ZAP - Zone d'architecture possible n°2

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Zone d’architecture possible Numéro — 02 Gratuit / 04.2019

Penser le logement

École nationale supérieure d'architecture de Strasbourg


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Rétrospective La vie de l’école Carnet de voyage Dans la mangrove de Can Gio Tribunes — Quels logements pour demain ? par le magazine Biche — Concevoir un espace durable, par Lionel Debus

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Portrait Anne-Laure Better, architecte, enseignante à l’ENSAS, et Équerre d’argent.

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Dossier Penser le logement

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Perspectives. Mettre les désirs des habitants au cœur des projets de logements.

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Dans l’histoire. Quatre intérieurs emblématiques du mouvement moderne.

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Plan large. Des logements exemplaires, choisis et commentés par des enseignants de l’école.

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Étude de cas. Le projet Rivactive, sur l’îlot Starlette à Strasbourg.

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Perspectives. Le logement comme vecteur d’inclusion et de développement individuel.

44 Point technique.

Face à une précarité énergétique élevée, rénover plutôt que reconstruire.

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Travaux d’école. Deux projets d’étudiants qui ont choisi le logement, et deux approches différentes.

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Dans l’atelier. Des étudiants de master imaginent comment « Habiter et vieillir ».

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Portraits d’espaces. Des Strasbourgeois nous ouvrent les portes de leur logement.

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Perspectives. Redonner aux étudiants la culture du logement.

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Du grain à moudre. Quelques références théoriques.

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Extra-muros. Vers un logement qualitatif ? Le point de vue d’un élu et d’un promoteur.

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Agenda

Directeur de la publication Jean-François Briand Coordination de projet Frédérique Jeanroy Contributeurs Lionel Debus Le magazine Biche Anne-Sophie Kehr Remerciements à Anne-Laure Better, Géraldine Bouchet-Blancou, Dominique Coulon, Olivier Gahinet, Majda Khatmi, Élise Koering, Dominique Laburte,Valérie Lebois, François-Frédéric Muller, Hélène Pinaud, Loïc Picquet, Michel Spitz, Maude Thiebaut.

Une publication réalisée par chicmedias Rédaction en chef Sylvia Dubost Direction artistique et mise en page Hugues François / brokism Rédacteurs Emmanuel Abela Cécile Becker Marie Bohner Sylvia Dubost Photographes Pascal Bastien Christophe Urbain Henri Vogt Illustration couverture Laurent Moreau

Ce magazine est édité par l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg 6-8, boulevard du président Wilson BP1003 67068 Strasbourg cedex www.strasbourg.archi.fr Tirage : 4000 ex Dépôt légal : avril 2019 ISSN : en cours Impression : Ott imprimeurs Diffusion : Novéa


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Espaces intimes collectifs Par Jean-François Briand, directeur de l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg

— Nous avons décidé de consacrer ce deuxième numéro de ZAP au thème du logement, parce que le logement est l’affaire de tous, non seulement par son usage, mais aussi parce qu’il façonne notre imaginaire et notre inconscient : lumière, matériaux, odeurs, sons, ambiance. Inconscient individuel mais également collectif en instituant un rapport dialectique entre les espaces privés et publics. Car le logement révèle autant les liens entre l’individu et le groupe que ses propres aspirations individuelles. L’exposition de 2007 au Pavillon de l’Arsenal à Paris intitulée Logements : matière de nos villes résumait assez justement ce concept formulé de façon plus savante dans le métier par le rapport entre typologie (celle du logement) et morphologie (celle de la forme urbaine). Mais le logement est également la pierre de touche de l’évolution d’une société, de ses choix et de ses espoirs, de l’image qu’elle souhaite donner d’elle-même à un moment donné de son histoire. Car le logement accompagne et sert de support, dans sa propre temporalité, aux monuments plus emblématiques, témoins d’une histoire collective dans laquelle chacun peut se reconnaitre. Le logement est aussi le révélateur de la capacité d’innover, d’imaginer d’autres modes de vie, de renouveler, plus globalement, son environnement dans un lien plus ou moins assumé avec le patrimoine. Il donne lieu régulièrement à la production de projets manifestes (condensateur social Narkomfin de Moscou, Unités d’habitation de Marseille, Cité manifeste de Mulhouse), mais à l’inverse le choix de prioriser des valeurs d’usage éprouvées et non pas l’exceptionnel, révèle une autre forme de posture, également respectable, dans sa recherche de perfection. Parce que ce magazine s’adresse à tous, il aborde le sujet du logement de façon plurielle et complémentaire à l’instar de la communauté de l’école, la parole est donnée aux étudiants dans une tribune libre, aux enseignants-chercheurs, aux concepteurs mais également aux usagers par des témoignages en lien direct avec une réalité, et un quotidien que nous partageons tous, et qui ne seraient rien sans le travail de l’architecte, fusse-t-il trop souvent oublié dans les méandres de l’histoire.


LA VIE DE L’ÉCOLE

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WORKSHOP

Moon Village 4.02

8.02.19

Le workshop Moon village, troisième de ce type, a réuni une trentaine d’étudiants, majoritairement issus de l’ECAM-Strasbourg Europe (École Catholique d’arts et métiers), de l’International Space University et de l’ENSAS. La conférence inaugurale faisait intervenir Bernard Comet, médecin des astronautes et président du Medical board de l’ESA (Agence Spatiale Européenne) et Ondrej Doule, chercheur au Florida Institute of Technology. Pour nourrir leurs réflexions, les étudiants ont pu profiter des interventions de trois experts Kyunghwan Kim (Lunar Co-Hab), Guy Pignolet et Monika Lipinska (Lunar Light House).

Le module d’habitat SHEE dans un environnement analogue à celui de la planète Mars © SHEE Consortium 2014

En partenariat avec l’organisation non-gouvernementale internationale Moon Village Association, le workshop est une des actions du réseau international scientifique thématique ARCHES, porté par l’ENSAS, dont l’objet est de générer des connaissances et innovations sur les architectures en milieux extrêmes, comme l’espace et les planètes du système solaire, les océans et les univers sous-marins, la haute montagne, les déserts ou les calottes glaciaires de notre planète…


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Organisé par les associations Bétocib, CIMbéton et la Fondation École Française du Béton, sous le patronage du ministère de la Culture, ce prix a pour but de révéler les futurs professionnels, de les parrainer et de leur offrir une visibilité à l’orée de leur entrée dans la vie professionnelle. Le 1er prix 2018-2019 a été attribué à Aline Cousot et Enzo Sessini, étudiants de l’ENSAS, pour leur projet « La ville cryptée - Sous-sol de la place d’Italie, support de nouvelles spatialités », sous la direction de Dominique Coulon, Didier Laroche et Thomas Walter. À l’ère d'une densification extrême des métropoles et d’un étalement urbain toujours plus préoccupant, le projet de fin d’études des deux jeunes architectes questionne ces dynamiques et propose une solution afin de préserver les derniers vides urbains : l’investigation des sous-sols. Le projet d’Aline Cousot et Enzo Sessini a également obtenu fin avril le prix M.A.F. du meilleur Projet de Fin d'Études 2019 de l'Académie d'architecture.

CONCOURS

Trophée béton Écoles 10.01.19


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CONCOURS

FIBOIS 2018-2019

À l’invitation de la fédération interprofessionnelle de la filière du bois (FIBOIS), des équipes mixtes composées d’étudiants de l’ENSAS et de la licence professionnelle construction bois (portée par le Lycée Couffignal de Strasbourg et l’École nationale supérieure des techniques et industries du bois d’Épinal) ont concouru pour la réalisation d’un abri forestier en hommage au président de la fédération, Jean Maegey. Le jury composé de professionnels de l’architecture, de la protection des ressources forestières, de l’exploitation et de la construction bois a salué l’écriture singulière et la forme architecturale audacieuse de chacun des projets. L’abri lauréat, L’Arbre, porté par Victor Jung, Nicolas Hoertel, Olivier Perret et Rémy Weis (Licence 3 ENSAS) et Servan Alpaca, Axel Boucaud, Benoît Mouille et Gabriel Seewald (Licence pro Lycée Couffignal / ENSTIB) a séduit pour son concept alliant une grande ouverture sur le panorama naturel et une réflexion sur les usages offrant protection et convi­vialité aux randonneurs. Il sera installé en septembre 2019 dans le massif du Donon, le long du sentier pédagogique dédié à la filière forêt-bois et créé à la mémoire de Jean Maegey. En attendant sa livraison, il est actuellement en construction dans les ateliers du lycée Couffignal.


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CONFÉRENCE

Le moment Sudreau 14.11.18

Invité par Anne-Marie Châtelet, Loïc Vadelorge, professeur d'histoire contemporaine à l’université de Paris-est Marne-la-Vallée, dresse un portrait de la politique et de la personnalité de Pierre Sudreau, Ministre de la Construction de 1958 à 1962. Homme politique, ancien résistant, communicant agile et aménageur radical, il est à l’origine de la rénovation urbaine ou « rénovation bulldozer », initiée en France dans les années soixante, qui doit permettre d’absorber 4 millions d’habitants supplémentaires – essentiellement en région parisienne – alors que les îlots insalubres, où la mortalité infantile retrouve les niveaux du 19e siècle, doivent impérativement être rénovés. De 4000 logements produits en 1956, 29000 sont édifiés en 1958, principalement en Région parisienne. Mais cette politique de systématisation des grands ensembles, bien qu’assumée, est accompagnée de questionnements et de doutes. Sarcelles a d’ores-et-déjà démontré l’échec de la coordination des politiques éducatives, culturelles, infrastructurelles et économiques ; en réponse, Sudreau crée les zones à urbaniser en priorité (ZUP), qui permettent de coordonner l’ensemble de ces politiques. Il s’inquiète aussi de l’évolution de la silhouette des villes, et rejette la démultiplication des grandes barres et autres chemins de grues, préfigurant ainsi la « Loi Malraux » sur les secteurs sauvegardés

et la conservation des tissus urbains anciens comme patrimoine de nos villes. Dans une conception plus fonctionnaliste qu’écologique, il délimite des zones protégées, notamment sur la Côte d’Azur et la Corse, pour ralentir le bétonnage des littoraux, et crée les parcs nationaux. C’est à lui qu’on doit par exemple la conservation des forêts parisiennes. Le moment Sudreau est l’illustration d’une époque de décisions radicales et de profonds questionnements, une époque où le progrès technique s’oppose encore à l’humanisme et où, comme le disait Annie Fourcaut, professeure d'histoire contemporaine à l'université de Paris-1 Panthéon Sorbonne, « les tensions entre protecteurs et bétonneurs sont à la fois à leur apogée et trouvent les moyens d’un dépassement ».


CARNET DE VOYAGE

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Habiter la mangrove. Découvrir, comprendre, représenter… Le voyage a toujours joué un rôle fondamental dans la formation des architectes, et constitue un passage obligé également pour les étudiants de l’ENSAS. En novembre dernier, 16 étudiants de master se sont ainsi rendus dans le sud du Vietnam. Voici quelques pages de leurs carnets.

