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Le dernier voyage de Cassandre

Le temps de trois articles, je me suis transformée en reporter pour aller glaner des idées, des impressions, des peurs et des rêves auprès des habitants d’Anniviers. Je voulais entendre parler les gens que nous croisons chaque jour dans nos villages. Les interroger sur des sujets si essentiels et pourtant si peu abordés : notre vision de ce que pourrait être notre futur dans 50 ou 100 ans, notre rapport au monde surnaturel et notre peur de la mort. Le premier article, publié dans l’édition des 4 Saisons de l’hiver 2019, suivait la promenade d’un personnage fictif, Cassandre, qui partait sur les routes de la vallée demander à ceux qu’elle croisait quel futur ils imaginaient. On vit ainsi des drones livrer des pizzas, des gens skier sur l’herbe, des guerres de l’eau se déclencher et des fermes se reconvertir en élevage de grillons. Pour le deuxième article, publié au printemps 2019, Cassandre repartit le long des sentiers pour savoir quelles étaient aujourd’hui les croyances et les superstitions de nos voisins et amis : l’un s’accommodait des esprits errants, un autre croyait en lui-même, une troisième nous parlait des esprits de la nature et nous disait de réapprendre à les écouter. Un enfant avouait sa peur des loups-garous, tout en doutant de leur existence. Enfin, dans le troisième article publié pendant l’hiver 2020, Cassandre demanda aux habitants de la vallée s’ils avaient peur de la mort. Certains étaient tristes ou terrorisés à l’idée de mourir. D’autres acceptaient l’inéluctable, ou trouvaient même que ce n’est rien. Suite à ces trois articles, une première

lettre de lecteur a été publiée. L’auteur y réfléchissait sur le monde surnaturel et la mort, parlant sous les traits d’un homme nu couché au soleil près d’un mayen. Il parlait d’une porte qu’il avait trouvée et derrière laquelle « des êtres fantastiques se mélangeaient dans un univers lumineux, minéraux, arbres, animaux, créatures de tous âges et de toutes formes dansaient », car « dans la lumière, le loup et l’agneau dansent ensemble ». Cette porte est-elle la mort ? Derrière elle, c’est « l’Ordre des Choses où les réalités cohabitent », où «le désir et la souffrance sont des notes de la musique, comme l’amour et la santé». L’homme nu terminait en disant : « si j’attends la déchéance de mon corps, je pense effectivement me retrouver devant cette même porte. » Après la parution de cette lettre en janvier, une seconde lettre arriva à la rédaction des 4 Saisons ; cette fois-ci, il s’agissait d’une lectrice et non d’un lecteur. Voici cette lettre : elle y raconte son rêve, évoque son lien au monde surnaturel et à la mort et explore les visions du premier lecteur, celle de l’homme nu dans la forêt et celle de la porte derrière laquelle irradie la lumière:

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« Chère petite Cassandre, j’ai fait un rêve…

J’aime bien l’homme nu. Dans mon songe, il se mélange à la forêt qui nous entoure, aux mélèzes dorés de l’arrière-automne, au courant incessant du bassin dont l’onde finit par se mêler à la terre, aux pierres de l’honorable bâtisse, à la vapeur d’eau qui s’agglutine aux poussières sidérales quelque part au-dessus de nous… Il est la brise qui agite ses cheveux, la fourmi qui se perd dans ses poils et qui l’énerve, les flammes d’un feu qui le réchauffent la nuit

venue. Chaque partie de lui, chaque molécule, globule, cellule semble se mélanger au Grand Tout. D’autre part, quand il s’endort, content de lui, de la vie, des papillons-elfes virevoltent autour de lui, des ancêtres lui rendent visite, des êtres d’éther viennent l’observer (voire s’y accrocher momentanément ?), des nains se jouent de lui et s’amusent de leurs facéties. Mais tout cela, le voit-il ? Nu face au monde, cela lui semble naturel, il semble même en jouer, s’en jouer, voire s’en vanter ? Mais… sa nudité ne serait-elle pas une façade, un artefact pour cacher ses peurs profondes ? Je conviens que c’est bien trouvé ; qui irait chercher les blessures, les trésors intérieurs gardés jalousement derrière une nudité qui semble tout montrer ? Les apparences sont trompeuses, dit-on…

Nue, est-ce que je franchirai la porte ? Actuellement, même si elles ne sont ni en coton, ni confortables, ni forcément bien assorties, des couches me protègent encore de mon intérieur et de ce que je perçois comme des agressions de l’extérieur. Le monde surnaturel ne m’effraie pas vraiment, je discute avec les chouettes, avec des ectoplasmes, je souris quand je vois une coccinelle-fée ou danse avec les lutins du feu. Je ne peux certes affirmer que tout cela n’existe pas que dans le miroir de ma tête, dans mes pensées. J’ai plus peur de moi-même, je pense, que de tout le reste. Mais ne serai-je finalement pas, avec mes peurs intérieures, un miroir de l’homme nu ? Et vice-versa ? Au final, aurais-je peur de m’affranchir ? Probablement. Aurais-je peur de la franchir, cette porte ? Je n’en ai pas l’impression. Bien que, au seuil de la vie, qui peut vraiment dire comment cela va finir ? Pour moi, la mort est la fin d’une vie, de morceaux de vie, et aussi le début d’autre chose, d’une renaissance, quelle qu’elle soit. Elle fait partie de cycles, innombrables, certains enchevêtrés les uns dans les autres. Je vois une roue, la vie, la mort, les rires, les pleurs, la santé, la mala

die, tous ces éléments faisant partie de la même roue. J’espère simplement que je franchirai la porte dignement. Ayant effectué ce qui me tient à cœur. Ayant suivi mon cœur. Etant un cœur aimant tout élément de ce monde (dans la mesure du possible, on s’entend, hein, je ne suis qu’une femme, les limaces, j’ai encore du mal !).

Voilà, ma chère Cassandre, ce que tu m’as inspiré. Au moment où j’ai fait ta connaissance, tu m’as rappelé quelque chose, quelqu’un, moi-même sans doute. Je ne sais pour quelle raison, j’ai eu envie de te répondre, j’aurais aussi bien pu garder tout ceci pour moi… J’ai hésité… Et puis j’ai pris un moment en cette soirée pluvieuse de lundi pour poser tout cela. »

Un grand merci au lecteur et à la lectrice d’avoir pris le temps de partager avec nous leurs rêves et idées !

Pauline Archambault

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