxiété peut avoir de nombreux symptômes et il ne faut pas la minimiser: elle peut provoquer de la tristesse, de l’angoisse, de l’insomnie, de la confusion, un affaiblissement du système immunitaire, de l’anorexie ou même des tendances suicidaires.

Face à l’intensité des symptômes du burnout environnemental, certains s’étonneront : ce n’est pas si grave, le climat de la planète a toujours connu de grandes variations, il y a déjà eu de tels réchauffements dans le passé ! Mais le solastalgique sait bien que malheureusement c’est différent cette fois-ci. Nous sommes huit milliards d’humains concentrés dans des mégapoles et non plus quelques chasseurs-cueilleurs sur un vaste territoire. D’autre part, le réchauffement actuel est d’origine humaine ; il est bien trop rapide pour que les plantes et les animaux (dont nous faisons partie) puissent s’adapter sans mal. Et c’est précisément ce mal, la peur de ces souffrances prévisibles, qui rend la solastalgie douloureuse. On a peur de perdre ce qui faisait notre vie. Bien sûr que la planète continuera d’exister. Mais nous, qu’allons-nous devenir ? Nous qui avons pris l’habitude de tout maîtriser, de tout calculer, de tout organiser pour notre bien-être, nous nous sentons étourdis et emplis de détresse face à l’inconnu de notre futur. Nous sommes comme des bateaux en papier lancés par un gamin dans un ruisseau.

Alors, comment surmonter ce sentiment d’impuissance ? Par l’action. Chaque progrès que nous ferons, chaque petit geste nous éloignera de la solastalgie. Car, comme l’explique Nikola Sanz, ce qui rend malade l’éco-anxieux, c’est « la dissonance cognitive, à savoir l’écart entre ce que l’on sait que l’on devrait faire et ce que l’on fait vraiment. »1 La peur est une émotion utile qui nous signale un danger et nous permet ainsi de l’éviter. C’est pour cela que Greta Thunberg a dit : « J’ai envie que vous ayez peur. » Cette crainte nous pousse à agir pour esquiver ce qui nous menace. Mais si le stress devient constant, il se transforme en angoisse paralysante. La solastalgie est bénéfique pour nous alerter sur des problèmes réels qui exigent de rapides solutions, avant qu’il ne soit trop tard. Mais il ne sert à rien de se laisser engluer dans la colère et le sentiment d’impuissance. Michel-Maxime Egger ouvre ainsi une lueur d’espoir : « Au départ, c’est une espèce de choc, de bouleversement […] mais c’est le point de départ pour ouvrir sur autre chose. C’est très important de pouvoir à un moment donné embrayer sur de l’action, c’est vraiment la bonne réponse à ce sentiment d’impuissance, et ça peut commencer par des choses toutes simples, par des petits pas qu’on peut faire à titre individuel, ou mieux encore, avec d’autres, en s’engageant dans les dynamiques de transition qui existent » Sarah Koller, doctorante en sciences de l’environnement, souligne l’importance d’agir ensemble pour ne pas sombrer dans le burn-out environnemental : « L’éco-anxiété est une réaction normale face à la prise de conscience des menaces qui pèsent sur nos milieux de vie. […] On n’est pas seul à porter les changements requis. En créant des réseaux, on peut s’entraider, ça permet de s’apaiser, de se dire qu’on fait notre part, à notre échelle. »

Notre terre est belle, nous surmonterons ensemble les obstacles. Rien ne sert de ressasser sans fin les données de la collapsologie. Le psychologue Nikola Sanz considère que la solastalgie n’est pas une pathologie, mais au contraire un sentiment sain et fonctionnel : « Les émotions d’anxiété, de peur vis-à-vis de l’avenir sont une réponse de notre organisme qui nous informe que quelque chose ne va pas. Cela peut pousser à l’action, à tenter de changer quelque chose. » Et Michel-Maxime Egger ajoute: « Devenir malade d’un système qui dysfonctionne et dont ces catastrophes écologiques sont l’expression est plutôt un signe de santé. » Pauline Archambault

1 Extrait du journal Psychologie du 29.06.2020

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