Dans le cadre d’Urban Studio, l’atelier dirigé par l’architecte-urbaniste Anne J­ auréguiberry, les étudiants se sont penchés sur le devenir de la presqu’île de Can Gio, à 40 km au sud-est de Hô-Chi-Minh-Ville. Celle-ci est occupée en grande partie par une mangrove*, classée réserve naturelle et de biosphère par l’Unesco, qui s’étend sur près de 76 hectares et est considérée comme le poumon vert de la ville, avec environ 150 espèces botaniques. Cette zone n’est pas habitée, mais la plage à l’extrémité sud de ma presqu’île est très fréquentée par les citadins. Elle est également habitée par une population villageoise de pêcheurs, pisciculteurs ou exploitants de marais salants, qui tire une partie de ses revenus du tourisme. Une activité en pleine croissance, qui a conduit les autorités à lancer un vaste projet de développement urbain pour accueillir le flux toujours plus important de touristes (d’abord nationaux) et les nouveaux habitants que cette nouvelle économie va attirer. Avec leurs pairs de la Hô-Chi-Minh

City University of Technology, les étudiants strasbourgeois se sont penchés, non pas sur un projet alternatif qui serait utopique, mais sur la façon dont le projet en cours pourrait s’articuler avec l’existant, pour bousculer le moins possible l’équilibre social, urbanistique, économique et écologique de la mangrove. Pour cela, les étudiants ont d’abord tenté de comprendre les spécificités d’un territoire, des habitants, de ses pratiques. Une immersion qui remet forcément en question quelques certitudes…

* Écosystème de marais maritime des régions tropicales, qui inclue des végétaux spécifiques, notamment des palétuviers. Extrêmement productives en biomasse, les mangroves jouent également un rôle important dans la stabilisation des zones côtières, notamment après des catastrophes naturelles et face à la montée des océans.


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Photos : Élise Fellner

Dessin : Malu França


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Photo : Élise Fellner

Dessin : Malu França

Le scénario qui sera choisi pour Can Gio pourra produire le pire comme le meilleur.


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Dessin : Malu França

Photo : Élise Fellner

La fête de Nghing Ong consacrée au dieu-baleine est l’une des plus importantes célébrées à Can Gio. La légende raconte qu’un typhon avait renversé en mer tous les bateaux de pêche du village. Le lendemain, tous les marins étaient rentrés sains et saufs et ont raconté avoir senti sous la mer une force mystérieuse les porter jusqu’au rivage. Deux jours après, une baleine s’est échouée, peut-être morte d’épuisement…


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Photos : Élise Fellner


QUELS LOGEMENTS POUR DEMAIN ? POUR

TRIBUNES

UNE RÉHABILITATION DES GRANDS ENSEMBLES Par les étudiants Coralie Chenard, Morgane Garcher, Morgane Graignic Morgane, Robin Le Bourhis, Marie Stémart / Biche, magazine des étudiants de l’ENSAS

Photo : Ancien Hôtel des Postes du Havre, réhabilité dans les années 2010 en logements de « standing »

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Le logement connaît depuis des années une crise sans précédent. En France, 4 millions de citoyens sont mal logés, 12 millions fragilisés. Comment l’expliquer ? Alors que des mutations sociétales impactent nos modes de vie, de nombreux facteurs permettent de comprendre les raisons de cette crise : hausse du coût de la vie, augmentation de la population, diversité des pratiques culturelles, centres-villes où le parc locatif laisse place aux logements de tourisme. Comment y remédier ? Comment comprendre cette situation alors qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction avait permis la production massive de logements ? Dans un contexte économique et culturel favorable, cette période fut un véritable champ d’explorations et d’élaborations de nouveaux matériaux. Aujourd’hui, les usages ont changé, les familles et les besoins ont évolué, alors quelles réponses à la problématique du logement ? De quelle manière la nouvelle génération d’architectes est-elle concernée ? À la grande question des cités HLM, stigmatisées, victimes de ségrégations spatiales et sociales, certains proposent, plutôt que de conserver le passé, de faire table rase afin de repenser des quartiers entiers. Qu’en serait-il alors des populations, qui subiraient la hausse inévitable des loyers ? Si la non-augmentation des loyers était garantie, la réhabilitation de ces grandes cités, qui représentent le progrès et l’apogée du mouvement moderne, serait probablement une réponse intéressante. D’autres énoncent que celle-ci se trouve dans le retour à des valeurs durables, à l’élaboration de liens sociaux entre les individus, favorisant la mixité sociale. En effet, pour beaucoup, le logement social résonne comme un stimulateur de rencontres, d’entraide, d’échanges, grâce à des espaces communs, proposant une réelle vie en communauté. La réhabilitation comme nouveau point de départ à la réflexion ? Comme nouveau visage des grands ensembles ? À quel

prix ? Avant même de lancer les procédures, il est question de savoir si elle est rentable. Il n’est pas rare d’entendre dire que la réhabilitation est bien plus onéreuse que la destruction. Cependant, celle-ci devrait être un élément clef de la philosophie architecturale en matière de rénovation urbaine et, en particulier, pour ce qui concerne les logements sociaux. Cette démarche permet l’amélioration de l’existant par des transformations adaptant le logement aux exigences contemporaines et de revaloriser son image d’antan. Elle permet également la conservation et la valorisation de notre patrimoine. En France, cette initiative commence timidement à se faire entendre, sur le modèle des pays scandinaves qui l’ont adoptée depuis des années. Face à ces préoccupations, il est essentiel de forger une réflexion commune avec les bâtisseurs d’aujourd’hui et de demain, des élus, des citoyens, de faire face aux discordances entre les différents acteurs. Alors que nos villes peinent à contenir leurs densités et souffrent du désordre de leurs organisations urbaines et humaines, l’architecture perd peu à peu ses capacités, ses valeurs symboliques, son expressivité. Il est urgent que l’architecture réponde à nouveau à son devoir : concevoir l’espace des hommes, anticiper, comprendre, établir les besoins des générations actuelles et futures en s’inscrivant dans une démarche durable, responsable, écologique et soucieuse. Finalement, il est l’heure d’une remise en question totale.


CONCEVOIR UN ESPACE DURABLE

TRIBUNES

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TOUT UN MÉTIER ! Par Lionel Debus

Lionel Debus est architecte-urbaniste, doctorant et assistant d’enseignement et de recherche au sein du laboratoire Amup (Architecture, morphologie/morphogénèse urbaine et projet)


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Dimanche 10 mars 2019. Je suis pressé… pour changer… Il fait frisquet, je marche vite. J’arrive à l’arrêt de tramway Université, je regarde l’heure. Il est 20h07. Je suis en retard… pour changer… Je jette un coup d’œil rapide sur les publicités affichées sur les aubettes. Alors que je m’apprête à continuer mon chemin, quelque chose accroche mon regard, une phrase familière, qui tient en quelques mots : « Concevoir un espace durable, c’est un métier. » Je me réjouis, ce message me parle. Je m’approche pour en prendre toute la mesure. Rapidement, je déchante, et mon enthousiasme précoce laisse place à la colère. Car cette affiche et son slogan accrocheur, ce ne sont pas l’Ordre des Architectes ou Région Architecture qui en sont les auteurs. C’est l’Ordre des G ­ éomètres-Experts – ces « garants du cadre de vie » – à l’origine d’une vaste campagne de recrutement adressée aux jeunes talents. Il faut avouer que leur communication est séduisante… et largement diffusée dans les rues et sur les réseaux sociaux. Mais fausse. La profession de géomètre-expert, telle que définie par la loi et par son ordre, a pour seul monopole de dresser les plans et documents topographiques qui fixent la propriété foncière. Les 2000 géomètres-experts inscrits à l’ordre ne sont, en aucune manière, ni habilités à concevoir, ni formés à la pratique du projet. En revanche, ils savent communiquer. Peut-être un peu trop rapidement. Pourquoi suis-je en colère ? Officiellement, je ne suis pas inscrit à l’Ordre des Architectes. J’ai un diplôme d’État d’architecte, un Master 2 en urbanisme et aménagement, mais je n’ai jamais passé l’habilitation. La raison est simple, je ne veux pas pratiquer en mon nom propre. Je prépare une thèse, et je préfère m’orienter vers la fonction publique territoriale et l’enseignement. Officiellement, donc, je ne suis pas architecte. Pourtant, j’en exerce la profession : je réfléchis à la ville du futur au sein d’une collectivité et d’un laboratoire de recherche, je forme les

architectes de demain… Il existe aujourd’hui plus d’une façon d’exercer l’architecture et de défendre la qualité du cadre de vie. Être praticien en agence en est une, mais certainement pas la seule : on trouve des architectes dans les CAUE, auprès des bailleurs sociaux, dans les écoles et leurs laboratoires, les services techniques des communes, des métropoles… Tous ne sont pas inscrits au tableau. Je suis en colère lorsque ma profession, celle de mes amis et de mes étudiants, est attaquée. Je suis en colère, parce que personne ne semble s’en inquiéter. Se pose alors la question : quand trouvera-t-on, partout en ville et sur les réseaux sociaux, une campagne similaire pour valoriser la profession d’architecte-urbaniste, non pas uniquement auprès des jeunes talents, mais à destination de l’ensemble de la société. Démocratiser l’architecture passe nécessairement par un exercice de communication, de clarification : les journées portes ouvertes des agences et des écoles ne suffisent pas. Les Journées de l’Architecture non plus. Il faut marquer les esprits de manière forte, ambitieuse et engagée. Les ENSA regorgent de jeunes talents dont la vitalité ne disparaît pas immédiatement après l’obtention de leur PFE ou leur inscription à l’ordre. Nous formons chaque année des architectes et des urbanistes compétents. Mais ils sont également capables de tellement plus. Les écoles sont un vivier où de jeunes chercheurs font avancer la recherche : qu’est-ce que la smart city ? quels modèles de ville adopter dans une société post-carbone ? quelles innovations introduire en matière de construction modulaire en bois ? La ville, l’architecture et la qualité de vie de demain sont rêvées dans les écoles et leurs laboratoires, et conçues dans les agences et les collectivités territoriales. Il faut donc que cela se sache : « concevoir un espace durable, c’est un métier », le nôtre.


PORTRAIT

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Anne-Laure Better. L’architecte et enseignante à l’ENSAS est associée dans l’agence strasbourgeoise Richter, dont le Centre Psychiatrique de MetzQueuleu a obtenu en novembre dernier l’Équerre d’argent, remise pour la première fois à une agence strasbourgeoise.

