Hors-série Zut — L'Industrie Magnifique

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Pour une Alsace créative, qui nous rassemble et nous ressemble

Pour l’Alsace, je donne mon avis !

Rendez-vous sur le site internet

Direction de la Communication CD Bas-Rhin - CD Haut-Rhin / Mars 2018

www.expressioncitoyenne.alsace


chicmedias.com

presse — édition — communication

Réalisation Myriam Commot-Delon — Photos Alexis Delon / Preview


Zut team

Contri— buteurs

contact@chicmedias.com ou prenom.nom@chicmedias.com

Directeur de la publication & de la rédaction Bruno Chibane Administration et gestion Gwenaëlle Lecointe Rédacteur en chef Emmanuel Abela Responsable d’édition Sylvia Dubost Secrétaire de rédaction Cécile Becker Directeur artistique Hugues François Design graphique Clémence Viardot Responsable promotion & partenariats Caroline Lévy Chargée de projets et développement Léonor Anstett

Rédaction Commercialisation & développement Léonor Anstett +33 (0)6 87 33 24 20 Bruno Chibane +33 (0)6 08 07 99 45 Caroline Lévy +33 (0)6 24 70 62 94 Philippe Schweyer +33 (0)6 22 44 68 67 Alexandre Zebdi +33 (0)6 48 14 30 86

Emmanuel Abela Cécile Becker Marie Beckrich Marie Bohner Sylvia Dubost Lisa Laroche Caroline Lévy Mylène Mistre-Schaal Noémie Rousseau Photographes Pascal Bastien Klara Beck Sébastien Bozon Alexis Delon / Preview Christophe Urbain Henri Vogt Illustrations Amina Bouajila Violaine Leroy Relectures Léonor Anstett Sylvia Dubost Stagiaire graphisme Charlotte Payant

Ce hors-série est édité par chicmedias 12, rue des Poules 67000 Strasbourg +33 (0)3 67 08 20 87 S.à.R.L. au capital de 37 024 euros Tirage : 6000 exemplaires Dépôt légal : mai 2018 SIRET : 50916928000013 ISSN : 2261-7140

Impression Ott imprimeurs Parc d’activités « Les Pins » 67319 Wasselonne Cedex Diffusion Zut Team + Novéa 4, rue de Haguenau 67000 Strasbourg Abonnements abonnement@chicmedias.com

Crédits couverture Photographe Alexis Delon / Preview Réalisation Myriam Commot-Delon Retouche numérique Emmanuel Van Hecke / Preview Studio Photo / Preview 28, rue du Général de Gaulle 67205 Oberhausbergen www.preview.fr

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strasbourg.eu/hypercreative

Welcome Byzance - photos : E. Georges - œuvre : « Control Room » C. Babiole

OSOSPHÈRE HEAR

SHADOK

central vapeur


Illustration Violaine Leroy — Photo Christophe Urbain

10 É DITORIAL 14 LES DESSOUS DE TABLE Avec Jean HansMaennel, président de l’association Industrie & Territoires, et Michel Bedez, fondateur de l’agence Passe Muraille.

19 E NTRETIEN Vincent Froehlicher, directeur général de l’ADIRA et secrétaire général de l’association Industrie & Territoires.

21 M ORCEAUX CHOISIS Avec Roland Ries, Robert Herrmann, Frédéric Bierry, Catherine Zuber, Anne Vetter Tifrit et Alain Fontanel.

22 C ONTEXTE Le mécénat, les entreprises et l’espace public.

26 C ONTEXTE L’artiste-entrepreneur.

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30 P LACE D’AUSTERLITZ Mann auf Stier : Stephan Balkenhol + Hager Group Le thème | La figuration

36 P LACE GUTENBERG The Origin of the World : Marc Quinn + Würth Le thème | L’échelle

42 L ’AUBETTE Vase Manifesto Incolore : Zaha Hadid + Lalique Le thème | Les starchitectes

46 P LACE KLÉBER Pixis : AV Exciters + CIC Est Le thème | Les arts numériques

50 P LACE BROGLIE Perspectives poétiques n°21 : Benjamin Kiffel + Fehr Groupe Le thème | La perspective

56 P LACE DU CHÂTEAU Mammuthus Volantes : Jacques Rival + Aquatique Show & Soprema Le thème | La transparence


L’art c’est

être face à

soi-même

et du coup

pouvoir regarder

le monde,

Olivier Roller Artiste-photographe &

le comprendre

et se comprendre

trianon-residences.fr | 03 68 34 01 01


62 P LACE DU MARCHÉ GAYOT

82 P ARVIS MALRAUX

110 P LACE SAINT-ÉTIENNE

66 L ’AUBETTE

86 P LACE KLÉBER

114 P LACE DU CORBEAU

90 P LACE BENJAMIN ZIX

118 P LACE DES TRIPIERS

96 P LACE BROGLIE

122 H ÔTEL DU DÉPARTEMENT

100 TERRASSE ROHAN

126 HEAR, RUE DE L’ACADÉMIE

106 PLACE BROGLIE

128 I NFORMATIONS PRATIQUES

La Boîte à rêves : Olivier Roller + Trianon Résidences Le thème | La photomatière

Image Électrique : Mathieu BernardReymond, Léo Delafontaine, Thomas Jorion + EDF Le thème | L’électricité

70 L ’AUBETTE

Pétrole : Christophe Bogula + Rubis Terminal Le thème | La photo et le monde du travail

74 P LACE BROGLIE

Rayonnements : Pierre Petit + Caddie Le thème | L’accumulation

80 L ’AUBETTE

Mon Énergie : Tomi Ungerer + ÉS Le thème | Le trait

Les Vents du Rhin : Raymond E. Waydelich + Croisieurope Le thème | Le mouvement

Barbie de Flore : Flore Sigrist + Afi Esca Le thème | Le détournement

L’Envolée chromatique : Bénédicte Bach + Tanneries Haas Le thème | L’organique

La Planète Schmidt : Éric Liot + Schmidt Groupe Le thème | La re-composition

MurMur : David Hurstel + Wienerberger Le thème | Le témoignage

Parade : Catherine Gangloff + Menuiserie Monschin Le thème | Le fragment

Hector : Renato Montanaro + Thurmelec Le thème | Le sud

En Vol pour l’Avenir : classe SEGPA (collège Fustel de Coulanges) + Le Vaisseau & CD 67

Impression au rouleau compresseur : étudiants + Colas Est

(Gauche) Photo Christophe Urbain — (Droite) Photo Henri Vogt

A Bird, a Boat and finally a Plane : Baptiste Desjardin + Fels Le thème | L’artisan et l’artiste

Hula-Hoop : Michel Déjean + Chaudronnerie du Ried Le thème | La métamorphose

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L’Industrie Magnifique


s e d e c i v r e s u A e s i r p e r t n e ’ chefs d s et des territoire

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Siège social : Parc des Collines - 68 rue Jean Monnet F-68200 Mulhouse - Tél. +33 (0)3 89 60 30 68 Pôle Bas-Rhin - Strasbourg Eurométropole : 3 quai Kléber - « le Sébastopol » - F-67000 Strasbourg Tél. +33 (0)3 88 52 82 82


What have we got? Yeh-o What have we got? Yeh-o What have we got? Magnificence! The Clash, The Magnificent Seven

Pleins feux Il est parfois amusant de se replonger dans l’origine des mots. Nous constatons par exemple, qu’on a longtemps parlé d’esthétique industrielle, un terme qui a définitivement été remplacé par une dénomination anglaise plus familière : le design. Nous ne chercherons pas à nous appesantir sur ce glissement, mais on ne peut s’empêcher de se faire la réflexion qu’on a décidé de séparer les deux termes, « esthétique » et « industriel », parce qu’à un moment leur association semblait inappropriée. Et pourtant, on le sait, le terme « industrie » contient en lui-même quelque chose de l’habileté à faire quelque chose. Un savoir-faire, et par extension un art. Il n’est en rien antinomique de la recherche, au-delà de la stricte fonctionnalité, d’une certaine beauté. Pourquoi a-t-on voulu les séparer ? Sans doute parce qu’on a oublié que pendant très longtemps, ce sont les industriels qui finançaient en bonne partie les œuvres d’art, pour leur compte sans doute, par mondanité et parce qu’elles justifiaient leur statut, mais pas seulement. Et de loin pas. L’anecdote relatée dans Les Dessous de Table par Michel Bedez de Passe Muraille, concernant Maurice Burrus, montre qu’il y avait également chez eux, du moins en Alsace, la volonté de partager leur amour de l’art. Les opérations de mécénat étaient certes valorisantes, elles ont participé d’un large mouvement, comme le constatent de plus en plus les historiens de l’art, qui a permis à de nombreux artistes de produire durant des siècles.

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Si le lien a existé entre industrie et art, et s’il continue d’exister, il mérite cependant d’être réactivé. C’est bien le constat que font les fondateurs de L’Industrie Magnifique en constituant un trinôme qu’ils jugent vertueux, composé d’une entreprise, d’un artiste et d’une place. Ils initient une manifestation d’ampleur dans une ville où l’on s’est familiarisé depuis bien longtemps avec des installations dans l’espace public, place des Halles, place de Bordeaux ou au Parc de Pourtalès entre autres. Près de deux ans après les premières réunions d’organisation, nous nous situons face à un événement d’importance. D’une part parce qu’il resitue l’œuvre d’art au cœur de la ville, d’autre part parce qu’il associe les entreprises à la conception d’œuvres souvent réalisées in situ en associant les équipes techniques, et enfin parce qu’il révèle le niveau d’innovation et de créativité qui anime l’industrie sur nos territoires. Zut a été associé très tôt aux réflexions menées sur l’ensemble de l’opération, d’où l’existence de ce horssérie qui raconte ces instants de rencontre entre les artistes et leurs mécènes, et qui nous plonge souvent au cœur de l’acte créateur. À chaque œuvre, une histoire. À chaque œuvre, une intention et des matériaux, d’où l’idée de compléter le propos de chacun par des thématiques fortes, comme des improvisations textuelles – souvent très réfléchies – qui inscrivent les démarches personnelles et singulières des artistes dans un cadre temporel élargi : celui de l’histoire de l’art. Ainsi, la transparence, la perspective, le mouvement ou le détournement, entre autres thèmes, disent la diversité de la manifestation. Une diversité qui crée sa propre cohérence. L’Industrie est magnifique, les artistes sont magnifiques, nos places sont magnifiques. Ça tombe bien, nous aussi ! Par Emmanuel Abela


LA RÉGION GRAND EST EXPOSE DEUX ŒUVRES DANS LE CADRE DE L’ÉVÈNEMENT L’INDUSTRIE MAGNIFIQUE

DU 3 AU 13 MAI 2018 MAISON DE LA RÉGION •1 PLACE ADRIEN ZELLER • STRASBOURG

En façade ŒUVRE D’ALAIN BERNARDINI Travail 1, 2, 3, 4, 5 de la série On ne fait pas rien On se manifeste (5 photos sur bâche de 4x27 m de long). 2002 - Collection du Frac Alsace. L’artiste développe une réflexion sur la représentation du travail et sur la relation de l’individu au travail. S’octroyant des moments de pause, ces travailleurs montrent un envers du travail d’ordinaire non représenté.

Sur le parvis ŒUVRE DE CAPUCINE VANDEBROUCK Puddles (1-5) : (réalisée pour l’Industrie Magnifique) 2018 Installation : 5 flaques d’eau aux contours identiques sur socles. Montrer l’essentiel à partir de l’ordinaire. Le caractère sériel de cette installation en perpétuelle mutation met à l’épreuve le « ici et maintenant » propre à l’impermanence du matériau.

Remerciements au Frac Alsace et aux artistes pour la mise à dispositions des œuvres.

La Région Grand Est encourage et valorise toutes formes d’expressions artistiques et veille à un accès à la culture pour le plus grand nombre. Retrouvez-nous sur

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Mammuthus Volantes Jacques Rival | architecte

1, rue Jean-Jacques Rousseau | Strasbourg


14, rue de Saint-Nazaire | Strasbourg


Les Dessous de Table Jean HansMaennel & Michel Bedez

Terroir & Co, Strasbourg 26.04.18

La preuve par 3 Par Emmanuel Abela Photos Klara Beck

Les organisateurs de L'Industrie Magnifique passent à la casserole.

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« Ce triptyque vertueux, entreprise artiste et place, on l’a trouvé chemin faisant, mais c’est bien là le secret des mouvements qui réussissent. » Jean HansMaennel

À Zut, on aime assez inverser les rôles. Jean HansMaennel est en charge des Dessous de Table, cette rubrique récurrente dans notre édition de Strasbourg. Là, en tant que président d'Industrie & Territoires, l’association organisatrice de L’Industrie Magnifique, il en devient l’invité. Et comme il n’est pas aisé de s’interviewer soi-même – quoique ! –, on s’y colle volontiers. Intervieweur-interviewé, arroseur-arrosé, l’idée est d’autant plus amusante qu’il est accompagné par Michel Bedez de Passe Muraille, l’agence spécialisée dans l’événementiel, en charge de l’organisation de la manifestation. Les deux amis, on les retrouve à la belle et grande table de Terroir & Co, le restaurant du Sofitel Grande Île à Strasbourg, à un moment déterminant pour L’Industrie Magnifique : quelques jours auparavant, une conférence de presse a été organisée à l’Aubette, avec bon nombre d’artistes et de mécènes, mais aussi les élus. « Je suis très content », annonce Jean au moment d’accueillir Michel, même s’il sait que la bataille médiatique ne fait que commencer. Certains médias se montrent encore un peu réticents. Peut-être attendent-ils simplement de se rapprocher de l’échéance, et notamment les installations des œuvres dans la ville, pour multiplier les traitements ? Mais voilà 15

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que se présente à nous Klara Beck, notre photographe, avec tout son matériel. « Madame Beck is back ! », Jean est visiblement en forme ! Il la connaît bien, notamment pour travailler avec elle sur plusieurs rubriques de Zut, dont le Portrait en pied de lettres qu’il publie dans notre édition Oberrhein, sur des artistes justement. « Je suis venue avec un vélo tout détraqué », s’excuse-t-elle. « Un bon titre d’article, ça ! », s’amuse Michel, un brin taquin. Les garçons se désolent de son choix : Klara décline un verre de chablis et opte pour une eau pétillante bien trop raisonnable ; on fait de même. Michel nous annonce qu’il part l’après-midi même pour Porto. « C’est pour un client ? », l’interroge Jean. « Non, c’est pour moi ! », avec un ton pince-sans-rire qui semble le caractériser. Sans nul doute, la meilleure des raisons ! La complicité des deux hommes est manifeste, mais avant d’en savoir plus sur L’Industrie Magnifique, on cherche à situer leur rencontre, de manière plus personnelle, avec l’art en général. À toi à moi, ils se refilent la patate chaude dans un ping-pong souriant, mais Jean finit par se lancer : « C’est une bonne question, mais je ne m’en souviens pas. Je pense que l’art est là depuis le début. Quand on naît, on est plongé dans un bain dominant. Aussi bien Michel que moi – et c’est ce qui fait notre amitié –, on a évolué dans ce bain de créativité, d’imaginaire. » L’image est belle, elle mérite d’être enrichie : un bain familial ? « Oui, en partie familial, mais pas seulement. Ni Michel ni moi ne sommes nés dans une famille d’artistes. Moi, c’était une famille d’enseignants et de commerçants. En revanche, j’ai toujours été bombardé de signes artistiques : la littérature, le théâtre, la peinture. Tout cela a fait partie de mon éducation. Du coup, la fréquentation de l’autre, qu’il soit auteur, compositeur ou artiste, devient une nécessité, pour établir un dialogue avec d’autres pensées et d’autres formes. » Il précise ce niveau de rencontre : « Ça n’était

pas forcément le fait de les rencontrer eux, les artistes, mais bien de fréquenter leurs œuvres. » Il nous relate ses instants partagés avec ses parents au TNS ou la présence constante des livres chez lui. « C’est ce qui fait que l’art, que ce soit la littérature ou les arts plastiques, constitue une partie de ton oxygène. » Il évoque ces instants, très tôt, où il pose « ses premières écritures » sur le papier dès l’âge de 10 ans : « Des petites histoires, comme ça... C’est ce moment où tu te sens aspiré. Mais aussi inspiré. » Michel Bedez, lui, nous vient de la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines. Pour lui, « soit tu restes dans la vallée et tu meurs alcoolique, soit tu en sors. Et l’art offre une porte de sortie. Je ne suis pas un artiste mais je constate que quelqu’un comme Rodolphe Burger a fait son chemin. De même pour l’artiste Christophe Meyer. Avec Christophe, nous étions en classe ensemble, nous sommes passés en 3e par ancienneté. » Le gaillard est caustique, il provoque l’hilarité générale. « Moi, ma rencontre avec l’art se fait avec ce que je trouve sous la main : comme j’étais servant de messe, c’est l’art religieux qui continue à me porter. » Avec semble-t-il une affection pour les représentations de la mort, comme en témoigne une bague très rock’n’roll dans sa version crypto-gothique surmontée d’une tête de mort. On pense immanquablement à l’artiste strasbourgeois Hervé Bohnert qui, en marge de son travail de boulangerpâtissier, réalise des peintures, des collages et des détournements de sculpture sur ce thème. « Oui, Hervé, je suis son travail. Dans la littérature c’est pareil, le mystère du sacré est important. » Si avec modestie, il nous avoue « écrire un peu », on se souvient, nous, de son roman Le Boa, un conte amoral qui allait au tréfonds de la psyché pour en extirper ce qu’on y trouve de plus régressif. La couverture était signée en son temps par Christophe Meyer, son compère des années collège.


Pendant que Michel nous évoque l’écrivain Pierre Louis-Combet, on ne perd pas une miette des succulentes Ravioles de rutabagas et crabe en origami, caviar avruga pour les garçons, ou de la Terrine de topinambour à la truffe et pastrami pour notre amie photographe, qui viennent de nous être servies. « Louis-Combet est un ancien séminariste, nous explique-t-il, il écrit comme des éjaculats sans ratures. » On se promet d’y jeter un œil attentif. Il poursuit : « Je suis issu d’une famille de paysans et d'ouvriers, il n’y avait pas d’échappatoire, vois-tu. Strasbourg était plus loin que la lune ! Mon univers se résumait à une statue de la Vierge et aux coussins d’une grande tante bossue qui avait fait les Arts Déco. » Jean se montre taquin : « En fait, tu es allé sur la Lune ? » « Oui, et j’y suis resté ! », lui répond Michel, placide. La suite de l’histoire est assez amusante. Après des études de comm’ à Strasbourg, il est devenu concepteur-rédacteur chez Outils Wolf, le fabricant de tondeuses à gazon. C’est pour cette entreprise qu’il a monté son premier « événement » – « Sans le savoir, comme Monsieur Jourdain », préciset-il. « Nous avions décidé de rallier Wissembourg à Paris en tondeuse à gazon pour le Salon de l’Agriculture. » Les équipes de l’entreprise se 16

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sont relayées des jours durant pour pousser une tondeuse à gazon professionnelle, à pied. « C’était un événement total, puisque nous avons misé sur une dynamisation à l’interne avec des volontaires, issus aussi bien de la chaîne de montage que du centre de recherche. » L’opération qui visait à démontrer que la tondeuse pouvait tourner 5 jours et 6 nuits en continu a été un vrai succès. Le virus est là, après un passage réussi à la Direction de la comm’ de Mercure Informatique / Divalto, il fait de l’événementiel son métier et crée sa propre boîte : Passe Muraille. Depuis 23 ans, avec l’agence, il s’est spécialisé dans le conseil et l’ingénierie de l’événementiel, organisant plus de 800 événements pour pas moins de 4 000 000 de spectateurs dans 30 villes de France. Pour lui, « l’événementiel est une façon de communiquer en “relief”, en y plaçant du sentiment ». Une idée essentielle qu’il place naturellement au cœur du dispositif de L’Industrie Magnifique. Au tour de Jean HansMaennel de nous raconter sa petite histoire : « Mon nom de famille, HansMaennel, vient de Fegersheim. J’ai vécu en Alsace jusqu’à 25 ans, puis je suis parti, travailler, dans différentes villes de France. Depuis 2006, je vis et travaille à Lyon, Paris et


Strasbourg. Je suis Cadet Rousselle  » De son propre aveu, ce « mouvement triangulaire est plutôt signe de santé. J’ai tous les avantages de ces trois villes, sans les inconvénients de l’entresoi que je ne prise guère. » Il poursuit sa bio express. Après des études qui le destinaient plutôt à l’enseignement, il choisit le monde de l’entreprise, bosse 4 ans dans la publicité, à Lille puis Paris. En 1992, il est recruté par le Groupe SEB et s’installe à Lyon. Il travaille 14 ans pour SEB, mais en 2006, Kronenbourg lui propose de les rejoindre. Il en est le vice-président jusqu’en 2016. « Là, je décide d’entamer la 3e partie de ma vie, de 50 à 75 ans. Pour se remplir, il faut se vider. Je quitte Kronenbourg non pas pour un autre job, mais pour organiser ma vie autour de 3 E : Écrire, Entreprendre, Être utile. Ces 3 E structurent mon existence depuis 2 ans. » Il a monté et accompagné des entreprises, écrit et publié 4 livres aux éditions du Cherche Midi et chez Fortuna. Depuis janvier 2018, il a pris la Direction Générale du groupe Vivialys − constructeur, promoteur et aménageur immobilier − qui porte les marques Carré de l’Habitat, Trianon Résidences, Maisons Stéphane Berger, Maisons Oxygène. Nous voilà servis, au sens propre − Aiguillettes de veau, rognon en tempura, sauce moutarde à l’ancienne pour les garçons, Dos de sébaste rôti, rutabaga caramélisé pour la seule fille − comme au figuré. Durant la lente dégustation − autant profiter de la bonne chère −, nous évoquons quelquesunes des œuvres présentées dans le cadre de L’Industrie Magnifique, et notamment celle de David Hurstel avec Wienerberger, dont la découverte nous a plutôt impressionné. On y retrouve cette dimension sacrale, si chère à Michel. Jean prend le relais : « L’art a été sacralisé à partir du moment où il a cessé d’être sacré. » Pour étonnante qu’elle soit, sa réflexion est juste, elle ouvre même un champ de réflexion vertigineuse. « On a fait de l’art un objet en soi, et à mon avis c’est une grande erreur. » Non sans une petite pointe de provocation, il poursuit sa réflexion : « Si l’on aime vraiment les œuvres, à la fin on devrait les détruire. » Nous sommes interloqués par cette vision étrangement iconoclaste. Il argumente : « Oui, les détruire ou les faire disparaître, parce que ce qui reste c’est ce qu’elles ont créé. Et qu’ont-elles créé ? Des relations ! » Et d’insister sur le « rassemblement de per17

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sonnes, la connexion d’imaginaires. » Nous l’avions compris, nous sommes entrés de plain-pied dans L’Industrie Magnifique. On lui rétorque que ces œuvres ne présenteront rien d’éphémère, d’une part parce qu’elles sont acquises par les entreprises et d’autre part parce qu’elles ont, pour chacune d’entre elles, une destination précise : généralement devant l’entreprise elle-même. La dimension éphémère vient du fait que la rencontre du trinôme, un artiste, un mécène et une place à Strasbourg, ne se fait que le temps très court d’une dizaine de jours. « Avec Michel, nous en sommes convaincus : nous produisons de l’idée, c’est-à-dire quelque chose qui relève modestement de l’art, mais qui consiste à accorder les gens. Ça, nous explique Jean, on le retrouve dans L’Industrie Magnifique, tout comme on le retrouve dans n’importe quelle œuvre d’art. » Ont-ils tous deux le sentiment de faire œuvre avec LIM, au cœur de la ville ? « En tout cas, ce que nous faisons c’est ce que nous voulions faire au départ. Nous avons longuement muri le concept avec nos comparses, Dominique Formhals d’Aquatique Show International, Jean-François Lanneluc de la Ville de Strasbourg et de l’Eurométropole et Vincent Froehlicher de l’ADIRA. Nous avons trouvé ce triangle, l’entreprise, l’artiste et la collectivité. Au cœur, la place publique, avec comme point de départ le lien entre art et industrie. » Ce lien est originel, on a le sentiment qu’ils le réactivent. « Ce lien existe toujours, nous affirme Jean. Malheureusement, on a fait croire qu’il n’existait plus en cherchant même à opposer l’art et l’industrie, ce qui est résolument stupide. Tout les réunit : les métiers, les savoir-faire, la passion. » Pour confirmer ce lien originel et l’importance des industriels dans l’art, Michel nous relate une histoire dont nous avions déjà entendu parler : « Ma grand-mère me racontait ce moment où Maurice Burrus avait fait construire un immense tunnel en chocolat à l’inauguration du tunnel de Sainte-Marie-auxMines en 1937. C’était de l’événementiel pur ! » À l’issue du passage du train, cet industriel et homme politique singulier invita 800 personnes à déjeuner, il partagea surtout le chocolat auprès de 2000 enfants du canton. De quoi alimenter bien des légendes à son sujet. « Quand elle me racontait cela, ma grand-mère avait les larmes aux yeux. » Les rires fusent à propos de cette vallée fameuse

« Ma grand-mère me racontait ce moment où Maurice Burrus avait fait construire un immense tunnel en chocolat à l’inauguration du tunnel de SainteMarie-aux-Mines en 1937. C’était de l’événementiel pur ! » Michel Bedez


qui fait preuve de tant d’imagination. « Ce qui est drôle aujourd’hui, c’est que le nom de Burrus est présent à LIM par le biais de la société Esca [aujourd’hui Afi Esca conçoit des solutions d’assurance en épargne, ndlr] que Burrus avait créée en 1923. Elle mécène l’œuvre de Flore Sigrist, place Kléber. » Jean en revient à la question du lien. « Ce lien est double : toute l’industrie s’origine dans un art, un savoir-faire ; ensuite, l’industrie a beaucoup financé l’art et les artistes. » Ce lien, il l’élargit : « Oui, dans ce triangle industrie, art et collectivité, on évoque souvent des binômes, industrie et art ou art et espace public, mais on oublie souvent d’interroger les liens qui existent entre l’industrie et la ville... » Et justement, Jean revient un temps en arrière : « Il nous a fallu démarcher les entreprises, et leur expliquer le concept, mais avant cela, il nous fallait obtenir l’accord des collectivités : la Ville, l’Eurométropole, le Département et la Région. Notre idée, c’était bien d’exposer sur la place publique ce que nous allions produire par cette rencontre inhabituelle entre un artiste et une entreprise. » Une fois ces accords obtenus, des premières entreprises ont été contactées, puis l’appel à candidatures a été lancé : les unes ont accepté de suite, d’autres se sont montrées intéressées puis se sont retirées, les dernières se sont laissé convaincre. « Il n’y avait pas d’antériorité, nous explique Michel, pas de référence sur laquelle s’appuyer. » Au final, on dénombre 26 mécènes pour 25 artistes du monde entier et 24 œuvres originales. Aujourd’hui, l’adhésion des industriels impliqués est totale ; ils sont très excités à l’idée de participer à l’aventure. « Oui, nous confirme Michel, on les voit multiplier les initiatives, c’est beau. » Pour Jean, L’Industrie Magnifique, ce ne sont pas seulement ces 10 jours d’installation dans la ville, c’est un process de près de 30 mois en amont, c’est aussi l’ensemble des débats qui auront lieu à cette occasion-là, lesquels prolongeront indéfiniment la manifestation. « Oui, poursuit-il, tout fonctionne par 3 : produire, exposer et enfin raconter. » On en oublierait presque le dessert, mais déguster et écouter, ça peut fonctionner pas mal ensemble aussi, les rapports s’inversent, et la parité est enfin atteinte : Dampfnudel, pommes caramélisées et glace vanille pour nos deux amis, Torche aux marrons Terroir & Co, Sorbet églantine pour Klara et moi. Je me fais la réflexion que l’églantine est décidément ce qui me rattache le plus à ma propre région − ma madeleine à moi qui me révèle dans mon humble alsacianité −, mais je me concentre à nouveau sur le sujet. Ce qui semble la chose appréciable quand on consulte l’ensemble des projets 18

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L’Industrie Magnifique

Michel Bedez

artistiques, c’est l’extraordinaire diversité des propositions : de la peinture, de la sculpture, de la gravure, du design, mais aussi de la vidéo et de l’installation. Un condensé d’histoire de l’art, avec cette volonté d’expliciter les choses − l’utilisation de QR Code qui permettent de visualiser sur Smartphone une interview de l’artiste et des compléments d’informations. L’art est présenté sous toutes ses formes, et surtout à tout le monde. « Les choses se sont faites naturellement, tempère Michel. Il n’y a pas eu de stratégie particulière. » « Sauf celle de créer du mouvement, reprend Jean de manière très réactive. Cette diversité a été souhaitée, nous cherchions à obtenir un ensemble de couleurs. Ça n’a été rendu possible qu’à partir du moment où chacun, entre l’artiste, l’entreprise et la collectivité, a cherché à jouer pleinement son rôle : l’artiste a produit du sens, l’entreprise a fourni les ressources financière, matérielle et humaine − c’est son rôle de produire de la valeur et de la richesse dans tous les sens du terme −, et la

collectivité fournit la place. Ce triptyque vertueux, on l’a trouvé chemin faisant, mais c’est bien là le secret des mouvements qui réussissent. » On sent de la fierté non feinte dans les sourires qui se manifestent au moment de se quitter. Porto pour l’un, des réunions à Strasbourg pour l’autre, leurs chemins se séparent un temps, pour mieux se retrouver par la suite : l’échéance est belle, elle arrive à grands pas.


Vincent Froehlicher, Directeur Général de l’ADIRA, fait partie des fondateurs de L’Industrie Magnifique. Il revient sur les objectifs d’une manifestation qui resitue la créativité des entreprises au cœur des territoires.

Joyeux Pack Par Emmanuel Abela Portrait Pascal Bastien

équipe projet s’est constituée, et sous l’impulsion de Dominique, mais aussi de Jean HansMaennel, Michel Bedez et JeanFrançois Zurawik, le projet a véritablement transmuté. Il a complètement changé de nature et d’envergure avec cette idée de « marier » les industriels et les artistes. Dès lors, nous partons sur un projet différent, mais dont j’avoue, en toute modestie, qu’il est infiniment plus riche et plus fort : L’Industrie Magnifique.

Sur la base d’un certain nombre de constats, vous avez contribué à l’élaboration du projet. De façon globale et par rapport à ma fréquentation des réseaux sociaux, j’ai acquis la conviction que, contrairement à ce qu’on entend en général, les gens aiment l’entreprise. 80 % des gens disent aimer l’entreprise dans laquelle ils travaillent et leur patron. Ces entreprises qui structurent les bassins d’emploi, ces entreprises dont les noms figurent sur les maillots de football de l’équipe du village, ces entreprises où les parents envoient leurs enfants effectuer leur 19

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stage… On peut le constater : quand des fleurons sont menacés, les gens se désespèrent. De même, quand l’ADIRA est à la manœuvre pour préserver ces fleurons, on assiste à des manifestations de satisfaction et de joie, que ce soit sur les réseaux, dans la presse ou même dans la vie réelle. Sur la base de ce constat, un jour, j’ai pris le chemin du bureau de Dominique Formhals [le président d’Aquatique Show International, ndlr] au Wacken, avec dans l’idée de créer un grand spectacle à la gloire des entrepreneurs industriels historiques en Alsace, d’hier et d’aujourd’hui. Une

Dès le départ, l’ADIRA est partie prenante de ce projet. Oui, l’ADIRA en tant qu’agence s’est mise au service du projet : nous sommes membres fondateurs de l’association qui porte le projet, Industrie & Territoires, dont nous hébergeons le secrétariat et que nous soutenons financièrement grâce à l’appui du Département du Bas-Rhin. Nous avons contribué au recrutement d’industriels, pas tous mais plusieurs, et nous avons mis à disposition du temps hommes – en l’occurrence, du temps femmes ! –, puisque plusieurs de nos collaboratrices, Eurydice Hallé dans un premier temps, puis Alexandra Weber et Monique Stutzmann ont été au côté de Jean en tant que chevilles ouvrières de l’organisation de l’événement. La conjoncture économique semble favorable pour ce type d’événement autour de l’industrie. En effet, la manifestation tombe à point nommé : notre industrie est en train de renaître, de repartir et de retrouver ses lettres de noblesse. Le problème, c’est qu’aujourd’hui nos industriels se plaignent de rencontrer des problèmes de recrutement. Il faut désormais que l’industrie puisse se retrouver en mesure de séduire et de réunir les compétences et les talents. Si L’Industrie Magnifique pouvait contribuer à donner envie à quelques éducateurs, à


quelques parents ou même quelques enfants qui se détournaient de ces métiers-là de se ré-intéresser aux métiers industriels, notamment toutes les filières scientifiques et techniques, que ce soit par des études longues, courtes ou par l’apprentissage – ou tout cela combiné –, ça serait déjà merveilleux. Si cette opération permettait de convaincre toutes les parties prenantes, dont les pouvoirs publics et les administrations, de la force et de la dynamique des industries, ça serait merveilleux aussi. Ça serait bien que ça soit une opération qui donne confiance, qui donne du cœur au ventre au public de la région par rapport à l’avenir de notre industrie. Une industrie incontournable, qui mérite d’être défendue en toutes circonstances et dont on ne peut pas se passer. En cela, L’Industrie Magnifique est une belle opération de team building dans la mesure où elle invite tout le monde à chasser en meute ou à travailler en pack, avec les industriels, des gens vraiment engagés sur le territoire. La visibilité qui leur est donnée à l’occasion de L’Industrie Magnifique passe par la créativité. Ce qui constitue un argument supplémentaire. Oui, absolument ! Aujourd’hui, l’industrie du futur ou l’industrie moderne, c’est une industrie de l’innovation, qui se réinvente en permanence. Les cycles sont très courts, ça va vite. Le leitmotiv de ces entreprises, c’est la créativité. Nous n’avons jamais vu autant de managers assister à des sessions de créativité, se rendre dans des musées, s’intéresser au design et aux arts plastiques. Ils travaillent avec des chefs d’orchestre ou des troupes de théâtre ; les grandes boîtes vont chercher dans les milieux culturels de quoi se régénérer… De toute façon, de manière générale pour moi, la capacité à mettre en avant l’art et la culture est un marqueur de compétitivité et d’attractivité d’un territoire.