Par Cécile Becker Portrait Henri Vogt Photos du bâtiment Luc Boegly

Une architecture humble et sensible qui replace l’Homme en son centre, c’est la vision que défend l’agence Richter architectes et associés. Trois associés, dont Anne-Laure Better fait partie depuis 2011 (les deux autres étant Pascale et Jan Richter), et trois principes essentiels : l’architecture comme culture, comme vectrice d’échanges et comme partie d’un tout qu’on appelle ville. En entrant dans l’immeuble mêlant bureaux et logements, nous remarquons que la porte d’entrée de l’agence est vitrée. Arrivés ici il y a 7 ans, les associés ont fait le choix de conserver cette porte qui apporte de la lumière naturelle dans la cage d’escalier et est devenue le symbole d’une architecture ouverte. « Ce qui m’intéresse dans l’architecture, raconte Anne-Laure Better, c’est le rapport entre corps et espace – l’humain devrait être au centre de l’architecture –, mais aussi la question de l’intime, qui appelle celle de paliers : comment passe-t-on du dedans et dehors et comment ce rapport inclut-il le corps ? Il faut toujours se mettre à la place de la personne qui va habiter ou être accueillie dans un espace. » Enfant, Anne-Laure Better dessine à gogo, l’architecture est alors une intuition qui viendra se confirmer à son entrée à l’ENSAS, où ­Pascale Richter est une de ses enseignantes, et dont elle sort diplômée en 2006. « L’émulation

intellectuelle et humaine y a été certaine, je retiens ce socle culturel qu’elle m’a apportée. » Un socle auquel elle se réfère pour mieux faire son métier. « Cette culture, c’est souvent ce qui fait défaut quand on voit certains choix de maîtres d’ouvrage. L’argent est malheureusement le moteur, le fond passe après. » Elle regrette notamment le manque d’architectes dans les jurys des concours d’architecture et note que les commanditaires, en quête d’image, cherchent ce fameux effet waouh. « Il y aussi des architectes qui pensent qu’il faut faire d’un programme banal quelque chose de singulier. Tout ça pose un vrai problème : la ville devient une collection d’objets qui n’ont plus de lien. » Ce socle, elle le transmet aussi aux étudiants de ­l’ENSAS, où elle est architecte-­ enseignante depuis 2009. « J’enseigne le projet et le dessin, à la main, qui est pour moi la base de réflexion de l’architecte : la main, prolongement immédiat de la pensée, trouvera toujours une solution en courant sur la feuille. » Elle apprend aux étudiants de première année « à regarder », enseigne la spatialité, la lumière, toutes ces choses qui lui ont fait « aimer le métier ». « Avec l’agence, on arrive à sortir des bâtiments qui nous rendent fiers et qui témoignent de valeurs humaines. Malgré les difficultés, on maintient le cap de cet engagement. » Par les temps qui courent…


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Équerre d’argent pour le Centre de soins psychiatrique de Metz-Queuleu

— Commandité par le Centre hospitalier spécialisé de Jury, ce bâtiment doit regrouper différentes entités de soin, offrir de meilleures conditions d’accueil des patients (en soin de jour) et de travail au personnel. Dans une zone d’activité ingrate, sur un terrain en pente, il s’accroche néanmoins aux qualités du paysage en s’ouvrant au maximum sur le petit bois situé à l’arrière, auquel répond celui planté dans la cour intérieure, offrant à la fois un lieu ouvert sur la nature et protecteur, par l’intermédiaire de la coque de béton travaillée par l’artiste Grégoire Hespel. À l’intérieur, les espaces prennent une dimension domestique dans leurs proportions, leurs couleurs, leurs matériaux. De l’espace d’accueil aux couloirs puis aux espaces communs, l’architecture fait ici partie du protocole de soins. C’est la première fois que l’Équerre d’argent est remise à un bâtiment dédié à la santé mentale. (S.D.) richterarchitectes.com Conférence de l’agence Richter architectes le 01.10 à 18h30 à l’ENSAS.


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Dossier Penser le logement

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Photo Christophe Urbain

Dans notre précédent numéro, nous nous étions demandé comment (re)fabriquer la ville. Et l’un des enjeux majeurs pour les villes aujourd’hui est de parvenir à une plus grande densité tout en restant vivable pour ses habitants. Aussi, puisqu’on parle de vivre, il nous apparaissait évident de poursuivre cette réflexion en nous intéressant cette fois au logement. C’est à la fois la plus petite entité de la ville et sa première brique. Aussi les questions qui se posent et s’imposent à l’échelle de la ville se répercutent ici avec encore plus d’acuité. Car si on habite bien plus que son logement propre, il est le lieu de notre intime, celui où l’individu se construit individuellement et collectivement. Dès lors, comment pense-t-on et p ­ erçoit-t-on le logement ? Les logements d’aujourd’hui

doivent-ils être fondamentalement différents de ceux d’hier ? Où commence et s’arrête-t-il ? Concevoir un projet de logement, est-ce penser un bout de ville ou dessiner des intérieurs ? Quelle place pour l’architecte dans le dialogue avec les promoteurs et les élus, et face à des règlementations toujours plus lourdes ? Comment, dans ce contexte, redonner aux étudiants, et donc aux futurs architectes, le goût de sa conception et de sa construction ? Dans des villes de plus en plus inégalitaires, peut-on assurer une qualité architecturale pour tous ? Mais avant tout, où et comment a-t-on envie d’habiter ? Qu’est-ce qu’un bon logement ? (S.D.)


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PENSER LE LOGEMENT• PERSPECTIVES

Quels regards les habitants portent-ils sur leur logement ? Comment souhaiteraient-ils habiter ? Selon Valérie Lebois, psychosociologue et enseignante à l’ENSAS, les logements contemporains ne correspondent pas toujours aux désirs et aux usages. Elle incite les futurs architectes à les remettre au centre de leurs projets.

Home, sweet home ? Propos recueillis par Sylvia Dubost

« La cuisine est bien éclairée par une loggia donnant sur la cour. Elle est petite mais suffisamment spacieuse. » Croquis d’ambiance d’un appartement strasbourgeois où vit une famille de 4 personnes, réalisé par Anna Pak et Marie Donoso dans le cadre d’une enquête menée en Licence 2 à l’ENSAS, mars 2016.


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Qu’enseignez-vous aux étudiants de l’école ? Mon rôle auprès des étudiants est de faire en sorte qu’ils ne dissocient pas la casquette de l’architecte de celle de l’habitant. L’exercice d’architecture peut devenir une combinaison de données assez abstraite, et on oublie la question de l’habiter. J’invite les étudiants à se projeter en tant qu’individu, en tant que corps, à faire une architecture à vivre et non à voir. On leur demande d’appuyer leur réflexion sur des références de projets architecturaux ; je trouve les références d’usages tout aussi nécessaires. C’est pourquoi je les incite à aller à la rencontre des habitants, à découvrir des modes de vie différents, à se décentrer et à se dégager d’un rôle d’exécutant – surtout dans le logement où il est facile de s’en tenir à reproduire des standards. Il faut les encourager à se demander comment intégrer l’expertise de l’habitant. Un projet d’architecture est un projet de société ; on y véhicule des représentations du monde domestique, de la famille, des modes de sociabilité. Les étudiants ne se rendent pas toujours compte de leur responsabilité sociale. Quels sont ces standards que vous évoquez ? Ce sont des logements pensés comme des produits financiers et techniques avant d’être envisagés comme le lieu d’une culture domestique. L’augmentation du coût de construction et la multiplication des normes tendent à diminuer la surface des logements courants et à figer leur distribution. On met le paquet sur la pièce à vivre – comme si les autres pièces n’étaient pas à vivre… –, avec une certaine qualité architecturale (double hauteur,

baies vitrées…), au détriment notamment de la chambre, restreinte à une pièce à dormir. Il y a peu de souplesse possible dans l’aménagement : dans la chambre par exemple, il n’y a souvent qu’une seule manière de placer le lit. La grande pièce commune est peu adaptée à ce qui est recherché : pouvoir vivre ensemble mais séparément. Aujourd’hui, il faut pouvoir être bien seul pour être mieux avec les autres. On en est loin, dans cette partition du logement où même la cuisine n’est plus une pièce… On assiste ainsi à un appauvrissement de la manière dont les espaces peuvent se redécouper, pour permettre aux individus de s’isoler et s’adapter à tous les types de cohabitation qu’on voit naître, entre personnes âgées, familles monoparentales… Je dirais, à la suite d’autres analystes de l’habitat, que les grandes aspirations aujourd’hui sont la quête d’habitabilité et ce « vivre ensemble mais séparément ». En préparant ce numéro, nous nous sommes demandé ce qu’était un « bon logement » : qu’est-ce que cette idée évoque pour vous ? On peut entendre cette expression comme la recherche d’un absolu normatif. En effet, le logement est un outil de normalisation, d’abord au sens comportemental du terme. L’organisation spatiale d’un logement n’est jamais neutre. Elle imprime les corps, les manières d’être, les relations avec les autres. Le logement peut donc participer à l’acquisition de nouvelles pratiques et servir certains modes de consommation. Cela représente un enjeu considérable pour de nombreux acteurs, qui peuvent toujours proposer leur propre définition du « bien habiter » selon leur stratégie : économique, constructive,


« La chambre de Farshad est une très petite pièce orientée au nord. Elle dispose du strict nécessaire : un lit, un armoire et un meuble de rangement. Les usages y sont limités au stockage, à l'habillage et au repos. » Croquis d’ambiance d’un appartement strasbourgeois où vivent un frère et sa sœur, réalisés par Denis Grangeat et Martial Schindler dans le cadre d’une enquête menée en Licence 2 à l’ENSAS, mars 2016.

énergétique, sociale, politique… Mon souci est de faire le tri entre tous ces prescripteurs, qui ne veulent pas que du bien au logement, et de faire en sorte qu’on s’intéresse aux aspirations des habitants. Qu’appelez-vous habitabilité ? Ce serait de pouvoir supporter la diversité des activités qu’abrite aujourd’hui le logement. C’est un lieu de relâchement, de loisir, de travail, d’intimité, de sociabilité, de gestion des tâches domestiques… Or les habitants sont dans l’incapacité d’accueillir tous ces usages, car les surfaces sont petites et peu souples. L’introduction dans le logement d’objets portatifs (téléphone, ordinateur, appareil audio portables…) offre une liberté d’usages, dans la mesure où ils ne sont pas assignés à une pièce en particulier. On peut y voir une possibilité de s’affranchir des contraintes physiques de l’espace. Quelles demandes des habitants avezvous identifiées ? Le chez-soi est lié à un processus identitaire, et notre identité évolue en permanence. Il faut pouvoir faire évoluer son logement, qu’il ne soit pas une entrave. La famille est sujette à des

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recompositions, qui entraînent parfois une fragilité financière, il faut que le logement puisse absorber ces changements sans trop de rupture. Il a une valeur protectrice dans un monde en constante évolution. On assiste aussi à un changement de la perception du confort. À la fin des années 50, il était centré sur l’équipement (eau, électricité, chauffage, électroménager…), aujourd’hui, les attentes s’expriment plutôt en termes de qualité émotionnelle. Les gens développent un rapport sensuel à leur logement, une attention plus grande la qualité lumineuse, à la sensation d’espace, à l’environnement sonore, à la qualité de la déambulation, au mobilier. On parle davantage de désir d’habiter. Comment accéder à ces qualités émotionnelles dans un environnement urbain de plus en plus dense ? Il faut trouver des soupapes. L’architecture peut essayer de pallier les tensions que génère la ville dense, épuisante pour l’individu. En cela, les espaces communs situés entre le logement et la rue, quand ils sont de qualité, peuvent représenter des sources de compensation appréciables, parce que ces cours, ces jardins, mettent à distance le bruit de la ville, laissent place à la végétation, permettent aux enfants de jouer sans risque, se prêtent aux rencontres entre voisins. On peut donc les voir comme des lieux de répit, capables d’offrir un prolongement confortable au logement, ouvert aux initiatives collectives. Cependant, ce sont aussi des lieux de frottement, qui demandent de nécessaires régulations. Qu’est-ce qu’habiter ? C’est construire son rapport au monde, aux autres, à son devenir. Ce n’est pas rien…


Mannequin : Lilas Marchand / Up Models - www.dmg-paris.com

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chicmedias.com


PENSER LE LOGEMENT• DANS L’HISTOIRE

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Elise Koering, historienne de l’architecture et enseignante à l’ENSAS, se penche dans sa recherche sur un domaine peu exploré : l’intérieur. Elle commente ici quatre réalisations emblématiques du mouvement moderne, un temps où l’architecte s’attachait à penser le logement dans ses moindres détails, car c’est depuis l’intérieur qu’on peut (aussi) changer le monde.