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Le regard des élus Les collectivités territoriales ont été les premières à accepter de participer à l’aventure de L’Industrie Magnifique, en mettant à disposition des places dans l’espace public et en participant au financement de la manifestation. Les élus étaient présents lors de la première conférence de presse en avril dernier, morceaux choisis. Roland Ries Maire de la Ville de Strasbourg « L’Industrie Magnifique nous dit une chose essentielle, c’est que l’industrie est dans la cité, qu’elle est nécessaire, voire indispensable. Elle peut avoir des ramifications dans les vies sociale, culturelle et artistique de la ville. On a là l’illustration de la créativité qui permet d’explorer des chemins nouveaux. LIM est l’un de ces chemins. » Robert Herrmann Président de l’Eurométropole « Je me pose souvent la question de savoir comment on rend compte de la diversité des entreprises, mais aussi comment on révèle la richesse qu’elles produisent, à travers l’emploi notamment. Or, chemin faisant, les initiateurs de L’Industrie Magnifique ont eu l’idée d’associer des artistes à ces entreprises. Le terreau est tout à fait favorable, et l’occasion se présente de découvrir l’excellence de ces entreprises dans des mariages artistiques parfois étonnants, mais tous remarquables. » Frédéric Bierry Président du Conseil départemental du Bas-Rhin « L’Industrie Magnifique est l’occasion de changer le regard sur l’entreprise. Au travers de cette manifestation, on va faire rayonner l’industrie alsacienne. Le deuxième élément c’est aussi de créer des rencontres et du lien, ce qui n’est pas forcement ancré dans les racines et les histoires de toutes nos entreprises. Nous sommes là, nous les élus, pour provoquer des synergies. Quand les intelligences culturelle, industrielle et artisanale se croisent, on peut construire mieux et plus loin les ambitions de nos territoires. »

Catherine Zuber Représentante de la Région Grand Est « Le fait de pouvoir associer une réalité, l’“industrie”, et ce mot, “magnifique”, est une belle idée. À la Région, la valorisation de notre économie est importante. L’art constitue un moment pour se poser, une respiration, et permet aux habitants et aux touristes, aux jeunes et moins jeunes, de réfléchir sur les liens existants entre les mondes économique et artistique. » Anne Vetter Tifrit Élue CCI Grand Est « Il est essentiel de redorer l’image de l’industrie, essayer d’insuffler cette révolution dans le quotidien de l’entreprise. Le fait que l’industrie montre des œuvres d’art, c’est aussi le moyen de montrer, d’une part, que l’industrie est belle et, d’autre part, que l’industrie est capable de faire plus que juste produire. J’espère que ces industries seront inspirantes pour les jeunes – qu’elles créeront des vocations ! –, mais aussi pour chacun d’entre nous. » Alain Fontanel Premier adjoint au Maire de Strasbourg en charge de l'action culturelle « L’Industrie Magnifique, c’est du lien, entre des acteurs parfois éloignés. Avancer ensemble, ça crée des synergies. LIM, c’est un événement aujourd’hui, mais c’est aussi une dynamique que l’on devra pérenniser, il me semble, pour faire avancer notre territoire. Enfin, LIM, c’est l’affirmation de l’identité de Strasbourg, de son territoire, de l’Eurométropole, un territoire de création, d’emploi et d’industrie, de patrimoine. Strasbourg a un passé mais Strasbourg a surtout un avenir ! »


Capucine Vandebrouck Puddles, 2018 Pour la Région Grand Est, l’artiste strasbourgeoise Capucine Vandebrouck a réalisé une installation qui se compose de cinq flaques sur des socles. En figeant quelque chose de mouvant et d’éphémère, elle nous plonge dans un monde de l’entre-deux, entre réalité et compréhension de cette réalité. Parvis de la Maison de la Région

Alain Bernadini, On ne fait rien. On se manifeste, 2002 En 2002, Alain Bernadini fréquentait les parcs de Livry-Gargan, en Seine-Saint-Denis, où il a sympathisé avec les jardiniers municipaux. S’octroyant des moments de pause, ces travailleurs montrent un envers du travail d’ordinaire non représenté. Ainsi, l’image du travailleur n’est pas la vision classique de l’ouvrier, mais une représentation aussi humaniste qu’esthétique. Façade de la Maison de la Région

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Un projet comme L’Industrie Magnifique invite à se poser des questions sur le mécénat : sa définition, évolutive à travers l’histoire, et ses pratiques, encore mal connues, bien que très discutées. L’occasion de faire un tour d’horizon de ce que le mécénat implique dans le lien entre entrepreneurs et artistes, de l’un à l’autre mais aussi dans leur rapport au monde.

L'art du paradoxe Par Marie Bohner Illustration Amina Bouajila

Depuis les temps du célèbre Mécène, et probablement même avant, la question du désir et de la dépendance des liens entre puissants et artistes défie les préjugés. Le dernier est-il au service du premier et de son image au monde ? Ou bien serait-ce l’inverse ? Pour les entreprises d’aujourd’hui le mécénat, qu’il soit social ou culturel, entre autres, permet de toucher du doigt une certaine idée de l’accomplissement, de la réussite peut-être. Se positionner dans une relation à l’autre, surtout si l’autre est artiste, permettre la création par l’achat de l’une ou plusieurs de ses œuvres, pourrait être une façon, pour un entrepreneur, de transcender les limites de l’entreprise. Marquer son époque en affirmant un esprit d’audace et d’innovation au sein de la société présente et à venir – participer à ses débats, voire se retrouver curateur d’un nouveau goût à suivre. Le projet de L’Industrie Magnifique accompagne ces questionnements. Il expérimente, dans le concret, l’action du mécénat : avant tout une histoire de rencontres, de désirs et d’apprivoisements entre acteurs très différents mais parties prenantes d’une société commune, en perpétuelle construction. 22

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Caius Cilnius Mæcenas, homme politique romain de la Rome Antique, a donné son nom – Mécène – au mécénat d’aujourd’hui. Proche de l’Empereur Auguste, il a dédié une partie de sa fortune aux artistes, notamment le poète Virgile. En retour, il est souvent apparu sous un jour favorable, bien que suggéré indirectement, dans les poésies de ceux qui ont bénéficié de ses dons. Était-ce alors un contrat ? Une commande ? Une simple marque d’admiration, teintée peutêtre de reconnaissance ? Une affaire de goût et d’esthétique ? On peut penser que Mécène lui-même ne se posait peut-être pas tant de questions. Si ces sujets sont brûlants aujourd’hui, c’est que le mécénat d’entreprise (et celui des particuliers) a, depuis 2003 et les lois Aillagon, une définition juridique. Cette définition permet aux entreprises de faire des dons à des actions ou des acteurs d’intérêt général, dont les artistes font partie, et d’en tirer, pour celles qui le souhaitent, des réductions d’impôts. Ces dernières peuvent aller, pour les entreprises, jusqu’à 60 % du montant du don à hauteur de 0,5 % du chiffre d’affaires. La loi française est très incitative, si on la compare aux pays frontaliers.

Tout un symbole Le mécénat est dès lors un processus encadré, contrôlé au final par l’administration fiscale. Maître Frédérique Blanquinque, responsable du pôle « Droit des Associations, et du Mécénat » auprès du cabinet d’avocats Fidal, explique : « Quand vous parlez de “sponsoring”, le financeur ou l’entreprise reçoit en retour une prestation, en général publicitaire, en contrepartie de la somme qu’il vous verse. Le sponsoring n’est pas une libéralité. » Le mécénat, quant à lui, est au cœur d’un faisceau de conjonctions parfois paradoxales : c’est une libéralité mais pouvant donner lieu à des contreparties admises par l’administration fiscale, à condition que celles-ci restent fortement disproportionnées. « La valorisation de ces contreparties est à la charge de l’association et de l’entreprise », poursuit Frédérique Blanquinque. Ce qui n’est pas toujours aisé à réaliser. « Notre préconisation est donc de ne jamais trop frôler la limite usuellement admise (notamment par le Ministère de la Culture mais pas officiellement par la documentation administrative fiscale) que la valeur des contreparties soit inférieure à 25% de la valeur du don. »


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Pour les entreprises, le mécénat permet de toucher du doigt une certaine idée de l’accomplissement.

Julie Husson, doctorante sur le mécénat transfrontalier en art contemporain, précise : « En Belgique, il serait impossible de pouvoir dupliquer le concept de L'Industrie Magnifique car les entreprises n’ont pas la possibilité d’acquérir des œuvres d’art moyennant un avantage fiscal. L’acquisition peut dans ce cas devenir un abus de bien social, la dépense pouvant être considérée comme somptuaire. » C’est précisément pour sécuriser l’acquisition d’œuvres d’art, et donc pour « légitimer » la pratique du mécénat d’entreprises que Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la Culture, a fait passer sa loi en 2003. La relation entreprises-artistes, pour autant, ne va pas de soi et nécessite de passer outre un certain nombre de préjugés mutuels. Julie Husson cite Jacques Rigaud au sujet de la création d’Admical, l’Association pour le développement du mécénat industriel et commercial, au début des années 80 : « Rétrospectivement, on se dit qu’il fallait beaucoup d’innocence pour entreprendre une croisade contre tant de préjugés convergents si profondément ancrés dans la conscience et, plus grave encore, dans l’inconscient collectif. » Le monde de la culture peut-il éprouver autre chose que du mépris pour les productions besogneuses et intéressées des industries ? Les entrepreneurs peuvent-ils seulement se payer le luxe de se passionner pour quelque chose d’aussi futile et inutile que l’art ? Les artistes comme les entrepreneurs peuvent-ils se détacher de leurs nombrils 24

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respectifs pour considérer la société dans son ensemble, et s’adresser à elle ? Les questions semblent grossières, pourtant les antagonismes naturels entre ces mondes se croisent encore à ce jour. Les entrepreneurs qui ont compris la puissance symbolique, quasi-magique de l’art sur l’image de leur entreprise savent pourtant tout le bien qu’une action de mécénat peut leur faire. Frédérique Blanquinque évoque les « effets secondaires » du mécénat pour une entreprise : « Par essence, l’objet d’une entreprise est d’être à but lucratif. Le mécénat est une action prodigue. Il y a une contradiction. Mais dans la réalité, le mécénat n’est pas gratuit pour une entreprise. Parce que l’entreprise, certes, ne va pas y trouver des contreparties directes, mais elle va en retirer des bénéfices secondaires. Elle va améliorer son image auprès des tiers, des partenaires publics et privés, de ses clients... Elle va peut-être générer un meilleur sentiment d’appartenance en son sein, auprès de ses salariés. C’est ça que l’entreprise recherche, même si nombre de celles qui font nouvellement œuvre de mécénat ont parfois du mal à appréhender ce que peuvent être, pour elles, ces effets secondaires. » Julie Husson cite l’exemple de BMW à Munich : « BMW soutient depuis 35 ans le festival de théâtre Spielart dans sa ville natale de Munich. Pour Thomas Girst, directeur de l’engagement culturel chez BMW, il est important pour l’entreprise de se positionner dans la région, de montrer une image fiable, durable et sympathique. » « Contribuer à

l’intérêt général » et « Exprimer, incarner les valeurs de l’entreprise » sont les deux raisons premières d’engagement des entreprises dans le mécénat, selon le baromètre 2016 de l’Admical. Le point de jonction est précisément là : les valeurs. Cette synergie est aussi l’endroit où peut venir se loger l’altruisme de l’entrepreneur mécène, comme l’explique Johanne Tatin-Wilk, responsable Financements ESS à Alsace Active : « Il s’agit souvent de véritables rencontres entre deux personnes, deux sensibilités. Par exemple, un entrepreneur va soutenir une salle de spectacle en milieu rural sans demander aucune contrepartie, car sa grand-mère avait un dancing et que la culture en milieu rural le touche particulièrement. » L’acte artistique est souvent symbole d’audace et d’innovation. Ce sont là des qualités que les entrepreneurs, les industriels en particulier, aiment à mettre en avant. Le projet de L’Industrie Magnifique est particulièrement éclairant à cet égard : le trinôme entreprise-artisteplace publique strasbourgeoise, s’il est organisé autour d’intérêts convergents pour chaque partie prenante, est avant tout au service d’une vision « magnifiante » de l’industrie alsacienne, comme son titre l’indique. Pour autant, l’artiste estil au service de l’entreprise ? Rien n’est moins sûr, tant les rapports de désirs et de pouvoirs reposent sur des équilibres changeants – en fonction de la renommée de l’artiste ou de la taille de l’entreprise, par exemple. Autour d’une rencontre Qu’en est-il de la question de la commande ? Pour l’historien de l’art, chroniqueur et critique Roland Recht, « il y a commande à partir du moment où il y a un contrat, entre le financeur et l’artiste, qui encadre la réalisation de l’œuvre ». Pas de tabou là-dedans a priori. L’artiste y perd-t-il son âme ? Olivier Roller, artiste plasticien et photographe, qui participe à L’Industrie Magnifique, assure qu’au contraire la commande est une contrainte et que la contrainte est « ce qui le rend libre. » Il estime la part de risque et admet : « Même l’échec est intéressant. » Cette idée d’échec, profondément liée à celles


d’expérimentation et de production, est un cadre commun pour les artistes et les entrepreneurs. Elle enrichit leur dialogue autour d’un processus vécu. En passant, comme le souligne Delphine Courtay, fondatrice de l’agence Des Artistes…, de la solitude d’une mini-entreprise de création au collectif industriel : « L’artiste travaille souvent seul, et conçoit un produit unique, une œuvre, avec ses propres mains. Le monde de l’industrie regroupe de nombreuses personnes autour de la production en série, où chaque petite main est importante. Ces deux univers, mis en parallèle dans le cadre de L’Industrie Magnifique, créent du sens en remettant l’humain au centre du processus de production. » Les artistes et les entrepreneurs se rencontrent essentiellement autour de l’intérêt général – même si les pratiques des artistes peuvent aussi trouver une place dans les départements Recherche et Développement de certaines entreprises. C’est l’une des conditions sine qua non du mécénat. Frédérique Blanquinque explique : « Quand une entreprise achète dans le cadre du dispositif spécifique du mécénat d’art, une œuvre originale d’un artiste vivant, elle doit s’attacher à respecter toutes les conditions posées par le code fiscal pour justifier la déductibilité de son acquisition de son résultat imposable. C’est ainsi, notamment, qu’elle doit veiller à ce que l’œuvre d’art soit exposée au minimum pendant 5 ans auprès du public. Dans le bureau des salariés, ça ne vaut pas. Par contre, dans des salles de réunion accessibles au public, c’est satisfaisant. » L’œuvre doit être vue par un ensemble de personnes pour avoir valeur d’intérêt général : salariés, public, clients, etc. L’Industrie Magnifique, en exposant les œuvres sur les places publiques de Strasbourg au mois de mai 2018, initie ainsi le processus de légitimation d’intérêt général pour les œuvres acquises par les entreprises participantes. Les résistances de chapelles concernant le bien commun semblent plus fortes lorsqu’il s’agit de sa préservation – plutôt que de sa constitution. Le rôle de l’État a tendance à se déporter, dans les questions de mécénat, vers celui d’arbitre des investissements plutôt que vers celui de curateur. Si la culture n’est pas à vendre, 25

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peut-elle être achetée ? Doit-il y avoir une salle Total au Musée du Louvre ? Gucci peut-il organiser des défilés dans les ruines de l’Acropole ? À l’inverse, l’État peut-il assurer seul la préservation de tant de patrimoines somptueux sur les deniers publics ? Ce glissement laisse une place plus importante aux entrepreneurs pour définir le goût esthétique – ce qui est beau et ce qui ne l’est pas, ce qui mérite d’être vu et préservé. Mais le mécénat « princier » n’est pas un fait récent, et l’on peut constater que dans bien des cas il a servi à mettre en valeur les œuvres et à les préserver – même si au passage ces œuvres le lui rendaient bien. Roland Recht parcourt ce glissement du goût esthétique royal vers le bien commun : « Pensons aux collections royales du XVIIIe siècle en France, de Louis XIV à Louis XVI : elles deviennent peu à peu publiques. L’aristocratie bien sûr, mais aussi la bourgeoisie a accès au Louvre et au Château de Versailles, et va voir les œuvres que le roi a acquises. Le goût royal s’impose comme le modèle artistique, mais aussi celui du mécénat. Ces œuvres expriment un goût dominant. Ces attitudes de grands souverains ruissellent ensuite sur des bases de plus en plus larges, à partir du sommet de la pyramide. » Si la culture des dons est aujourd’hui fortement présente en Alsace, c’est, comme le signale Hélène Ziegelbaum, Déléguée régionale d’Admical Grand Est, pour des raisons aussi multiples qu’inattendues : « L’Observatoire de la Fondation de France, dans son étude d’avril 2016, montre que la philanthropie n’est pas liée à une influence urbaine, ni aux niveaux de richesse acquises mais davantage sur des comportements stables dans le temps. Ces comportements seraient entre autres liés à la pratique religieuse, au poids des services publics sur le territoire et à la pyramide des âges. » Ainsi, plus le bien commun est important pour la société, plus l’entreprise semble encline à s’y engager par un mécénat de proximité, à 17 % sur des actions sociales, à 15 % [chiffres du baromètre Admical 2016] vers la culture et le patrimoine. C’est donc bien l’acception d’une culture commune – la question de sa dominance restant entière – qui donne des orientations et de la valeur aux actions de mécénat. Et c’est

cette culture qui se construit, chemin faisant, par ces points de rencontres, d’interrogations et d’apprivoisements mutuels. Ancrée dans un territoire, une histoire et une société.

Le Ministère de la Culture en région, diffuseur de mécénat artistique Isabelle BoucherDoigneau, Cheffe du Service communication et évaluation des politiques publiques de la culture pour la DRAC Grand Est, travaille à développer le mécénat vers les artistes de façon transversale sur le territoire : « Nous accompagnons les structures de manière régulière, mais les renvoyons souvent vers les DLA et les incitons à se faire accompagner de manière professionnelle. Notre rôle est également de fédérer les réseaux : nous avons signé au niveau national des conventions avec l’ordre des experts comptables, les CCI, l’ordre des notaires, l’ordre des avocats, sans oublier les autres partenaires – Admical, AFF, fondations et fonds de dotation – afin de pouvoir informer, proposer des actions et valoriser des opérations de mécénat tant auprès des entreprises que des particuliers et porteurs de projets. »


Profession: artiste Par Marie Beckrich Illustration Violaine Leroy

Peut-être avez-vous entendu parler de cette catégorie d’êtres supérieurs et éthérés, bénis des dieux et honnis des vivants, qui les jalousent pour leur génie. Je veux parler de ces hommes (ne sontils pas tous des hommes, d’ailleurs ?) à demi-fous, dont la chevelure sauvage cache un regard inspiré bien que lointain. Leurs mains sont couvertes de peinture, leurs ongles noirs, et ne parlons pas des chaussures. Quand ils en portent, vous pouvez être sûrs qu’elles prennent l’eau, et c’est tant mieux car ces gens-là préfèrent mourir de la tuberculose. S’ils ne sont pas atteints d’une maladie mortelle, il leur en coûte, car la vie est pour eux le bien le plus méprisable, après l’argent. Bien qu’ils soient rares et solitaires, vous les aurez sans doute croisés devant l’université, une cigarette aux lèvres et l’air ivre, ou à la librairie du coin, profondément absorbés par un essai de Jankélévitch, les yeux miclos, marmonnant quelques vers de poésie. 26

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Qui sont les artistes ? Et surtout, comment vivent-ils ? Doux rêveurs pour les uns, privilégiés pour les autres, peut-être se situent-ils ailleurs, à un moment où le financement de l’art évolue. Et   si l’on assistait à l’avènement d’un artiste conscient des enjeux économiques de son temps ?

Des clichés coriaces Si le trait grossier de la caricature peut faire sourire, il n’en reste pas moins que le stéréotype de l’artiste a la peau dure. Combien de fois a-t-on pu entendre au sujet du petit dernier, ado rebelle en pleine crise d’adolescence, ou devant la tenue aux couleurs dépareillées du prof de français, ou suite aux propos snob d’un photographe lors de son vernissage, combien de fois, donc, a-t-on pu entendre cette explication : « Oh tu sais, c’est un artiste ! », mettant ainsi fin à tout débat. Qu’il s’agisse d’un peintre et non d’un photographe, et que ce soit le prof d’histoire plutôt que celui de français n’y change rien, l’essentiel restant ceci : ce que dit ou fait l’artiste est incompréhensible pour le commun des mortels. C’est d’ailleurs cette frontière infranchissable séparant les artistes de tous les autres humains qui fait croire (à tort) aux seconds que les premiers sont exempts d’un certain nombre de préoccupations. Parmi ces préoccupations, une retiendra plus particulièrement mon attention : la nécessité de gagner sa vie. Si vous êtes artiste et que vous lisez cet article (un peu de détente après Jankélévitch ne vous ferait franchement pas de mal), peut-être vous reconnaîtrezvous dans la situation suivante : deux personnes se rencontrent ; la première demande à la seconde ce qu’elle fait dans la vie. Il se trouve que l’homme est pharmacien.

« Pharmacien ? Très bien ! - Et vous-même ? - Artiste. - Artiste ?, s’exclame le pharmacien, incrédule. D’accord, mais que faites-vous vraiment dans la vie ? De quoi vivez-vous ? » C’est là que le bât blesse. Car il est communément admis qu’être artiste n’est pas un métier digne de ce nom. Et la chose ne date pas d’hier. Dans Le Capital de Van Gogh publié chez Actes Sud, Wouter Van der Veen, le directeur scientifique de l’Institut Van Gogh à Auvers-sur-Oise, tente de déconstruire un malentendu historique, celui faisant du peintre à l’oreille coupée un homme indigent. La correspondance de Vincent à son frère Theo, nourrie de sollicitations financières, infirme cette hypothèse : Van Gogh aurait été une sorte de bobo avant l’heure, un Julien Doré des faubourgs, certes dépendant de ses proches mais plutôt dépensier et surtout désireux de s’insérer sans heurts dans les différentes sociétés – parisienne et rurale, bourgeoise et populaire – auxquelles il se frotte. Une réalité moins romantique que l’image que l’on se fait de l’artiste mais plus en accord avec le milieu social de la famille Van Gogh.



Un métier de riches ? Le coût du matériel au XIXe siècle (peinture à l’huile, toiles, pinceaux, spatules, etc.) interdit aux plus pauvres de créer : l’art est l’apanage des riches ipso facto. Aujourd’hui, ce serait davantage la question du temps – mais finalement n’estce pas la même chose ? – qui discrimine ceux qui peuvent se le permettre de ceux qui ne le peuvent pas. Beaucoup d’artistes cumulent en effet job alimentaire et activités artistiques, menant ainsi un train de vie impossible où le temps libre n’existe plus. D’autres font le pari du futur et acceptent la précarité d’un RSA « en attendant que ça marche », ayant du temps à disposition pour créer mais pas les moyens d’en profiter pleinement. Car le coût mensuel d’un atelier correspond à peu près au loyer d’un studio. Une fois ces questions logistiques réglées, il faut démarcher pour obtenir des contrats. Les appels à candidature, non rémunérés et sans garantie d’emploi, occupent une bonne partie du temps des créatifs, qu’ils soient graphistes, architectes ou plasticiens. S’il leur reste du temps (et de l’énergie), alors peut-être créer enfin... À cet égard, on distinguera les artistes salariés par une entreprise (leurs cotisations sont versées à l’État) des artistes entrepreneurs (qui créent leur entreprise et cotisent auprès d’un organisme privé) ou des intermittents qui, comme leur nom l’indique, bénéficient d’un régime social compensatoire (les périodes de chômage, hors saisons culturelles, sont indemnisées au-delà d’un certain nombre d’heures travaillées). Ces distinctions pourtant sommaires soulignent l’embrouillamini administratif auquel de nombreux artistes doivent aujourd’hui faire face pour pouvoir bénéficier des protections sociales les plus élémentaires (indemnités chômage, régime d’assurance maladie). Sans même mentionner la question des droits d’auteur. Enfin... lorsque les artistes peuvent y prétendre, ce qui est loin d’être systématique.

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« Je ne sais pas que ce signifie “être artiste” aujourd’hui, et cette incertitude est une condition intrinsèque du statut d’artiste. » Diego Agulló

Quand l’art devient cynique : l’artiste-entrepreneur Cependant, quelques chanceux ont réussi à s’extraire de cette réalité triviale. C’est le cas de Jeff Koons, « ni plus ni moins l’artiste vivant le plus cher au monde » selon Artsper.com. Avant de se spécialiser dans la peinture et la sculpture, Jeff Koons débute sa carrière en tant que courtier à Wall Street… dans les matières premières ! Mais l’ironie ne s’arrête pas là : « Jeff Koons va parvenir à allier ses talents en bourse et sa passion pour l’art en devenant lui-même le meilleur investissement du XXe siècle. » Un succès qui culminera en 2013, lorsque Koons vendra son œuvre Balloon Dog pour la modique somme de 58,4 millions de dollars chez Christie’s. De quoi couvrir, au moins en partie, les frais de production de sa sculpture – un chien en acier de 3m de haut – que l’artiste a fait réaliser par des artisans dans un atelier de Chelsea. Diego Agulló, performeur, VJ et philosophe espagnol, s’interroge sur les problématiques financière et sociale qui sous-tendent la vie d’artiste dans son ouvrage Betraying Ambition. Publié en 2017, il est le résultat de recherches personnelles et de workshops que l’artiste a dirigés à Berlin. Pour lui, la posture de l’artiste contemporain doit, pour être authentique, comporter une part d’ambiguïté et se refuser à toute catégorisation : « Je ne sais pas que ce signifie “être artiste” aujourd’hui, et cette incertitude est une condition intrinsèque du statut d’artiste. » Mais la

réalité matérielle rattrape celui qui essaie de se construire en dehors des cases assignées par la société. Pour Agulló, « l’art contemporain est un business donc, dans les faits, les artistes sont des entrepreneurs ». Une contradiction que l’artiste veut embrasser « avec beaucoup d’ironie ». Les artistes se mobilisent Un cynisme contre lequel se bat le Collectif Artistes Auteurs (CAA). Créé suite à l’annonce de l’augmentation de la CSG, ce rassemblement spontané d’artistes défend les intérêts des travailleurs « en bout de cordée » que sont les illustrateurs et auteurs de bandes dessinées. Bien souvent oubliés par l’État, 36% d’entre eux se trouvent sous le seuil de pauvreté. Leurs slogans ? « CAA vous dirait de bosser gratos ? » ou encore « Ah bon ? C’est un métier ? » Alors que d’autres catégories socio-professionnelles manifestent dans les rues, ce collectif nous rappelle que les artistes ne sont pas des extra-terrestres déconnectés des contingences de la vie quotidienne. Les images antagonistes du poète maudit et de l’artiste-entrepreneur richissime auraient presque pu nous faire croire le contraire. En réalité, la plupart des artistes se trouve entre ces deux extrêmes. Ce sont des gens normaux, comme vous et moi, qui souhaitent simplement vivre de leur art et être reconnus pour ça. De leur vivant, si possible.


L’art & la matière

4, route d'Eichhoffen 67140 Mittelbergheim tanneries-haas.com


HAGER GROUP

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STEPHAN BALKENHOL Mann auf Stier

Place d’Austerlitz

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Depuis son installation en 2016 sur le parvis de l’Hager Forum, à Obernai, l’œuvre de Stephan Balkenhol Mann auf Stier fait sensation. Son déplacement à Strasbourg, place d’Austerlitz, constituera l’un des événements de L’Industrie Magnifique. Rencontre avec l’artiste allemand, chez lui, à Meisenthal.

LA FORCE DU TAUREAU PAR

EMMANUEL ABELA ET LISA LAROCHE HENRI VOGT

PHOTOS

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N’y voyons aucune symbolique particulière, mais se rendre un Vendredi Saint, jour férié, dans la Moselle voisine pour y rencontrer un artiste allemand, qui a élu résidence en France, procure un sentiment étrangement plaisant. L’hiver ne veut plus se terminer, et pourtant l’impression ici est automnale, avec des tonalités naturelles ocres. Il faut croire qu’à Meisenthal les saisons n’ont pas de prise. La maison de Stephan Balkenhol, elle aussi, est hors temps ; elle est surtout hors catégorie, entre châtelet et chapelle de campagne, elle embrasse l’immensité de la nature environnante en mode miniature. Ça n’est pas tant qu’elle serait petite, mais avec sa tourelle d’angle, elle emprunte une forme qui la dépasse, comme la version réduite de quelque chose de plus grand qu’elle.

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Nous pénétrons par le portail ouvert, l’artiste a accepté de nous rencontrer à la demande de son mécène, l’entreprise Hager, fleuron de l’industrie alsacienne, qui lui a commandé Mann auf Stier pour orner le parvis de son Forum, à Obernai. On le sait en famille ce jour-là, il termine son déjeuner avant de nous ouvrir les portes de son grand atelier, situé dans une maison attenante. L’une de ses sculptures en cire trône au cœur d’un espace d’une grande sobriété. Tout au long de l’entretien, nous ne cesserons de la regarder comme pour mieux y déceler l’intention plastique d’un artiste à la renommée internationale, qui nous est familier depuis l’installation de son Homme-Girafe en 2006 sur le parvis d’Arte, dans le quartier européen à Strasbourg. Une œuvre qui emprunte aux Métamorphoses d’Ovide autant qu’à l’enfance de chacun, et alimente aujourd’hui l’imaginaire de bien des Strasbourgeois. D’emblée, on sent que Stephan n’aime pas tant l’exercice de l’entretien ; il s’y livre de bonne grâce, mais on le sent, derrière les cigarettes qu’il enchaîne à une vitesse folle, plutôt enclin à se cacher quelque part plutôt qu’à répondre à nos questions. Avec une petite pointe de malice, on l’invite à la discussion en mentionnant Ulrich Rückriem, dont il a été l’assistant à l’époque où il étudiait à l’école des Beaux-Arts de Hambourg à la fin des années 70. On s’étonne du fait que son mentor fût plutôt adepte d’une approche minimaliste. « Rückriem appartient à la génération d’avant, nous rappelle Stephan, il a débuté par un apprentissage de tailleur de pierre à la cathédrale de Cologne. Comme tout le monde, il a commencé par le figuratif avant de passer à l’abstraction, puis à l’art conceptuel, sous l’influence des artistes américains dans les années 60. » Stephan nous avoue que lui-même s’est inscrit un temps dans une démarche voisine avant de prendre conscience très vite que ça n’était pas pour lui. C’est ce qu’il tire comme leçon du travail de son ancien mentor : même dans cette réponse européenne au minimalisme, « l’homme reste présent, ne serait-ce qu’en tant que spectateur ». À la fin des années 70, la rupture se situe avec le retour à la figuration. « À l’époque de mes études à Hambourg, il ne fallait pas aller vers la représentation. Comme artiste on aime ce qui est interdit, j’ai donc entamé des recherches sur l’abandon du figuratif au XXe, puis j’ai recommencé à faire des têtes, mais sans diffuser de message particulier. Mes figures étaient représentées telles quelles. » L’idée nous semble importante, il la précise : « Dans le cadre d’une exposition, nous sommes au contact d’une œuvre, elle nous met en valeur nous-mêmes en


tant que spectateur. Dans tout art, l’homme reste le thème central, même s’il n’est pas l’objet d’attention ou de figuration. » Le propos fait tilt dans notre esprit, et après un bref coup d’œil à sa sculpture en cours de réalisation, nous prenons conscience d’une chose essentielle : dans l’inexpressivité affichée de ses figures, il reste ce regard insistant porté dans notre direction. « Oui, quelqu’un a dit un jour que mes sculptures étaient un mélange entre miroir et projection. En effet, soit on se regarde soi-même, soit on projette quelque chose de nous dans l’intention de la figure représentée. Alors, on suit le regard de la sculpture… » Les choses se clarifient : nous regardons une œuvre qui nous regarde en retour. Avec une particularité cependant : ce qu’elle regarde précisément nous dépasse ; elle regarde au-delà de nous, loin au dessus, loin derrière. « Oui, avec des effets de ricochets, comme un billard », précise-t-il en riant. La destination hasardeuse de ce regard entretient la part de mystère qu’on attribue à ses œuvres. Derrière une nouvelle cigarette, il acquiesce. « Oui, ce mystère est quelque chose d’important pour moi. Ce que je cherche à exprimer ne constitue pas une réponse, mais bien une question. Le spectateur est invité à apporter sa propre réponse à la question qui se pose pour lui. » Quand on écarte la notion de réalisme, il insiste sur le fait de s’inscrire tout de même dans une démarche « réaliste, éloignée cependant de toute forme de naturalisme ». Il nous rappelle combien les artistes de sa génération avaient tenté de s’attacher à des formes plus anciennes, avec cette croyance très marquée dans une forme de « progrès qui permettait à l’art d’avancer vers l’autonomie ou la clarification ». C’est son cas, avec la pratique de la sculpture sur bois, inspirée de l’époque médiévale. Est-ce sa manière à lui d’entretenir un rapport physique à l’œuvre ? « Le bois me permet d’accéder à une forme de liberté, ça me rend indépendant par rapport à ma propre pratique artistique, contrairement au bronze qui, de la sculpture en cire à la forme finale, nécessite toute une logistique. Pour une sculpture en bois, je suis entièrement maître de mes propres décisions : je commence et je poursuis quand je veux, que ce soit le soir ou le matin. » Par rapport à ce matériau, il nous évoque un « mouvement naturel, tout comme le dessin ». Ce qui paraît étonnant, c’est que même dans ses bronzes on retrouve les aspérités propres à son travail sur bois. Il bougonne un peu, mais admet la chose : « Oui, c’est lié au fait que mon approche est double : la sculpture d’une part et l’art plastique d’autre part. Pour la sculpture sur bois j’enlève, mais quand je travaille la cire, l’argile ou le plâtre, je pars de rien, j’ajoute au 33

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fur et à mesure de la matière. » On jette un coup d’œil aux œuvres de taille réduite qui se trouvent éparpillées dans son atelier comme des éléments de décor, et on constate, qu’elles soient en bois ou en cire, cette signature commune les identifie. Elles sont toutes marquées d’un même geste. « Oui, à un moment je finis par enlever aussi, je taille dans la matière ; les sculptures en portent les traces… » Ici, nulle présence animale, et pourtant l’on sait combien l’artiste s’attache depuis des années à associer l’homme à l’animal, comme c’est le cas avec Mann auf Stier d’Obernai, quitte parfois à les fondre en un comme pour l’Homme-Girafe. En appuyant avec vigueur sur son briquet pour s’allumer une énième cigarette, il nous avoue que la chose est « complexe » parce qu’il s’agit de savoir de quoi on parle : est-ce l’homme que l’on envisage dans sa propre animalité, l’homme comme esprit, quel homme en définitive ? La réponse se fait au cas par cas. « Un dialogue se met en place entre l’homme et la nature », avance-t-il comme pour botter en touche. On lui signale que dans le cas de Mann auf Stier, ce dialogue est particulier : l’homme est juché à l’envers sur le taureau, le dialogue ne semble pas se faire, même si cette position unit de fait l’homme à l’animal, les deux étant ancrés avec force dans un socle qui impressionne par sa dimension plastique dense et tourmentée. « Le taureau représente la force, il est plein de vitalité. L’homme prend de fait la même direction que l’animal, il utilise sa force, mais il se situe dans une contradiction puisqu’il est positionné à l’envers. Et en même temps, il

relativise la brutalité contenue dans la force du taureau. » Pour lui, la présence de cet homme dans cette étrange posture, « humanise cette force animale, lui donne un sentiment d’apaisement, loin de toute confrontation ». Lui, qui envisage des relations stimulantes entre la sculpture et son installation dans l’espace public, comment envisage-t-il le déplacement de sa sculpture à un autre endroit que le parvis de l’Hager Forum pour lequel elle a été conçue ? « Dans le cas d’une installation dans l’espace public, la moitié de l’œuvre est constitué par son environnement. Le mariage se fait dans de bonnes conditions si l’œuvre enrichit cet environnement, et vice versa. Cet espace du Forum avec son toit m’a beaucoup inspiré. » On croit comprendre qu’il émet à demi-mot quelque réticence à ce déménagement, fusse-t-il ponctuel. « Non non, cherche-t-il à se convaincre lui-même, l’œuvre sera très bien sur cette place à Strasbourg. » Avant d’ajouter dans un éclat de rire, en trahissant son sentiment véritable avec la franchise qui le caractérise : « De toute façon, ça n’est que pour 10 jours, non ? Alors tout va bien ! »

Hager Group 132, boulevard de l’Europe Obernai www.hagergroup.com


Un seul être vous manque Hager Group vit une relation fusionnelle à son « taureau ». Entretien avec Daniel Hager, Président du Directoire.

La présence de Hager Group à L’Industrie Magnifique a-t-elle constitué une évidence ? — La réponse est clairement “oui”. Depuis le début de l’entreprise, nous avons toujours cherché à travailler avec des artistes afin de donner une réelle dimension esthétique à ce que nous faisions. Cet amour de l’art s’est manifesté par des acquisitions très tôt d’œuvres d’Anton Stankowski et de Karl Duschek [deux designers graphiques allemands de renommée internationale, ndlr] avec lesquels nous avions travaillé. Mon père [Oswald Hager, ndlr] et mon oncle [Hermann] ont toujours manifesté leur attachement pour l’art en

achetant des lithographies de Miró ou de Georges Laporte, entre autres artistes. Très tôt, au sein de la famille, nous avons acquis des œuvres de Stephan Balkenhol, un artiste qui nous touche par son approche particulière de la matière brute, le bois. La relation existait donc avant l’acquisition de Mann auf Stier. — Oui, si bien qu’au moment où nous avons cherché à « peupler » le parvis du Forum nous avons pensé à lui. Nous ne le connaissions pas personnellement, je l’ai contacté pour voir s’il était intéressé. Il est venu sur place à deux reprises pour visiter le site et l’usine. Je lui ai demandé de laisser libre cours à son inspiration. Lors de sa troisième venue, il m’a présenté des esquisses de Mann auf Stier. Avec ce taureau ancré dans un socle impressionnant. — Bien sûr, le taureau m’a interpellé, de même que cet homme juché à l’envers. Mais je me suis fait ma propre explication : la dimension européenne du taureau qui apparaît dans la mythologie à différents moments, les notions de puissance et de croissance. J’y vois aussi du courage, celui qui s’exprime dans cette manière de s’asseoir sur l’animal. Même si cette œuvre est extrêmement figurative, elle s’ouvre à bon nombre d’interprétations.

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L’œuvre en soi est assez souriante, mais peuton voir dans le regard du taureau une petite pointe de mélancolie. — Je n’ai jamais vu cette mélancolie, mais comme dit : les interprétations sont multiples. En tout cas, ce regard ne révèle pas de la mélancolie du patron. [Rires] Vous auriez pu commander une autre œuvre, mais c’est bien celle-là que vous avez choisi d’exposer à Strasbourg. — Effectivement, nous nous sommes posés la question de construire une œuvre, mais nous sommes revenus à l’œuvre de Balkenhol dans la mesure où elle avait fait parler d’elle au sein de l’entreprise. Nous en avons beaucoup discuté avec les collaborateurs, mais aussi avec les clients et les partenaires. Ce taureau tient aujourd’hui une place spéciale : l’Hager Forum, lieu de rencontres et d’échanges, sans son taureau ne serait plus le Forum. Nous aurons l’occasion de nous en rendre compte durant sa période d’absence à l’occasion de son déplacement à Strasbourg. Ce vide fera œuvre à part entière. Par contre, l’idée que ce taureau puisse voyager et faire parler de lui en d’autres lieux, auprès d’autres personnes, m’enchante.


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Par Emmanuel Abela

LA FIGURATION 35

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Tout un pan de l’humanité ne s’est pas posée la question de la figuration, tant celle-ci semblait naturelle : il s’agissait de représenter le monde sensible comme on le percevait. De manière parfois stylisée ou symbolique, mais avec la vocation de dire la chose, que ce soit directement ou indirectement. On ne s’épanchera pas sur ce mouvement singulier de la pensée qui a conduit les artistes à s’approcher de formes abstraites, dans les détails de leurs œuvres, avant de s’y adonner ouvertement dans les années 20 avec Kasimir Malevitch, Vassily Kandinsky ou Piet Mondrian, comme si rien ne pouvait plus les empêcher, mais l’abstraction a fini par s’imposer au point de devenir l’art dominant des décennies durant. Exit la figuration, jugée comme l’art de l’apparence et réservée à la photo et au cinéma, au profit d’un art, expression d’une dimension affective, naturelle et spontanée : l’art abstrait sous toutes ses formes, géométrique, expressionniste, minimaliste ou conceptuelle. La résistance se fait de manière isolée après-Guerre, avec Giacometti ou d’autres, mais dès les années 60, l’on voit renaître la figure, de manière détournée dans le pop art et ses déclinaisons, ne serait-ce que par la présence physique des artistes eux-mêmes dans le cadre des happenings, mais aussi de manière plus étonnante dans la peinture et la sculpture, en Allemagne notamment, avec ce lien cyclique et singulier qui par-delà l’expressionnisme renoue avec des pratiques médiévales inspirées de la gravure sur bois et de la taille de la pierre. Fallait-il aller à l’encontre des modèles dominants, abstraits, devenus sclérosés, ou finalement la représentation reprenait-elle simplement ses droits comme une évidence formelle ? En l’absence actuelle de « linéarité », comme semble le regretter Stephan Balkenhol, la lisibilité des intentions se fait plus floue. Quoi qu’il en soit, un mouvement presque irrépressible a ramené bon nombre d’artistes à s’attacher à ces formes si familières dans la pratique artistique : des femmes, des hommes, des animaux, dans des environnements plus ou moins identifiés. Un peu comme si ce passage presque obligé de l’art, si révélateur de ce que nous sommes au final, nous situait obligatoirement dans l’évolution visuelle de notre temps.


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Photo : Julia Schambeck — Visuel : Marc Quinn, The Origin of the World (Cassis madagascariensis), 2012, 270 x 310 x 236 cm, Bronze, Collection Würth.


WÜRTH

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MARC QUINN Un jeu d’échelle déroutant, une touche de lumière dorée créent la surprise place Gutenberg. L’entreprise Würth a puisé dans ses riches collections pour l’occasion. Elle propose une œuvre phare de l’artiste contemporain Marc Quinn qui, à sa manière, éprouve nos repères spatio-temporels…

The Origin of the World

Place Gutenberg

MIROIR DES MERS PAR

MYLÈNE MISTRE-SCHAAL HENRI VOGT

PORTRAIT

Un coquillage est venu s’échouer sur la place Gutenberg. Il n’a pas grand-chose à voir avec ceux qu’enfants nous tentions patiemment d’extirper du ressac. Pas moins qu’il ne tient au creux de la main. Au contraire, c’est un géant rutilant de 2 mètres sur 3, à explorer des yeux, dans ses moindres détails. Sur sa coquille de bronze mordoré s’écrivent des strates au relief rugueux, une patine que l’on devine façonnée par les fonds marins. Comme des rides sur un visage, elles évoquent l’érosion du temps. En contraste, d’autres surfaces de son enveloppe, polies et brillantes, suggèrent la douceur de la nacre. Elles génèrent un jeu de reflets saisissants qui activent l’ensemble. « Ce que j’aime avec les miroirs, c’est qu’ils sont en permanence dans le moment présent », explique Marc Quinn, qui leur a d’ailleurs consacré une série, sobrement intitulée Mirror Paintings. Loin d’être une simple coquille vide, la sculpture fonctionne aussi comme un réceptacle visuel du monde qui l’entoure et qui s’y reflète. 37

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Facétieusement appelée The Origin of the World, la blonde coquille fait une référence directe à la toile de Gustave Courbet qui porte le même nom. Depuis le début des années 90, Marc Quinn nous a habitués à toutes les audaces, des sculptures géantes de Kate Moss contorsionnée dans des postures de yoga extrême aux autoportraits réalisés avec son propre sang. Avec The Origin of the World, on retrouve l’humour provocateur mais nourri de références à l’histoire de l’art qui est devenu sa marque de fabrique. Par le détournement, l’artiste cherche surtout à mener le regardeur plus loin que les apparences et que l’immédiateté de la perception. « Ce que j’aime à propos de l’art, c’est que l’on sait en une seconde si l’on veut aller plus loin ou non. Je fais des choses qui peuvent être saisies en quelques secondes seulement, mais qui ne sont pas ce qu’elles semblent être », confie le sculpteur anglais, nous laissant deviner l’un des points forts de sa démarche. Au-delà de l’évocation de l’intimité féminine et de


ses replis, Marc Quinn célèbre la puissance créatrice du règne naturel. C’est un moment de contemplation, au bord de la mer, qui l’a amené à considérer les coquillages échoués sur le sable. L’artiste raconte avoir reconnu, dans les lignes simples et pures de leur enveloppe nacrée, une forme originelle de sculpture à la perfection symétrique. Tout naturellement, il leur consacre une série de sculptures monumentales, qu’il nomme Archeology of sculptures. Un titre qui renoue avec les origines de la création et évoque une certaine pré-histoire de l’art. Cette référence à la beauté séculaire des formes primaires de la nature est d’autant plus troublante qu’elle est faite avec une technique d’une radicale modernité : l’imprimante 3D. Le coquillage glané a été scanné au moyen d’une technologie pouvant, de manière virtuelle, agrandir ou réduire un objet pour en produire une copie tridimensionnelle. En ce sens, l’œuvre nous parle aussi de l’impact des nouvelles technologies dans le processus de création et de conceptualisation de l’art actuel. La résonnance avec la figure emblématique de Gutenberg, qui révolutionna en son temps les manières de voir et de concevoir de ses contemporains, devient évidente. D’emblée, un lien se tisse entre hier et aujourd’hui. Le rutilant coquillage n’est plus si incongru aux pieds de l’imprimeur dont la silhouette, de bronze elle aussi, veille sur la place depuis bientôt deux siècles. Pour Marc Quinn, The Origin of the World permet une évocation métaphorique du temps qui passe. Déjà, les stries de la coquille, comme les cernes concentriques d’un arbre coupé, donnent une idée de l’âge du coquillage. La surface de l’œuvre file la métaphore d’une autre manière : la rugosité de la matière travaillée au corps suggère le passé tandis que les lisses aplats de lumière reflètent le présent. D’une surface à l’autre, le présent devient passé et inversement. Et de Gutenberg à Marc Quinn, ce sont deux moments de l’Histoire qui se contemplent, invoquant le passé, le présent tout en nous laissant entrevoir le futur. Würth France Rue Georges Besse | Erstein musee-wurth.fr Marc Quinn marcquinn.com

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Grand Angle Président du conseil de Surveillance de Würth France, Pierre Hugel, investi dès les prémisses de L’Industrie Magnifique, joue un rôle moteur dans la manifestation. Il revient avec nous sur les raisons de son engagement.

Ce qui nous surprend d’abord chez Pierre Hugel, et ce avant même de l’avoir rencontré, c’est son parcours. De sa biographie, on retient notamment sa passion pour le 7e art qui se concrétise en un mémoire sur le Nouveau cinéma américain. Quand on le questionne à ce sujet, Pierre Hugel nous raconte même avoir hésité à entrer à l’IDHEC (L’Institut des hautes études cinématographiques) avant de bifurquer définitivement pour le monde des affaires et de devenir une figure incontournable de la société Würth. Ces années passées à fréquenter le grand écran ont-elles contribué à former un regard, une certaine sensibilité esthétique ? Sûrement. En tout cas, Würth France, sous l’égide de Pierre Hugel fait partie des premières entreprises à avoir signé pour L’Industrie Magnifique. « Quand la proposition de participer à l’aventure m’a été soumise, j’ai surtout été séduit par l’idée de mêler art, pouvoirs publics et industrie. Par ailleurs, les

dates de la manifestation faisaient sens avec notre calendrier et l’histoire de la firme : le 50e anniversaire de l’entreprise et les 10 ans du Musée Würth Erstein. » Pour Würth, comme chacun sait, l’art est un aspect fondamental de la culture d’entreprise. Après 40 ans, la collection du groupe compte 17 000 œuvres réparties dans une quinzaine de musées. « Deux possibilités se présentaient donc à nous. Soit prendre une œuvre que nous avions déjà, soit initier un projet avec un artiste de la collection. En partenariat avec les équipes du musée, notre choix s’est porté sur une œuvre existante, la sculpture de Marc Quinn. » Le cheminement de la multinationale n’a donc rien à voir avec celui des autres entreprises partenaires, dont la plupart expérimentent le mécénat pour la première fois ! Une diversité de profils qui rend le projet d’autant plus intéressant : « Je trouve ça assez extraordinaire que des entreprises de tailles et de secteurs aussi différents se soient engagées. A mon sens, cette manifestation hautement fédératrice,


peut être le début d’un mouvement à l’échelle de la région qui pourrait se développer vers d’autres villes comme Mulhouse, Metz ou Nancy…» Autre grande nouveauté « Würth va s’installer au cœur de la ville et sort de la campagne ! », se réjouit Pierre Hugel. « Le choix d’une place centrale et fréquentée, était d’ailleurs l’une des conditions de notre participation. » La présence des collections Würth en plein cœur historique de Strasbourg nous évoque aussi, plus largement, les rapprochements possibles entre ces deux entités culturelles. En témoignent l’intensification des collaborations avec les musées de Strasbourg ces dernières années, comme la contribution récente à l’évènement Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930 ou l’exposition 19141918 : Guerre d’images, Images de guerre en 2016. Sans oublier les complémentarités possibles entre les fonds du MAMCS et les collections de la multinationale.

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Avant de conclure notre entretien, Pierre Hugel nous surprend une dernière fois. En réponse à l’une de nos questions l’interrogeant sur le titre, un brin malicieux, de l’œuvre de Marc Quinn, il nous parle de son amour de la blague. « Je crois beaucoup en la vertu de l’humour, notamment pour désamorcer les situations. » Sur les étagères de son bureau, parmi les rapports financiers, Pierre Hugel collectionne de

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petits livres de dessins humoristiques, piqués de marques pages colorés. « Une bouffée d’oxygène », nous confie celui qui cultive son sens de l’humour au quotidien. Un trait de caractère qui le rapproche, un peu, de Marc Quinn et du nonsense.


Par Mylène Mister-Schaal

L’ÉCHELLE

Choisir de changer d’échelle est généralement source d’étonnement, d’interrogations mais aussi de nombreux fantasmes. Agrandissements et rétrécissements sont particulièrement appréciés dans l’univers enchanté des contes. Des aventures du Gulliver de Jonathan Swift au pays des merveilles d’Alice, cette expérience troublante fait partie intégrante du processus d’initiation du personnage principal. On se délecte aussi de la métamorphose dans le cinéma de science-fiction, comme dans l’Homme qui rétrécit de Jack Arnold. En s’identifiant au héros devenu lilliputien, le spectateur est confronté à une réalité devenue monstrueusement grande. Cet attrait pour le dérèglement et ses ovnis visuels prend aussi une dimension ludique. Claes Oldenbourg a fait de la rupture d’échelle sa marque de fabrique en semant pinces à linge, cornets de glace ou épingles gigantesques sur son passage. Ses sculptures bouleversent la perception du paysage par le décalage tout en invitant à s’interroger sur notre rapport aux objets de consommation. Dans le même esprit, le pouce monumental de César se dresse, incongru et surprenant, jusqu’à 12 mètres de haut. Agrandis, les détails de la pulpe du doigt, des plis de la peau racontent une histoire qui, autrement, nous échapperait. Avec The Origin of the World, entre microcosme et macrocosme, Marc Quinn imbrique la singularité du détail dans l’universalité d’une forme évoquant les origines.

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Façonner le monde électrique de demain. Hager Group compte parmi les fournisseurs leaders en matière de solutions et de services pour les installations électriques dans les bâtiments résidentiels, tertiaires et industriels. Les composants et solutions du groupe sont produits sur 23 sites répartis dans le monde entier et des clients leur font confiance dans plus de 120 pays. Entreprise familiale et indépendante, Hager Group emploie 11 400 collaborateurs dans le monde, dont 2 600 en Alsace sur les sites d’Obernai, Saverne et Bischwiller. hagergroup.com


Une des idées-forces qui sous-tendent L’Industrie Magnifique, c’est de créer les conditions de la rencontre entre une entreprise et un artiste. Autrement dit, entre un savoir-faire et une vision. Lalique Art, fondé en 2009 par Silvio Denz, le nouveau patron de la maison Lalique (rachetée en 2008 par la société suisse, Art & Fragrance SA), vise justement à encourager et multiplier ces collaborations. Il s’agit de redonner un nouveau souffle à la maison, d’instiller de l’audace aux collections et, au final, de renouer avec son ADN. Son créateur René Lalique était un touche-à-tout de génie. Il utilise le verre d’abord comme bijoutier, puis pour les flacons de parfum qu’il crée pour François Coty. Lui s’envisage presque comme un sculpteur, à une époque où le beau s’instille dans tous les domaines du quotidien. En 1921, il crée la manufacture de Wingen-sur-Moder, qui reste toujours le seul lieu de fabrication Lalique au monde, pour des objets intégralement façonnés à la main. En 1942, son fils remplace le verre par le cristal, et fait basculer l’entreprise dans l’univers du luxe. Pour Lalique Art, qui surligne cette alliance entre luxe et artisanat, la maison a ainsi en toute logique choisi des stars de l’art contemporain, pour certaines sulfureuses. Le peintre Terry Rodgers revisite le culte vase Bacchantes de René Lalique en remplaçant les figures féminines par des créatures échevelées et hollywoodiennes. Le sculpteur

Chez Lalique, croiser savoir-faire techniques et création artistique est inscrit dans les gênes de la maison. Et l’histoire continue, avec la collection Lalique Art, lancée en 2011. Parmi les artistes invités, l’architecte Zaha Hadid.

PIÈCE DE CRISTAL PAR

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SYLVIA DUBOST

Anish Kapoor imagine une pièce étrange et monumentale (1,3m de long pour 20kg) qui a nécessité deux ans de travail. Damien Hirst prolonge sa recherche autour des relations entre l’art et la mort à travers une large collection, intitulée Eternal, où l’on retrouve certains de ses motifs favoris, comme croix et crânes. Lalique Art a également fait appel à des architectes, comme Zaha Hadid, dont les pièces ont été choisies pour L’Industrie Magnifique. C’est en effet l’Eurométropole de Strasbourg qui a été l’une des premières villes à faire confiance à cette encore jeune architecte britannique d’origine irakienne, avec le terminus de la ligne B du tramway à Hoenheim (2001). À la fois abri, signal et sculpture, cette structure de béton découpé est caractéristique de son travail au début des années 2000. Au fur et à mesure de sa carrière, Hadid se tourne vers des formes plus sensuelles, des superpositions de lignes courbes qu’on retrouve dans le vase Manifesto (2014) ou la coupe Fontana (2016) créés pour Lalique Art. Décédée en 2016, Zaha Hadid est la première femme lauréate du prix Pritzker (en 2004), considéré comme le Nobel de l’architecture, et a construit dans le monde entier. Parmi ses bâtiments marquants, on retient le Dongdaemun Design Plaza à Séoul, le musée Maxxi à Rome, le tremplin de saut à ski d’Innsbruck et, nos préférés, le Phaeno Science Center à Wolfsburg, le Centre Heydar-Aliyev à Bakou et évidemment la caserne de pompiers du campus Vitra de Weil-am-Rhein (1994). Des bâtiments comme des sculptures où, comme avec ses vases, elle expérimente les formes et les matériaux. Avec elle comme avec tous les artistes de la collection, Lalique renoue avec l’une des maximes de son fondateur, affirmant que le verre (en l’occurrence le cristal) est « le prétexte plastique incomparable entre les mains de l’artiste ingénieux et fournit à son imagination et à son talent un champ d’activités et de découvertes presque sans borne. » L’exposition des pièces de Zaha Hadid à Strasbourg et de tout Lalique Art au musée Lalique, pour célébrer les 130 ans de la maison, est une belle manière de boucler la boucle. Prisme, quand le cristal Lalique rencontre l’art contemporain Exposition (jusqu’au 30.09) Musée Lalique — Wingen-sur-Moder www.musee-lalique.com


LALIQUE

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ZAHA HADID

Vase Manifesto incolore & noir

L'Aubette

Vase Manifesto et coupe Fontana, Zaha Hadid pour Lalique

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Par Sylvia Dubost

LES STARCHITECTES 44

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La tornade Zaha Hadid faisait sans conteste partie de ce qu’on appelle les starchitectes, ces architectes star dont la notoriété dépasse largement le cercle des connaisseurs pour atteindre le grand public. Le premier fut sans doute l’Américain Frank Lloyd Wright. Figurent sur cette liste (nonexhaustive) le Suisse Le Corbusier et, chez les contemporains, Jean Nouvel et Frank Gehry, pour les plus connus. Au-delà d’approches et de styles très différents, ils ont en commun une œuvre considérable et une influence majeure, avec des bâtiments devenus des destinations touristiques. Pour certains, on pourrait ajouter une forte présence médiatique, un égo démesuré, et une tendance à faire exploser les coûts de leur chantier – ce qui soumet souvent leur travail à la polémique, nonobstant sa qualité. Représentants d’une époque plus dispendieuse, la génération qui leur succède apparaît plus humble, plus soucieuse d’utilité sociale et désireuse de travail collaboratif. Restent des bâtiments qui marquent durablement les paysages urbains.


IMAGE ÉLECTRIQUE

REGARDS SUR LES CENTRALES DU RHIN PHOTOGRAPHIES DE MATHIEU BERNARD-REYMOND, LÉO DELAFONTAINE, THOMAS JORION

Léo Delafontaine, centrale hydroélectrique de Strasbourg, 2015

Une coproduction

Une exposition présentée Grande salle de l’Aubette Avec le soutien de la Fondation EDF

Place Kléber, Strasbourg


De gauche à droite : Jérémie Bellot, co-fondateur d’AV Exciters, Brigitte Guillaumot, directrice de la communication et de la qualité au CIC Est, Josselin Fouché, co-fondateur d’AV Exciters, Jean-Charles Bernard, directeur de l’exploitation du CIC Est et Sébastien Schnabel, co-fondateur d’AV Exciters, sous la maquette du dôme géodésique. 46

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CIC EST

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AV EXCITERS Pixis

Place Kléber

Pour Pixis, œuvre mêlant architecture et numérique, le CIC Est a laissé carte blanche à l’agence AV Exciters. Place Kléber, projetée sur les facettes d’un dôme géodésique, les spectateurs pourront visionner une vidéo illustrant les trois révolutions industrielles et une nouvelle à venir. Un kaléidoscope immersif qui met en scène l’industrie elle-même.

MISE EN ABYME PAR

CÉCILE BECKER HENRI VOGT

PHOTOS

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C’est ballot. Une demi-heure avant l’arrivée à l’agence de Brigitte Guillaumot, directrice de la communication et de la qualité, et de Jean-Charles Bernard, directeur de l’exploitation du CIC Est, une coupure de courant frappe le quartier où sont installés les bureaux d’AV Exciters. Difficile dans ces conditions de présenter une œuvre numérique… Jérémie Bellot, directeur artistique d’AV Exciters, architecte et artiste digital, et Josselin Fouché, directeur média et graphiste, s’affairent pour trouver une solution. Par chance, la fille de Jérémie Bellot étant inscrite à la crèche voisine, les employées de cuisine acceptent de tirer une rallonge pour dépanner l’équipe. Cet aprèsmidi là, Jérémie et Josselin, qui ont tous deux planché sur la conception de la vidéo, et Sébastien Schnabel, leur acolyte pour le mapping, présentent le fruit de plusieurs semaines de labeur au CIC Est. Disons que c’est une étape importante avant les finitions et l’installation de l’œuvre, prévue dans moins de deux semaines… L’anecdote peut paraître anodine mais illustre bien notre dépendance à la chose électrique, une interrogation que soulève la vidéo projetée dans Pixis. « On souhaitait raconter quelque chose qui soit significatif à la fois pour la banque – puisqu’on travaille avec le CIC Est – et pour l’industrie, raconte Jérémie Bellot. Il se trouve que le CIC Est est un financeur de l’industrie, de toutes sortes d’industries. L’œuvre étant centrale et installée place Kléber, nous avons eu envie de mettre en scène les révolutions industrielles successives : la mécanisation, la production de masse, l’arrivée de la robotisation et, enfin, nous ouvrons vers le futur de l’industrie, c’est-à-dire la cyberphysicalité et l’internet des objets. Il se trouve que ce sont des questions qui touchent de près le CIC Est : la protection des données, l’argent virtuel, le système bancaire dématérialisé… Notre idée les a séduits. » Ainsi, dans un dôme géodésique de 15 mètres de circonférence, seront installés des poufs où les spectateurs pourront venir s’allonger pour contempler une vidéo projetée à 360° sur la structure. Les triangles de l’architecture recevront directement les images donnant un effet kaléidoscopique au film ; des haut-parleurs diffuseront une musique mi-orchestrale, miambient, conçue par Nan[o] et qui participe à l’immersion du regardeur. Un peu plus de huit minutes d’images ultra-graphiques se succèderont avant de laisser place à deux minutes d’un plan modélisé comme une boussole qui guidera le public vers les autres œuvres du parcours de L’Industrie Magnifique. Une mise en abyme totale.

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Main dans la main Durant plusieurs mois, Brigitte Guillaumot du CIC Est a coordonné le projet sans pour autant se figurer le résultat. Elle se montre ce jour-là très enthousiaste à l’idée de s’installer dans une maquette de dôme, accompagnée du grand chef Jean-Charles Bernard. Les voilà confortablement installés sur les Fatboys. Jérémie Bellot se lance dans des explications techniques : « Plusieurs vidéoprojecteurs ont été solidarisés pour donner une seule image projetée sous la coupole. Vous avez autour de vous six sources sonores. Ces axes et chiffres que vous avez pour le moment devant vous forment un méridien qui nous permet de conserver les proportions de la vidéo dans cette micro-architecture. » C’est parti. Un compte à rebours défile et rappelle à Jean-Charles Bernard « une salle des coffres ». Les chapitres se succèdent : la mécanisation et ses rouages se déplacent sous la coupole, accompagnés de leurs bruits caractéristiques qui composent la base du fond musical. Vient ensuite la production de masse, puis la robotisation mise en scène par des bras articulés, enfin le numérique figuré par des suites de chiffres ou des réseaux qui s’étirent. Quand vient la fin de la vidéo, Brigitte Guillaumot et Jean-Charles Bernard ne contiennent pas leur joie, tout en applaudissant : « Il n’y a qu’à nous que cette œuvre pouvait correspondre, s’exclame Brigitte Guillaumot. Il y a toutes nos valeurs… même les numéros de compte, tout y est ! » Et Jean-Charles Bernard de continuer : « Il y a toute l’évolution industrielle, le rendu est magnifique ! » Lui qui a très souvent visité des industries – « au CIC, qui je le rappelle signifie Crédit Industriel et Commercial, nous allons voir nos clients, ça peut être surprenant mais c’est très important pour nous, pour nous

Projection de la vidéo-test dans la maquette du dôme

rendre compte de la santé des entreprises » – retrouve dans Pixis ce qui fait le sel de la production française : « Les bruits, les images, l’atmosphère. » Pour le CIC Est, cette opération est une découverte : « Nous avions commandé des peintures à une artiste il y a quelques temps, et bien sûr nous sommes mécènes d’événements culturels, mais travailler de cette façon, main dans la main avec des artistes, être impliqués à la fabrication et découvrir les outils de fabrication d’une œuvre, c’est une première. » Brigitte Guillaumot et Jean-Charles Bernard, fiers du résultat, anticipent les visites de l’œuvre qu’ils ont d’ores et déjà planifié avec leurs clients. Bien sûr, il reste les finitions : « la V1 » sera encore retravaillée pour s’adapter à l’architecture monumentale du dôme géodésique de 15 mètres, il manque le générique et les deux minutes finales qui serviront de plan durant l’événement. Prochaine grosse étape ? L’installation prévue pour le 30 avril, dès 6h du matin : 11 personnes seront sur le pont. Pas de grasse matinée pour les artistes… CIC Est 31, rue Jean Wenger-Valentin Strasbourg AV Exciters av-exciters.com


Par Cécile Becker

LES ARTS NUMÉRIQUES

L’intelligence artificielle ne date pas d’hier. Coïncidence ? L’expression fait son apparition en 1956, date de naissance de la première sculpture électronique interactive, Cysp 1, signée Nicolas Schöffer. Coïncidence (bis) : l’œuvre fut réalisée avec le concours de Philips, preuve que l’industrie nourrit l’art, voire lui est essentielle. C’est vers la fin des années 50 que l’art numérique et ses nombreuses ramifications (machine learning, art vidéo, computer art, art génératif, art algorithmique) connaissent leurs premières expositions et suscitent les premiers étonnements. Jusqu’au début des années 60, Tinguely développe sa série des Méta-Matics, machines à dessiner, quand Nam June Paik expose sa « musique de télévision » en 1963 à la galerie Parnass de Wuppertal : 13 téléviseurs dont les images sont disruptées à l’aide d’aimants. Manfred Mohr co-fonde en 1969 le séminaire Art et informatique présenté à l’Université de Vincennes. Ces artistes ouvriront les vannes de cet art qui reste encore aujourd’hui minoritaire dans les musées et centres d’art. De quoi les arts numériques sontils le nom ? De la curiosité des artistes qui se sont toujours saisis des nouvelles technologies pour ouvrir de nouvelles fenêtres de création et donner à voir de nouvelles images.