La maison et le monde

© Bauhaus-Archiv Berlin

Propos recueillis par Sylvia Dubost


Adolf Loos (1870-1933)

Le Corbusier (1887–1965)

Aménagement de son appartement à Vienne – 1903

Pavillon de l’Esprit Nouveau Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels, Paris – 1925

« C’est l’appartement que l’architecte autrichien conçoit pour lui-même et son épouse. Parti vivre aux États-Unis entre 1893 et 1896, il revient fasciné par les USA et l’Angleterre, et va écrire beaucoup de textes polémiques, notamment sur l’habitat et la manière d’habiter. Il remet en cause les intérieurs éclectiques de la bourgeoisie viennoise, qui servent d’abord à représenter la dimension sociale de la famille qui y habite. Au XIXe, on publie beaucoup de manuels de décoration intérieure : le salon doit être dans le style Louis XV, la salle à manger dans le style Henri II, on doit utiliser tels motifs et couleurs selon qu’il s’agit d’une chambre de garçon ou de fille… L’emplacement des meubles et la place des invités selon leur lien avec la famille sont également codifiés. Cela produit des plans standards et des intérieurs surchargés d’objets. Loos produit un intérieur en totale rupture, inspiré par les intérieurs anglais du mouvement Arts and Crafts* et des cottages. Il imagine notamment un coin cheminée, reprend le cosy corner, banquette intégrée avec une étagère en hauteur, axé sur la notion de confort qui n’est pas la question à l’époque. Loos considère que l’extérieur du bâtiment doit être discret, et l’intérieur chaleureux. Il utilise des matériaux nobles qui font décoration – marbre, bois, tissu – et élimine l’ornement, tout ce qui est inutile à la vie de l’homme moderne, ce qui a eu une énorme influence sur les intérieurs du XXe siècle, notamment sur la manière d’habiter de Le Corbusier. »

Photo Martin Gerlach

* Au XIXe siècle, face à l’essor de l’industrie, le mouvement Arts & Crafts réhabilite la création artisanale et considère qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les arts majeurs et mineurs. Dans les intérieurs, beaux-Arts et arts appliqués deviennent indissociables.

« Pour Adolf Loos, c’est théoriquement l’habitant qui définit le style de l’intérieur. Le Corbusier, lui, tente de tout déterminer. Même si le mobilier est acheté dans le commerce [au départ, Le Corbusier ne voulait pas créer de mobilier, considérant qu’il devait être réalisé par des spécialistes, ndlr], il est choisi par l’architecte. Le Corbusier définit au cours de ces années un intérieur fondé sur les manières d’évoluer dans les usines, dans les milieux professionnels ou publics en général, et va s’inspirer du mobilier professionnel, comme la chaise de dactylo ou la chaise longue de paquebot transatlantique. Il imagine aussi des casiers standard, des meubles de rangement applicables dans toutes les pièces de la maison. Après 1926, il va ouvrir sa réflexion à une manière d’habiter très influencée par la femme son corps et l’économie domestique, prenant notamment en compte l’aménagement de la cuisine. Ses intérieurs appartiennent au mouvement moderne, avec l’idée de réformer le cadre de vie : les façades ouvertes pour que tout soit éclairé, les zones jour-nuit, la cuisine ouverte sur le séjour, les murs équipés et meubles intégrés, où la cloison devient rangement. Revêtements, matériaux, mobilier… : tout est organisé pour créer une œuvre d’art totale. »


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Gerrit Rietveld (1888–1964) et Truus Schröder-Schräder

Maison Schröder à Utrecht – 1923-1924

Dans le salon au cœur de la maison, toutes les parois coulissent ou se soulèvent pour cloisonner et ­décloisonner l’espace. © CM/photo Hans Wilschut

© Gerrit Rietveld C/O Pictoright, Amsterdam, 2009

« Truus Schröder, dont le mari vient de décéder, commande une maison pour elle et ses enfants. Avec Rietveld, ils ont conçu un espace « pour une vie simple », où « L’espace intérieur est l’élément principal ». Ils abandonnent le plan traditionnel pour un intérieur rationnel et fonctionnel, inspiré par l’Organisation Scientifique du Travail *, avec notamment un choix des revêtements faciles d’entretien, de meubles faciles à déplacer. Au 1er étage, on trouve un espace commun pour vivre avec ses enfants, qui peut être cloisonné grâce à des cloisons mobiles. Cette construction s’inscrit dans mouvement De Stijl, et Theo Van Doesburg [peintre, architecte et fondateur du mouvement, ndlr] considère que c’est l’une de ses applications les plus réussies. Rietveld a notamment réussi à créer une architecture dynamique, c’est-à-dire qu’il a su faire exploser la boîte fermée. Dans cette maison par exemple, les fenêtres s’ouvrent vers l’extérieur.Van Doesburg veut aboutir à une sorte de synthèse des arts et de la vie, où il n’y

aurait plus de différence entre intérieur et extérieur. C’est la même chose avec cette maison. De Stijl, c’est la recherche d’une utopie environnementale. On doit y trouver l’essence de chaque art, fusionnés en une sphère totalisante. Il ne peut donc plus y avoir d’arts appliqués, puisque tout est art. Chez Le Corbusier, la chaise est un outil pour s’asseoir, pas une œuvre. Dans les intérieurs De Stijl, il n’y a pas d’œuvre ajoutée ni de décor, puisque tous les arts ont fusionné, comme à l’Aubette à Strasbourg. Cette maison est une synthèse de cette théorie, et elle est en même temps pratique et habitable. Et très émouvante. » * Méthode d’organisation des ateliers de production qui consiste en une parcellisation extrême des taches, elle se développe lors de la révolution industrielle, appliquée notamment par Taylor.


Eileen Gray (1878-1976) et Jean Badovici (1893-1956)

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Villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin – 1926-1929

© Centre Pompidou, Bibliothèque Kandinsky, Paris, fonds Eileen Gray

« On retrouve ici un intérieur moderne fondé sur des principes rationalistes, mais ils sont poussés très loin, avec des astuces et des procédés géniaux. Tout l’aménagement est conçu par Gray. Elle imagine par exemple une tête de lit équipée, constituée de casiers dans lesquels on peut ranger des oreillers, qui contient aussi une moustiquaire qu’on peut développer, deux luminaires avec des luminosités différentes, une table de chevet articulée avec un pupitre pour poser le livre, une bouilloire… Cela va permettre de s’installer dans son lit et d’avoir accès à tout sans effort. Le bidet est fermé par un élément en liège confortable sur lequel on va s’asseoir, les sabots des sièges ne font pas de bruit… Avec cette villa, Badovici et Gray questionnent déjà la modernité, considérant que certains ont produit une architecture et un mobilier trop froids, pas assez humains. Ils développent l’idée que l’homme n’est pas nouveau, comme l’affirme Le Corbusier, mais vivant. Il n’est pas qu’un être physiologique,

il a des désirs contradictoires, et a besoin de zones d’isolement et de convivialité, ce qui se manifeste dans le plan de cette villa et dans son aménagement. Ils vont aussi travailler très finement sur la fenêtre et la persienne, qu’on peut ouvrir partiellement, totalement, ou fermer complètement, pour créer des intérieurs pas toujours pleinement éclairés. Ils ont aussi mené une réflexion sur les matériaux et ont travaillé sur les sens, avec notamment des carreaux de grès cérame et des tapis de haute laine. Cet intérieur multiplie les possibilités de vie : la même table légère se déplace pour dîner dans le salon ou sur la terrasse ; les revêtements du sol marquent ainsi des zones d’usages non cloisonnées. C’est une architecture sensible et, aujourd’hui, c’est une villa manifeste. Je pense qu’il y a des choses de Gray qui ont inspiré Le Corbusier, qui a installé son cabanon juste à côté. »


PENSER LE LOGEMENT• PLAN LARGE

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Alors qu’en matière de logement, les contraintes budgétaires et normatives semblent réduire l’intervention de l’architecte à la portion congrue, on peut légitimement se demander s’il est possible aujourd’hui de construire des logements de qualité. Aussi, nous avons demandé à des enseignants de l’ENSAS de choisir et de commenter une opération selon eux exemplaire. Autant d’inspirations possibles avec un mot d’ordre : densité douce.

Photo Léo Tigerman

Habitations modèles


Photos Léo Tigerman

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Le choix de François-Frédéric Muller *

8 House à Copenhague / Agence BIG 62.000m2 / 475 logements, commerces et bureaux

« C’est le projet le plus dingo, le plus original et en même temps le plus généreux que j’ai vu depuis très longtemps. C'est d’autant plus étonnant que je me méfie beaucoup de l’agence BIG, qui est à l’architecture ce que Lang Lang est au piano classique : le gars est très fort, mais il se sent toujours obligé d'en faire des caisses… Je suis allé le visiter un peu à reculons, parce que le plan était trop beau pour être vrai, et je suis tombé de ma chaise tellement c’est audacieux et tellement ça marche. Le principe est que la rue, l’espace public, monte à travers tout le bâtiment et dessert les logements comme s’il s’agissait de maisons en bande. Le tout s’enroule pour former un grand huit qui ceinture deux cours intérieures. Lorsqu’on se promène dans ce bâtiment, par la rue donc, on a des vues plongeantes, biaises et traversantes sur les logements, les terrasses, les parties publiques, privées. Cela correspond aussi à une autre façon d’habiter ; le rapport à l’espace privé, à l’intimité, n’est pas du tout le même qu’en France.

Le principe est très simple mais la résolution géométrique est diaboliquement complexe car il n’y a quasiment aucun logement au même niveau. Ce projet exploite toutes les possibilités de plans et de coupes, et met vraiment à l’honneur le travail de l’architecte. On connaît les dispositifs classiques – îlot, maisons en bande, immeuble haussmannien –, ici on est devant une typologie inclassable. Ce principe de cheminement est un dispositif qui existe, que Neutelings a notamment utilisé pour le musée Aan de Strom d’Anvers, mais que je n’ai jamais vu appliqué au logement avec une telle dextérité. C’est vraiment un produit du nord, en France on est beaucoup plus classique. En revanche il ne se met pas au service du m’as-tu-vu, mais de l’usage. Car des opérations m’as-tu-vu, on en a plein les ZAC… Il y a une telle standardisation des logements liée notamment aux normes que les architectes ont peu de marge de manœuvre quant aux espaces intérieurs et font en revanche des concours de façade. C’est à celui qui aura la façade la plus impressionnante pour être publié. En résumé, c’est un projet très complexe techniquement, et le résultat est très simple quand on le visite. Ce n’est pas la complexité qui a fabriqué le projet : les architectes sont partis de la qualité du logement, de la qualité du déplacement, et ont tout mis en œuvre pour le faire, sans perdre de vue l’usage. Donc c’est vraiment un projet d’architecte. » Maître de conférences associé

*


Photo Georg Aerni

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Le choix de Géraldine Bouchet-Blancou*

Freilager Zurich / Agences Marcel Meili, Markus Peter Architekten Zürich, office haratori GmbH, Rolf Mühlethaler

— 823 logements, bureaux, commerces et services — Réhabilitation, surélévation et constructions neuves


Photo Georg Aerni

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« Cette grosse opération urbaine cumule beaucoup de qualités et me paraît pertinente et juste par rapport aux attentes urbaines actuelles : une densité qui ne donne pas la sensation d’étouffer, une échelle assez maîtrisée, une grande qualité architecturale. Chaque bâtiment a des spécificités, car il a été construit par une agence différente, autant dans le système constructif et dans les matériaux que dans les typologies. Les deux bâtiments anciens de la Marktgasse [Marcel Meili, Markus Peter Architekten, ndlr] ont été réhabilités et surélevés de trois étages [la surélévation permet d’augmenter le nombre de logements sans augmenter l’emprise au sol, ndlr], avec une grande qualité de dialogue entre l’ancien et le neuf, puisqu’on a respecté la partie historique en en conservant beaucoup d’éléments. La grande diversité des typologies de logements, du 2 au 5 pièces, en angle, traversants, ne se remarque pas

sur la façade, qui conserve son unité et sa régularité. Le must aurait été que ce soit en structure bois, mais on ne peut pas tout avoir ! Derrière, les trois immeubles neufs de six étages en structure bois, justement, sont aussi une opération exemplaire. Même si on sait faire cela aujourd’hui, cela reste tout de même une prouesse technique car le bâtiment est long. La répétition de la forme des panneaux préfabriqués permet de réduire le coût de construction. On retrouve dans tous ces bâtiments le côté rigoureux, très aligné, élégant, sobre, de l’architecture suisse. L’aménagement paysager n’est pas extravagant mais suffit à donner une qualité de vie. Ici, on n’a pas eu besoin de réinventer l’eau chaude. » *