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Ils se rencontrèrent et coulèrent ensemble plein de murs de béton. Sur le papier, le rapprochement n’avait rien d’évident. Et pourtant. Cela a tout de suite accroché. « On est un peu câblé pareil, il aime les choses brutes, minimalistes », dit l’industriel, Laurent Fehr. « J’avais envie de quelque chose de monumental et d’épuré. Ça lui ressemblait », dit le plasticien, Benjamin Kiffel. Une histoire simple, en somme.

LE GOÛT DE LA SIMPLICITÉ

PAR

L'œuvre de Benjamin Kiffel dans les ateliers de Fehr

NOÉMIE ROUSSEAU PASCAL BASTIEN

PHOTOS

« J’ai déjà fait des partenariats avec des entreprises, sur le mode de l’intervention. Cette fois, on travaille de concert, souligne Benjamin Kiffel. Et parce qu’on crée ensemble, deux mondes, deux savoir-faire se connectent. C’est ambitieux, novateur et c’est super à vivre. » Le photographe est d’abord venu visiter l’usine ultra-moderne de Bischwiller, en « guest », sourit-il. Faire quelques repérages, découvrir le process de fabrication du béton. Le gravier broyé, l’eau puisée, le va-et-vient incessant des machines. Une vingtaine d’années que le site de production est posé là, au bord de l’eau, la gravière dans laquelle plonge d’énormes pipelines verts. L’usine 50

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lui a tapé dans l’œil. « Le béton, ça me parle. Il n’a pas une image glamour alors que c’est une matière noble. » Atomes crochus. Benjamin Kiffel prévient tout de suite, il n’est « pas un photographe du réel ». Le documentaire, le témoignage ? « Je m’en fous, lâche le Strasbourgeois. Je ne suis pas le photographe de l’instant décisif. » Lui a commencé la photo en 1997, et « [s]’intéresse aux structures, aux lignes ». « Je cherche à livrer une perception sensible d’un espace, à partir des perspectives, des espaces vides. Ce qui m’intéresse d’abord, c’est la poésie, c’est-à-dire jouer avec les codes. Le beau est un piège, je ne photographie pas ce qui est beau, je veux être dans la narration

poétique », poursuit-il. En fait, il construit. Son point de départ, c’est la lumière. C’est elle qu’il attend, elle qui déclenche le geste et le pousse à l’abstraction. Il a un faible pour le travail nocturne. Habituellement, les sites industriels et les friches, il tourne autour, les shoote la nuit sans pouvoir y entrer. Cette fois, on lui a ouvert la porte et on l’a laissé roder entre les machines et les salariés. Car ici, on fait les trois huit. Il est venu une dizaine de fois. « Les gens avaient l’air heureux dans leur travail, contents, j’étais impressionné par leur professionnalisme. C’était touchant », se souvient-il. Alors qu’il avait toutes ses images en boîte, il y est revenu une fois en-


FEHR

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BENJAMIN KIFFEL

Perspectives poétiques n°21

Place Broglie

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Son point de départ, c’est la lumière. C’est elle qu’il attend, elle qui déclenche le geste et le pousse à l’abstraction.

Benjamin Kiffel

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core, pour lui. Pour voir son mur couler dans le moule, puis être gravé. En tout, six images en béton, de 4 mètres par 3,25 tonnes avec les socles. « J’ai travaillé sans filet. Je ne pouvais me rendre compte du caractère monumental qu’une fois terminé. Et cela, je ne le referai pas 100 fois dans ma vie », ajoute-t-il. Au fond de l’usine, un rayon de murs, rangés à la verticale comme des toiles de peintre. Laurent Fehr montre les essais, en gris, en noir, en blanc, comme on feuillette un catalogue en pierre. Les motifs, précision dentelle de luxe, sont gravés par « acidage ». Une technique ancienne remise au goût du goût du jour, industrialisée. Le mur est recouvert d’un film protecteur ajouré, sorte de pochoir high-tech. La projection d’une substance chimique acide décape les endroits où le béton est à nu, l’image apparaît. Du concret Les innovations, c’est justement la partie du jeune directeur du développement, Laurent Fehr, troisième génération de Fehr à la tête du groupe. Avec ses cousins et cousines, ils sont en train de reprendre à leurs parents, oncles et tantes, l’entreprise créée par les grands-parents en 1960. L’œuvre, intitulée Perspectives poétiques N°21, rend d’ailleurs hommage à ce couple fondateur, le chiffre correspondant à l’addition de leurs initiales, Albert et Marthe Fehr. Le petit-fils est intarissable sur le béton de demain. À l’en croire, inutile désormais d’en mettre des tonnes, 16mm de béton suffisent en façade, contre 12cm actuellement. Puis il y a ces murs, en kit, tout prêts, isolés, livrés qui boostent les performances énergétiques des bâtiments. En fait, tout est permis. Le béton se coule dans les matrices, imitation pierre, galets, roches, vaguelettes, stries... Pour les formes les plus tortueuses, végétales, il y a l’imprimante. On a un faible pour le balcon ultra-léger à clipser en façade qui récupère l’eau de pluie pour irriguer le garde corps végétalisé et insonorisé.

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« Ne pas faire une œuvre d’art compliquée pour faire compliqué », c’est ce qui a séduit Laurent Fehr dans le projet de L’Industrie Magnifique. « C’est concret. Pour nous, il s’agit juste de faire notre métier. On fait notre taf et on l’expose, en plein Strasbourg. » La démarche et la proposition artistique ont été relayées dans la newsletter et le journal du groupe. Puis 400 salariés ont reçu une invitation pour venir, en famille, voir le fruit de leur travail. « Qu’ils soient fiers de ce qu’ils font, car ce n’est pas moi mais c’est eux qui, au quotidien, travaillent pour obtenir cette qualité », insiste Laurent Fehr. Il y a aussi un enjeu pour le béton lui-même. L’industriel espère lui redorer le blason, car il « souffre d’une image injuste, péjorative. C’est en quelque sorte le revers de la médaille de la bétonisation des fronts de mer. L’œuvre réalisée avec Benjamin Kiffel montre au contraire que c’est une matière minérale noble, que je trouve très belle. C’est quand même fantastique, que l’humain ait créé un liquide qui se transforme en pierre avec le séchage ! » Un liquide qui « rhabille l’espace public », selon Benjamin Kiffel. Installer les Perspectives poétiques N°21 place Broglie, « c’est prendre quelque chose de l’industrie et le mettre au cœur de la ville pour interférer avec l’espace, c’est déjà un geste poétique intéressant, capable de jouer sur les sensibilités, perceptions et émotions des passants ». À terme, l’installation retournera à l’usine. Elle vivra là-bas. Offerte chaque jour au regard des travailleurs dont le savoir-faire a été érigé en œuvre d’art. Fehr 21, rue Froehschwiller | Reichshoffen www.fehr-groupe.com Laurent Fehr

Benjamin Kiffel www.kiffel.fr


Par Emmanuel Abela

LA PERSPECTIVE

La perspective est une conquête ; elle est cet accès à une autre dimension. Et il est tout à fait charmant de constater à quel point les bâtisseurs de cathédrales, pourtant maîtres absolus en projection spatiale sur plan, étaient incapables de la représenter. Pour eux, la perspective reste cette inconnue, qu’ils s’apprêtent à ré-apprivoiser – elle l’avait été bien avant eux – au XIVe, bouleversant ainsi notre perception du temps et de l’espace. La perspective est cet art de représenter la profondeur, non de la suggérer ni encore moins de la signifier. Elle constitue selon l’Historien de l’art Étienne Sourau « un réalisme de l’apparence ». Et qu’elle fût aérienne ou linéaire, elle a constitué une norme occidentale durant les siècles qui ont suivi la Renaissance. Au cours du XIXe, les artistes la remettent pourtant en question. Et ce pour la simple raison qu’on constate son absence dans d’autres traditions picturales, en Orient ou en Extrême-Orient. On comprend dès lors qu’elle devient un rempart à d’autres formes de conquêtes : la représentation en deux dimensions et, bien sûr, à l’abstraction. Perspective ou pas, l’objectif reste commun : nous faire entrer dans l’univers de l’œuvre, créant pour l’occasion, et ce quelle que ce soit la forme adoptée, des perspectives tout à fait vertigineuses.


L’Office de Tourisme à vos côtés pour faire rayonner Strasbourg et l’Alsace 3 - 13 mai 2018

8 - 17 février 2019

6 - 22 décembre 2019

Toute votre actualité culturelle en Alsace

Ecoutez, on est bien ensemble

francebleu.fr


Quand les deux industriels de Soprema et d’Aquatique Show décident de suivre l’idée folle d’un artiste, Jacques Rival, ils se retrouvent embarqués dans une aventure pleine d’« emmerdes ». Et en ressortent amusés.

IL EST VENU LE TEMPS DES MAMMOUTHS VOLANTS PAR

NOÉMIE ROUSSEAU PASCAL BASTIEN

PORTRAITS

Le temps est raccord. Il flotte. L’improbable tandem arrive place du Château. Dans la vie, l’un mouille, et l’autre protège. L’un fait des spectacles d’eau, l’autre s’attache à rendre les bâtiments étanches. Tous les deux sont d’accord pour se mettre au sec dans un café. Devant leurs décas, ils racontent, complices, comment L’Industrie Magnifique a « réuni les deux extrêmes » dans un projet « délirant » : faire voler un mammouth. Habituellement, ce que l’on guette dans le ciel strasbourgeois, c’est le passage d’une cigogne, pas l’envol d’un mammouth. « Mais il est beau, très fin et élancé lui aussi, assure Dominique Formhals, président de Aquatique Show International, qui possède chez lui une dent de mammouth, trouvée dans le sud de l’Alsace, preuve que le mammouth est ici à la maison. Je déteste les animaux empaillés ou en cage, mais ce tas d’os est gracieux. » Le tas d’os a été acheté 550 000 euros aux enchères, fin décembre, à Lyon, par PierreEtienne Bindschedler, le PDG de l’industrie Soprema, spécialiste de l’étanchéité dans le bâtiment. Un coup de cœur, paraît-il. L’acquisition de la bête avait fait grand bruit à l’époque, même CNN en avait parlé. « Il s’agit d’un spécimen mâle remarquable, un des plus 56

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grands et des plus complets qui ait été découvert », souligne Christophe Beyer, directeur marketing Europe chez Soprema Le squelette, vieux de 12 000 ans fait écho aux origines même de la société Soprema, créée en 1908. « À l’époque, on fabriquait des membranes d’étanchéité en associant du bitume, des toiles végétales et des toiles de jute. À la même période, des squelettes de mammouth étaient découverts en Sibérie. De là est née l’idée de nommer mammouth les membranes dont l’aspect craquelé faisait penser à la peau de l’animal. Aujourd’hui encore, elles sont commercialisées sous ce nom là dans plusieurs pays », explique Christophe Beyer. Surtout, le mammouth a inspiré le logo de l’entreprise familiale alsacienne qui emploie aujourd’hui 7 000 salariés dans le monde et affiche un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros. « Le design a évolué au fil des années, mais le symbole est resté et il reprend une place centrale chez Soprema depuis l’acquisition du squelette », poursuit le directeur marketing. Seulement, aussi élancé et gracieux soit-il, ce mammouth mâle mesure 6,25 m de long et 3,5 m de haut pour 2,5 m de large. Presque les mensurations d’un semi-remorque. Problème : il ne rentre pas dans les locaux

strasbourgeois de Soprema. Les plafonds sont trop bas. Du coup, le PDG va construire un nouveau siège d’ici trois ans pour que le mammouth soit à son aise. Mais avant qu’il n’emménage dans son nouvel habitat, il va s’élancer dans les airs, au pied de la cathédrale, porté par de l’eau. Quand on sait que le mastodonte pèse 1,5 tonnes avec son support, l’opération relèverait presque de la mission impossible. D’autant que « le mammouth est très fragile. Un os qui tombe, est un os cassé, prévient Dominique Formhals. Il a fallu prendre énormément de précautions avant de décider de jouer avec un jouet aussi vieux et précieux. » Eux, ils imaginaient « un milieu humide, un bassin, un peu de brume et le tour était joué », bref « une ambiance à la Jurassic Park avec un podium à deux mètres du sol », relate Christophe Beyer. « Monter le mammouth en l’air, c’était vraiment se chercher le maximum d’emmerdements ! », rebondit Dominique Formhals. Puis les industriels ont rencontré l’artiste, Jacques Rival, architecte et scénographe lyonnais qui s’est notamment illustré sur des projets grandioses lors des Fêtes des Lumières en capitale des Gaules (cf. interview). « Le challenge lui a plu, et nous, on a tout de suite


SOPREMA et AQUATIQUE SHOW

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JACQUES RIVAL

Mammuthus Volantes

Photo : DR

Place du Château

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été séduits par ses premières esquisses, le faire flotter dans l’air avec l’illusion qu’il soit porté par l’eau, c’était magique. On n’y aurait jamais pensé, c’est pour ça qu’il faut des artistes ! », raconte le PDG d’Aquatique Show, qui ne se prive pas de faire un peu de teasing : « L’œuvre est encore plus exceptionnelle car elle est éphémère. Les gens n’ont que 10 jours pour la voir, pour voir un animal qui a disparu de la vision humaine depuis 12 000 ans. Et elle n’a pas vocation à être réinstallée ailleurs, elle n’aura pas de deuxième vie ». À bon entendeur. Voilà donc les industriels embarqués sur l’idée de Jacques Rival dans l’aventure au taux d’emmerdement maximal. Parce que, en effet, il y en a eu. L’œuvre est une vraie prouesse technique. Il a d’abord fallu réaliser une cloche cubique parfaitement étanche et transparente pour le mammouth. Seulement, la boîte, de sept mètres de côté, offre une forte prise au vent. D’autant qu’elle est installée place du Château, sur la place dont la légende veut qu’elle soit la plus ventée de Strasbourg, puisque le vent, monture du diable, tourne depuis des siècles autour de la cathédrale, son cavalier étant retenu prisonnier à l’intérieur. Pour résister au vent du diable, il a fallu créer une structure solide, qui offre le plus de stabilité mais qui soit aussi la plus légère et invisible possible à l’œil du spectateur. Un casse-tête, en somme. Sans compter que la place est en pente. Un mètre de dénivelé. « On a déjà dépensé des dizaines de milliers d’euros rien que pour avoir un sol plat pour notre bassin de 400 m² contenant 20 tonnes d’eau, mise en mouvement par 120 pompes », détaille Dominique Formhals. Mais, à les entendre, aucun autre lieu n’aurait été à la hauteur du spectacle. « Cette place est magique à plus d’un titre, c’est la seule où il y a le noir complet, épargnée par la pollution lumineuse des enseignes commerciales, idéale pour la mise en lumière et la mise en mouvement à la tombée de la nuit. Puis c’est une place nouvelle pour les Strasbourgeois, qu’ils redécouvrent et qui ne mène nulle part. Il faut le vouloir pour y aller », s’enthousiasment-ils. Le montage aura nécessité quatre jours complets ; une dizaine de corps de métiers se seront relayés. Avec un point d’orgue, le 30 avril, jour où tout le monde retient son souffle : le mammouth est assemblé sur place et élevé en hauteur. Car le squelette 58

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est arrivé en kit, trois caisses. « S’il y a bien une personne à qui il ne doit absolument rien arriver, c’est l’expert paléontologue », songent alors les industriels. « Lui aussi, on devrait le mettre sous cloche jusqu’au jour J », ironisent-ils, s’apercevant soudain que leur scientifique fait le trajet en voiture depuis Marseille, la voiture chargée de matériel. Le paléontologue a fait le montage et démontage à Lyon. Il est le seul à connaître parfaitement ce puzzle gigantesque. Une fois le mammouth debout, il devra encore être perché sur sa plateforme en hauteur. Alors que c’est au millimètre près, la grue de 50 tonnes, elle, sera loin, ne pouvant approcher de la place. Quand on leur demande s’ils seraient prêts à remettre ça, l’un comme l’autre répond par l’affirmative.

L’enveloppe de l’intime Il a l’habitude de travailler sur des projets monumentaux dans l’espace public, artistique et scénographique, qui génèrent des impacts dans le paysage urbain. Jacques Rival nous relate le parcours d’« une œuvre globale ». Quel lien entre le mammouth, vous et Strasbourg ? — Je ne connaissais pas Strasbourg, j’y suis venu plusieurs fois pour mettre en scène le squelette de mammouth acheté par Soprema. Il fallait l’intégrer à L’Industrie Magnifique, sans savoir comment. Je suis intervenu en tant que plasticien, en travaillant sur le concept,

le dessin. J’ai accompagné les équipes, pour réexploiter la bête, reconnecter ce très vieux squelette au XXIe siècle, grâce à œuvre globale, comprenant de la musique, des jeux d’eau et de lumière. J’aime envelopper des œuvres existantes, appartenant au passé. Dans le cadre de mon diplôme d’architecte, j’ai développé un projet connectant l’œuvre d’art à l’espace public pour rendre l’interaction possible. Contrairement au musée, où il y a un filtre, une intention, on sait ce qu’on va voir ; dans la rue, on découvre de façon aléatoire, sans le savoir. Questionner et jouer avec la perception de l’œuvre dans l’espace public, c’est déjà une approche assez plastique. Quand le mammouth est porté par les eaux, cela pousse le regard vers le ciel, vers le haut de la Cathédrale qui devient la skyline et redéfinit le lien entre l’œuvre et l’écrin de la Cathédrale. Vous vous êtes fait connaître en mettant Louis XIV, place Bellecour, sous cloche, dans une boule à neige... — C’était lors de la Fête des Lumières de Lyon en 2006, l’installation a été renouvelée l’année suivante. Envelopper Louis XIV, c’était créer une espèce de souvenir en temps réel et reconnecter cette pièce du XVIIIe siècle au XXIe. En plus du succès populaire rencontré par l’installation, Claude Chabrol l’a filmée pour le final de son film La Fille coupée en deux. À partir de cette œuvre-là, j’ai commencé à travailler dans d’autres villes de France et d’Europe.


Jacques Rival

Dominique Formhals, Président de Aquatique Show International

Quel impact cherchezvous à avoir sur le spectateur avec vos installations ? — Ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir toucher un passant, au détour d’une rue, d’une place, par un effet waouh ou en l’interrogeant, de manière légère, en lui donnant une occasion inattendue d’émerveillement. En grandissant, on perd parfois le sens de l’émerveillement, l’innocence de l’étonnement... C’est une démarche qui est personnelle. J’aimerais retrouver cette part de rêverie que je pouvais avoir quand j’étais petit, quand je déambulais le 8 décembre dans les rues lyonnaises. Il n’y avait pas de spectacle pour la Fête des Lumières mais les habitants mettaient tous à leurs fenêtres des petits lampions pour remercier Marie. Et cela 59

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créait un paysage lumineux urbain auquel j’étais très sensible. J’étais attentif à ce qui se passait dans la rue, aux installations des commerçants, aux petites choses de bric et de broc. J’essaie de retransmettre cette émotion. J’aime mettre en lien l’intime de l’imaginaire et le côté monumental de la ville. L’Industrie Magnifique est aussi un mécénat innovant. Quelle expérience avez-vous des liens entre entreprises et artistes ? — L’Industrie Magnifique a le mérite de mettre en scène un rapprochement dont tout le monde sort gagnant. Par le passé, il m’est arrivé de travailler avec des entreprises comme la SNCF ou Alstom sur des campagnes précises. En général, il faut s’inscrire dans un

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cadre où l’entreprise a intérêt à communiquer. Ou participer à un même festival, un projet de territoire lié à une ville, qui réunit, de fait, acteurs publics et privés, et nécessite de tisser des partenariats, de développer du mécénat... S’il n’y a pas de convergence d’intérêts autour d’une dynamique transversale, les relations de mécénat ne se font pas en général. Puis, les plasticiens n’ont pas forcément la compétence pour aller chercher des partenaires. À l’heure actuelle, le monde de l’entreprise développe des concepts de location et d’achats d’œuvres avec des artistes. Mais je trouve que cela reste un peu léger en terme d’avancées... Même à l’échelle de la Fête des Lumières, le travail de partenariat déployé reste cantonné à l’évènement. L’entreprise pourrait peut-

être pérenniser le lien avec l’artiste pour dépasser le one-shot comme la motivation économique de la défiscalisation. Elle pourrait s’inscrire dans le temps au côté d’un artiste, sur une image forte et intelligemment marketée, véhiculant d’autres valeurs. C’est peut-être un débat à lancer aujourd’hui pour développer une culture du mécénat en France. Aquatique Show International 30, avenue Schutzenberger Strasbourg www.aquatic-show.com Soprema 14, rue de Saint-Nazaire Strasbourg www.soprema.fr Jacques Rival Facebook : Jacques Rival art architect


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Par Mylène Mistre-Schaal

LA TRANSPARENCE 60

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Le squelette massif du Mammuthus Volantes lévite, entouré de verre et d’eau. Deux éléments qui frôlent les frontières du tangible tout en transparence et jeu de lumière. Dans la grande tradition de la peinture à l’huile, les effets de transparence ne s’opposent pas forcément avec la densité de la pâte. Au contraire, glacis et vernis apportent une touche de légèreté et de lumière tout en laissant apparaître la couche picturale inférieure. Un glacis savamment posé génère un effet de présence tout en suggérant l’immatérialité d’un reflet saisi sur le vif. En termes architecturaux, la transparence vient généralement contredire la pesanteur et alléger le volume. Voir à travers, c’est aussi mieux saisir le squelette, révéler la structure. Dans les années 20, l’architecte Mies van der Rohe redéfinit les rapports entre intérieur et extérieur en habillant des buildings entiers de verre. Son architecture de la clarté s’érige tout en fluidité et défend un idéal moderniste. Les murs laissent passer lumière et regards, sous-tendant, symboliquement, l’utopie d’une transparence des rapports politiques et sociaux. La transparence permet aussi d’observer et d’imbriquer des phénomènes, de rendre visible, à l’instar d’une vitrine. Hans Haacke emploie la translucidité comme un révélateur dans Cube de condensation. Il laisse les parois d’un cube de plexiglas changer d’aspect au gré des mouvements de la vapeur. Au fil du temps, de minuscules gouttelettes émaillent la surface comme des taches de lumière. Leur apparition génère une véritable mise en abîme.



Ça n’a l’air de rien, mais une rencontre entre un artiste et un entrepreneur, ça se prépare, ça s’accompagne. Question de jargon peut-être. On définit un cadre, on prépare un espace où l’on va pouvoir construire ensemble. Retour sur un bout de chemin commun avec Cédric Simonin, PDG de Trianon Résidences, et Olivier Roller, artiste chouchou des puissants – et des magazines Zut et Novo.

PARLE AVEC LUI PAR

TRIANON RÉSIDENCES

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OLIVIER ROLLER La Boîte à rêves

Place du Marché Gayot

MARIE BOHNER KLARA BECK

PORTRAIT

Homme, blanc, 40 ans ++, rasé de près même sur le crâne, élégant, svelte et sûr de lui. Si cette définition correspond parfaitement à Cédric Simonin, elle trouve aussi un écho idéal en Olivier Roller. Qui se ressemble s’assemble ? L’un dirige une entreprise de promotion immobilière, filiale du groupe Vivialys, l’autre est un artiste photographe – mais pas que – qui voit défiler devant son objectif les puissants : politiques, financiers, intellectuels, héritiers, etc. Beaucoup d’hommes dans ces deux univers. Aucun doute que, pour l’un comme pour l’autre, la question du pouvoir est centrale dans le rapport au monde. C’est une question d’affirmation et 62

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de positionnement, une manière d’exister avec l’exigence d’apporter un changement, une empreinte, une signature peut-être. L’Industrie Magnifique, en accord avec son temps, a décidé de marier ces deux-là, par l’intermédiaire de Jean HansMaennel, autour de la création d’une œuvre pour la place du Marché Gayot à Strasbourg. Dans la rencontre entre une entreprise et un artiste, tout est affaire de langage et d’apprivoisement. Cela peut se faire, ou non : la prise de risque est là, c’est aussi la beauté de la chose. « Lorsque j’ai vu le travail d’Olivier, je suis presque tombé amoureux. Comme je marche beaucoup au coup de cœur et à l’intuition, j’ai senti tout de suite que là

on pouvait faire quelque chose d’intéressant. Il révèle une autre facette, inhabituelle, des hommes politiques par exemple, dans son travail sur les puissants. La lumière qu’il utilise révèle un visage brut. C’est courageux pour ces gens d’accepter de se faire photographier dans ces conditions. Mon visage, sans concessions. Pour accepter ça, il fallait qu’ils estiment qu’Olivier avait du talent et était capable d’une certaine bienveillance. » Si Cédric Simonin a choisi Olivier Roller parmi quelques autres pour réaliser cette œuvre dans le cadre de L’Industrie Magnifique, il est bien entendu qu’avec cet artiste le rapport est suffisamment équilibré pour que lui aussi soit en mesure


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L’Industrie Magnifique


Cédric Simonin

de mener sa barque. Cédric Simonin lui-même n’était pas certain qu’Olivier Roller accepterait ce travail en commun. « Ce n’était pas gagné, nous venons de deux mondes très différents. On voulait une œuvre qui ne soit pas éphémère. Et puis l’événement est d’envergure, et va au-delà de nos clients. Il fallait que ça ait du sens pour tout un chacun. » Olivier Roller commente les premières rencontres : « Nous nous sommes vus deux fois, nous nous sommes flairés. Nous avons parlé de tout et de rien, en se disant que pour faire ce projet il fallait qu’on ait envie de le faire l’un par rapport à l’autre, rentrer dans nos univers mutuels. Rien que ça, ça nous a déjà pris quelques mois. Ce qui m’a plu, c’est que Cédric n’est pas en train de raconter des choses sur l’art et la création. Ça l’intéresse, mais chacun son taf : lui peut parler du sien, et moi du mien. » Cédric Simonin avoue aussi volontiers qu’au départ, « la relation n’a pas été facile à mettre en œuvre ». Le rapport aux artistes était cependant déjà un élément important pour Trianon Résidences, de façon peut-être un peu moins engagée. « J’ai pour habitude souvent d’imposer les choses, je suis un bulldozer. Et il n’était pas question que je travaille avec quelqu’un 64

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d’autre. » Le même processus de découverte mutuelle s’est ensuite poursuivi avec les entreprises locales qui ont participé à réaliser la structure de l’œuvre posée sur la place du Marché Gayot : Arkédia Olry, Alyos Technology, Senfa et Forgiarini. Avec l’accompagnement discret mais essentiel de Sophie Muller, responsable des partenariats chez Trianon Résidences, en termes de médiation au service de la réalisation de l’œuvre. Chacun reste ainsi dans son champ de compétence, maître de son territoire, tout en avançant vers un objectif commun. Qu’en est-il alors de l’œuvre ? La Boîte à rêves est loin de ces enjeux territoriaux, elle est même à l’extrême inverse de ces préoccupations. C’est un « cocon » universel, une suggestion d’habitat idéal, un moment d’évasion. Cette idée est venue à Olivier Roller en partant des métiers de Trianon Résidences, de leur qualité de « bâtisseurs », mais aussi songeant à la place du Marché Gayot, qu’il a fréquentée pendant les 25 premières années de sa vie à toutes heures du jour et de la nuit. « La place du Marché Gayot, c’est un endroit avec des grands pavés, avec des maisons à colombages, c’est tellement

riche visuellement que c’en est lourd. Rempli. Les terrasses, les arbres… Il faut réussir à exploser tout ça. Pour ce faire, et comme je travaille avec un promoteur immobilier, je me suis dit : on va construire une mini-maison. » Une boîte blanche en l’occurrence, insonorisée, où l’on perd ses repères, pour se laisser aller au rêve et vivre une expérience sensorielle. « J’ai fait des dizaines de maquettes et de projets pendant des mois. Et je suis arrivé au projet actuel : la place en négatif. La place est brillante et lumineuse, il y a plein de choses à voir : je veux que le public rentre dans un espace où ce soit tout l’inverse. » Sans sollicitation, en apesanteur, bien protégé et en ouverture maximale de chakras : voilà l’invitation au voyage qu’Olivier Roller propose sur cette place de Strasbourg, aussi pimpante qu’animée. Rien ne vaut la surprise de la découverte – à recommander tout particulièrement pour celles et ceux qui ne sont pas totalement remis encore de la grisaille hivernale.


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Propos d’Olivier Roller recueillis par Marie Bohner

LA PHOTOMATIÈRE 65

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« J’ai deux pratiques de travail artistique. Pour l’une je photographie principalement des visages, donc de la matière. La matière des visages c’est la chair, c’est la pierre, le bois des statues du Moyen-Âge. J’adore les visages, les signes que le temps laisse sur eux. Regardons ce que c’est que d’être une femme aujourd’hui. Dans les magazines féminins, on lui serine “rien à foutre de rien, belle à 40, belle à 50, belle à 60, assume-toi avec tes défauts” sur la page de gauche, et, sur la page de droite, on parle de crème antirides et de filles qui ont entre 14 et 80 ans mais qui ont toutes l’air d’en avoir 22. Schizophrénie promue par le monde… Dans mon travail de photographe, je vais donc scruter dans les visages les marques du temps. Dans celui de plasticien, qui dépasse celui de la photographie, je vais utiliser la matière pour entrer dedans, aller plus loin que l’image. Au Château d’Angers, j’ai construit une cathédrale de fer, pliée et soudée, tissée de 10 km de fils de laine. Le public y entre. Il y a un rapport à la structure, à la progression à l’intérieur d’un espace. Tu peux toucher, effleurer cette matière. Ce qu’on ne peut pas faire avec les vivants. Je ne peux pas te toucher le visage, sauf si je suis ton amoureux, ou ton père, ou ton enfant. C’est un cadre socialement défini. On ne peut pas aller voir un gars dans le métro et lui toucher le visage en disant : “Attendez, je n’ai pas envie de coucher avec vous, mais je trouve juste que votre peau est marrante alors j’aimerais la toucher…” [Rires] C’est mal vu. Dans mon travail plastique, j’ai envie que les gens soient projetés, comme si ils arrivaient à l’intérieur du grain, du pixel de l’image. J’aimerais que le public, quand il est dans la Boîte à rêves place du Marché Gayot, se sente enveloppé par la matière. Ce que ne peut pas faire une photographie. On passe de deux dimensions – l’image photographique – à quelque chose qui t’englobe complètement. »


EDF

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LÉO DELAFONTAINE MATHIEU BERNARD-REYMOND THOMAS JORION Image Électrique

L'Aubette

Thomas Jorion Avec Thomas Jorion, les centrales s’habillent de couleurs pop parfois inspirées du cinéma – dans les clichés les plus sombres, on croit même reconnaître un univers à la Giger, le père d’Alien. Des alternateurs aux couleurs fonctionnelles – celles-ci donnent des indications de consignes éventuelles –, mais qui laissent libre cours à son imagination fertile. thomasjorion.com Visuel : Sans titre, Image Électrique, 2015, centrale nucléaire Fessenheim

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L’Industrie Magnifique

Le patrimoine industriel des centrales du Rhin au service de l’art. D’une belle initiative de La Chambre et du Musée EDF Electropolis est née une série d’images lumineuses : Image Électrique. Entretien avec Raphaël Mehr, directeur de l’Unité de production hydraulique EDF Est.

LUX LUCIS PAR

EMMANUEL ABELA


La rencontre de l’art et de l’industrie semble une évidence pour vous. Quel sens attribuez-vous à ce mariage entre art et industrie ? Je constate qu’en plus de nous permettre de produire de l’énergie, le Rhin continue d’inspirer les artistes. C’est un fleuve frontière qui agit comme un trait d’union entre les pays qu’il traverse et relie, entre les hommes qui transitent quotidiennement d’une rive à l’autre, entre la nature et l’industrie qui cohabitent plus harmonieusement aujourd’hui sur ses rives. Un trait d’union entre l’industrie et l’art également, car depuis la construction des premières centrales hydroélectriques d’EDF sur le Rhin, une commande publique artistique a systématiquement accompagné leur réalisation : sculptures en demi ou en hauts-reliefs, en ciment, en bronze, en cuivre martelé ou en fer forgé, puis fresques murales géantes. Ces œuvres ponctuent les façades de nos centrales ou leurs alentours et nos salles de machines. Le Rhin, sa mythologie mais aussi sa capacité à produire de l’électricité, en a été la principale source d’inspiration. Il en a été de même pour Tomi Ungerer dont la sculpture mobile et ludique La Roue de l’énergie, réalisée pour les 30 ans de la centrale nucléaire de Fessenheim, a fait le voyage des rives du Rhin à Shanghai pour l’Exposition Universelle de 2010. Plus récemment, à l’occasion du projet Image Électrique initié par le Musée Electropolis à Mulhouse et la galerie strasbourgeoise La Chambre, j’ai été ravi de voir combien l’architecture industrielle, les installations techniques de nos centrales et les métiers qu’on y exerce ont su inspirer les trois photographes invités. Ce qui surprend c’est la très grande liberté que vous accordez aux artistes. Est-ce la condition d’un regard émancipé sur l’activité de l’unité de production hydraulique EDF Est ? De par leurs mensurations monumentales et les courants architecturaux du XXe siècle dont elles témoignent, nos centrales ont contribué à façonner les paysages rhénans alsaciens. Ce sont des ouvrages que l’on remarque et qui incitent à la curiosité : « Mais que peut-il bien se passer à l’intérieur ? » Et s’agissant de sites qui ont pour vocation de produire au quotidien l’énergie dont nous avons tant besoin, une seconde interrogation intervient aussitôt : « Alors comment ça marche ? » C’est pourquoi nous 67

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développons depuis plusieurs années une politique de visite de nos centrales en direction du grand public et du monde de l’enseignement, qui a pour vocation de rendre plus transparentes nos installations et plus lisibles nos activités. Cette même transparence doit être accordée aux artistes que nous accueillons. Pour Image Électrique, il s’agissait de dépasser la relation traditionnelle de la photographie de commande en milieu industriel pour s’engager dans un rapport créatif avec l’image, révéler la charge artistique contenue dans un patrimoine industriel vivant. Dans le prolongement de sa démarche créative, chaque artiste apportait ainsi sa vision sur les hommes, sur la technologie et sur l’architecture industrielle. Dans quelle mesure, ces œuvres généralement présentées in situ renforcent-elles l’identité de l’entreprise ? Les œuvres présentes dans nos centrales témoignent, racontent, surprennent. Plus que chercher à s’intégrer à l’architecture, elles veulent « prendre leur

Mathieu BernardReymond Pour Mathieu BernardReymond, le but était non pas de documenter, mais bien de « réinterpréter les lieux », dans un jeu de textures et de signaux qui raconte une certaine histoire de l’art : en effet, la naissance de la perspective ou l’effacement de celle-ci au profit d’une image aux vertus géométriques et abstraites sont au programme d’une photographie résolument plasticienne. matbr.com Visuel : Sans titre, Image Électrique, 2015, centrale hydroélectrique Marckolsheim


Léo Delafontaine Avec ses portraits généralement en pied, Léo Delafontaine s’attache aux hommes. Lui qui est plutôt familier du carré aborde le format rectangulaire – « une révolution », selon ses propres mots – pour prendre la distance nécessaire et poser le dispositif de « portraits statuaires très simples ». Respectueux de la fonction, et fascinants par leurs qualités plastiques. leodelafontaine.com

place » dans l’environnement industriel qui les accueille. Elles attirent l’œil, elles accrochent la lumière. Leur présence crée une animation, apporte une richesse nouvelle dans le paysage et interroge la sensibilité de celui qui les remarque et prend le temps de les observer, qu’il soit exploitant de la centrale, prestataire de passage ou visiteur. Quelle que soit leur forme artistique, elles font aujourd’hui partie intégrante des centrales où elles sont implantées, au même titre que les équipements techniques. S’agissant de photographies présentées en galerie ou mises en scène dans l’espace public, elles ont pour vocation d’apporter un regard nouveau sur le patrimoine architectural et humain que constituent les sites de production d’EDF en Alsace, le long du Rhin.

© Sans titre, Image Électrique, 2015

Cette expression artistique interpelle les salariés. Dans le cas d’Image Électrique, la résidence des photographes les a impliqués différemment. Certains d’entre eux ont même été portraiturés. Les hommes et les femmes chargés de l’exploitation des centrales du Rhin, hydrauliques et nucléaires, sont des passionné(e)s. Rien ne leur fait plus plaisir que de faire découvrir leur métier et de partager le quotidien de leurs activités. Au travers de l’approche des photographes d’Image Électrique, les équipes ont été heureuses de constater que l’architecture exceptionnelle des lieux ou que la beauté plastique des machines aux dimensions impressionnantes n’avaient pas été les seules sources d’inspiration, que les artistes s’intéressaient également à la place de l’homme dans cet univers. Les images réalisées leur ont également permis de RE-découvrir leur lieu de travail sous un aspect nouveau, poétique voire insolite.

été le témoin de cette industrialisation qui s’est développée tout au long du XXe siècle. Elles portent aujourd’hui une partie significative de cette histoire, notamment au travers de leur architecture. La centrale de Kembs par exemple vient d’être labellisée Architecture contemporaine remarquable par la DRAC Grand Est et fait partie des photos actuellement exposées sur les grilles du Palais du Rhin à Strasbourg. C’est, pour l’industriel que nous sommes, un réel point de fierté. Je constate qu’il existe aujourd’hui un imaginaire fort lié à la technique et à sa charge poétique. Ce lien entre art et industrie est régulièrement source d’inspiration pour les artistes contemporains. C’est dans cet esprit que les démarches artistiques que nous accueillons ou que nous initions doivent permettre de participer à la réflexion sur l’importance et l’influence formelle de l’univers industriel dans l’art et dans la société contemporaine en général.

de production d’électricité d’EDF en France, tous uniques et incroyables par leur démesure ou leur architecture, qui racontent l’histoire de l’électricité et de la production électrique, d’hier à demain. Ces lieux ont pour vocation de faire confluer industrie, innovation et création au travers d’une programmation qui fera se croiser visites, expositions, ateliers, conférences, événements insolites et artistiques… La bonne nouvelle c’est que le musée EDFElectropolis et la centrale hydroélectrique de Kembs font partie de ce dispositif. Nous souhaitons qu’ils puissent participer aussi activement que possible aux animations qui vont ponctuer cette année européenne du patrimoine culturel et enrichir leur offre dans les années à venir. La centrale de Kembs par exemple va proposer dès cet été, sous la dénomination Les pique-niques électriques, des visitesdécouvertes de ses installations, associées à un pique-nique pris dans l’ancienne salle de commande de l’usine.

De rendre publiques les œuvres réalisées avec Image Électrique, est-ce l’occasion pour vous de révéler toutes les démarches artistiques que vous initiez régulièrement ? L’industrie fait partie intégrante de notre vie. Les centrales du Rhin ont

Quels sont les projets culturels que vous souhaiteriez initier à l’avenir ? EDF vient de lancer un label destiné à valoriser des lieux emblématiques de son patrimoine industriel sous la dénomination Odyss’Elec. Ce label réunit actuellement une dizaine de sites

EDF www.edf.fr

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L’Industrie Magnifique


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Par Mylène Mistre-Schaal

L'ÉLECTRICITÉ 69

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Prendre l’énergie comme médium c’est reconnaître la volatilisation progressive de la matière et accepter que l’œuvre d’art soit activée par un phénomène intangible. L’énergie électrique, polymorphe, peut générer mouvement, son et lumière. Ou les trois à la fois. Autant de phénomènes perceptibles mais mus par l’invisible. La foudre par exemple, aussi éphémère que puissante est le sujet principal de Walter de Maria qui reconnaît en elle un phénomène multisensoriel. Il se fait dompteur d’éclairs avec son installation en plein air, Lightning field : plusieurs piquets d’acier attirent les éclats de lumière sur la toile du ciel du Nouveau Mexique. Leur force esthétique se conjugue à la fascination que génère le phénomène naturel, proche du Sublime. L’énergie électrique, sorte de force magique, sinon dangereuse, fascine d’abord avant de devenir à l’aube du XXe siècle, un synonyme de modernité et de progrès. On ne compte plus les scènes urbaines sublimées par les lumières, les avenues rythmées par les phares de voitures ou par la lueur clignotante des néons. Sous l’objectif de Brassaï, Paris de Nuit devient cinématographique avec ses pavés mouillés sous les réverbères et les ombres portées qui peuplent les rues. Le néon rime souvent avec publicité et culture de consommation. Bruce Nauman assemble les tubes phosphorescents comme une écriture de lumière aux lignes flashy. Au-delà de la peinture et de la sculpture, il s’approprie un objet technique à des fins esthétiques. La lumière colorée, devient rituel initiatique dans les Ganzfelds de James Turrell qui proposent de se laisser envahir tout entiers par les vibrations de couleur dans un espace qui n’est défini que par elle. Parcourir l’installation, c’est s’extraire du monde pour faire partie intégrante du phénomène.


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L’Industrie Magnifique


Dans la série des collaborations artisteentreprise épaulées par L’Industrie Magnifique, celle de Christophe Bogula et de Rubis Terminal occupe une place à part. Ici, l’artiste est salarié de l’entreprise. Une association au long cours, à travers laquelle les deux parties cherchent à créer un lien entre l’industrie et la ville.

DES USINES ET DES HOMMES PAR

RUBIS TERMINAL

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CHRISTOPHE BOGULA Pétrole

L'Aubette

SYLVIA DUBOST PASCAL BASTIEN

PORTRAIT

On se souvient avoir déjà vu ces images, agrippées sur les parois d’un container installé place d’Austerlitz. C’était à l’occasion des 90 ans du Port Autonome de Strasbourg, en 2016. On les avait ensuite revues sur le site de la Coop, en 2017, lors du dernier festival de l’Ososphère. On se rappelle avoir été frappé par la beauté de ces univers rudes, par l’étonnant nuancier de ces surfaces métalliques patinées, la taille de ces installations industrielles où les hommes semblaient minuscules et parfois fragiles, l’expression de leur visage qui suggère le plaisir d’être là, enfin par la maîtrise de la composition et de la couleur. On se souvient aussi avoir été étonné (de manière un peu condescendante sans doute) que l’auteur de ces images, Christophe Bogula, ne fut pas un photographe professionnel, professionnel au

Photographies extraites de la série Pétrole de Christophe Bogula

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L’Industrie Magnifique

sens où ce n’est pas ainsi qu’il gagne sa vie. Mais on avait eu le sentiment que le regard de ce mécanicien, salarié de Rubis Terminal, sur son lieu de travail et ses collègues devait être d’une grande justesse, et qu’il devait créer avec eux des rapports bien singuliers. Christophe Bogula photographie ses collègues de travail depuis plus de 15 ans. Originaire du Haut-Rhin, de Sainte-Croix aux Mines, il commence à photographier à l’âge de 14 ans, dans le sillage de son grand frère, de neuf ans son aîné. Assez vite, il est attiré par les paysages industriels, dont le département abrite quelques fleurons… Dès 1992, « sur le tard », comme il dit (il est né en 1961), il commence à photographier ses collègues. D’abord dans une papeterie à Besançon, puis dans une usine chimique de Thann. Au départ, il réalise essentiellement


des portraits de gens au travail, pas uniquement de ses collègues d’ailleurs. « Personne n’a de photos de soi au travail, alors qu’on y passe sa vie. » Inspiré par August Sander, il voulait aussi montrer à quel point certains métiers ont peu évolué dans le temps, et combien les ouvriers de l’industrie ressemblent aujourd’hui encore à ceux d’il y a un demi-siècle. Au fil des années et des photos, toutefois, le champ s’élargit, les personnages rétrécissent dans le cadre et le décor se fait plus imposant. En 2006, Christophe Bogula arrive chez Rubis Terminal, entreprise de stockage de produits chimiques, pétroliers et industriels liquides. Il y est chargé de la maintenance mécanique des installations où le carburant arrive par train, barge ou pipeline, et mélangé notamment à de l’excellium ou de l’éthanol, et repart dans des camions pour les stations-services. Il y poursuit son travail photographique. En 2013, Rubis Mécénat organise un concours amateur destiné à tous les collaborateurs de toutes les filiales du groupe à travers l’Europe. La consigne : fixer « des instants du monde industriel du XXIe siècle ». C’est Christophe Bogula qui l’emporte. « Cela se justifie, précise Régine Aloird, directrice de Rubis Terminal à Strasbourg et collectionneuse d’art contemporain à titre personnel, car il a vraiment un œil de photographe. » Depuis, ses images sont exposées sur le site strasbourgeois – en bonne place, là où chaque visiteur peut les apercevoir dès son arrivée – et Rubis Mécénat soutient aussi sa production, en finançant les tirages, les encadrements, en achetant des photos pour les offrir à des clients ou des partenaires. En lui laissant aussi carte blanche. « On ne me censure pas, confirme Christophe Bogula, je vais où je veux. » Pour Régine Aloird, les enjeux de cette collaboration sont multiples. Les photographies de Christophe Bogula contribuent à mettre en valeur toute l’entreprise, y compris les autres collaborateurs. « Les spectateurs y découvrent un univers, des endroits qu’on ne voit jamais et que même nous, nous ne voyons pas forcément ainsi. Et quand Christophe a été exposé à l’Ososphère, beaucoup de collaborateurs sont venus en famille, et on sentait qu’ils étaient très fiers. » Cette action de mécénat permet aussi de replacer l’entreprise « dans sa responsabilité citoyenne et sociétale ». Dans le cadre 72

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L’Industrie Magnifique

Christophe Bogula

du Groupement des usagers du Port, dont elle est la présidente, elle constate une vraie émulation entre les entreprises. Cafés Sati, sont également engagées dans des collaborations avec des artistes. Il s’agit évidemment aussi de changer l’image du territoire du Port. « Les entreprises ont pris conscience qu’elles devaient s’impliquer dans leur environnement, qu’elles devaient dialoguer avec les riverains. Strasbourg est un bon exemple pour cela : les entreprises sont très attachées à l’environnement et à l’intégration dans le contexte. Cela passe par le milieu artistique, mais pas seulement. » Pour l’artiste, qui commence à acquérir une petite notoriété, cette nouvelle mise en lumière à l’occasion de L’Industrie Magnifique, dans les locaux de L’Aubette, est une nouvelle opportunité de faire voyager ces hommes hors de l’enceinte du port, de faire partager son univers professionnel, une ambition qui le porte depuis ses débuts.

Rubis Terminal 28, rue de Rouen | Strasbourg www.rubis-terminal.com


Lorraine Gobin Directrice générale de Rubis Mécénat

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Par Sylvia Dubost

LA PHOTO ET LE MONDE DU TRAVAIL

Pourquoi le groupe Rubis s’est-il engagé dans le mécénat ? — Le groupe avait une politique de mécénat depuis très longtemps, de manière plus classique en soutenant des associations. En 2011, alors qu’il est en expansion à travers le monde et a besoin de rallier autour de projets, il crée un fonds de dotation pour développer une

L’Industrie Magnifique

vraie structure dont le langage serait l’art. Nous travaillons autour de deux axes : des commandes à artistes émergents et en milieu de carrière, et des actions socio-culturelles dans des pays où il existe de vrais besoins ; on y apporte des compétences artistiques et académiques à des jeunes de milieux volatiles. Des projets sont aussi lancés en interne pour fédérer les équipes, des projets dont elles seraient actrices. C’est ainsi que nous avons lancé le concours de photographes amateur dont Christophe Bogula. Au siège de Rubis Énergie à La Défense, nous menons un projet autour du street art avec l’association Le Mur : des

équipes vont être montées en interne et travailler avec des artistes pour réaliser des murs sur leur lieu de travail. Pourquoi avoir choisi le domaine de l’art ? — Cela faisait quelque temps que Rubis soutenait et collectionnait des artistes, de façon passive. Je suis persuadée que l’art peut être un véhicule universel, qu’il permet de fédérer si le projet est bien présenté. Dans les domaines de l’éducation et de la santé, il est moins évident d’être actif et de créer des projets qui naissent de l’entreprise.

Christophe Bogula déclare s’inspirer d’August Sander (1876-1964), photographe allemand qui, dans son immense entreprise de saisir les hommes du XXe siècle, classe ses portraits par catégorie socio-professionnelle. Sander s’attache à l’humain sans chercher à dénoncer un contexte. Une approche qu’on retrouve chez Henri Cartier-Bresson, en immersion chez IBM, mais qui s’avère plutôt rare. La photographie, comme la création en général, ne porte pas vraiment sur le monde du travail un regard bienveillant. Des images de l’Amérique en crise de Walker Evans aux photographies polémiques des mines du Brésil par Sebastião Salgado en passant par les paysages de machines d’Andreas Gursky chez Siemens, elle a plus volontiers montré l’entreprise et le monde du travail comme un milieu oppressant, physiquement, économiquement, intellectuellement.


Un chariot n’a d’utilité que lorsque des bras le poussent, une entreprise n’est rien sans les forces vives qui l’habitent. Rayonnements, l’œuvre de Pierre Petit imaginée pour Caddie, aspire justement à replacer l’Homme au cœur de la réflexion artistique. Par extension, elle ancre Caddie sur son territoire autant qu’elle résonne avec son histoire.

D’AUTRES RAYONS Sous un soleil de plomb, nous entrons dans l’enceinte Caddie accueillis par un chariot monumental placé au centre d’un coquet jardin. Quelques pas plus loin, une farandole de chariots rouges se démarque de l’herbe d’un vert caractéristique en ce début de printemps. Il n’en fallait pas plus pour comprendre que le chariot à provisions fait ici l’objet d’un culte qui en dit long sur son rôle dans le succès de la marque. Si fétiche qu’il a donc suscité des collaborations artistiques jusqu’ici cantonnées à être exposées in situ ou lors de salons professionnels. Il aura fallu l’appel du pied de L’Industrie Magnifique pour que cette relation déjà fructueuse à l’art contemporain se manifeste de manière publique. Ainsi, Patricia Kishishian, de la galerie Sobering avec qui Caddie avait déjà travaillé, a été sollicitée par Stéphane Dedieu, son Président Directeur Général. Le choix de Pierre Petit, 74

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L’Industrie Magnifique

PAR

CÉCILE BECKER CHRISTOPHE URBAIN

PHOTOS

artiste qu’elle représente, paraissait naturel : l’homme assemble depuis plusieurs années des objets issus de la production industrielle et est un habitué de l’espace public. En 2012, dans le cadre de Nuit Blanche Paris, il avait notamment écrit sur une trentaine de sacs poubelles de l’île Saint-Louis des phrases poétiques détournant expressions et dictons célèbres. Il raconte : « Quand j’ai été contacté par Sobering pour ce projet, ça a été une évidence et à plusieurs égards : esthétique – j’aime le design de cet objet – et symbolique. D’abord, le fait que Caddie soit devenu un nom générique pour désigner le chariot m’intéressait, ensuite, évidemment, le chariot est l’archétype de la société de consommation et puis les gens se l’approprient immédiatement : dans les grandes surfaces, on parle volontiers de “son” chariot. Cette relation presque intime qui nous ramène à l’individu, à celui qui le transporte mais aussi à celui qui le fabrique et qu’on a tendance à oublier,

a été pour moi primordiale. » Si le chariot est le symbole de la réussite fracassante de la grande distribution et des bouleversements des habitudes de consommation dont beaucoup d’artistes se sont inspirés – on pense à Duane Hanson et son iconique Supermarket Lady poussant un chariot (l’œuvre est même surnommée Caddie) ou à l’exposition I Love Aldi montée par le musée Wilhelm Hack à Ludwigshafen où l’on croisait notamment un chariot noyé sous une montagne de sucre –, Pierre Petit s'attache à la problématique de la mondialisation. « Là dedans, on perd la notion de proximité : utiliser des paroles de la Marseillaise imprimées sur la barre des chariots, hymne chanté pour la première fois place Broglie où sera installée l’œuvre, c’est rappeler le fait que Caddie est implanté en Alsace, malgré l’utilisation de ses produits partout dans le monde. Et puis ce travail m’a permis d’éclairer le travail d’ouvriers que l’on place généralement


CADDIE

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PIERRE PETIT Rayonnements

Place Broglie

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L’Industrie Magnifique


Pierre Petit

en marge. » Cet après-midi là, alors que Patricia Kishishian, Jérôme Kocher, responsable du pôle numérique et print chez Caddie (à la communication), Aici Smari, leader industrialisation et amélioration produit (au prototypage) et Pierre Petit s’affairent à empiler les chariots pour former une tour de près de 6 mètres, les salariés seront nombreux à passer pour observer le résultat d’un an de travail. Alain Abbes, tourneur-fraiseur au service outillage, profite d’une pause cigarette pour contempler l’œuvre : « Avec le prototype, on ne se rendait pas bien compte du résultat final et de la hauteur… Quand ce sera terminé, je suis sûr que ce sera beau. » Et s’es76

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L’Industrie Magnifique

saye même, sans avoir l’air d’y toucher, à la critique d’art contemporain : « C’est original, assez cubique je crois, ça me rappelle le travail de César. » Impliqués dès le début de la collaboration avec Pierre Petit, les salariés n’ont pas hésité une seconde à mettre la main à la pâte : 70 chariots et des socles qui restent à chromer pour rappeler l’acier rutilant du chariot, ont spécialement été produits pour concevoir l’œuvre. Ils sont nombreux à montrer leur enthousiasme et même, à participer au pré-montage : Aici Smari escalade la tour pour serrer les fixations, et ses collègues, au sol, l’encouragent à grands renforts de plaisanteries.


« L’accumulation change le regard qu’on porte sur un objet usuel. » Pierre Petit

Formellement, Pierre Petit a choisi de déstructurer le chariot et de détourner son utilisation. D’ordinaire emboîté sur les parkings ou à l’entrée des grandes surfaces, il est ici empilé en hauteur et associé à la verticalité des ensembles des zones commerciales pour en représenter la puissance. « L’accumulation change le regard qu’on porte sur un objet usuel. Ce nouvel aspect esthétique ouvre un espace critique que j’ai pour habitude de nommer le 3e personnage : j’apporte mon bagage technique, mon propre vécu, le spectateur apporte le sien, émet un avis et c’est ensuite qu’entre en scène ce dernier personnage qui ouvre de nouvelles interprétations et réflexions. » Ce gigantisme affirme par ailleurs, après deux dépôts de bilan successifs, quelque chose de l’ordre d’une grandeur retrouvée. En 2014, Stéphane Dedieu, ancien salarié, rachetait Caddie et relançait l’entreprise en faisant notamment le choix judicieux d’exporter la production vers l’Arabie Saoudite ou l’Égypte, ouvrant de nouveaux marchés à l’international. Le nom de l’œuvre, choisi avec soin par Pierre Petit, est en ce sens révélateur du mille-feuille d’interprétations possibles : Rayonnements, pour résonner avec celui de la marque à l’échelle mondiale, pour mettre en lumière – par des jeux d’ombres et de lumière en plein jour, par les reflets des projecteurs sur l'acier la nuit – le travail des salariés de Caddie et rappeler la place de cet objet dans l’inconscient collectif. Gageons que Rayonnements rayonnera depuis la place Broglie. Caddie 1, route de Herrlisheim Drusenheim www.caddie.fr Pierre Petit www.pierrepetit.org

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L’Industrie Magnifique

Changer la donne Dépoussiérer l’imaginaire autour de l’industrie ? Pas seulement. Comme Pierre Petit, Stéphane Dedieu, Président Directeur Général de Caddie, souhaite avant tout attirer les regards vers l’humain. Trois questions à celui qui a sauvé l’entreprise.

Vous avez été les premiers à vous inscrire dans la démarche de L’Industrie Magnifique, qu’est-ce que ce nom vous évoque ? — Je trouvais que c’était une bonne idée de montrer l’industrie d’une nouvelle façon : collaborer avec des artistes, sortir l’industrie de son habitat naturel, lui accorder une place en centre-ville, tout ça permet de sortir de cette vision pas toujours glamour, spécialement dans notre métier, la métallurgie, qui est un métier dur, sale et gris. Cette initiative permet de mettre en lumière des industries et des institutionnels pas toujours très bien vus. Qu’est-ce que cette œuvre affirme de Caddie ? — L’histoire de Caddie a été traversée de hauts et de bas, qui rappelle le travail des ombres et des lumières voulu par Pierre Petit. J’aimerais qu’on retienne le positif de cette histoire-là, et cette œuvre l’appuie, par sa taille notamment. Je suis ravi de constater que les salariés sont fiers de voir le fruit de leur travail utilisé et montré en place publique. Caddie est une société très connue, certes, mais beaucoup ignorent encore que c’est

une société alsacienne. J’aime le fait que cela soit affirmé à travers l’utilisation des paroles de la Marseillaise qui fut chantée place Broglie : on est Alsacien peutêtre même avant d’être Français ! Si je ne suis pas un grand amateur, L’Industrie Magnifique est aussi une occasion de montrer notre sensibilité à l’art contemporain. La démarche reste peu commune, pourquoi ce choix ? — Je suis toujours en recherche d’actions fédératrices. Je suis un peu paternaliste dans mon style et ce que je souhaitais avant tout c’est valoriser nos collaborateurs parce que Caddie leur appartient. Quand l’événement prendra fin, peut-être organiseronsnous un grand événement avec nos clients où nous proposerons une vente aux enchères de l’œuvre ? Les bénéfices iraient à une association… J’y pense…


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Par Cécile Becker

L’ACCUMULATION 78

L’Industrie Magnifique

Si le Pop Art élevait l’objet de consommation courante au rang de star et ouvrait un champ critique incommensurable, l’accumulation est un procédé faisant directement référence à l’industrialisation et à la prolifération d’objets qu’elle suscite. Lorsque dans les années 50, le processus de consommation s’accélère, de nouvelles mythologies apparaissent autour de l’objet qui devient reproductible à l’infini et s’exhibe même parfois de manière fétiche. Quand Roland Barthes souligne l’apparition de nouveaux comportements dus à cette masse, Jean Baudrillard rapproche cette multiplication de celle, naturelle, de l’être humain. Ainsi, par le recours aux objets du quotidien, l’art revêt sa dimension ethnologique et sociologique quand l’accumulation fait référence à la manière dont ils sont produits : en série, à la chaîne, toujours en quantité. Grand pratiquant de l’accumulation (série Accumulations débutée en 1959 rassemblant le même type de brocs, de lampes, de peignes de poupées ou de rouages d’horlogerie), Arman expliquait : « La quantité crée un changement, l’objet est annulé en tant qu’objet. Il devient une sorte de grain, de surface, de monochromie : sa destination est différente. […] 100 fourchettes, c’est tout à fait autre chose : cela devient une masse, un fourmillement, une chose complètement différente. » La matière fait bloc et pèse de tout son poids pour permettre l’émergence d’un nouveau sens. Comme l’industrie, l’art contemporain ne serait-il pas lui-même producteur d’objets à accumuler dans les galeries, musées, expositions et catalogues ?


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TOMI UNGERER Mon énergie

L'Aubette

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L’Industrie Magnifique


Tomi Ungerer l’avoue : son soleil à lui, c’est la lampe de son bureau. Il l’allume et l’éteint à souhait, au gré de ses idées. Nulle innocence donc au fait qu’il ait réalisé bien des images pour Électricité de Strasbourg au fil des années. On découvre ses œuvres sur papier, ainsi que certaines esquisses.

LA LUMIÈRE FUT PAR

Page de gauche Énergie hydraulique, 2003 45x56

EMMANUEL ABELA

À droite Marianne électrique,2003 29x37

De tout temps, l’illustration a participé de l’évolution des formes. Et ce quelles que soient les techniques utilisées, gravure sur bois, gravure en taille-douce sur métal, lithographie, sérigraphie et bien sûr, la pratique de l’illustration est devenue l’un Par Emmanuel Abela

LE TRAIT

photographie. Depuis l’invention de l’Imprimerie, des savoir-faire qui identifie Strasbourg. De Baldung Grien à Tomi Ungerer, et plus récemment Blutch ou Marion Fayolle parmi tant d’autres issus de la Hear, la tradition se transmet : aujourd’hui, le trait au crayon ou à l’encre de Chine continue d’illustrer, mais il s’émancipe et vit sa propre vie au point de devenir un art – très précieux en soi – à part entière, reconnu comme tel. Telle la flèche qui touche sa cible au cœur, avec des codes qui lui sont propres et la variété des traitements, plus que jamais il fait mouche. 81

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L’Industrie Magnifique


Expressément choisi par CroisiEurope, Raymond Émile Waydelich a opté pour une girouette monumentale livrée aux vents, Parvis Malraux. Sa manière bien à lui de symboliser de belles destinations.