Architecte doctorante


Photos Philip Heckhausen

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Le choix de Loïc Picquet*

4 bâtiments Schaffhauserrheinweg à Bâle / Agence jessenvollenweider — 86 logements

« C’est un projet ambitieux, car il rompt avec les alignements et les gabarits des autres bâtiments alentour. À Bâle, il y a des règles d’urbanisme, qu’on n’a pas hésité à casser pour fabriquer plus de densité. On doit impérativement assumer cela dans les villes. Les architectes se sont ainsi donné de la liberté sur les retraits et les hauteurs, tout cela en relation avec un parc entre les bâtiments, que les piétons peuvent traverser. On a ici plus de densité, mais aussi plus de végétal. Cela évite aussi les cœurs d’îlots, ces arrières toujours plus difficiles à exploiter. En France, la notion de propriété privée conduit à fermer en limite de voirie, avec des barrières pas toujours bien traitées, alors que c’est la première chose qu’on voit. Je suis en train de faire des logements à Strasbourg, on nous demande d’éviter les retraits pour empêcher les regroupements, mais cela crée des choses pas forcément intéressantes. Les lots

sont hermétiquement fermés, alors qu’ici la parcelle est perméable et très fluide. Les logements, très vitrés, offrent un balcon le long de l’appartement, qui fait gagner 10 à 15m2 de surface, et des fenêtres toute hauteur même dans les chambres. On les ouvre comme dans une maison avec un jardin. C’est très lumineux, en même temps les débords de toits viennent briser le soleil. Tout est simple et très bien travaillé : le bois, le béton, cela me fait penser aux tout premiers buildings de l’école de Chicago. Les Suisses s’appliquent à faire des choses simples avec beaucoup de budget, en France on fait des choses très compliquées avec peu de budget. » *Architecte et maître assistant associé


Photo Julien Lanoo

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Le choix de Maude Thiébaut*

79 logements à Bègles / Agence LAN

« Sur cette parcelle à la frontière d’un quartier résidentiel, la démolition d’un grand ensemble a donné lieu a plusieurs opérations de logement. Je trouve celle-ci inspirante car on a essayé d’y renouveler le logement collectif. Chaque partie du bâtiment fait 7m de large, tous les appartements sont traversants avec une loggia. L’idée était de retrouver l’échelle de l’habitat individuel, d’offrir un espace supplémentaire qui peut aussi permettre ­d’augmenter la surface des logements si la famille en a besoin, sans demander de permis de construire. Cela offre aussi un rafraîchissement en été, un effet serre en hiver, et c’est innovant par rapport aux espaces extérieurs habituels. De plus, tous les appartements ont la même relation avec l’extérieur, il n’y a pas de hiérarchie entre petits et grands logements. Cette double peau qui enveloppe tout le bâtiment est en métal perforé, et on peut la manipuler pour

gérer la lumière, l’intimité. L’œil est ainsi attiré par les ouvertures et le mouvement de la façade, la nuit, la lumière révèle l’activité des logements. Cette unité de matière et de teintes donne au bâtiment une vraie identité, sobre et simple, et une belle pérennité dans le temps. Cela montre qu’on peut faire des projets innovants avec des matériaux simples. » * Architecte et maîtresse de conférences


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PENSER LE LOGEMENT• ÉTUDE DE CAS

Sur l’îlot Starlette, dans le cadre du projet Deux-Rives, Rivactive sera un petit bout de ville, avec logements, bureaux, services, espaces verts… Une opération portée par deux promoteurs et trois agences d’architectes, dont celle de Dominique Coulon, enseignant de l’école.

La vi(ll)e nouvelle Propos recueillis par Sylvia Dubost

Starlette—Rivactive

Logements + bureaux + services + espaces extérieurs

Maître d’ouvrage SPL Deux-Rives Maîtres d’œuvres Dominique Coulon & Associés (FR), HHF Architects (CH), Tatiana Bilbao Estudio (MEX) Promoteurs Stradim (logements) + Kaufman & Broad (bureaux) Livraison prévue juin 2021 pour les logements

Projection depuis le môle Citadelle, par delà le bassin Vauban. Les deux bâtiments en escaliers et la tour accueillent les logements, les deux bâtiments à l’arrière les espaces de bureaux.


037 Le lieu Entre la route du Rhin, la route du Petit Rhin, la rue du Port du Rhin et le bassin Vauban, le quartier Starlette est actuellement un no man’s land, en pleine zone portuaire, donc. Cette longue bande orientée nord-sud fait partie du vaste projet Deux-Rives, qui voit la ville de Strasbourg rejoindre celle de Kehl et les projets immobiliers se multiplier. Découpée en 10 parcelles, elle fera l’objet d’autant d’opérations dont celle-ci est la première et la plus importante en termes de surface. Au sud, la route du Rhin, au nord-est, la station de tramway Starcoop, qu’on pourra rejoindre par le futur parc du Petit Rhin, qui remplacera les entrepôts actuels. Les agences d’urbanisme 51N4E, LIST et TER, qui travaillent sur l’ensemble du projet Deux-Rives, ont défini des axes le reliant au bassin Vauban. L’un délimite la parcelle au sud (à gauche sur l’image), un autre passe sous le bâtiment parallèle à l’eau. La route du Petit Rhin sera déplacée. Le concours, et après Propriétaire et aménageur du terrain, la Société Publique Locale (SPL) des DeuxRives, dont la ville et l’Eurométropole sont actionnaires et qui assure le développement de tout le quartier Deux-Rives, a lancé un concours associant promoteur et architecte. Après une première phase sur dossier sélectionnant les équipes invitées à présenter un projet, le concours proprement dit a été remporté par les promoteurs Stradim et Kaufman & Broad, associés aux trois agences d’architecture nommées ci-contre. Parce que « pour les gros projets comme celui-là, on aime bien associer les architectes. Cela permet une diversité », précise Edouard Escande, directeur général adjoint de Stradim. Les promoteurs achètent ensuite le terrain, débutent la commercialisation des bureaux et des logements ; les travaux démarrent lorsqu’une part suffisante des fonds est réunie.

Le programme Sur cette parcelle, la SPL souhaitait 15.000m2 de logements et 20.000m2 de bureaux. S’y adjoignent une crèche, un restaurant partagé pour les entreprises, une salle de sport, un parking vélo de 1000m2, « comme on en trouve aux Pays-Bas », précise Dominique Coulon, et de nombreux espaces partagés intérieurs et extérieurs. L’allure générale « Les urbanistes ont défini un dispositif, rappelle Dominique Coulon : chaque habitant doit avoir vue sur l’eau. On a donc imaginé d’immenses gradins. » Ils ont également fait d’autres recommandations, qui valent pour toute la zone Deux-Rives : la colorimétrie, la présence de jardins en terrasse et de jardins partagés, ainsi que le parement de briques, matériau typique du vocabulaire portuaire, que les architectes ont utilisé ici en plusieurs couleurs pour singulariser les bâtiments. « Peut-être parce que nous sommes trois bureaux d’architectes, nous avons opté pour plusieurs bâtiments où chacun trouve son écriture, plutôt qu’un seul très gros. C’est une petite ville plutôt qu’un monstre, et ça change tout. » Leur disposition a fait l’objet de longues discussions, « à tel point que les promoteurs pensaient qu’on n’allait pas rendre… » Au final, c’est le projet « le plus poreux » qui l’a emporté. Cette disposition permet de faire entrer plus de lumière à tous les endroits, et de prolonger la petite forêt déjà présente sur cette parcelle jusque dans les espaces entre les bâtiments. Au final, le projet compte deux bâtiments de logements (en briques rouges sur l'image, au plus proche de l’eau) et deux de bureaux, qui se superposent par endroits. Les architectes auraient préféré mélanger les fonctions, « pour éviter des bâtiments morts le week-end », mais cela n’a pas répondu aux contraintes des promoteurs.


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Les logements Situés au plus près de l’eau par rapport aux bureaux, les logements sont en grande partie destinés à des familles. Tous sont traversants ou à double orientation, y compris les logements sociaux sis dans la tour (d’autres sont disséminés dans le bâtiment perpendiculaire à l’eau ; en tout ils représentent 30% de la totalité des logements). Cela permet une meilleure ventilation, appréciable l’été quand le parc devient un îlot de fraîcheur. Pour Dominique Coulon, « le pari, c’est de ne jamais mettre de climatisation ». Le promoteur est moins convaincu par l'aspect traversant. « Sur une telle épaisseur de bâtiment, explique Edouard Escande, un logement traversant aura forcément des pièces aveugles au centre. En proposant une cuisine ouverte sur le salon, celle-ci bénéficie de sa lumière, en revanche la salle de bain… » Pour ce qui est du dessin des intérieurs, la marge de manœuvre de l’architecte est de toute façon limitée. « La distribution des pièces et les matériaux, tout peut être choisis par l’acquéreur », précise Edouard Escande. S’ajoute une exigence posée par le maître d’ouvrage : tous les espaces doivent être réversibles, les logements doivent pouvoir devenir des bureaux et inversement. « Cela implique que le bâtiment peut avoir plusieurs vies, ajoute Dominique Coulon. Ce n’est pas si banal. On se rappelle que dans les années 90, beaucoup de bâtiments de bureaux ont été transformés en logements. » En quoi est-ce compliqué, dans la mesure où au centre-ville, les bureaux sont installés dans des appartements qui furent des logements ? « Dans les logements, il y a plus de murs, la structure est plus présente. Ici, on doit pouvoir les supprimer ou les ajouter facilement. » Pour Dominique Coulon, ce qui fait la qualité du lieu ce sont avant tout les espaces partagés : les coursives reliant les logements – « un dispositif décrié car il y a des problèmes d’intimité, mais on a tenu bon car c’est ce qui est susceptible de créer du lien » –, les terrasses collectives

Maquette du projet. Les bureaux prendront place dans le bâtiment à l’arrière et dans celui du centre.

thématiques (un thème par terrasse : jardinage, sport, jeux pour enfants, solarium festif), mais aussi les espaces extérieurs et le grand parking à vélo. « Le pari c’est la densité, conclut Dominique Coulon. En contrepartie, celle-ci laisse de grands espaces collectifs. » À l’intérieur, deux salles communes pourront servir en en journée et occasionnellement en soirée à divers usages : déjeuner, loisirs, réunions, occasions festives. Elles seront gérées par un concierge, logé gracieusement dans la copropriété, qui pourra également réceptionner les colis ou accueillir les visiteurs. Selon Stradim, ce service est indolore pour les habitants, dès lors qu’on « dépasse les 100 logements. » Pour qui ? Le prix de vente moyen des logements sera de 4000€/m2, soit dans la moyenne des logements neufs de la zone Deux-Rives.


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(en haut) Les logements doivent pouvoir se transformer en bureaux, et inversement, en fonction des besoins.

(en bas) Vue depuis la terrasse au-dessus du parking à vélos. En face et à droite, deux bâtiments de logements.


PENSER LE LOGEMENT• PERSPECTIVES

Associée au projet Starlette, l’architecte mexicaine Tatiana Bilbao défend le logement comme vecteur d’inclusion sociale et de développement individuel.