À TOUT VENT PAR

EMMANUEL ABELA HENRI VOGT

PHOTOS

Anne-Marie Schmitter, Directrice Générale de CroisiEurope, entreprise alsacienne spécialisée dans les croisières fluviales et maritimes côtières, ne cache pas sa fierté d’avoir été l’une des premières à rejoindre l’aventure de L’Industrie Magnifique. D’emblée, elle l’affirme : « Pour nous, de ne pas en faire partie eut été impossible. Ce qui nous a motivés, c’est l’idée même de la manifestation : exposer des œuvres monumentales sur les plus belles places de la ville et de transformer celle-ci en galerie géante à ciel ouvert. Chaque œuvre présentée est une belle occasion de parler de l’histoire de ces places, de l’artiste choisi, mais aussi de l’entreprise. » Et cette fierté est d’autant plus manifeste que le choix s’est porté sur le truculent Raymond Émile Waydelich. « Nous le connaissons à peu près autant qu’il nous connaît, nous relate-t-elle, tout sourire. Le lien existe de longue date. Je suis passionnée par son œuvre, j’en possède quelques unes. Pour moi c’est un honneur ! » Dans la relation, les choses se sont mises en place très naturellement, tant la complicité semblait une évidence. Pour elle comme pour lui. « Raymond connaissait mon père [Gérard, ndlr], il nous connaît tous, mes frères [Christian, Philippe et Patrick] et moi. Et surtout il connaît bien l’histoire de la famille. » Raymond nous le confirme, il a rencontré Gérard Schmitter bien avant le lancement de son premier bateau, dans les années 60, à l’époque où il se rendait avec le directeur artisitque Roland Anstett au 82

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L’Industrie Magnifique

Rhinland, à Plobsheim, le grand restaurant que tenait la famille Schmitter au bord de l’eau. Anne-Marie se souvient des soirées dansantes le week-end. « Nous nous posions la question de savoir comment mieux faire tourner la semaine, nous raconte-t-elle, et là mon père a eu l’idée de faire venir des passagers en provenance de Strasbourg. Sur le bateau, il n’y avait pas de restaurant. Les gens débarquaient pour des repas chez nous qui se prolongeaient l’après-midi ; nous faisions guinguette ! » Dès 1976, Gérard Schmitter fonde Alsace Croisières en affrétant un bateau appartenant au Port Autonome, le Strasbourg. « Oui, peu de temps après, la société faisait l’acquisition d’un premier bateau. » Ce bateau appelé L’Alsace I, acheté d’occasion, ne faisait que restaurant dans un premier temps, remplaçant le restaurant de Plobsheim, puis nous l’avons destiné à la navigation fluviale jusqu’en Allemagne. « Nous stationnions souvent en face de l’actuel Parvis Malraux », nous précise AnneMarie, comme pour situer l’importance de cette place dans le récit familial. Elle nous décrit ces instants où l’ensemble de la famille s’attachait à retaper le bateau, les parents, les enfants et les quelques employés présents, dans un mouvement qui présentait tout d’une joyeuse démarche créative. « Oui, nous nous répartissions les tâches, je me souviens d’avoir repeint les portes, mes frères bricolaient d’autres choses… » Au fur et à mesure, le bateau est aménagé : des cabines sont rajoutées « comme dans

un bateau Barbie miniature », s’amuse-t-elle avec le regard souriant d’une enfant. Un autre bateau est acheté, restauré dans les mêmes conditions, découpé, recomposé et aménagé. « Au début, c’était assez western ! » Ça n’est qu’en 1982 que la société acquiert son premier bateau neuf, le Liberté. « Ce bateau venait coque vide, l’aménagement intérieur était réalisé par nos équipes : les sols, les parois et les cabines. » Elle nous signale que rien n’a changé, l’immense bateau, le MS Symphonie – 3 ponts, 55 cabines pour une capacité de 106 passagers ! –, dans lequel elle nous accorde l’interview a été réalisé sur un chantier, mais là aussi, l’intérieur a été pensé et aménagé par des équipes dédiées à l’interne. Raymond nous précise, avec un attachement non feint à sa région natale : « C’est important. Tout ce que vous voyez là est alsacien : les tapisseries, les matériaux, tout… » Elle insiste sur la dimension familiale d’une entreprise qui garde un mode de fonctionnement plein de l’humilité hérité de ses débuts : « Même si aujourd’hui, nous sommes 1600 collaborateurs, pour 50 bateaux sur tous les fleuves d’Europe et sur d’autres continents. » Raymond confirme que cette envergure internationale l’a fortement inspiré pour réaliser son œuvre. « J’ai toujours été fasciné par la réussite de Gérard Schmitter : il a créé une compagnie de croisières à l’échelle des fleuves de l’Europe et même de la planète toute entière. Du coup, pour moi, il est devenu assez facile de concevoir l’œuvre et la réaliser. » Lui qui se définit, avec sa verve


CROISIEUROPE

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RAYMOND ÉMILE WAYDELICH Les Vents du Rhin

Parvis Malraux

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L’Industrie Magnifique


bien à lui, directe et sans fioritures, comme un « artiste, sculpteur, un peu tout, vous voyez bien », a décidé de concevoir une « girouette énorme, et de la peindre. Elle porte un nom : Les Vents du Rhin. Elle rappelle que la Compagnie CroisiEurope “tourne” dans les fleuves, partout dans le monde. Voilà pourquoi elle est ronde. J’y ai fait figurer un avion pour les destinations lointaines, la Cigogne pour représenter l’Alsace comme point de départ, l’éléphant pour l’Afrique, une baleine pour le nord… Elle joue constamment avec le vent. » S’inspirant de la façon d’aménager les bateaux chez CroisiEurope, il a impliqué les équipes de l’entreprise. « Toute l’œuvre a été faite ici, dans les ateliers », insiste Anne-Marie. À proximité donc des embarcadères, rue du Havre, à Strasbourg. « Oui, comme pour un bateau, tout le monde a travaillé dessus, complète Raymond, l’architecte Jean-Claude Goepp a fait des calculs avec un ingénieur. Le mat de 8,50m, la girouette ellemême de 4,50m pour 500kg, on ne la manipule pas comme ça, comme une boite de sardines, vous voyez. » Cette girouette, il ne l’a peinte que d’un seul côté « afin que le côté noir puisse mieux se dessiner dans le ciel, avec des effets de contrejour. » Et même s’il nous explique qu’il faut éviter les couleurs dans une girouette, la face peinte de la sienne resplendit par la variété des motifs et des coloris, avec des mouvements qui raviront le regard des petits et des grands. Quand Raymond, dans un élan de modestie, s’interroge sur le résultat final : « Je sais que ça a fait plaisir à tout le monde d’y participer. Mais moi, je ne peux pas dire si c’est réussi ou pas, ça c’est à vous de le dire », Anne-Marie le coupe avec fermeté : « Moi, je peux le dire ! » Sa girouette invite au voyage – « Oui, la girouette symbolise le mouvement », précise-til –, en nous soulignant la multiplicité des destinations possibles. Elle égaiera ce Parvis Malraux, auquel Anne-Marie Schmitter semble si attachée. Comme elle nous le disait précédemment : « Le choix n’est pas innocent. Ce lieu ne pouvait être que pour nous ! » Au bord de l’eau, en face de la Cité de la Musique et de la Danse, avec ses grues, « elle symbolise l’ancien port de déchargement. » Elle nous rappelle qu’il fut un temps où cet espace, appelé la Promenade Dauphine, servait de point de départ aux premières croisières de la société. « Aujourd’hui, avec ses passerelles, elle est aménagée comme un bateau. » On sent

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Raymond Waydelich, Anne-Marie Schmitter et Jean-Claude Goepp

une pointe d’émotion dans la voix qui dit son attachement à ce lieu qui revêt une dimension hautement symbolique. Pour Raymond, la proximité de la place du Château avec le Caveau du Futur qu’il a enfoui en 1995 avec des objets de notre époque à n’ouvrir qu’en 3790 – « On peut déjà faire des réservations pour le jour de l’ouverture. » –, de sa sculpture en bronze de Strasbourg, Le Point de convergence place d’Austerlitz, ou même de sa maisonnette hommage aux jardins familiaux de la Robertsau, sa girouette, même légèrement

excentrée par rapport aux autres œuvres de L’Industrie Magnifique, devrait rayonner. « Oui, c’est même le propre d’une girouette que de rayonner ainsi », analyse fièrement AnneMarie. À tout vent, forcément. CroisiEurope 12, rue de la Division Leclerc Strasbourg www.croisieurope.com


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Par Emmanuel Abela

LE MOUVEMENT 85

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La quête de mouvement est une constante de l’Histoire de l’art : très tôt, on a cherché à représenter quelque chose de l’ordre de l’action en temps réel, suggérant des déplacements ou des actes commis de manière suivie ou même simultanée. Comme souvent, le Moyen-Âge a fait preuve de beaucoup d’imagination, mais les artistes n’ont réussi en définitive qu’à obtenir une succession touchante de scènes plus statiques les unes que les autres, dans la relation des martyres ou de la Passion du Christ. Le Baroque s’est rapprochée d’une forme d’instantanéité qui nous livre l’instant même de l’action − parfois dramatique comme dans certaines scènes de martyre. Une action figée dans un éternel présent. La fixation situe alors un mouvement en train de se dérouler ou qui vient de se dérouler. Mais c’est bien sûr l’art moderne qui va tenter de s’approprier plus fortement l’instant du mouvement, après l’avènement du cinéma. Les futuristes l’ont décliné à l’envi, de même que Marcel Duchamp qui décompose le mouvement de son Nu descendant l’escalier en 1912, détournant pour l’occasion les codes picturaux des peintres cubistes Braque ou Picasso, eux aussi en quête de simultanéité. Il s’inspire au passage du grand art du mouvement : la danse. Du côté d’Alexander Calder et de ses mobiles, le mouvement s’inscrit plus fortement dans une démarche plastique. L’Américain crée une œuvre spatiale, inspirée de la nature, qui pose la structure mais aussi le mouvement qu’on lui imprime comme le signe d’un dépassement possible de la perfection. Il en va de même, avec un peu plus d’humour forcément, chez Jean Tinguely, dont les mécanismes très élaborés ravissent les visiteurs du monde entier. La liberté ludique de ses sculptures, animées jusqu’à l’autodérision − voire l’autodestruction −, révèlent la quête permanente d’une certaine vitalité. Avec son pendant, la crainte de la mort. Dans ses performances les plus spectaculaires, une suite d’enchaînements débouchait avec force sur des explosions ou des implosions, puis sur le silence profond des spectateurs effarés. Le silence figé de l’expectative et du retour à une pesante immobilité.


Qui a été interviewé ? À la fin, on ne sait plus très bien. Mais on y allait pour elle, Flore Sigrist. Elle qui redonne forme humaine à Barbie. Une rencontre comme un tourbillon de couleurs.

LE LENDEMAIN, J’AI MIS UNE ROBE PAR

NOÉMIE ROUSSEAU PASCAL BASTIEN

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Entre la forêt de bambous et l’amas de bikers vrombissant venus bichonner leur bécane dans l’atelier voisin, on a failli louper l’indice : le chevalet planté à côté de la porte d’entrée. La sonnette retentit, la porte s’ouvre aussi sec. Il y a un truc survolté dans l’air. Bonjour, on vient parler des créations de Flore Sigrist. « Elle ne parle pas de son travail », dit sa maman. Cela commence très mal, cet article. Option 1 : on fait un drame et on claque la porte. Option 2 : on déchire le cahier avec les questions préparées. La porte se referme. On bredouille trois mots inaudibles. Option 2. Et nous voilà embarqués dans un tourbillon. Le tourbillon, c’est Flore. Ses anglaises, quand elles ne virevoltent pas, tombent joliment en cascade sur ses épaules. Robe patineuse fuchsia. Elle ne tient pas en place, les mots glissent, se précipitent dans sa bouche. On se lève pour la suivre. On 86

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s’assoit. On change de place. Oui, on prendra un café. Sans sucre, merci. L’impression de la dernière version d’un communiqué de presse est lancé depuis l’ordinateur familial. Le café coule. Le père s’assoit. On suit finalement la mère dans la maison. Son rouge à lèvres est assorti à la robe de sa fille. L’ontelles remarqué ? C’est chic. Dans chaque recoin, des toiles et des Barbie. C’est comme si toute la maison avait été construite autour de Flore. La teinte neutre des murs du salon, l’éclairage retombant, tamisé et délicat. Les toiles grandioses emplissent l’espace. On est saisi par leur force, leur énergie, la justesse des couleurs. Ici, on voit un souffle qui balaie une prairie printanière, là une végétation luxuriante qui dégringole. Des paysages, des sentiments qui se bousculent, se disputent. On ne sait plus où donner de la tête. Flore se faufile, elle danserait presque,

pas de côté pour esquiver toute question relative à ses œuvres. Elle est partout, dévorante. Terriblement vivante. Qu’est-ce qu’on aimerait la voir peindre, créer. En 2006, elle a fait une fresque de 80 m² sur un mur du Conseil de l’Europe. En une journée. Papa dit qu’elle était dans une sorte de transe. Il se souvient de la main qu’il a posée sur son épaule, brûlante. Il fallait arrêter le geste. En garder un peu pour les journalistes qui venaient filmer. Sinon, cela se passe dans la cuisine, ou le jardin. Au milieu du quotidien. La peinture a figé dans les bacs qui s’entassent sur la terrasse. On devrait inventer le concept de résidence chez l’artiste. On découvre les portraits épurés, le pinceau sans hésitation. Puis, ailleurs, d’autres toiles, lourdes, épaisses. Le fond qu’on devine, qui remonte à peine. Une craquelure, une virgule, un bourgeon. On voudrait toutes les voir, les toucher, les emmener. Le café refroidit. Flore change de robe. Noire, toute en broderies et dentelles. Elégante. C’est bientôt son anniversaire. Elle en aura une nouvelle, c’est promis. Qu’est ce que c’est chiant de devoir patienter pour ouvrir un cadeau. Puis il y a l’autre robe, celle prévue pour le jour de l’inauguration de L’Industrie Magnifique. Rentrera-t-elle dedans ? Oui. On la rassure. Et oui, qu’est-ce que c’est chiant de devoir surveiller sa ligne. Tiens, on a le même âge. Elle n’aime pas trop qu’on ait opté pour un jean ce jour-là, mais nous complimente pour la blouse. Demain, ce serait bien de mettre


AFI ESCA

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FLORE SIGRIST Barbie de Flore

Place Kléber

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une robe. On promet. Comment sera-t-elle ? Marine. Si on rentre dedans. On aurait dû faire quelque chose niveau cheveux. Effectivement. Aptitude limitée en la matière. Et ça se complique quand il s’agit de tresser les cheveux de la petite fille qu’on emmène chaque matin à l’école maternelle. À notre décharge, elle bouge autant que Flore. Elle ne dira rien de son projet artistique avec L’Industrie Magnifique mais elle a envie de nous faire un dessin, pour toutes les deux. Elle a envie de tout savoir de nos vies. Alors, on lui raconte. Nous, on aurait eu envie que sa Barbie fasse une tête de plus que le petit soldat de plomb, un certain Général Kléber. On imagine des enfants géants s’agenouiller sur la place pour empoigner les figurines. On prend en main l’original de la Barbie de la place Kléber. La petite femme dorée a été scannée en 3D, la réplique en résine de 2,20 mètres de haut sera peinte par Flore. Il y aura aussi une réplique en bronze. Flore a commencé à peindre à 7 ans. En un an, papa a craqué 100 000 francs en toiles, pinceaux, peinture. La fille adorée. Un peu usante, sans doute. À 10 ans, elle parcourait déjà le monde. Ses toiles s’arrachent une petite fortune, aux enchères. Les plus grands critiques d’art se fendent de papiers élogieux. Chaque soir en rentrant à la maison, un détour par Cora s’imposait. Chaque soir, elle choisissait une nouvelle Barbie. Aussitôt démembrée, défigurée. « Une jalousie du modèle », analyse son père. Puis les amputations ont pris fin, Flore s’est mise à les peindre, les enduire, les appliquer sur des toiles. Jusqu’à ses 12 ans, maman nettoyait les poupées. Un jour, elle a passé l’âge d’y jouer. Et plus personne ne débarbouillait les blondes à forte poitrine. Barbie est devenu un medium, une matière première. Désormais, Flore préfère les Barbie qui ont un passé. Elle court avec son père les vide-greniers, cherche les indices d’une vie d’avant pour lui en offrir une nouvelle. Une vie acrylique. Une ode à la féminité, à l’intimité. Barbie se fige dans un mouvement, dans une couleur. Elle se tord, de rire, de douleur, de plaisir. Barbie est parcourue de spasmes. Elle s’épaissit, s’empâte. Elle regarde vers le ciel, songeuse, mélancolique. Parfois, elle finit par se pendre. Barbie pense, Barbie a des pulsions, donc. Ses cheveux se dressent et s’emmêlent, sa jupe se soulève. Son corps à la froide plastique se met enfin à dégouliner. On dirait bien que Barbie a comme découvert la vie. À bientôt 60 ans, il était temps. Mattel a d’ailleurs pris contact avec Flore. Ils sont venus eux aussi s’asseoir à la table de la cuisine, discuter d’une possible colla88

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L’Industrie Magnifique

Barbie de Flore

boration pour célébrer l’anniversaire de la poupée. Quand les parents discutaient avec les gens de Mattel, Flore les a interrompus, « vous direz merci beaucoup à Barbie ». Aujourd’hui, Flore est l’une des jeunes artistes féminines françaises les mieux cotées, si ce n’est la plus cotée, selon les classements. En mai, elle s’envole pour la Chine, présenter son travail dans un salon d’art contemporain. Flore ne tient plus, elle veut sortir en balade. Une amie l’attend. Elle l’a déjà questionnée sur le cadeau d’anniversaire qu’elle lui offrira. Une robe. Mais il faut faire un portrait, une photo. L’article. Elle se change. Cette fois, blanche à grosses fleurs, forme tulipe. La préférée de son père. Oui, on reprendra bien un café. Toujours sans sucre. Non, ça ne nous empêchera pas de dormir. Pas ce soir. Flore donne des couleurs aux

personnes qu’elle rencontre. « Bleu » pour nous. Sa mère sourit. C’est bien, le bleu. Mais il nous faudrait partir, l’après-midi s’achève, une petite fille à récupérer. Et bien, on aura quelques minutes de retard. Quelle taille pour la robe ? 5 ans. En un éclair, Flore file à la galerie marchande, revient avec une robe en mousseline vert d’eau brodée de fleurs des champs. Elle a fait mouche. Et la taille est parfaite. Il a fallu retenir notre souffle, mais on est rentré dans la petite robe marine. AFI ESCA 2, quai Kléber | Strasbourg www.afi-esca.com Flore Sigrist Facebook : Flore Sigrist


Par Mylène Mistre-Schaal

LE DÉTOURNEMENT

Détourner, c’est d’abord changer de direction, emmener quelque chose sur une autre voie. Dans le domaine artistique et littéraire, le détournement se décline tantôt en parodie, pastiche ou déplacement sémantique pouvant mener de la provocation, au rire jusqu’à la sublimation poétique. Impossible de ne pas penser en premier lieu aux ready-made de Marcel Duchamp. Ils érigent le détournement comme un concept : faire d’une pissotière une fontaine nous interroge sur la place accordée aux objets du quotidien. Orner de moustaches le visage mystérieux de la Joconde provoque la surprise, puis le rire tout en désacralisant une toile mondialement vénérée. Entre onirisme et bizarreries, les surréalistes ont repris le détournement à leur compte. Meret Oppenheim combine des éléments aussi improbables que la fourrure et une tasse de porcelaine dans Le Déjeuner de fourrure. La toison au tact sensuel fait allusion à des sensations voluptueuses en décalage complet avec l’objet qu’elle recouvre. En couvrant d’une épaisse couche d’or la lisse silhouette de la blonde Barbie, Flore Sigrist prend le contre-pied d’un canon. Elle en fait une quasi-déesse, conquérante, les cheveux au vent. Troquant le plastique pour une matière noble, elle transforme l’objet manufacturé de sa touche personnelle, faisant du multiple un objet unique.

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TANNERIES HAAS

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BÉNÉDICTE BACH L'Envolée chromatique

Place Benjamin Zix

Quand la fragilité du papillon imaginé par Bénédicte Bach rencontre la puissance de l’industrie, celle des Tanneries Haas, on assiste à l’éclosion d’une espèce rare et poétique, dont L’Envolée chromatique est programmée place Benjamin Zix.

LE VEAU ET LE PAPILLON PAR

CAROLINE LÉVY CHRISTOPHE URBAIN

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Si le titre semble tout droit sorti d'un poème, la rencontre entre Les Tanneries Haas et l’artiste strasbourgeoise Bénédicte Bach pour L'Envolée chromatique s’apparente à une romance. L’histoire d’une déclaration envoyée par la plasticienne à Jean-Christophe Muller, Directeur général de l’entreprise familiale installée à Eichhoffen depuis 1842. Alors sur le point d’abandonner le projet de L’Industrie Magnifique faute de coup de cœur artistique, c’est à St’Art, le salon strasbourgeois dédié à l’Art contemporain, qu’il recroisera fin 2017 le chemin de Jean HansMaennel. Tout un symbole. Les mots de ce dernier finiront par le convaincre, à la condition que l’œuvre soit exposée dans le quartier des anciennes tanneries strasbourgeoises. Une volonté pour l’entrepreneur d’affirmer cet héritage du cuir en Alsace, une terre de tanneurs dont quelques-uns sont encore en activité. À l’instar des Tanneries Haas, qui depuis plus de trois décennies ont fait le choix du luxe et fournissent en cuir de veau – l’un des plus précieux – de prestigieux maroquiniers et chausseurs européens, jusqu’aux plus grandes maisons de couture. Mais comment mettre cette matière vivante au service de l’Art ? Qui pour la sublimer et orchestrer sa métamorphose ? Ce sera finalement celle d’une chrysalide qui sera retenue, imaginée par Bénédicte Bach, dans une note d’intention adressée début 2018 au chef d’entreprise. Elle y décrit le fantasme d’une envolée de papillons sur une trentaine de mètres au cœur de la Petite France, des messagers habillés d’une peau subtilement tatouée : « Une envolée poétique dans laquelle la matière habille l’espace. Le cuir vient orner la rue dans un panache tout en légèreté, avec papillons ciselés, comme un vêtement de haute couture parant la voie. […] Chaque papillon de cuir bleu chrome sera une pièce unique d’une soixantaine de centimètres. Comme dans la nature, ils sèmeront sur leur chemin non pas du pollen, mais de la poésie. » Rien de surprenant pour cette artiste autodidacte polymorphe, aussi à l’aise dans l’art photographique, la poésie ou encore la performance. Plusieurs rencontres informelles dans des cafés strasbourgeois permettront de découvrir le parcours atypique et l’univers onirique de Bénédicte Bach : « J’aime ramener de la poésie là où il n’y en a pas ! » s’amuse l’artiste. Entre humour et autodérision, elle peine à dissimuler sa joie à participer à une telle aventure artistique et humaine. Enchantée d’abord de l’accueil que les collaborateurs des Tanneries Haas lui réservent à chaque passage et de l’implication de certains dans ce projet, pas toujours évident pour ces hommes au 92

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savoir-faire exceptionnel, plus habitués à manier la peau dans sa forme la plus brute. Quand on interroge l’artiste sur son attirance pour les lipidoptères – qui ornent également son sac à main –, la réponse est sans appel : « Le papillon est un élément esthétique intéressant. Il évoque quelque chose de doux, de léger mais il peut être ambivalent si l’on pense au papillon de nuit, qui renvoie à un imaginaire plus sulfureux. J’aimais aussi l’idée d’une rencontre entre un élément fragile et réussir à le transposer à l’univers de l’industrie. Sans oublier la notion de transformation, applicable évidemment pour le cuir ». Pour L’Industrie Magnifique, les 71 chrysalides, une fois devenues papillons, s’envoleront de la Maison des Tanneurs vers les arbres de la place Benjamin Zix, survolant ainsi l’Ill, avant de finir leur traversée dans les branchages surplombant la terrasse du restaurant La Corde à Linge. Une suspension de plus de 30m répartie sur quatre câbles et déclinés autour de quatre thématiques imaginées par l’artiste. Entre jeux de mots et jeux de couleurs, la peau se transcende et interpelle les passants curieux. Forcés à lever la tête, ils admirent l’œuvre dans son ensemble et peuvent y lire les allusions au métier de tanneur. Son installation aux abords de l’Ill fait référence à l’étape cruciale de la fabrication du cuir, celle de l’atelier « rivière », processus de nettoyage des peaux de tous les éléments physiques et chimiques qui gêneraient la

pénétration uniforme du produit tannant. Un ballet de mains habiles s’opère alors pour rattraper les peaux glissantes sous l’eau qui s’écoule des coudreuses et couper les chairs et les graisses. Le camaïeu de bleu utilisé pour l’œuvre, dont les trois nuances ont été soigneusement choisies, en concertation avec les équipes de la tannerie et l’artiste, se réfère au wet-blue. Cette teinte gris-bleutée est le résultat de l’opération de tannage, qui permet de transformer la peau en cuir. La couleur est due au sulfate de chrome, l’agent tannant qui se fixe dans la peau et la rend imputrescible. Les jolies formules de Bénédicte Bach, écrites à l’aide d’un normographe sur chaque aile supérieure gauche du papillon, comme une succession de mots doux caressant cette peau aussi inspirante que vivante, sont autant d'hommages à cet artisanat. Une œuvre sensible, à fleur de peau. Tanneries Haas Route du Hohwald | Eichhoffen www.tanneries-haas.com Bénédicte Bach www.alimagedesmots.com


« Le papillon évoque quelque chose de doux, de léger, mais il peut être ambivalent. » Bénédicte Bach

Bénédicte Bach, Jean-Christophe Muller, Directeur Général, et Vincent Lambert, responsable R&D des Tanneries Haas

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Du cuir à l’ouvrage

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Par Mylène Mistre-Schaal

L'ORGANIQUE

La mise en œuvre de L’Envolée chromatique, réalisée à partir d’une matière vivante, a fait l’objet de tests préalables afin de garantir le meilleur résultat dans sa version définitive. Rencontre avec Vincent Lambert, responsable R&D des Tanneries Haas.

L’Industrie Magnifique

Comment êtes-vous intervenu sur le projet de L’Envolée chromatique ? — Mon rôle a surtout été de garantir la meilleure finition de cuir pour la réalisation de l’œuvre, en respectant toutes les caractéristiques demandées par l’artiste. J’ai aussi travaillé conjointement avec le responsable maintenance Olivier Dehner pour définir toutes les étapes de réalisation. 18 peaux ont été utilisées, en comptant trois papillons par peau ! À quelles difficultés vous êtes-vous heurtés ? — Il s’agissait principalement de contraintes liées à la manifestation en ellemême : l'accrochage en extérieur durant dix

jours consécutifs ! Ce qui implique de produire un cuir résistant à l’eau, grâce à un traitement imperméable directement appliqué à l’intérieur du cuir, pendant l’étape de teinture de la peau et juste après le tannage. Les trois nuances de bleu ont-elles été compliquées à définir ? — Certains pastels sont difficiles à obtenir, ce dégradé de bleu a donc été validé par Bénédicte pour conserver l’inspiration wet-blue qui était l’idée de départ. Il était important que les couleurs choisies ne fassent pas couler les écritures. Nous avons opté pour un cuir qui d’expérience, fonctionne avec la sérigraphie. D’autant que la couleur bleue est celle qui réagit le plus mal aux rayons UV...

Comment avez-vous résolu ce problème ? — En faisant passer des tests ! D’abord grâce à des méthodes normées et à une procédure pour tester l’exposition à la lumière UV. Et aussi en exposant durant trois semaines en extérieur l’échantillon de cuir, qui a résisté à la pluie, au froid et même à la neige ! Le cuir de L’Envolée chromatique est donc paré en cas d’intempéries !

L’organique fait une référence directe au vivant, à la nature humaine et au règne végétal. La matière fluide qui les compose, ses évolutions et ses mutations donnent souvent lieu à de fascinantes expérimentations. L’artiste italien Giuseppe Penone parle de l’arbre comme d’une matière fluide. Il fusionne littéralement avec le végétal, en gravant à même l’écorce les contours de son corps. L’arbre continuera inévitablement sa croissance mais l’empreinte du corps y reste figée. Plus proche de Strasbourg, dans le parc de Pourtalès, on peut croiser des créatures hybrides accrochées aux branches des arbres. Au gré des saisons, leurs corps se couvrent de micro-végétaux, les réinscrivant au cœur d’un processus évolutif. Le vivant devient matière première. Le cuir, enveloppe du corps, en est aussi une trace. Il évoque la chair et déploie tout l’univers tactile de la peau. Yves Klein en avait pressenti les potentialités en recueillant sur ses toiles l’empreinte de corps nus et de leurs reliefs. La robe de viande crue de l’artiste canadienne Jana Sterbak fait une allusion plus littérale à la chair. De même pour Javier Pérez et sa robe constituée d’intestins de vache exposée au MAMCS. La viande qui sèche, flétrit et vieillit fait une référence directe à la Vanité, thème phare de l’histoire de l’art.


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Tout droit sortie de l'imaginaire fantasque d'Éric Liot et d'un assemblage explosif de matériaux de cuisine, La Planète Schmidt, créée dans les usines du premier fabriquant français Schmidt Groupe, vit sa première exposition terrestre place Broglie.

MISE EN ORBITE PAR

CAROLINE LÉVY

Boîte à outils en main, l’arrivée de l’artiste parisien dans les locaux du spécialiste de l’aménagement sur-mesure n’a rien de remarquable. Un mécanicien de plus, imaginent certainement les collaborateurs de l’usine de Sélestat. Mais c’est en installant son atelier éphémère stratégiquement situé et visible de tous, que la curiosité commence à opérer. Pendant près de trois semaines, Éric Liot sera le visiteur bricoleur de l’entreprise alsacienne dirigée par Anne Leitzgen, qui a fait sa connaissance quelques semaines plus tôt. Trio gagnant Assez rapidement séduite par le projet de L’Industrie Magnifique, comme vecteur d’attractivité valorisant l’Alsace comme une région innovante, Anne Leitzgen n’a pourtant pas encore identifié l’artiste qui pourra sublimer l’activité industrielle du groupe familial et saura fédérer ses équipes. Engagé dans des projets sociaux et médicaux, le mécénat d’art est une première pour Schmidt Groupe, qui pense d’abord à l’Esat Evasion de Sélestat, qu’il soutient déjà pour le festival Charivari. Le choix se portera finalement sur Éric Liot après une précieuse mise en relation de l’agent artistique strasbourgeoise Delphine Courtay, en tant que consultante de L’Industrie Magnifique et devenue depuis son agent. Sur la manifestation, peu de mécènes ont eu recours à cette expertise extérieure pourtant fortement utile, optimisant ainsi la collaboration entreprise-artiste : « Il faut savoir parler le langage « entreprise », être dans le dialogue et l’écoute afin de proposer 96

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L’Industrie Magnifique

un panel d’artistes en phase avec la demande. N’étant pas associée à un lieu, je suis libre et m’autorise tout ! », s’enthousiasme la joyeuse trentenaire à la tête de sa propre agence Des artistes, avant de renchérir : « Je savais qu’Éric Liot était l’homme de la situation ! Qu’il saurait jouer le jeu de l’inconnu et nous ferait voyager dans son univers. On retrouve vraiment sa marque de fabrique dans La Planète Schmidt, une œuvre qui pourrait d’ailleurs être vendue en galerie ! » L’art de la bricole De bric et de broc, l’art d’Éric Liot est instinctif et spontané à l’image de sa personnalité, comme en témoigne sa rencontre avec Anne Leitzgen, dans son atelier parisien. La légende raconte que c’est en découvrant sa cuisine bricolée lui-même et réalisée à partir d’éléments de récup’, que la cheffe d’entreprise aurait été séduite. Amusée sûrement, car en réalité l’affaire était déjà conclue dans son esprit bien avant, sur le trajet en voiture en direction de l’atelier, où elle arrive à distinguer chez son conducteur humilité et simplicité. Pour cette collaboration inédite, l’artiste doit être créatif, comprendre le projet, et accepter les règles du jeu : créer l’œuvre in situ, dans l’une des usines du groupe, en utilisant des pièces produites sur place. Le défi est de taille mais terriblement galvanisant pour Éric Liot, qui « adore le monde de l’usine » et pour qui l’assemblage fait partie intégrante de son travail. Celui qui cite volontiers César et Arman dans ses références artistiques, figures de la compression et de l’accumulation d’objets manufacturés, raconte son œuvre « mal faite ! Il y

a toujours une notion volontaire d’amateurisme dans mon travail. Mes œuvres sont chaotiques et bricolées. La preuve, La Planète Schmidt n’est pas vraiment sphérique ! » Global warning D’apparence bricolée, la planète fantasmée d’Éric Liot n’en est pas moins symbolique. Sorte de manifeste écologique, à base de matériaux recyclés, cet obsessionnel du relief explore dans cette œuvre monumentale la notion d’upcycling, soit littéralement « recycler par le haut », phénomène tendance du moment, conférant ainsi au produit upcyclé une nouvelle identité tout en mettant en valeur l’esthétique première de l’objet. Ici, ils sont divers. Ce sont des éviers, des tuyaux, dont la structure de la sphère est faite à partir de plans de travail agglomérés, découpés par les machines de l’usine : « Je suis venu avec mon outillage pour tout assembler et l’entreprise m’a fourni le reste. Les conditions de création de l’œuvre étaient idéales. Sans l’aide des équipes, je n’aurais jamais réussi à la réaliser si vite », reconnaît le sculpteur. « La Planète Schmidt est une œuvre paradoxale, utilisant des matériaux industriels en bois et en métal, dont le message est pourtant écolo : faisons attention à notre planète avant qu’elle n’explose... » Face à l’Opéra National du Rhin place Broglie, cette planète brute poursuivra sa vie faite de contrastes et de poésie.


SCHMIDT GROUPE

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ÉRIC LIOT La Planète Schmidt

Photo Club Souffelweyersheim

Place Broglie

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L’Industrie Magnifique


La sphère sociale

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L’atelier d’Éric Liot et l’évolution de sa planète ont attiré tous les regards ! La Planète Schmidt va-t-elle voyager ? — Depuis sa fabrication à l’automne 2017, elle est exposée dans notre centre de formation de Sainte-Croix-Aux-Mines. Sa vocation est itinérante et mobile, La Planète

Schmidt va évidemment voyager pour qu’elle puisse appartenir à tout le monde au sein du groupe. Schmidt Groupe 5, rue Clémenceau | Lièpvre www.groupe.schmidt.com Éric Liot www.liot-arteditions.com

Pourquoi avoir imposé la fabrication de l’œuvre dans vos usines ? — C’était la condition sine qua non au projet de L’Industrie Magnifique. Il fallait fédérer les collaborateurs et le fait de baliser un espace dans l’usine U1 de Sélestat était stratégique, un lieu de flux facilement accessible.

Par Mylène Mistre-Schaal

LA RE-COMPOSITION

Attaché au développement durable et à ses valeurs managériales, Schmidt Groupe voit en l’œuvre d’Éric Liot le reflet de son engagement social et environnemental résolument tourné vers l’international. Sa présidente Anne Leitzgen nous répond.

Comment analysez-vous La Planète Schmidt d’Éric Liot ? — Il y a déjà le symbole fort de la terre, qui fait écho à notre engagement dans l’environnement, car nous essayions de privilégier l’usage de matériaux naturels responsables et recyclables. Mais aussi le symbole de la planète et le développement de notre stratégie à international.

L’Industrie Magnifique

L’envie de décomposer, de décortiquer, voire même de détruire pour mieux recomposer fait d’abord partie du langage pictural inventé par le cubisme. Faire exploser l’intégrité de la forme s’applique aussi aux œuvres tridimensionnelles : effets d’intersections des plans, assemblage de bribes et esthétique du fragment en sont autant de déclinaisons. Arman a fait de la destruction un moyen d’exprimer ses émotions, de la colère à la rage. Les meubles carbonisés, pianos fracturés, ou les violons déstructurés jouent un rôle cathartique affirmé. La destruction devient une étape nécessaire de la création. Éric Liot évoque cet aspect en parlant de la foule d’objets hétéroclites réunis pour La Planète Schmidt : « C’est comme plein de cuisines que l’on aurait écrabouillées entre-elles ! » Dans un geste encore plus radical, César pousse l’intégrité de l’objet à ses limites avec les Compressions qui jouent avec les possibilités formelles du métal. En bouleversant la forme et l’intégrité de l’objet, le spectateur est pris à parti. On l’invite dans un processus de déchiffrement actif à donner un sens à l’hétérogène.