A House is not just a House Propos recueillis par Sylvia Dubost

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041 Quelles sont, selon vous, les qualités des logements du projet Starlette ? Ce que je trouve intéressant, c’est que les logements sociaux ont le meilleur emplacement : dans la tour, avec les plus beaux balcons, les plus belles vues. Cela leur confère un côté très luxueux. Lorsqu’il est question de logement collectif, on parle de la forme, du pro­ gramme, du contexte, mais rarement des intérieurs… Pourquoi ? Je pense que c’est parce que pour chaque opération, il faut créer beaucoup d’unités avec un petit budget. Avec notre agence,

nous cherchons, dès que nous le pouvons, à singulariser chaque logement. À Lyon par exemple, nous avons construit trois bâtiments de logements dont deux de logement social, et chaque appartement y est différent. Un logement doit remplir les besoins fondamentaux, mais il doit aussi être un lieu qui permette à chacun d’avoir sa place, qui ne ressemble pas aux autres, et c’est important. Quelle est votre définition de l’habitabilité ? Pour moi, cela signifie que chaque personne doit pouvoir développer son existence, et c’est déjà beaucoup ! Cela nécessite un équilibre entre des espaces privés où se retirer et d’autres où se mettre en lien avec la communauté, pour qu’elle devienne un collectif. Aujourd’hui, avec les boîtes à habiter que l’on construit [living boxes, ndlr], cela ne se produit jamais. Or c’est un élément-clé dans les villes aujourd’hui. On se concentre beaucoup sur les normes, notamment environnementales, mais on produit des logements qui n’offrent pas de place à l’individu. Existe-t-il un logement idéal ? Il y a beaucoup de modèles… Mais plus je crée d’espaces, plus je pense qu’il faut regarder le monde rural, dont il y a beaucoup à comprendre et à retenir. En ville, on essaye d’être efficace, mais on perd la notion de la vie collective. Et ce n’est pas seulement vivre au milieu des autres…

Projet de logements à Lyon. Photo Jonathan Letoublon


PENSER LE LOGEMENT• POINT TECHNIQUE

Ingénieur en génie climatique et énergétique, Emmanuel Ballot opère avec ses étudiants de l’ENSAS des relevés énergétiques dans des logements de l’Eurométropole. Il confirme une précarité énergétique élevée, et défend la rénovation plutôt que la destruction-reconstruction.

Sortir de la précarité énergétique Propos recueillis par Sylvia Dubost

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043 Qu’est-ce que la précarité énergétique ? Selon l’une des définitions, c’est lorsqu’on consacre plus de 10% de son budget aux dépenses énergétiques. En réalité, c’est plus complexe ; c’est une situation où ces charges viennent mettre en péril des besoins de base comme se loger, se chauffer, se nourrir, et qui provient à la fois d’un manque de ressources, de la hausse de prix de l’énergie et de bâtiments qui consomment beaucoup d’énergie.

cumulant toutes les normes BBC. Dans l’Eurométropole, 3000 foyers sont en situation d’impayés et 17% de la population en situation de précarité énergétique. On visite une quinzaine de bâtiments qui présentent une récurrence en termes d’impayés, dont l’EMS voudrait identifier les causes. On y observe des récurrences : l’occupation des rez-de-chaussée, des situations de famille difficiles, une précarité forte chez des personnes âgées. * Ces chiffres concernent l’Eurométropole dans son ensemble.

Existe-t-il un type de bâtiment particulièrement concerné ? Cela concerne les logements industriels d’après-guerre, des constructions en béton avec beaucoup de ponts thermiques* et peu compacts, où la surface de parois en contact avec l’extérieur est importante. Il y a ensuite ceux des années 80-2000, des logements électro-­ nucléaires, chauffés à l’électricité, construits à une époque où l’on avait une sur-production électrique gigantesque. Aujourd’hui, c’est l’énergie la plus chère… *La chaleur s’échappe vers l’extérieur par les éléments de structure, comme un balcon construit dans le prolongement de la dalle, ndlr

Quelle est la situation aujourd’hui dans l’Eurométropole ? Elle est particulière. D’abord, c’est une région froide donc la problématique de chauffage est prépondérante. C’est l’une des villes les plus précaires de France en matière énergétique. Par ailleurs, le niveau d’inégalité est comparable à celui de villes comme Marseille, et le nombre de personnes en situation de précarité énergétique augmente plus fortement que la moyenne nationale. Même au centre-ville, on trouve un habitat insalubre ou indigne, avec par exemple des logements en sous-sol. Dans la même rue, on va croiser une dame qui n’arrive plus à se chauffer car elle habite dans une passoire, avec une salle de bain à 3°, et un bâtiment

La rénovation énergétique est-elle toujours possible ? On ne peut pas supprimer tous les ponts thermiques, mais on arrive à diviser la consommation par deux ou trois. Bien souvent l’isolation extérieure est possible, on s’intéresse aussi aux menuiseries. Aussi étonnant que cela puisse paraître, on arrive toujours à trouver une solution. En tout cas la rénovation doit être en lien avec la capacité financière de l’occupant. J’ai vu le cas de figure d’une copropriété où une dame a pris la parole : « Je gagne 600€ par mois, si vous votez les travaux, les charges vont augmenter, je serais obligé de quitter mon logement, dans lequel je suis depuis toujours. » Ce sont des situations difficiles, mais aujourd’hui, il existe des solutions. Or, quand on passe à l’échelle de l’urbanisme, on préfère souvent supprimer le bâtiment. Et quand on crée du neuf à la place de l’ancien, on augmente les loyers, et là on recrée de la précarité.


PENSER LE LOGEMENT• DANS L’ATELIER

Laboratoire de recherche commun aux écoles d’architecture de Nancy et Strasbourg, Domus Lab* fait travailler les étudiants de master 2 sur le thème « Habiter et vieillir ». Ils se sont penchés sur des cas concrets, où il s’agissait d’imaginer des logements pour personnes âgées. Que retenir des réflexions qui ont traversé l’atelier ? Reportage.

La maison des vermeil Par Cécile Becker / Photos Christophe Urbain & Henri Vogt

*Domus Lab a été lancé en 2016, suite à un appel à projets de la Caisse des Dépôts et l’Union sociale de l’habitat : des doctorants et jeunes diplômés des écoles de Strasbourg et Nancy avaient alors travaillé sur la réhabilitation de l’hôpital Villemin de Nancy. Devenu un module d’enseignement (qui dépasse le cas d’école !) à part entière, il mêle conseils départementaux, milieux académiques de l’enseignement et de la recherche et acteurs du logement.

Hameau urbain, projet d’Henri Castanier et Louis Français à Neudorf : appartements du T2 au T5, dont certains sont adaptés aux personnes âgées.

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À l’ENSAS, jour du jury final.

Au-delà du mur, projet de Sirine Eid et Louise Freyburger, illustration d’un T2.

Habiter et vieillir : points de départ En guise d’introduction, Michel Spitz, architecte-­enseignant responsable de l’atelier à l’école d’architecture de Strasbourg, résume : « Les conseils départementaux – et notamment ceux de la région Alsace-Lorraine –, sont conscients que, face à l’augmentation de l’espérance de vie, les EHPAD ne peuvent plus être la seule réponse. » Quelles alternatives, dès lors ? Pour nourrir leurs projets, les étudiants de Strasbourg et Nancy ont d’abord assisté à des journées d’études où se sont croisés élus, professionnels, anthropo­logues, sociologues ou thermiciens. Ils ont imaginé une trentaine de projets – logements collectifs, équipements médicaux, espaces communs et parfois maisons individuelles –, tous différents car adaptés aux problématiques spécifiques de chaque territoire, avec un point commun : pour lutter contre l’isolement des personnes âgées, il faut créer les conditions de la rencontre et de la mixité. 4 emplacements, autant de problématiques En Lorraine, les étudiants se sont penchés sur le village de Piennes, entre Thionville et Luxembourg. Le conseil départemental de Meurthe-et-Moselle y avait un temps envisagé la construction d’une résidence accompagnée sur une parcelle identifiée. Les étudiants ont pointé deux autres parcelles qui ont permis de penser des projets plus étoffés, permettant plusieurs

usages. Paramètre à prendre en compte, souligné par Nadège Bagard, architecte-­enseignante à l’école d’architecture de Nancy : « À la campagne, les personnes âgées sont très attachées à leur maison et auront beaucoup de mal à la quitter... » Les étudiants de Strasbourg ont travaillé sur Kientzheim, village fortifié du vignoble alsacien où les commerces ont périclité et la population est majoritairement retraitée. Sur la parcelle jouxtant une école maternelle/primaire, il s’agit de proposer une offre de loisirs et de services qui permette de créer du lien. À Strasbourg, ils se sont concentrés sur l’îlot Lombardie à Neudorf, où se déploie une vie de village : commerces de proximité, transports en commun, présence de jardins potagers. Ici, il faut considérer le quartier dans son devenir et faire cohabiter différentes classes sociales et générations. À chaque parcelle, donc, ses contraintes géographiques et démographiques, mais aussi ses enjeux sociétaux. Sociabilités

Une question cruciale s’est posée : « Au-delà de la famille, il faut que les personnes âgées se sentent utiles à la société », prévient Nadège Bagard. Michel Spitz complète : « Nous avons invité les étudiants à s’interroger sur les situations sociales qu’ils créent. Le rapport entre intimité/ sociabilité et extérieur/intérieur me semble particulièrement important. » En pratique, les étudiants


046 ont pensé des espaces communs comme des salles polyvalentes ou des jardins partagés, parfois articulés avec une école voisine (comme à Kintzheim). Ils ont particulièrement planché sur les passages du collectif à l’intime, notamment au sein des habitations. Quelle que soit leur typologie – du T1 pour personnes seules au T5 pour des familles et des colocations de personnes âgées –, l’entrée du logement se fait du côté de la pièce à vivre, par laquelle on accède ensuite aux chambres à coucher. Certains projets, dont ceux de Manon Gérot/Arielle Rauzduel et Henri Castanier/Louis Français, ont respectivement prévu une pièce supplémentaire en bout de jardin dont l’usage sera décidé par l’habitant ou une chambre à coucher commune où les habitants peuvent accueillir leurs invités. Déplacements

Ils sont ici considérés à toutes les échelles, celle de l’appartement comme celle de l’agglomération et du territoire. À Kintzheim, Julien Auderbruck et Julien Caste ont prévu des venelles afin que les voitures puissent accéder à l’entrée des logements. Claire Trottier et Charlotte Cordier ont pensé à intégrer un centre médical à leur projet Vinea ­Veteris, afin que les habitants puissent bénéficier de soins sur place. De nombreuses propositions ont privilégié des coursives pour accéder aux appartements en étages supérieurs. « Un motif récurrent de l’architecture des dernières années, selon Angélique Merel, architecte-enseignante à Strasbourg, qu’il faut néanmoins questionner. » Attention notamment aux glissades par temps de pluie, particulièrement dangereuses pour les personnes âgées. À l’intérieur, les espaces généreux sont ouverts et souvent séparés par des cloisons mobiles, ce qui permet à la personne alitée d’être toujours en contact avec la pièce à vivre. On notera que les couloirs n’existent pas dans les projets des étudiants. De nombreux projets ont aussi favorisé des salles de bain centrales autour desquelles s’articulent les appartements. Des astuces qui facilitent les circulations et ouvre en même temps le regard sur

toute l’habitation. Certains étudiants ont choisi d’insister sur la présence de repères podotactiles (changement de matériaux pour différencier les espaces). Les volets automatiques, et la domotique en général, particulièrement pratiques lorsque la personne manque d’autonomie, restent une pierre d’achoppement : faut-il perpétuer les gestes du quotidien ou penser aux personnes alitées ? Intérieur/extérieur

Michel Spitz précise que l’atelier a été particulièrement attentif à l’environnement dans lequel les projets s’intègrent. Ainsi, dans le projet Vinea Veteris cité plus haut, les deux étudiantes ont recréé des vignes à l’intérieur de leur parcelle, et l’omniprésence de jardins partagés/ potagers ou même de vergers témoignent d’un souci porté à l’ouverture à la nature. Alors qu’on retrouve souvent des appartements ouverts sur trois orientations, certains projets ont privilégié des fenêtres abaissées pour permettre au regard des personnes alitées de s’ouvrir vers l’extérieur. Julien Aufderbruck et Julien Castel ont été particulièrement sensibles aux questions énergétiques : chauffages aux granules à bois, séjour au sud et chambre au nord pour plus de confort climatique et plancher chauffant pour répartir la chaleur au sein des appartements. Conclusion ?

« Les personnes âgées ne sont plus les mêmes que celles d’il y a 30 ans, et parler de logement pour les personnes âgées, c’est en fait parler de logement pour tous, précise Michel Spitz. On ne peut plus faire l’économie d’un habitat évolutif qui s’adaptera à tous les âges et situations de la vie ; il faut donc tout autant s’intéresser aux personnes autonomes et valides. L ­ ’habitat “pour les personnes âgées” serait en fait une sorte de synthèse, sans solutions miraculeuses. Les architectes sont incapables de résoudre des équations à plusieurs dizaines d’inconnus, mais ils doivent se r­ éinterroger continuellement. » Henri Castanier, étudiant en Master 2 résume : « Toute la difficulté a été de penser les projets en étant plusieurs personnes à la fois. »


En haut : Vinea Veteris, quartier intergénérationnel de Charlotte Cordier et Claire Trottier à Kintzheim.

En bas à droite : Au-delà du mur, logements T2 pour personnes âgées, avec terrasses ou coursives à l’étage. Projet de Sirine Eid et Louise Freyburger à Kintzheim.

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PENSER LE LOGEMENT• TRAVAUX D’ÉCOLE 1

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Si pour leur projet de fin d’études, les étudiants des écoles privilégient les équipements publics, certains s’attaquent néanmoins au logement. En voici deux, qui représentent des manières différentes de concevoir l’habiter.

Domesticité et urbanité Par Sylvia Dubost


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Hélène Pinaud et Julien Schwarzmann Les pieds dans l’Ill à Strasbourg Directeur d’études : Dominique Laburte / 2014

Le projet Sur ces deux langues de terre sur l’Ill, 76 logements du T1 au T5 créent une densité supérieure à celle du tissu alentour (148 logements par hectare contre 120). Installés dans de petits bâtiments de deux étages maximum, ils s’accompagnent de services et commerces (café, boutique, halte-garderie, coiffeur…) et forment un morceau de ville où l’on vit aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. 1

A+B+C Les tours des Ponts couverts D Square Louise Weiss E L a maison de la Protection des mineurs F L es nouveaux bâtiments Des intérieurs dessinés « Nous aimons des ambiances très blanches, très pures, qui rappellent l’architecture japonaise et la décoration scandinave, précisent Hélène Pinaud et Julien Schwarzmann, qui ont dessiné un grand nombre de détails. On avait fait des carnets de détails, justement. Parfois la fenêtre est posée côté intérieur de la façade pour dégager à l’extérieur un endroit où poser des plantes, parfois elle est posée côté extérieur pour permettre de faire une bibliothèque ou une banquette. » Les meubles sont sur mesure, comme ceux de la cuisine ou cette bibliothèque où se découpe une fenêtre et une vue sur la Petite France. « Nous sommes très intéressés par l’échelle de l’habitation, même la petite échelle du design. Travailler sur un projet de logement et sur les détails de la vie quotidienne était une évidence. » 2

L’extérieur Sur ce site exceptionnel, le rapport à l’eau structure l’espace. Des pontons permettent l’accès direct, une promenade le long de chaque presqu’île ainsi qu’une passerelle multiplient les points de vue pour les habitants et les passants. Entre les bâtiments, des jardins sont dévolus à des usages privés et publics. Indispensables à la qualité de vie dans cette partie dense, ils augmentent la surface habitable et assurent une porosité qui permet un bel éclairage à toutes les parties des bâtiments. Ce projet se caractérise ainsi par le flou entre intérieur, extérieur, usagers, fonctions, introduisant une fluidité qui rappelle celle de l’eau. 3

— Les nouveaux bâtiments sont à l’échelle des bâtiments existants et n’excèdent pas 50m2 au sol. — En hauteur, balcons, jardins d’hiver et terrasses sur les toits multiplient les possibilités d’accès à l’extérieur.


Zoom sur la façade nord du bâtiment de 36 logements.

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Majda Khatmi Une médina verticale à Casablanca Directeur d’études : Étienne Falk / 2017

Le projet « Casablanca est ma ville natale, celle que j’ai toujours habitée, précise Majda Khatmi en guise d’intention. Les seuls logements qu’on y construit sont des HLM ou des appartements de luxe, qui ne sont jamais adaptés à des familles nombreuses. » Sur cette parcelle à l’articulation entre la vieille ville et la ville nouvelle, au croisement de deux grandes avenues, il y avait un terrain de football. Un existant qui oriente en partie ce programme, qui prévoit 45 logements pour 3 à 7 personnes, des équipements sportifs et un marché couvert, élément central de l’organisation de la ville marocaine (a fortiori pour les familles).

Des bâtiments ouverts sur la ville Les logements s’alignent sur l’avenue, s’ouvrant ainsi sur la ville et libérant dans le même temps le cœur d’îlot. Les rez-de-chaussée sont ouverts et permettent aux autres habitants d’accéder aux équipements. Le gabarit des bâtiments se situe entre ceux de la vieille ville et ceux de la ville nouvelle, faisant lien. La brique utilisée en façade assume le clin d’œil aux nombreux bâtiments inachevés par manque de moyens. 1

Coupe transversale depuis l’arrière A Terrain de football B Centre sportif C Patios des logements


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D’autres projets de fin d’études autour du logement

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Pauline Lanzini Redynamiser le quartier résidentiel de l’Étang des forges à Belfort

Les logements La disposition des espaces respectent les usages locaux. Les simplex comme les duplex, destinés aux grandes familles, s’organisent autour d’un grand patio qui amène la fraîcheur de l’été. Le salon est vaste et au centre, comme le veut la tradition, pour pouvoir accueillir famille et amis. Conformément aux traditions, la cuisine est fermée et un peu excentrée, sauf dans les petits appartements où elle est ouverte pour ne pas être trop confinée. Il n’y a pas vraiment d’espaces communs car cela ne correspond pas aux usages, même si le projet prévoit des coursives. Les volets coulissants, les loggias mieux adaptées à l’ensoleillement répondent aussi à l’architecture locale. « J’ai surtout voulu donner aux familles, généralement entassées dans de petits logements, la sensation d’espace. Et leur montrer que la ville pense aussi à elles, qu’elles peuvent habiter confortablement sans changer de quartier. »

Directeur d’études : Étienne Falk / 2015

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Diane Chalumeau & Léhéna Lucquet-Laforgue Habiter le port de Strasbourg Directeurs d’études : Dominique Coulon, Didier Laroche et Thomas Walter / 2016


PENSER LE LOGEMENT• PORTRAITS D’ESPACES

Il y a 1000 façons d’habiter une ville, une par quartier, par bâtiment, étage, appartement. La conception des logements offre un reflet fascinant de la société qui lui est contemporaine : ses canons, ses usages, ses aspirations, ses valeurs morales, ses considérations sociales. Les habiter, c’est se les approprier. De la Cité Ungemach aux Blacks Swans, de la Cité Rotterdam à Urban’Hôtes ou à la Neustadt, des habitant-e-s de Strasbourg nous invitent à entrer pour nous dresser le portrait de leur logement, entre histoire passée et usages au présent.

Habiter, à Strasbourg, en 2019 Par Marie Bohner / Photos Pascal Bastien

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Un nid dans le ciel

Lieu 10e étage aux Black Swans / Presqu’île André Malraux Inauguration 2017 Architecte Anne Démians

Claude B. s’est installée dans son nouvel appartement dès juillet 2017, parmi les tous premiers occupants. Elle était des premiers acheteurs. Orthophoniste à la retraite, elle habitait un duplex à Neudorf mais un accident de vélo l’a décidée à éviter les escaliers, quitte à monter dans les hauteurs. « J’aime la modernité et je n’ai pas de problème de vertige. » À l’intérieur de ce 3 pièces transformé sur plan en 2 pièces - « j’ai tout choisi, les couleurs et les matières, l’emplacement des pièces » - Claude B. se sent bien et ça se voit. On contemple avec elle cette vue incroyable, par les très grandes fenêtres mais aussi depuis un balcon qui fait le tour de l’appartement : on voit la ligne bleue des Vosges d’un côté et la Forêt Noire de l’autre. La ville prend tout à coup une dimension futuriste jusqu’alors inconnue. « Je suis comme devant un aquarium. Je regarde : même quand le temps est au brouillard, ce n’est jamais triste, ça change tout le temps. » Claude B. prend un air coquin et nous invite à « venir dans [son] lit » : depuis sa chambre, la vue sur la Cathédrale est époustouflante. C’était ce que Claude B. cherchait, en plus d’un confort de vie grâce au chauffage au sol et à une isolation phonique parfaite. « On doit pouvoir vivre [ici] longtemps. » Les étés sont frais, Claude B. ne se sert presque jamais des pare-soleils qu’elle trouve un peu carcéraux. Alors, bien sûr, avec les étages, elle a découvert le vent, pas toujours facile à gérer. Elle note aussi que, « pour une architecte femme », Anne Démians aurait pu se soucier davantage des communs, fragiles à cause du blanc qui se dégrade vite et peu pratiques. Ce qui n’empêche pas une vie collective « très sympathique », entre gens « qui aiment les grands immeubles ». Et puis ces lieux poussent à la convivialité : « La nuit, vous verriez, c’est beau ! Je ne vous dis pas les feux d’artifice. J’ai décidé de faire une fête chaque année pour le 14 juillet. Tous ceux que j’ai invités pour l’instant m’ont dit qu’ils viendraient ! »


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Espace à partager

Lieu Rez-de-jardin Cité Rotterdam

Inauguration De 1951 à 1953, rénovation entre 1997 et 2000, réhabilitation depuis 2016