Depuis 2013, nous contribuons à mettre en lumière les liens entre l’art, l’industrie et la ville

Intemporel une oeuvre de Pierre Boyer et Youri Asantcheeff lauréats 2017 Les Talents SATI

Les Cafés SATI SA- RCS Strasbourg 578502098 - conception les médias associés - © photo Martial Lanno

actuellement visible au Port du Rhin

lauréats 2016 - Blazing Darkness de Merle Sommer, Nina Kronenbergaer et Maria Sieradzki

Chaque année depuis 2013, accompagnés par un jury d’experts du monde de l’art, de la culture et de l’économie, nous invitons de jeunes artistes issus d’écoles supérieures d’art européennes à investir la façade de l’usine des Cafés SATI au Port du Rhin. En se déployant pendant un an sur plus de 130 m2 à la frontière entre Kehl et Strasbourg, l’oeuvre lauréate bénéficie d’une visibilité exceptionnelle dans l’espace public. Le concours est une initiative proposée et financée par les Cafés SATI, en collaboration avec la HEAR. Il est ouvert aux artistes en formation ou diplômés depuis moins de 3 ans d’une des écoles partenaires en Allemagne, France et Suisse.

lauréat 2014 - Trombines d’usine d’Alexis Reymond

Découvrez le projet lauréat 2018 à partir du 5 juillet 2018 ! lauréats 2013 - Heure Luxueuse de Baudoin Lindas et Margot Dien

pour en savoir plus

www.lestalentssati.com


Chez Wienerberger, David Hurstel s’est emparé du matériau que produit l’entreprise, la terre cuite, pour construire des cylindres monumentaux qui seront disposés sur la Terrasse du Palais Rohan. La parole des ouvriers nous est livrée sous forme de confidences au cœur d’une installation intimiste, MurMur.

CONFESSIONS Un matin d’hiver, le froid mordille la peau, immédiatement adoucie par un soleil radieux. Au cœur du site de l’entreprise de terre cuite Wienerberger s’élève un édicule de briques rouges. Spontanément, il nous rappelle ces petits lieux de culte domestiques qu’on rencontre à l’abord de certains villages en Italie ou en Espagne. Placé là, entre le bâtiment très épuré de l’administration et l’usine, il se dresse hors du temps, de manière ferme mais paisible. Nous apprenons que c’est une chapelle, édifiée par des employés italiens et polonais, il y a moins de cinquante ans ; ils y venaient autrefois pour prier et se recueillir. C’est ce lieu chargé d’intimité que le sculpteur David Hurstel a choisi pour y interviewer et photographier certains ouvriers. Leurs témoignages et portraits font partie intégrante de l’œuvre qu’il a proposée à Wienerberger. Une fois équipés de casque, gilet et lunettes – sécurité oblige –, nous suivons David dans le hangar de l’usine. Le temps de l’élaboration de son œuvre, cet espace immense de 2 000 m2 est devenu son atelier. L’artiste y vient trois à quatre jours par semaine, et s’y active en toute liberté. Les ou100

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L’Industrie Magnifique

vriers et les autres membres de l’entreprise l’observent sans défiance ; ils se mettent à sa disposition lorsqu’il exprime un besoin particulier. Surtout, ils lui fournissent le matériau phare : la terre cuite, expertise de Wienerberger. S’ils ont pu se montrer un brin distants au début, très vite un dialogue s’est installé, une relation de confiance est née. « La relation matérielle à l’objet fait qu’une relation humaine s’est créée », nous relate-t-il, avant de nous révéler non sans fierté : « Je fais un peu partie de la maison maintenant ! » La terre cuite est une matière plus délicate à travailler que le marbre, matériau de prédilection de l’artiste. Elle nécessite une approche maîtrisée qui a constitué la base même de son concept : « Mon idée est de mettre en évidence les savoir-faire de l’entreprise à travers le matériau. C’est grâce à l’apparence et à la forme des briques que mon projet prend réellement forme. » L’artiste était intéressé par ce matériau fragile car il lui rappelait la construction en Lego®. L’œuvre est constituée de trois cylindres mesurant 2m80 et pesant trois tonnes, et réalisée à partir de quatre sortes de briques différentes – les Porotherm R20 Th+ isolantes, les Porotherm

PAR

LISA LAROCHE HENRI VOGT

PHOTOS

David Hurstel, dans la chapelle édifiée par les employés de Wienerberger

R25 Th+ longues, isolantes également, et les Porotherm 30, plus carrées – auxquelles se rajoutent des briques vernies bleues produites en Normandie. Chaque cylindre représente une localité de l’entreprise basée en Alsace : Achenheim, Seltz et Betschdorf. Généralement, lorsqu’elles sont utilisées dans la construction de bâtiments, les alvéoles constitutives des briques sont cachées. Là, David ose une approche décorative inédite en les laissant apparentes sur les côtés, afin de révéler leur aspect psychédélique et hypnotique. Parole sacrée Nous sommes tentés de nous rapprocher, d’explorer l’intérieur du cylindre de manière indiscrète. Notre curiosité est récompensée : par l’alvéole, nous distinguons des photographies, des détails furtifs de l’activité de l’entreprise et des portraits. Ces portraits, au nombre de cinq par cylindre, sont accompagnés d’une bande sonore : quand on y prête attention, une voix nous murmure quelque chose à l’oreille, un témoignage, un récit, une confidence. « L’idée du murmure vient du fait qu’il y a beaucoup de


WIENERBERGER

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DAVID HURSTEL MurMur

Terrasse du Palais Rohan

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bruit dans l’usine, y murmurer y est donc impossible », nous raconte David, qui se montre très sensible à ce que les ouvriers ont à transmettre. « Le fait de leur donner la parole est tout nouveau pour eux. Parfois, ils ne savent pas tout de suite quoi raconter, mais chacun apporte ses idées, ses anecdotes, et nous relate ses expériences. Pour certains, l’émotion est palpable car cela fait plusieurs années qu’ils travaillent dans l’usine. » La sculpture devient donc une construction communautaire, à la fois matérielle et sonore, qui dévoile une forte charge historique. Les portraits donnent à l’installation une âme particulière. Cet échange entre entreprise, espace et spectateurs joue sur un imaginaire collectif avec une œuvre qui offre plusieurs strates de lecture. Pour David Hurstel, les trois cylindres matérialisent 102

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aussi le trio de l’espace, des personnes qui s’y s’inscrivent et de l’œuvre qui en découle. Les motivations de David sont claires. Le choix de L’Industrie Magnifique s’inscrit dans la continuité de son œuvre : produire un art social. Il développe notamment cette perspective au sein de son association le Parlement des Arts, qui a rénové l’édicule du Faubourg de Pierre à Strasbourg pour y exposer, depuis 2010, le travail d’artistes. Le sculpteur explique : « J’adore ce type de projet qui joue sur l’imaginaire collectif. À l’aide des témoignages des salariés, je crée une sculpture. Leurs paroles sont la matière première de l’œuvre. On sort de la forme classique de la sculpture pour accéder à une approche plus contemporaine. » Son objectif est de créer des œuvres destinées à un espace social et urbain, où l’individu influence celui-ci dans un rapport d’interaction. La nuit, un agencement lumineux viendra donner à l’œuvre sa pleine dimension. Lorsqu’on apprend que les témoignages ont été récoltés au cœur de la petite chapelle remarquée dès notre arrivée, le message s’éclaircit. Les confessions recueillies là, dans ce lieu sacré, résonnent avec la même intimité dans ces cylindres hauts et creux comme si le son et les mots cherchaient à emplir un double espace : l’espace matériel et l’espace mental. On l’interroge sur son intention : bien au-delà du simple « confessionnal » – l’allusion l’a fait sourire –, il confirme sa volonté « de faire entendre la parole des ouvriers dans un espace qui leur sera dédié, voire de la sacraliser ». Pour lui, ce lieu saint, qui résulte, rappelons-le, d’une initiative singulière de la part des ouvriers eux-mêmes, s’est imposé comme une évidence, même s’il n’a pas su tout de suite en éclaircir la raison. Assurément, ces voix indistinctes d’ouvriers susurrants leur quotidien nous interpelleront dans le bel espace de la Terrasse du Palais Rohan. Il nous faudra nous approcher, regarder les visages à travers les briques et nous montrer en capacité d’écouter ce qu’ils ont à nous dire. Wienerberger 8, rue du Canal | Achenheim www.wienerberger.fr David Hurstel www.davidhurstel.org


Laisser une trace Francis Lagier, président de Wienerberger, nous explique en quoi la collaboration avec L’Industrie Magnifique constitue une première pour l’entreprise.

Pour son œuvre, David Hurstel utilise un matériau double : la terre cuite, mais aussi des témoignages. Le fait qu’il donne la parole à des ouvriers, cela vous a-t-il séduit d’emblée ? — Quand il a visité l’entreprise, cette idée lui est venue assez vite. Le fait d’associer les différents collaborateurs autour de ce projet artistique nous a plu. C’était l’occasion d’impliquer les salariés, mais aussi de leur permettre de s’approprier une œuvre qui parle d’eux. David a rencontré un certain nombre de collaborateurs sur les trois sites – ça nous a permis de situer ce qui était homogène et ce qui différait entre la tuilerie et les deux usines de structure –, mais surtout il a donné la parole à des gens qu’on n’interviewe jamais au sein de l’entreprise.

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Est-ce que ça vous incite à vous impliquer davantage dans le domaine de l’art ? — Cette œuvre, qui représente bien le tissu industriel de Wienerberger dans le Bas-Rhin par ses trois colonnes pour les trois sites, nous rappelle aussi que la terre cuite est un matériau à double casquette : structurant et thermique. En choisissant de positionner les briques comme il l’a fait, David nous montre les alvéoles, et dans ces alvéoles, il nous rappelle que c’est l’air qui fait l’isolation thermique. Je trouve très original de présenter le matériau de cette façon. En 2019, on célèbre les deux cents ans de l’entreprise. L’œuvre de David donne su sens supplémentaire à notre anniversaire. Ce sera aussi l’occasion de rappeler que la terre cuite, ce n’est pas simplement des bâtiments ni des couvertures,

ça peut être aussi de l’art. Je trouve qu’il est intéressant de laisser une trace. Quelque part, dans notre métier, quand on fait des chantiers, on va prendre des photos des réalisations. Ça reste, ça nous sert, mais ça ne se conserve pas autrement qu’à titre professionnel. Là, ce qui me séduit dans la démarche, c’est de pouvoir faire en sorte que l’œuvre intègre le patrimoine de l’entreprise.


Par Emmanuel Abela

LE TÉMOIGNAGE

Depuis quelques années, les artistes, écrivains, musiciens et cinéastes valorisent le témoignage. On se souvient de Pier Paolo Pasolini transformé en « commis voyageur parcourant l’Italie pour sonder les Italiens sur leur vie sexuelle » dans Comizi d’Amore, mais aussi de manière forcément beaucoup plus tragique, Claude Lanzmann parti à la rencontre des rescapés de la Shoah. Or, dans les deux cas, la dimension poétique de la démarche des deux cinéastes a constitué une évidence pour tous, l’émotion qui s’en dégageait aussi. Tout simplement parce que la force du récit contient, quelle que soit la personne rencontrée, cette part de poésie. Depuis John Cage, Georges Perec, et dans une certaine mesure Christian Boltanski, on s’attache à la personne, à ce qu’elle nous raconte, mais aussi à sa langue qu’on restitue au plus juste. Il en va de même chez David Hurstel qui, en faisant œuvre sociale voire mémorielle, crée avec son installation sonore une enveloppe pour pénétrer au cœur de l’être. Au plus profond de son humanité : son âme. Les trois cylindres disposés de manière homothétique en vis-à-vis des quatre colonnes engagées de la façade arrière de la Terrasse du Palais Rohan constituent le plus bel écrin qui soit : un véritable sanctuaire qui nous invite à nous rapprocher des alvéoles indiscrètes au cœur de la brique en terre cuite pour y contempler un portrait et jeter une oreille attentive à ce qui nous est susurré de manière intime et sacrée.

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FELS

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BAPTISTE DESJARDIN A Bird, a Boat and Finally a Plane

Place Broglie

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Bien longtemps avant de pouvoir le faire, l’humanité rêvait de s’envoler. Avec l’entreprise Fels, Baptiste Desjardin revient à l’essence même de ce rêve : il a réalisé la maquette d’un avion avec la certitude qu’il ne volera jamais. Si ce n’est dans l’imaginaire du spectateur.

LE RÊVE D’ICARE PAR

MARIE BECKRICH KLARA BECK HENRI VOGT

PHOTOS

PORTRAIT DE BRUNO RUSSO

Au milieu du brouhaha des machines qui tapent, percent et découpent, une odeur de métal chauffé nous prend les narines ; de toutes parts, des ouvriers s’affairent dans un ballet particulier. Un peu plus loin, Baptiste Desjardin, artiste plasticien, et Pascal Weber, directeur de site pour Fels, une entreprise qui réalise des composants métalliques pour l’industrie ferroviaire, aéronautique et électrotechnique, nous attendent. Le premier, chemise en jean délavé et bonnet en laine, détonne dans ce cadre industriel ; le second nous explique les origines de la PME, qui vient tout juste de s’agrandir. Devant eux, une immense structure en acier qui ressemble étrangement à un avion... La collaboration entre l’entreprise et Baptiste Desjardin remonte au début du mois de mars, alors que l’artiste est invité à investir l’usine pour une résidence d’un mois. Séduit par son portfolio et ses sculptures figuratives, l’entrepreneur Bruno Russo explique le double intérêt d’un tel échange entre industrie et art : « Je trouvais la démarche intéressante : sortir l’industrie de l’image un peu vieillotte qu’elle peut avoir auprès du grand public et montrer qu’il y a de la créativité. Après, le deuxième objectif pour nous, c’était de faire travailler l’artiste dans l’entreprise, que l’artiste soit en empathie avec nos produits, nos savoir-faire. » De fait, le travail du métal a créé d’emblée une zone de rencontre entre les deux parties. 107

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Installé dans le centre névralgique de l’usine, un espace habituellement réservé aux communications entre administration et ouvriers, l’artiste s’est rendu tous les jours du mois de mars à l’entreprise, située dans la zone industrielle d’Illkirch-Graffenstaden ; il y est resté du matin au soir, afin de rencontrer l’ensemble des travailleurs, qu’ils soient en poste de matin ou d’après-midi. Écoutant les conseils qu’on lui chuchote au moment de la pause et se baladant dans les allées bourdonnantes, Baptiste Desjardin explique qu’il s’inspire d’absolument tout ce qu’il voit pour créer : « J’ai beaucoup tourné dans l’entreprise pour voir quelles sont les machines, comment elles fonctionnent. C’est un peu magique de voir toutes ces petites pièces ! » Un meccano géant Pas de quoi rire pour autant, ce séjour dans l’usine n’a pas été sans difficultés pour l’artiste qui a pu, grâce à cette résidence, perfectionner sa pratique de la soudure, laborieuse dans les premiers temps. Avec l’aide de Sylvestre Richard, technicien outillage, Baptiste Desjardin est parti d’une maquette en bois, celle d’un triplan inspiration fin XIXe siècle, pour arriver au corps de l’œuvre : une sculpture en acier et inox de 4m33 de long sur 3m30 de large et 1m80 de haut. En tout, 250kg de métal et comble de l’ironie, une étrange impression de légèreté et de dynamisme qui se dégage de la structure !

Bruno Russo, Président du groupe Fels / Esaris Industries

Un rêve d’enfant qui se réalise ? Peutêtre. En tout cas, l’intérêt de l’artiste pour l’aviation dépasse le cadre strict du design d’objet : « La quête de l’air est très ancienne. Dans la mythologie déjà, on a Icare. À partir de De Vinci, on essaie de concrétiser le fait d’aller dans les airs à partir d’un objet en créant des ailes, des mécanismes. Au-delà du simple moyen de communication, c’est un rêve pour l’Homme, de pouvoir voler. » Et Pascal Weber d’ajouter : « L’avion, pour moi, c’est l’aventure ! » Ce choix artistique entre en résonance avec le positionnement de l’entreprise, dont certains des clients travaillent dans l’aéronautique. Plus qu’une maquette Pour autant, le colosse de métal n’est pas une reproduction 100% fidèle à la maquette et c’est là ce qui fait toute son originalité. Pour Pascal Weber, il ne s’agissait pas d’obtenir un avion parfait, car ça aurait été là le travail d’industriels et non d’un artiste. Aussi, à la question « Cet avion pourrait-il voler ? », les deux hommes s’écrient en riant : « Absolument pas ! » Là n’est pas le but. Au-delà de ses petits défauts – comme par exemple les variations de degré des angles


sous l’effet du chalumeau – l’œuvre n’a qu’un objectif : faire rêver le spectateur. « Pour moi, le plus important, ce n’est pas qu’il puisse voler réellement, puisqu’on ne le testera jamais, mais comme dans tous les objets que j’ai pu faire, ce que je veux c’est que dans l’esprit il vole », confie l’artiste. En somme, libre à chacun d’associer à la sculpture une représentation personnelle de l’aviation, qu’elle soit synonyme de voyage, d’exotisme, de liberté ou encore qu’elle rappelle des souvenirs d’enfance. Le spectateur est également appelé à participer au sens de l’œuvre d’une autre manière. En effet, en se déplaçant autour de la structure en métal, on pourra découvrir de nouvelles perspectives. Ce jeu entre vide et plein, parallèles et perpendiculaires, intérieurs et extérieurs, sera d’autant plus visible une fois l’œuvre achevée car au moment où nous rencontrons l’artiste, cette dernière attend encore d’être habillée de plaques d’inox et d’une couche de peinture anti-rouille, dernières touches à poser avant la présentation au public. Vers un art plus accessible Cette présentation se fera en plusieurs temps. L’artiste, dans un souci d’inclusion, a pris le parti de ramener le corps métallique à pied, de l’usine au centre-ville de Strasbourg, place Broglie, où il sera exposé. Le but de cette procession ? Lancer un appel aux locaux, qu’ils habitent dans les alentours de la zone industrielle ou plus proche du centre, pour les inviter à rejoindre l’exposition. Tout du moins, cette mise en scène devrait susciter la curiosité des passants et des automobilistes, et c’est là l’effet que cherche à obtenir cet ancien élève de la HEAR à travers ses créations. L’objet – initialement un simple avion – va être déconstruit, littéralement mais aussi sémantiquement. En effet, la procession prévue par l’artiste se fera en trois temps : sera d’abord ramené place Broglie le corps de l’avion, puis quelques jours plus tard l’aileron arrière et enfin, les six ailes frontales. Une façon de proposer au public, avant le coup de départ du 3 mai, trois objets voire trois œuvres différentes. On comprend mieux maintenant le titre A Bird, a Boat and Finally a Plane (un oiseau, un bateau et finalement un avion) ! Pour Baptiste Desjardin, il s’agit de créer un dialogue entre l’œuvre et celui qui la regarde : « Qu’est-ce que c’est, un avion sans ailes ? Puis on rajoute des roues et ça devient quelque chose de différent. On n’a pas cette forme-là, dessus, et ça devient un cercueil. On a un ensemble de formes avec lesquelles on peut 108

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jouer ! » Ce jeu sera entretenu durant les dix jours d’exposition, grâce à un système de QR-code qui permettra une interactivité entre les spectateurs et les œuvres in situ, une initiative proposée par l’agence de communication Novembre. Rien ne sera laissé au hasard pour que toutes et tous puissent comprendre le projet. Quand l’œuvre prend son envol Après les dix jours d’exposition, la sculpture rentrera au bercail pour couler une retraite paisible devant les locaux de l’usine. Nouvelle ambassadrice de l’entreprise Fels, elle sera non plus boulonnée au sol sur une dalle de béton comme sur la place Broglie, mais posée sur un pied afin de lui redonner toute son impulsion de départ. Pascal Weber attend avec impatience ce moment : « C’est quelque chose qui laissera une trace durable, dans les mémoires, mais également avec l’œuvre qui sera exposée chez nous. Et nous, dans l’industrie, on aime ce qui dure. »

Fels / Esaris Industries 2, rue Joseph Marie Jacquart Illkirch-Graffenstaden www.esaris-industries.fr Baptiste Desjardin www.baptistedesjardin.com

Baptiste Desjardin et Pascal Weber, Directeur du site Fels


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Par Marie Beckrich

L'ARTISAN ET L'ARTISTE 109

L’Industrie Magnifique

Provenant de la même racine latine, les termes d’artiste et d’artisan ont évolué au fil du temps. Avant la Renaissance, l’artiste créateur n’existe pas. Que l’on soit potier ou sculpteur, cela participe du même acte de façonnage, de la même maîtrise technique et dans un but essentiellement usuel : ce qui est produit doit également être utile. On retiendra en outre que durant le Moyen-Âge, les cathédrales – grands œuvres de leur époque - sont des réalisations collectives dont le maître d’œuvre est, sinon anonyme, du moins secondaire, même si aujourd’hui son nom nous parvien. Il faudra attendre Leonard de Vinci et le XVIe siècle pour que le statut d’artiste prenne ses lettres de noblesses. Dès lors associé à ses qualités intellectuelles, l’artiste propose une vision qui s’ajoute à l’œuvre en tant qu’objet. Plus seulement utile, voire pas du tout, l’œuvre d’art prend du sens. L’arrivée du Romantisme donne au statut d’artiste une dimension quasi mystique : au XIXe siècle, le créateur devient un intermédiaire entre dieu et les hommes, chargé de rapatrier sur terre la beauté perdue lors du péché originel. La révolution industrielle, concomitante à cette "divinisation" de l’artiste, est également un moment où le créateur peut se distinguer de l’ouvrier : non seulement ses gestes ne sont pas mécaniques et répétitifs mais il est en maîtrise de ses moyens de production et chapeaute la réalisation de son œuvre, du début à la fin. Aujourd’hui, l’art conceptuel s’émancipe de ses distinctions puisqu’il ne nécessite plus systématiquement la création d’un objet : c’est le cas des performances de Marina Abramovic qui, dans The Artist Is Present, offre simplement un regard : assise face à un spectateur, l’artiste serbe se contente de le regarder et « d’être là ».


En concertation avec la Chaudronnerie du Ried, Michel Déjean propose une œuvre à la silhouette élancée et aux reflets métallisés. Il nous invite au cœur de la matière et de ses métamorphoses tout en exaltant la vitalité des formes et l’énergie du mouvement.

D’ACIER PAR

Michel Déjean dans son atelier avec l'un de ses œuvres

MYLÈNE MISTRE-SCHAAL ALEXIS DELON/PREVIEW

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Dans le grand hall de la Chaudronnerie, entre les pièces détachées, les crépitements d’étincelles et le contour sombre des machines, le fracas des entrailles de l’atelier est plus que palpable. Autour de nous s’activent des hommes, masque de soudeur vissé sur la tête. Dans cet environnement métallique, on saisit l’œuvre en train de se faire. Sa silhouette, encore brute d’acier, se mêle aux travaux en cours et à divers fragments de fer. Comme le cylindre en inox de cette longue cheminée, encore couchée au sol, à contre-emploi. Alliant la dureté de la matière à la douce rondeur de la forme, sa surface miroitante évoque la beauté épurée de l’objet industriel. Ce matin, nous découvrons l’œuvre en même temps que Michel Déjean, son auteur. Depuis le projet papier qu’il a soumis, modélisé ensuite en 3D par la Chaudronnerie du Ried, il n’en avait vu que des fragments. La sculpture, désormais assemblée, dresse trois cheminées cylindriques culminant à 110

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six mètres de haut. De quoi impressionner l’artiste, face à ce qui est, à ce jour, sa réalisation la plus monumentale. À l’inverse, les mensurations de l’œuvre n’affolent pas particulièrement les employés de la Chaudronnerie. « On est plus qu’habitués à traiter des pièces de cette ampleur. Notamment des cheminées, qui représentent entre trente et quarante pour cent du chiffre d’affaires de l’entreprise. La plus haute qui est sortie d’ici mesurait trente mètres, alors vous voyez… », nous renseigne Nicolas Stoeckel, chargé d’affaires. Nous sommes, décidément, embarqués dans un monde qui voit et conçoit à une autre échelle que la nôtre ! « En tout cas, ça me change des œuvres sur toile et de la peinture ! », constate Michel Déjean en suivant des yeux les lignes ascendantes de l’œuvre. Dans le calme de son atelier, il travaille depuis plusieurs années sur des séries de toiles, utilisant le cercle comme une trame et articulées autour du principe de répétition. « C’est un travail quotidien, minutieux et presque méditatif, une forme de zenitude ! » Une touche épurée, des formes simples et une quasi monochromie auxquelles s’ajoute une peinture fluide qui se fond presque dans la trame de la toile. « Quelque part, je suis minimaliste. L’idéal, ce serait presque de peindre avec de l’eau et qu’après ça disparaisse. Que ce qui reste à l’œil, ce ne soit presque rien ! » Le contraste est saisissant entre une peinture épurée qui dévoile le minimum et les contours massifs de la sculpture dont le poids se compte en tonnes. La matière y est rendue palpable dans toute sa matérialité.

Michel Déjean nous accorde qu’il se confronte assez rarement à l’acier et au métal : « C’est un médium qui est appelé à vivre 2 000 ans. En ce sens, c’est un peu l’inverse de ce que je prône dans ma démarche picturale, qui interroge la fragilité et la fluidité. » De la quête de l’immatériel à l’avènement de la matière, l’état d’esprit n’est pas le même. L’œuvre a été imaginée comme un totem, un emblème qui incarne une certaine pérennité. « Nous voulions quelque chose de visible, un repère tout en verticalité à placer aux abords de l’entreprise. Le projet est né de cette idée », raconte Nicolas Stoeckel. « Pour la Chaudronnerie, c’est une première, jamais nous n’avions fait de mécénat avant. Ce n’était pas un choix évident, au départ, nous étions un peu dans l’expectative ! » Et c’est aussi un peu de cette audace qu’a voulu retenir l’artiste. Matières et fragilités Autour des trois colonnes, s’enroulent six anneaux de différentes tailles. Ils viennent rompre la rectitude des fûts de métal et apportent l’énergie du mouvement. « Le cercle c’est un peu ma marque de fabrique, une forme pure qui peut symboliser beaucoup de choses, la terre, la cosmogonie, la maternité…», explique l’artiste. Dans une perspective plus ludique, le cercle évoque ici le cerceau. Le titre, Hula-Hoop, est venu après, comme un clin d’œil. « Le mot et l’idée sont vecteurs d’un dynamisme qui me plaisait bien ! » Pour son auteur, il rappelle la place centrale qu’occupe la jeunesse qui entreprend.


CHAUDRONNERIE DU RIED

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MICHEL DÉJEAN Hula-Hoop

Place Saint-Étienne

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Par Mylène Mistre-Schaal

LA MÉTAMORPHOSE

La métamorphose, le changement de forme d’un objet ou d’un corps est l’un des sujets de prédilection de l’histoire de l’art occidental depuis les origines. D’ailleurs, même sans le vouloir, une œuvre d’art, dans toute sa matérialité, évolue sans cesse : les couleurs se ternissent, les surfaces se craquellent ou se patinent. La problématique de la transformation, de l’évolution du médium dans le temps et dans l’espace, connaît une reviviscence toute particulière dans l’art contemporain. Une poignée d’artistes ont décidé de prendre en considération le processus évolutif de la matière quitte à le laisser vivre sa vie propre. Pensons par exemple aux sculptures de graisse de Joseph Beuys qui parient sur l’indétermination de la matière. En fonction des conditions climatiques, la graisse se fige ou se liquéfie, passant d’un état à un autre. Poussant encore plus loin la démarche, Michel Blazy emploie des matériaux organiques périssables dans ses installations. Il célèbre le règne du vivant tout en décortiquant le cycle de la nature et les mutations qu’il induit, de la dégradation au pourrissement jusqu’à l’apparition d’une nouvelle forme de vie. Avec Hula-Hoop, Michel Déjean mobilise dans une même œuvre alliages et techniques différentes. Acier, laiton, cuivre sont employés comme pour mieux célébrer les pouvoirs de la matière tout en suggérant une alchimie complexe.

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Chaudronnerie du Ried 2, rue Dorfmatt | Saasenheim www.cdried.fr Michel Déjean www.michel-dejean.fr

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Analyser la matière, c’est aussi reconstituer toute la généalogie de l’œuvre façonnée, en partie, par la machine. Quand nous la découvrons, son corps d’acier conserve encore les traces de sa conception. Rivetage, cintrage, soudures, comme autant de petites cicatrices qui en disent long sur le processus de création. Au passage, un maître-chaudronnier improvise une petite leçon de choses : « Ce qui est dur est, paradoxalement, fragile. Les soudures, ces coutures d’acier, sont délicates, elles demandent une attention toute particulière. » Pour Michel Déjean, ce processus de création partagé n’est pas chose courante. Après avoir proposé idées, dessins et croquis, il a remis son projet entre les mains de l’entreprise. « Je n’ai évidemment pas les capacités techniques pour réaliser la totalité d’une œuvre de cette ampleur. Tout un pan de la création m’échappe un petit peu, c’est assez magique ! » Dans le jargon de la Chaudronnerie, ce type de collaboration porte un nom bien particulier : les moutons à cinq pattes. Ils qualifient une autre facette de leur travail qui consiste à mettre à l’épreuve leur savoir-faire sur des projets uniques et sur-mesure. La base d’acier sera ensuite parée de couleurs qui rappellent la gamme des matériaux employés au quotidien par l’entreprise mé-

cène. Les trois colonnes auront une teinte différente. L’une des trois, bardée d’inox miroir martelé, permettra un jeu de lumière et de reflets évoquant la surface ondoyante de l’eau. Une fois galvanisé, le reste de l’œuvre sera thermolaqué dans une palette métallisée. À sa manière, le travail de la couleur, de la blondeur du laiton aux teintes vert de gris du cuivre oxydé évoque les déclinaisons du métal et de ses alliages. Et si le fer renvoie avant tout au pérenne, il n’est pas pour autant une matière inerte. En filigrane, Hula-Hoop souligne le pouvoir de transformation de la matière et le passage incessant d’un état à un autre. Après avoir questionné le pérenne et le transitoire, l’œuvre appelle un autre paradoxe, le mouvement dans l’immobilité. Ambiguïté que l’on retrouve dans le vocabulaire technique propre au façonnage des métaux. La galvanisation, étape cruciale de la création, rend la matière inoxydable, elle la fixe pour que le temps n’y ait plus de prise. À l’inverse, dans le langage courant, ce même mot renvoie à l’acte de mettre en mouvement quelque chose de figé, de donner une impulsion nouvelle. Sens qui rejoint l’idée motrice de Michel Déjean. Hula-Hoop, avec son énergie brute est un peu à l’image du verbe « galvaniser », entre immuabilité et dynamisme.


MENUISERIE MONSCHIN

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CATHERINE GANGLOFF Parade

Place du Corbeau

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Des volumes de bois superposés, comme des pépites colorées, s’élèvent place du Corbeau. Catherine Gangloff et la menuiserie Monschin présentent un travail sculptural qui interroge la volumétrie, la couleur et l’espace. Une mise en scène abstraite régie par un principe d’harmonie poétique.

FIBRES POÉTIQUES PAR

MYLÈNE MISTRE-SCHAAL ALEXIS DELON/PREVIEW

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Dans l’univers de Catherine Gangloff, le bois se révèle être une fibre conductrice. Le papier, les collages et les gravures des débuts, puis, le livre d’artiste dont les pages s’effeuillent. On retient aussi l’hommage land art rendu à l’arbre dans son environnement naturel. Sous son pinceau, une racine en partie dénudée prend des couleurs. Quelques touches de peinture turquoise font vibrer l’aubier, soulignent la forme sculpturale et les fibres noueuses du bois vivant. L’attrait pour ce médium lui vient aussi de l’enfance : « Le respect pour le bois m’habite depuis que je suis petite. Mon père le manipulait déjà : c’est lui qui m’a appris à tenir une scie. Aujourd’hui encore, j’ai certains de ses outils chez moi, comme ses vieux rabots ou ses matrices ! »

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Aux murs blancs de l’atelier sont accrochés ce que Catherine Gangloff appelle ses « petits théâtres ». De délicats assemblages de bois au format intime et minutieux. Juxtaposés les uns aux autres, ces fragments réunis entament un dialogue formel et coloré. Ils se constituent comme une phrase, ponctuée parfois d’anecdotes, de petits objets de céramique, de fils de fer… autant d’indices d’une réalité antérieure. « J’ai énormément de petits objets qui m’intéressent et que je garde. Ils sont là pendant des années, et, au moment venu, je leur redonne vie. Ils constituent une petite mémoire du temps passé, qui est fixée là. » C’est très naturellement, d’abord par curiosité puis en quête de matière première, que Catherine Gangloff est entrée en contact avec la Menuiserie Monschin du village voisin. « Je vais régulièrement chez M. Monschin, on se connaît depuis des années. Là-bas, j’ai la possibilité de fouiller dans des caisses qui renferment des chutes de bois, parfois même des éléments qui partiront à la déchetterie ! D’autres fois, c’est lui qui m’appelle, pour dire qu’il a mis quelque chose de côté pour moi. Il est venu à l’atelier, il sait ce que je fais et quelles pièces sont susceptibles de m’attirer… » Le menuisier et l’artiste reconnaissent d’ailleurs leur affection commune pour ces bribes de bois : « C’est un véritable échange de sensibilités ! » Les fragments choisis sont ensuite conjugués avec d’autres morceaux de bois sciés, poncés et peints dans un hasard maîtrisé : « Je me raconte des histoires, j’assemble, j’essaie, je défais et à un moment, je sens que c’est juste… je fonctionne complètement au déclic ! » Un puzzle ? « Oui, mais dans le cas du puzzle, il n’y a qu’une seule combinaison possible… moi, j’en ai plein ! », ajoute-t-elle dans un sourire. En proposant une forme de « recyclage poétique du réel industriel » (Pierre Restany) elle s’approche de l’esprit dadaïste, notamment de Jean Hans Arp, qu’elle cite volontiers comme source d’admiration et d’inspiration.


Une partition abstraite Parade, œuvre sculpturale proposée pour L’Industrie Magnifique, prolonge le cheminement initié par Catherine Gangloff dans ses « petits théâtres », tout en le développant à une autre échelle. Alors que les assemblages jouaient l’entre-deux, à mi-chemin entre la planéité et le volume, cette fois, le relief s’affirme en trois dimensions. Douze caissons de bois, aux facettes multiples sont piqués sur un mat vertical culminant à quatre mètres de haut. L’œil est d’abord emporté par la verticalité de l’œuvre, la gradation volumétrique des formes, sans que pour autant cette direction ne soit imposée au regard : les couleurs et les volumes se succèdent, ils invitent aussi à en faire le tour. Autour de ce projet, la collaboration entre la menuiserie Monschin et l’artiste concrétise des années de complicité tacite. C’est un travail qui a été créé de toutes pièces, en concertation. Plutôt que les habituelles chutes et planchettes, ce sont des panneaux en bois massif trois plis qui ont été employés, nous précise Claude Monschin. « En plus d’être stable, c’est un matériau très résistant, auquel a été adjoint de la résine de synthèse, imputrescible. C’est un matériau étonnant que nous utilisons depuis une trentaine d’années maintenant. » S’établit un mécénat actif qui met à disposition son savoir-faire. Les regards s’accordent, l’esthétique et le technique aussi. La genèse du projet s’écrit d’abord dans l’atelier de Catherine Gangloff. « Lors de la réalisation de la maquette, j’ai commencé par concevoir, un, deux, trois caissons… et je me suis laissée emporter ! Quand je me suis arrêtée, je me suis rendu compte que j’en avais fait douze, presque inconsciemment ! C’était le bon nombre, j’ai tout de suite fait le lien avec les douze mois de l’année et plus largement avec la notion de temps qui passe. » Si les couleurs qui parent les volumes de bois sont vives, elles demeurent régies par un principe d’harmonie naturelle. Deux tons de verts, du turquoise, du jaune et du blanc se mêlent dans une mise en scène sensible et harmonieuse. Comme une partition abstraite qui s’écrirait autour d’un axe vertical. Dans l’idée de départ, le mot « parade » évoque aussi le domaine du théâtre, du cinéma et de la danse. « J’ai découvert avec amusement, que l’une des significations de ce mot renvoyait à de petites scènes de rues, jouées à la porte d’un théâtre pour engager le public à y entrer. J’aime beaucoup cette idée : suggérer,

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c’est ce que j’essaie de faire dans mon travail en employant des petites bribes, des petits déclencheurs… » Rien à voir donc, avec l’ostentation et l’apparat que peuvent connoter le mot mais plutôt avec le rêve et la fantaisie. On retiendra aussi le discret clin d’œil à Picasso, Satie et Cocteau qui conçurent un ballet portant le même nom. Quand on la questionne sur le lieu qui recevra l’œuvre, Catherine Gangloff s’enthousiasme : « J’ai proposé la place du Corbeau et suis très contente que ma proposition ait été retenue ! Les arbres, les colombages créent un cadre très agréable. Je n’attends qu’une chose, que les feuilles sortent pour que Parade s’anime, vibre d’ombre et de lumière au gré des mouvements de la frondaison. » Si l’artiste a choisi des aplats de couleur plutôt que le motif qu’elle affectionne pourtant, c’est dans l’attente que le règne végétal en improvise un. Presque inconsciemment, on en revient à l’arbre des racines jusqu’à la feuille… Menuiserie Monschin 24, rue du Maréchal Leclerc Griesheim-sur-Souffel www.monschin.fr Catherine Gangloff www.catherine-gangloff.com

Catherine Gangloff et Claude Monschin


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Par Mylène Mistre-Schaal

LE FRAGMENT

Montage de l'œuvre dans l'atelier de Catherine Gangloff

L’Industrie Magnifique

Le fragment et ses synonymes, éclats, morceaux, débris, évoquent une petite partie d’un tout, qui n’avait pas vocation à devenir autonome. Riche d’un passé dont il conserve la mémoire, le fragment est aussi un objet nouveau, indépendant. Dans les collages cubistes ou les photomontages dadaïstes, la confrontation d’éléments disparates suggère de nouvelles associations visuelles et poétiques. Bien souvent, ces assemblages magnifient ce qui est méprisé, oublié voire détruit : les rebuts, les chutes, les restes. Des morceaux de bois flottés par exemple, comme ceux glanés par Jean Hans Arp au hasard d’une promenade et qui prendront tout leur sens dans la Trousse d’un naufragé (1921). Du haïku au remix en passant par le cut-up, le XXe siècle valorise la bribe, le mélange ou le morcellement. Un recyclage poétique du réel qui permet aussi de s’affranchir des normes établies. Catherine Gangloff nous a confié que l’idée d’une œuvre composée de différentes parties, fragmentée, l’intéresse pour l’apport que créent les écarts. Écarts de couleur et de formes qui s’expriment en trois dimensions dans Parade. Étymologiquement, le fragment est d’abord synonyme d’inachèvement et qualifie un ouvrage littéraire non terminé. Mais dans son acception contemporaine, il est aussi, possiblement, le germe d’une œuvre à venir.


Hector, le chien de Renato Montanaro, est une star. Dans sa version monumentale réalisée avec Thurmelec, il s’est enrichi d’or et de lumière. Les Mulhousiens le connaissent bien, les Strasbourgeois se font une joie de le rencontrer.

DE PUCE ET D’OR PAR

THURMELEC

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RENATO MONTANARO Hector

Place des Tripiers

LISA LAROCHE SÉBASTIEN BOZON

PORTRAIT

Un crucifix profane surplombe l’atelier de Renato Montanaro : Jésus n’est pas prisonnier de clous, mais libéré par deux pinceaux tenus dans ses mains. « Dieu est un artiste, il a peint le monde », nous dit ce peintre et sculpteur, en nous voyant observer l’icône. Ses influences méditerranéennes sont évidentes, et alors que l’entretien n’a pas encore commencé, il parle avec passion de Picasso et Michel-Ange. Après cette belle entrée en matière, nous abordons le cas d’Hector, ce bouledogue qu’il a créé en 2004, avant de le décliner de bien des façons : en très grand, en miniature, en terre ou en bronze. Le chien devenu star a connu un succès retentissant, figurant même parmi les mille meilleures ventes d’œuvres d’art au monde en 2008. La version de Thurmelec a été réalisée alors que cette entreprise spécialisée en électronique dans les domaines du médical, du transport, des télécoms et de l’industrie était invitée à présenter son activité sur le parvis de la Chambre de Commerce et de l’Industrie de Mulhouse Sud Alsace en 2016. Du fait de sa miniaturisation, l’électronique est difficile à exposer, Michel Morer, le président de Thurmelec, et son fils Guillaume, 118

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responsable de la communication, ont pensé à Renato Montanaro et à son fameux Hector. Tous deux connaissaient le travail du sculpteur. L’Hector monumental d’une taille de 2,50 m de long sur 1,30 de haut, recouvert intégralement de feuilles d’or, dormait sagement dans l’atelier. C’était l’occasion de le réveiller. Renato décida d’exploiter cette œuvre, majestueuse, mais délaissée. « Mon toutou était disponible, je ne leur ai rien dit et j’ai fait des tests : j’ai utilisé leurs petits composants électroniques et je les ai collés avec de la Patafix. J’ai d’abord fait des tâches, rappelant celles des vaches que j’ai beaucoup exploitées au cours des premières années de ma carrière. » Mais cette idée ne lui plaisait pas, il avait besoin d’une nouvelle inspiration. « J’ai eu un petit moment de panique, puis je suis allé sur leur site et je suis tombé sur une photo d’un arbre électronique. J’ai immédiatement su qu’il fallait exploiter cette idée. » Renato décide alors de créer un arbre similaire sur le flan d’Hector. « Ils ont une palette de composants offrant une multitude de couleurs et de formes ! », ajoute-til avec enthousiasme. « L’œuvre était destinée à l’entreprise, mais elle devait également me ressembler et être identifiable à Montanaro. »,

explique Renato. On se fait la réflexion qu’avec la présence d’Hector, il eut été difficile de l’identifier autrement. La sculpture est présentée à Michel Morer ; elle est immédiatement adoptée, puis exposée à la CCI. « Cette exposition était très importante, le parvis y est magnifique. Mais la sculpture était livrée à elle-même pendant un mois en extérieur, sans gardiennage. Je ne voulais pas la laisser comme ça. Je lui ai fait faire un capot en plexiglas ainsi qu’un socle accompagné d’éclairage, nous explique l’artiste. Elle devenait d’un coup quelque chose de précieux. » Michel Morer nous le confirme : « Hector est devenu la mascotte de l’entreprise. » Justement, que devient-il Hector quand il ne part pas en balade, retourne-t-il à la niche ? « Il est placé au milieu de l’atelier, ainsi les employés peuvent le voir tous les jours », nous renseigne Michel Morer. Un royal canin, en quelque sorte. Qui en plus nous fait des petits. « Depuis que nous avons acheté Hector, nous montons des expositions éphémères dans nos locaux. Nous avons la volonté de montrer à tous, y compris à nos salariés, que l’art est accessible. » Cette manière de faire a anticipé L’Industrie Magnifique. « Oui, cette volonté


Photo : DR

de mélanger art et industrie, nous l’avions déjà adoptée. Si bien qu’avec Hector, nous étions prêts. » L’entrepreneur ne cache pas sa joie de participer à l’événement en « petit Poucet », au côté des « grands noms et du fleuron de l’industrie alsacienne. » Il le fait avec un gage de succès : Hector, l’ami fidèle, qui vit selon Renato « une nouvelle jeunesse ». Le sculpteur nous l’avoue : « Je n’en pouvais plus de mon Hector, Thurmelec me l’a ressuscité ! » Il se montre très enthousiaste à l’idée de ce nouveau déplacement strasbourgeois. Ce grand bouledogue scintillant et coloré ne manquera pas d’attirer l’œil des passants, c’est une certitude. L’excitation est palpable chez cet artiste pour qui l’accessibilité de l’art est aussi une conviction profonde : dès qu’il peut, il accueille des classes d’enfants dans son atelier, du début de la maternelle à la fin primaire ; il leur ouvre les portes de son univers. « Il y a eu des moments de pur bonheur ! », raconte l’artiste, nous expliquant que certains enfants ressortent changés de cette expérience. Il revendique un art qui se veut à la fois persévérant et sublime : « L’art, c’est une remise en question permanente. Quand j’ai la sensation 119

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d’être allé au bout d’une idée, ça ne m’amuse plus. J’ai besoin de me renouveler. Au fond, je crois que je suis un peu resté un gamin. » Sa candeur l’amène à explorer bien des voies, du cubisme au pop’art sans perdre de vue une esthétique qui lui est propre : « Mon écriture reste. » Son inspiration prend racine dans la continuité de grands artistes du sud, tout en cueillant instinctivement des idées dans un quotidien ordinaire, qu’il exploite de façon quasi pulsionnelle, sans jamais les abandonner. Depuis plus de vingt ans, Renato Montanaro crée sans s’arrêter dans son atelier. Quoiqu’il arrive, il crée. « Je ne sais pas si je suis un bon ou un mauvais artiste, je laisse les gens en juger. Ce qui est important, c’est de savoir si on est un artiste. Et ça, j’en ai la certitude : j’en suis un ! » Thurmelec Aire de la Thur | Pulversheim www.thurmelec.fr Renato Montanaro renato-montanaro.com


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Par Emmanuel Abela

LE SUD

Renato Montanaro

L’Industrie Magnifique

« On dirait le sud, nous chantait le mélancolique Nino Ferrer, le temps dure longtemps, et la vie sûrement plus d’un million d’années. » Ne devrait-on davantage s’interroger sur ce sud justement, tant la lumière douce et scintillante de la Méditerranée semble avoir conditionné les formes artistiques les plus diverses dès l’Antiquité : l’Égypte, la Grèce, l’art étrusque, Rome, l’Empire d’Orient, l’Espagne méridional et bien sûr le Maghreb fourmillant au cours de l’Histoire de mille intentions plus admirables les unes que les autres. Renato Montanaro, l’homme du sud, retient trois artistes jalons, Michel-Ange, Pablo Picasso et Constantin Brancusi. Tous trois ont exploré les formes courbes, généreuses mais fermes, baignées de lumière, comme le signe d’une intense charge émotionnelle. Une ligne est tracée du premier vers les deux autres, comme un fil conducteur régulier : classicisme et goût de l’achèvement, rupture maîtrisée et affirmation d’une forme de sensualité. La chanson disait : « Et toujours en été. » Le sud, comme promesse d’éternité.



La classe de Segpa du collège Fustel de Coulanges, à Strasbourg, participe à L’Industrie Magnifique ! En collaboration avec Le Vaisseau, les élèves recréent les célèbres ailes de la machine volante de Léonard de Vinci. Derrière ce choix, tout un cheminement. Reportage.

En haut : les élèves de la classe Segpa invités au Hager Forum. En bas : découverte des ailes dans l'atelier du Vaisseau.

Le bel envol Par Lisa Laroche Photos Henri Vogt

Ce vendredi matin, tout le monde s’active dans l’atelier du collège Fustel de Coulanges. La vue imprenable sur la Cathédrale donne à l’endroit une aura particulière. Les élèves sont ici en pleine fabrication de portesclés d’acier représentant les ailes de Vinci, d’autres réparent et remettent à neuf un vélo. Le professeur, Thomas Loiseau, nous explique que ces élèves ont besoin d’être constamment stimulés pour progresser. L’Industrie Magnifique représentait donc un challenge, perçu comme une précieuse opportunité par tous les élèves. Le directeur de la classe de Segpa, Patrick Aublin, a été contacté pour participer au projet au début de l’année 2018. Il a accepté de faire partie de l’aventure pour plusieurs raisons : « J’étais partant parce les mots art et industrie se retrouvaient côte à côte. L’esthétique et la production industrielle sont deux pôles de notre formation. » Pour lui, L’Industrie Magnifique représente un tremplin et appelle plusieurs parallèles : « Les initiales A et I, de Art et Industrie, correspondent dans l’Éducation nationale à Adaptation et Inclusion. Mon rôle est d’inclure ces élèves en difficulté. Elles font aussi écho à Intelligence Artificielle, une technologie qui attend mes élèves dans le futur. » Plusieurs strates viennent se superposer p our former le sens 122

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global de cette œuvre collective et lui donner une force pédagogique et émotionnelle. Le choix s’est porté sur les ailes de la machine volante de Vinci car une œuvre similaire avait été réalisée dans le cadre d’un concours par une classe du collège en 2003, aujourd’hui exposée dans le hall de l’école. « Derrière cette nouvelle expérience autour des ailes, il y a l’idée de persévérance chère à une classe de ce type : quand on n’arrive pas à réaliser quelque chose, il faut trouver une façon différente de réussir, recommencer. Il y a l’idée d’un parcours. » Le directeur semble très attaché à la symbolique : à ce que l’œuvre représente pour ses élèves, et ce qu’elle montre d’eux. En plus, celles-ci correspondent aux deux ailes distinctes du bâtiment : l’ancienne et la neuve inaugurée en 2009. En attendant le début de l’événement, l’œuvre, faite de bois et de cordes pour l’heure inachevée, est entreposée au milieu de l’atelier du Vaisseau. Le centre de découverte des sciences et des techniques a encadré le projet placé sous la responsabilité de Régine Jehl, responsable technique, et de Sabine Ieschia, la directrice. Si les élèves n’ont pas directement réalisé l’œuvre, ils ont conçu ses plans et sa maquette. Ce jour-là, fiers et curieux du procédé de fabrication, ils questionnent l’équipe de Vaisseau et s’approprient l’œuvre en glissant leurs mains sur la matière. Vers l’infini et au-delà Son nom : Envol pour l’avenir. Un titre fort. Il représente le saut hors du nid pour ces jeunes qui partiront en apprentissage l’année prochaine. Cécile Delattre, conseillère départementale en charge des affaires culturelles, a organisé le projet, et explique : « J’accompagne les élèves. Je me suis


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En haut : réparation d'un vélo dans l'atelier de la classe Segpa. En bas : partie de baby   foot au Hager Forum.

« J’étais partant parce les mots art et industrie se retrouvaient côte à côte. L’esthétique et la production industrielle sont deux pôles de notre formation. » Patrick Aublin, directeur de la classe Segpa du collège Fustel de Coulanges

attachée à eux. Au départ, on est dans la création de l’œuvre, puis on cherche à intégrer ces jeunes à une vie professionnelle. » La démarche est d’abord créative et ludique, puis pousse ses objectifs plus loin que L’Industrie Magnifique elle-même. « Le but est de leur apporter quelque chose de concret. Nous voulons assurer leur avenir », ajoute-telle. Tout en collant sur les ailes une petite plaque de bois gravée de leurs signatures, Noah, Ottman, Anis, Ridouane, Ahmed, Anis, Jessy, Sercan et Mamadou ont la sensation de vivre un grand moment ! Ridouane, l’un des élèves de la classe, explique qu’il a été touché par l’intérêt qu’on a porté à sa classe au travers de L’Industrie Magnifique : « Ils nous ont fait visiter l’entreprise Hager et nous donnent l’occasion de prendre la parole, on est fiers. » On se souvient de cet instant très courageux, où ils ont expliqué leur démarche, les mains derrière le dos, devant un parterre d’entrepreneurs et d’artistes réunis afin de finaliser l’organisation de la manifestation. Ils ne se sont pas démontés, et y sont allés. Ça valait bien une partie de baby foot enflammée et libératrice dans l’Hager Forum. « Monsieur Loiseau, il n’est pas bon au baby ! », s’amuse l’un d’entre eux, qui se rêve en Ronaldo. « Vous avez vu comment il s’est élevé dans le ciel contre la Juventus ? » Allusion à un retourné acrobatique d’anthologie avec le Real en Ligue des Champions. On lui signale que lui aussi, il a pris son envol. « Oui, à plus de deux mètres de haut ! », nous fait-il remarquer, les yeux plein de rêves. Ridouane voit ce projet comme une inscription dans l’histoire de la ville, et la sienne. « Quand on sera grand, on pourra montrer notre œuvre. Elle restera. » Ahmed, un autre élève, ajoute : « C’est la première fois que je prends la parole en public, la première fois que je crée quelque chose. C’est une nouvelle expérience. » Ces jeunes n’ont pas peur du lendemain, ces ailes le racontent bien. Chacun a des projets : l’un veut devenir boulanger, l’autre hésite entre menuiserie et plomberie. Malgré leur jeune âge, ils ont confiance en l’avenir,

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et en eux. Envol pour l’avenir représente les ailes invisibles que chacun porte dans son dos, et qui leur permettront de devenir les adultes ambitieux de demain. Œuvre exposée au Conseil Départemental du Bas-Rhin Place du Quartier Blanc | Strasbourg www.bas-rhin.fr 3 → 13.05 (dans le cadre de L’Industrie Magnifique)

Collège Fustel de Coulanges 4, rue Jacques Peirotes | Strasbourg www.college-fusteldecoulanges.com


Matières premières Par Cécile Becker Photo Christophe Urbain

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Si L’Industrie Magnifique a provoqué une rencontre entre artistes et entreprises, les liens entre ces deux entités qu’on suppose éloignées préexistent. À la Haute École des Arts du Rhin (partenaire de l’événement), les étudiants sont très tôt confrontés au monde industriel, où ils piochent techniques et matières premières. Cas d’école.


Au premier étage de la Haute École des Arts du Rhin, ce jour-là, l’espace est à peu près désert : les étudiants que nous croisons sont affairés dans les ateliers au sous-sol que nous sommes amenés à traverser, déviation pour cause de travaux oblige. Déviation heureuse : quand le cliché voudrait que l’artiste rêvasse à sa prochaine œuvre, ici, il fabrique, fait, teste, prototype, échoue et recommence. Une vision aussi tangible que les tas de matières premières amoncelées dans les couloirs que Charles Kalt, artiste, enseignant à Strasbourg et responsable de l’atelier transversal Impression(s) – et notamment fondateur de l’imprimerie Lézard Graphique – défend : « Je suis partisan du “faire”. Je suis sûrement un peu old school mais je crois aux vertus de production du travail. » Très régulièrement, il invente des workshops, très souvent dans les industries car, dit-il , « Il est capital de sortir les étudiants, de travailler avec des gens de l’extérieur qui connaissent des techniques qu’eux ignorent, de les confronter aux machines. » Création d’étiquettes pour le domaine viticole Dopff, de sucettes et drapeaux avec JC Decaux… il ne cesse d’inventer de nouvelles formes et souhaite que les étudiants, qu’il considère déjà comme des artistes, se fondent dans le décor qu’ils approchent pour mieux en dégager compétences et créativité. Il monte dès les années 90 le workshop Impression au rouleau compresseur avec Colas Est, entreprise de BTP : « J’ai voulu que le workshop dure plusieurs jours de suite, qu’on vive 8h/jour sur place, au rythme des ouvriers. » À raison d’une session tous les trois ou quatre ans (« impossible d’être précis, on fait tellement de choses ! »), le workshop réunit une dizaine d’étudiants-artistes, toutes sections confondues (Art-Objet, Communication graphique, Design, Design textile, etc.). Ils proposent un projet d’impression et sont embarqués avec les professeurs Charles Kalt et Didier Kiefer, enseignant à Mulhouse, dans un lieu pouvant accueillir la machine. Charles Kalt raconte : « La première fois que j’ai eu cette idée et que je suis allé voir Colas Est, ils étaient réticents : un rouleau compresseur mobilisé plusieurs jours ailleurs que sur un chantier, c’est forcément une perte. » L’entreprise accepte dans les premiers temps de céder le rouleau compresseur les jours d’intempéries, un ouvrier aux manettes. « Au fur et à mesure des années et de notre implication, 127

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les ouvriers eux-mêmes y ont pris goût : il arrive que Colas nous laisse la machine, qu’on peut nous-mêmes conduire. Aujourd’hui, ils nous appellent pour nous demander de revenir ! » Un outil de travail des plus classiques utilisé pour des projets d’art qui leur permet de décaler leur regard, et peut-être même d’inventer de nouvelles applications : « Qui qu’on soit, artiste ou entrepreneur, on a besoin de transformer nos idées. De cette rencontre naîssent des projets, des objets, des passerelles… » Et pour l’école, c’est un vrai bénéfice. Imprimer au rouleau compresseur n’est pas (seulement) une coquetterie répondant à une folie des grandeurs, c’est forcément dépasser les formats habituels d’impression, donc sortir du cadre, mais aussi tester de nouveaux outils et techniques. Certes la HEAR bénéficie aujourd’hui de la plus grande presse taille douce de France, mais le rouleau compresseur suppose d’autres contraintes techniques – le propre du travail de l’artiste qui est amené à tordre la matière mais à se plier lui-même aux exigences de l’outil. Au rouleau compresseur, il s’agit d’être précis (« c’est comme dessiner avec un balai ») et notamment pour une œuvre qui nécessite plusieurs passages (en sérigraphie, une couleur = un passage) – c’est le cas de L’Origami signé Lili Sato, présenté dans le patio de l'école, qui réunit le résultat de plusieurs workshops passés. Sable pour mettre le sol à niveau, construction de panneaux et rails pour stabiliser, transfert du dessin gravé sur bois (dans certains cas), dépôt de la Impression au feuille et de carré de moquettes pour rouleau compresseur protéger… Les gestes, répétitifs (comme Œuvres de Nelly Zagury, Claire ceux de l’ouvrier…), sont minutieux et le Isorni, Annie Sibert, Lili Sato, résultat, sidérant de détails : que ce soit Margaux Jacques, Jeanne Avril. l’impression d’une peau d’animal frôlant 3 → 13.05 la précision d’une radiographie (Les Patio de la HEAR peaux, Nelly Zagury), les traits d’un bleu 1, rue de l’Académie de travail encré (Bleu de travail, Annie www.hear.fr Sibert) ou le bois ajouré permettant de texturer des roses entremêlées (La Rose, Jeanne Avril), l’utilité du grand format et du rouleau compresseur ne sont, au regard de l’accrochage, plus à prouver. Nul doute qu’après de telles expériences, les étudiants-artistes aient envie de frapper à la porte des industries…

(dans le cadre de L’Industrie Magnifique) Semaine 10h → 18h Samedis 14h → 18h

À l’occasion du week-end Diplômes 2018 (du 28 juin au 1er juillet), l’école propose une visite aux entreprises le jeudi 28 juin. Infos : amis@hear.fr


LE PARCOURS MAGNIFIQUE

03 13.05 2018

Informations sur www.industriemagnifique.com

PARVIS MALRAUX

PLACE DU CHÂTEAU

PLACE BROGLIE

AUBETTE

Les Vents du Rhin Raymond E. Waydelich + Croisieurope

Mammuthus Volantes Jacques Rival + Aquatique Show & Soprema

La Planète Schmidt Éric Liot + Schmidt Groupe

Mon Énergie Tomi Ungerer + ÉS

� Atelier création florale 12.05 | 16h-18h

PLACE D’AUSTERLITZ Mann auf Stier Stephan Balkenhol + Hager Group

� Découverte de l'œuvre pour les non-voyants 06.05 | 15h-17h � Atelier pour enfants 12.05 | 14h-16h

PLACE DU CORBEAU Parade Catherine Gangloff + Menuiserie Monschin

TERRASSE ROHAN MurMur David Hurstel + Wienerberger

PLACE DU MARCHÉ GAYOT La Boîte à rêves Olivier Roller + Trianon Résidences

� P résence de l’artiste 03.05 | 10h-17h � A teliers photo avec l'artiste 05.05 | 10h-12h et avec Trianon 09.05 | 10h-12h

PLACE DES TRIPIERS

PLACE SAINTÉTIENNE

Hector Renato Montanaro + Thurmelec

Hula-Hoop Michel Déjean + Chaudronnerie du Ried

� Présence de l’artiste 05.05 | 11h-13h

PLACE GUTENBERG The Origin of the World Marc Quinn + Würth

� Rencontre avec les guides du musée Würth 05.05 | 15h-16h 09.05 | 15h-16h 12.05 | 15h-16h

HEAR 1, rue de l’Académie

I mpression au rouleau compresseur étudiants + Colas Est

PLACE ADRIEN ZELLER Puddles Capucine Vandebrouck Travail 1, 2, 3, 4, 5 Alain Bernardini + Région Grand Est

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L’Industrie Magnifique

� Animations : jeux autour de l'œuvre 04.05 | 10h-18h 07.05 | 10h-18h 08.05 | 10h-18h

Image Électrique Mathieu BernardReymond, Léo Delafontaine, Thomas Jorion + EDF

A Bird, a Boat and finally a Plane Baptiste Desjardin + Fels

Vase Manifesto Incolore Zaha Hadid + Lalique

Perspectives poétiques n°21 Benjamin Kiffel + Fehr Groupe

� Présence de l’artiste 05.05 | 13h - 18h 12.05 | 15h - 18h � Animation pour les enfants 05.05 | 13h-18h

Rayonnements Pierre Petit + Caddie

� Présence de l’artiste 03.05 | à partir de 18h30 04.05 | 15h - 18h 05.05 | 11h - 13h 15h - 18h30 09.05 | 15h - 18h 12.05 | 11h - 13h 15h - 18h � Ateliers dessin 05.05 + 09.05 toute la journée

PLACE KLÉBER

Pétrole Christophe Bogula + Rubis Terminal

PLACE BENJAMIN ZIX L’Envolée chromatique Bénédicte Bach + Tannerie Haas � Présence de l’artiste 05.05 | 15h-18h 08.05 | 15h-16h 13.05 | 15h-18h

HÔTEL DU DÉPARTEMENT En Vol pour l’Avenir classe SEGPA (collège Fustel de Coulanges) + Le Vaisseau & CD 67

Barbie de Flore Flore Sigrist + Afi Esca

TRAM

Pixis AV Exciters + CIC Est

Tram by Faile collectif d’artistes FAILE + CTS


Nos hors-séries aussi sont magnifiques ! zut-magazine.com chicmedias.com


AGENDA

03 13.05 2018

Informations sur www.industriemagnifique.com

JEUDI 3.05 CONVERSATION Le regard d’un designer sur Mann auf Stier de Stephan Balkenhol Café Berlin | 14h → 16h

VENDREDI 4.05 CONFÉRENCE L’art contemporain et stratégies d’entreprise CCI Strasbourg | 8h → 10h30 CAFÉ PHILO Qu’est-ce que l’innovation ? Café Berlin | 15h → 17h RENCONTRE Wouter Van der Veen, Peter Knapp Librairie Kléber | 17h CONFÉRENCE L’art, un défi permanent Grande salle de l’Aubette | 18h

SAMEDI 5.05 HISTOIRE DE LIM La genèse de L’Industrie Magnifique Grande salle de l’Aubette 14h30 → 15h30 CAFÉ PHILO Art et innovation, quel lien ? Le Gayot | 14h → 15h LECTURE Fabiola Kocher, comédienne Librairie Kléber

LECTURE Christophe Feltz, autour de l’œuvre de Marc Quinn Place Gutenberg | 14h → 17h ATELIER L’Art-boratoire, entre mathématiques et art (pour lycéens) Café Berlin | 10h → 12h + 14h → 16h RENCONTRE La Passion de l’excellence, avec les élèves des écoles d’outillage de Hager Group Place d’Austerlitz 10h → 17h PRÉSENTATION DE LIVRE Caddie, itinéraire d’une icône française Place Broglie toute la journée

LUNDI 7.05

JEUDI 10.05 DÉBAT L’art éphémère dans la ville est-il durable ? Grande salle de l’Aubette | 16h ATELIER IMPRESSION 3D Scannage et impression FabCafé (Shadok) 14h → 15h (15 € portrait 25 € impression buste) Infos : www.av-lab.net ATELIER CUSTOMISATION Customisation au laser d’une lampe filaire FabCafé (Shadok) 18h → 20h (50 €) Infos et inscriptions : www.av-lab.net

VENDREDI 11.05

MERCREDI 9.05

CONFÉRENCE Quand le mécénat devient facilitateur de rencontre sur son territoire entre l’art, l’industrie et le grand public Auditorium de la Région Grand Est | 17h

HISTOIRE DE LIM La rencontre entre l’art et l’industrie Salle de l’Aubette | 17h30

TABLE-RONDE Femmes dans l’industrie, tout un art Café Berlin | 17h

ATELIER DÉCOUPE LASER La Fabrique d’animaux FabCafé (Shadok) 18h → 20h (de 5 → 25 € selon l’animal découpé)

LECTURE L’industrie fête Gutenberg Librairie Kléber | 17h

HISTOIRE DE LIM L’art au cœur de l’entreprise Salle de l’Aubette | 18h

SAMEDI 12.05 CONFÉRENCE Changer ! Grande salle de l’Aubette | 16h

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L’Industrie Magnifique

ATELIER FABLAB MOBILE Initiation au scanner et à l’impression 3D Place Gutenberg | 14h → 17h www.av-lab.net COCKTAIL GIRLY ET SHOWCASE Autour des œuvres de Flore Sigrist Galeries Lafayette | 18h

+ VISITES GUIDÉES avec l’Office de Tourisme de Strasbourg (www.otstrasbourg.fr) : 2 parcours possibles, 1h30, 7,50 € + CONCERTS, SPECTACLES ANIMATIONS MUSICALES 03.05 | 05.05 | 06.05 | 08.05 | 10.05 | 12.05 | 13.05. + EXPOS Tango&Scan au Shadok, L'Industrie en Vitrine à la CCI Alsace, Les Magnifiques à Aeden Gallery, Making off à la Galerie La Pierre Large + CONCOURS PHOTO postez vos selfies avec une œuvre de L’Industrie Magnifique sur Instagram avec le hashtag #selflim2018 – plein de cadeaux à gagner + JEU DE PISTE L’Industrie Magnifique sur CityQuizz, application gratuite disponible sur l’AppStore et Google Play. Toutes les informations sur industriemagnifique.com




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