Architectes Jean Dubuisson et Eugène Baudoin

Géraldine et Charles C. habitent leur appartement en rez-de-jardin de la Cité Rotterdam depuis 1993. Charles était alors déjà responsable des chauffages collectifs pour toute la cité. Le charbon originel, qu’il n’a pas connu, a été remplacé par du chauffage au fioul, puis au gaz. Il est aujourd’hui diffusé par les sols. Avant 1993, le couple habitait à côté, rue de Bruxelles, mais Géraldine, qui travaillait dans la restauration, avait « besoin d’air, de quelque chose de plus grand ». Dès que Charles a entendu parler du départ des anciens locataires, ils ont sauté sur l’occasion. « On a eu de la chance », explique Géraldine, « au départ, ici, c’était un logement de service ». De l’extérieur, le lieu semble peu lumineux, exigu. Nous sommes accueillis par Cannelle et Caramel – Géraldine et Charles sont famille d’accueil pour la SPA –, au milieu des poissons, des oiseaux et d’un océan de plantes et de couleurs. Une voisine est de passage, le petit-fils travaille sur son ordinateur. L’ensemble est spacieux et baigné de lumière. Le nombre de mètres carrés ? « Je ne sais pas, et je m’en fiche », fait Géraldine, frondeuse. Elle aime profiter de l’effet de surprise sur la tête des étudiants de l’ENSAS qui errent parfois dans le quartier et qu’elle invite à entrer pour voir les espaces intérieurs. « Ce que j’aime ici, c’est le jardin. » Une porte-fenêtre ouvre sur un jardin agréable, avec un bananier, un cerisier, des fraisiers, beaucoup d’oiseaux, et un parc en arrière-fond, verdure sur verdure. Charles a grandit dans une rue derrière la cité, il l’a vue naître et s’étendre : « Mes grands-parents avaient le jardin sous l’école maternelle. J’allais y chercher des fraises. » La vie continue aujourd’hui sous des auspices collectifs : l’école, toujours au milieu de la cité – Géraldine trouve cependant que les enfants « crient de plus en plus fort » –, les fêtes de la place Arnold et de la Cité Spach voisine, les jeunes de l’Epide*, « impeccables », et l’implication indéfectible du couple dans le centre culturel, le conseil de quartier et le comité de défense des locataires de la Cité Rotterdam. * Établissement pour l’insertion dans l’emploi


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Plaque tournante

Lieu Colocation dans la Neustadt Inauguration Entre 1912 et 1913 Architecte A. Wieger

Le quartier de la Neustadt, avec ses immeubles semblables mais ostensiblement différents, signés du nom de leur architecte en façade, regorge de colocations étudiantes plus ou moins peuplées. Dans ce grand appartement au 4e étage, la lumière entre toute la journée. Olivier, Thomas, Orane et Félix y partagent environ 150 m², faits de pièces spacieuses desservies par un couloir central. Et puis, en ce moment, Inès dort dans le salon. Thomas et Olivier avaient déjà partagé une chambre en internat, au lycée, à Grenoble. Avant la colocation, Thomas vivait à Strasbourg dans une chambre de bonne, sans espaces communs avec les autres habitants. « La grande table dans le couloir, pour être ensemble, c’était pas facile », explique celui qui « ne peut pas vivre tout seul ». Olivier a été le premier des habitants actuels à rejoindre cette colocation qui tourne de mains en mains depuis cinq ou six ans. L’étudiant à l’ENSAS trouve cette architecture de la Neustadt, aujourd’hui classée au Patrimoine de l’UNESCO, « très agréable, avec une belle hauteur sous plafond ». Il ajoute qu’elle n’était « sans doute pas construite pour n’importe qui. Le long couloir de la cuisine à la salle à manger questionne un peu, tout comme les portes communicantes entre les chambres. » Ce qui permet de moduler les espaces – pratique pour les fêtes et autres événements. Cependant, si leur situation à un carrefour au-dessus de l’avenue des Vosges leur permet, par le son, « d’être au courant de tout, des manifestations aux mariages », ils soulignent que « ce n’est pas toujours facile de rameuter les gens jusqu’ici. On se réunit plutôt vers la gare, en général. Mais ici l’appartement n’est pas biscornu comme ceux de la Petite France. Ici, c’est plus noble, plus industriel peut-être ». « Plus moderne », concluent-ils, un brin moqueurs. Si les revêtements et les équipements sont « un peu vieux », tout fonctionne bien, du chauffage à l’isolation. Et les fuites d’eau comme les fêtes « donnent de nombreuses occasions de rencontrer les voisins ».


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On dirait le Sud

Lieu Urban-Hôtes / immeuble en autopromotion à Neudorf

Inauguration Juillet 2016

Architectes Olivier Hangen et Atolh Architectures

Participer à un projet d’habitat participatif en autopromotion, c’était le souhait de Stéphan G. depuis longtemps. Il suivait les réalisations à Freiburg et l’exemple d’Ecologis, pas très loin de là dans le quartier de Neudorf. En 2011, lui et Barbara K. se sont donc investis dans l’élaboration de ce projet de vie. « Ce qui nous importait, c’était de construire une habitation écologique. Et puis il y a l’intérêt humain de connaître ses voisins, c’est une aventure collective. » D’abord, et ce ne fût pas simple, une charte de vie commune a été établie. Il y a eu des divisions sur un projet de bâtiment passif, finalement abandonné. Aujourd’hui, la pompe à chaleur suffit amplement, et il ne fait pas trop chaud en été. Les huit appartements, tous traversants, sont tous attenants à un jardin ou à une terrasse. Une étude sur l’ensoleillement a été réalisée avant la construction. L’appartement que Stéphan et Barbara occupent avec leurs deux enfants et les chats Lotus et Cosmos est un 4 pièces de 90 m², disposé autour d’une pièce à vivre centrale aux couleurs vives, qui accueille la salle à manger, le salon et la cuisine, et ouvre sur une terrasse bordée d’un jardin. « Il y a toujours un décalage entre les plans et la réalité. Au début des travaux, j’ai eu l’impression que c’était petit. Puis ça s’est agrandit quand on est entrés. » Les espaces sont fluides, les jardins ouverts : les huit, bientôt neuf enfants de la copropriété, comme les adultes et les animaux, circulent librement, passant allègrement d’un appartement à l’autre puis à la salle commune. Les espaces communs occupent 60 m² sur l’ensemble du bâtiment, et comportent une salle polyvalente, une chambre d’amis avec salle de bain attenante, une buanderie mais aussi un atelier de bricolage et un grand local vélo. Des parcelles communes sont cultivées dans une partie du jardin, certaines sont dédiées aux enfants. L’eau de pluie est récupérée. « Ici, on vit comme dans un village vacances. On fait des bouffes, on est même partis en vacances avec certains. »


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Cité-jardin

Lieu Maison Cité Ungemach Inauguration 1924 Architectes Paul de Rutté et Jean Sorg

Lorsque Natacha F., cadre dans la fonction publique, a emménagé avec ses enfants il y a 10 ans dans cette maison de la Cité Ungemach, elle ne connaissait que peu de choses de son histoire, plutôt controversée ces derniers temps. Elle en imaginait l’aspect social, pas l’intention eugéniste. Cette cité-jardin de 132 pavillons, construite à partir de 1920 par l’industriel Léon Ungemach, a été reprise par la Ville de Strasbourg en 1950 et est aujourd’hui gérée par le bailleur social Habitation Moderne. Si des travaux de restauration ont été effectués, notamment d’isolation lors de la reprise de gestion, on sent encore les bâtiments inscrits dans leur époque : la salle de bain est accessible uniquement par la cuisine, le jardin par la rue ou par un saut acrobatique à travers une trappe à charbon. Mais les qualités de vie déjà prisées à l’époque restent indéniables : une maison – celle-là est la « petite » version, pour une surface de 120 m² – avec jardin attenant, à 10 minutes à vélo du centre-ville, pour un loyer qui reste modique même s’il a augmenté d’années en années. Les pièces, plutôt petites et sombres, semblent tourner autour du « cœur palpitant » de la maison : la cuisine. Ici, deux fenêtres permettent un ensoleillement optimal et la grande table accueille les repas comme le bureau de la famille, en fonction des heures. La cave et le grenier apportent de grands espaces supplémentaires, peu éclairés et en partie non-chauffés. Natacha F. raconte qu’au fur et à mesure du temps, les locataires successifs de la cité se sont appropriés les maisons en y ajoutant qui une cheminée, qui une piscine… Cela « valorise le patrimoine », pour des maisons à la conception datée et qui coûtent cher en chauffage. Dans le quartier, aujourd’hui, « il y a beaucoup de bienveillance mais on se connaît à peine ». Les enfants de Natacha F. ont grandi, elle est donc moins en phase avec le « parc à nounous » en face de la maison. « Un café ou une boulangerie », ou même les grands travaux qui se déroulent derrière, dans le quartier du Wacken, pourraient peut-être dynamiser la vie de ce quartier singulier… Affaire à suivre.


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PENSER LE LOGEMENT• PERSPECTIVES

Olivier Gahinet, architecte et maître de conférences à l’ENSAS, incite ses étudiants en master à renouer avec une culture du logement qu’il estime en danger. Pour, à partir de cette première brique, construire la ville.

Du logement à la ville Par Emmanuel Abela

Le logement est sans conteste le premier élément de la ville. Mais s’il est si structurant, pourquoi semble-t-il aujourd’hui délaissé ? Selon Olivier Gahinet, il est le laissé-pour-compte de la maîtrise d’ouvrage et des architectes. En ville, le logement collectif présente trop souvent, selon lui, un plan médiocre et des terrasses peu utilisables, quand il y en a. Et de constater avec une petite pointe d’amertume : « La culture du logement s’est perdue ! » Parmi les raisons qu’il évoque, « ce goût pour l’image qui prédomine depuis plus de 30 ans et qui ne favorise guère le logement ». Dans les années 80, nous rappelle-t-il, les architectes les plus connus faisaient du logement, en s’attachant singulièrement au logement social. Il se souvient que « deux de [ses] maîtres », Édith Girard et Henri Ciriani, étaient connus pour cela, la première pour sa réflexion quant à l’usage et le second pour son approche typologique. Il fut un temps où ils avaient la chance de travailler sur 100 ou 200 logements en même temps, ce qui leur permettait d’articuler grandes et petites échelles. « Aujourd’hui, aucun des architectes les plus connus ne se consacre au logement », déplore-t-il. La conséquence : la généralisation du découpage du territoire sur le mode du lotissement, où les lots sont repartis entre promoteurs. Chacun sur sa parcelle « fait

son pâté », avec des qualités architecturales certes variables mais qui jamais ne donnent la possibilité de « contrôler le dessin de l’espace public autour. » Il en résulte des bâtiments qui n’ont ni la place ni l’ampleur pour dessiner un espace urbain. Une fois ces constats effectués, comment amène-t-on les étudiants en architecture à s’emparer de cette question ? Pour Olivier Gahinet, « le logement est un thème extrêmement formateur pour les étudiants parce qu’il leur désapprend à être des créateurs. Ils se rendent compte que cela peut être stimulant et intellectuellement satisfaisant de travailler sur la typologie et l’articulation des différents logements. » En master, il les amène à concevoir tout un pan de ville (sur une parcelle entre le boulevard Clemenceau et la rue Jacques Kablé, aujourd’hui occupée par des bâtiments militaires mais qu’on imagine ici vide) en partant d’abord d’un seul logement. En l’occurrence, un cinq pièces, une typologie qui offre beaucoup de possibilités différentes de plan. À partir d’une idée abstraite, il s’agit de leur faire concevoir « un logement idéal » qui puisse les surprendre euxmêmes. Ensuite, de l’articuler à d’autres, pour former des ensembles qui puissent fonctionner parfaitement. Viennent ensuite « un parc, des


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Maquette du projet réalisé par Guillaume Hergat et Clément Haize dans le cadre de l’atelier Tenir la distance avec Olivier Gahinet (détails page suivante)


Aujourd’hui, aucun des architectes les plus connus ne se consacre au logement.

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Olivier Gahinet

Tenir la distance jardins et espaces publics, et un équipement de taille moyenne. » Le logement est donc perçu comme une « brique » pour penser l’espace dans son ensemble. Il s’agit de savoir comme il peut dessiner l’espace urbain afin de renouer avec une certaine complexité typologique qui fait défaut aujourd’hui. « L’idée, ça n’est pas tant de les sensibiliser, précise-t-il, mais plutôt de leur apprendre à manipuler l’espace autour de logements de grande qualité. » « Faire un morceau de ville pour aujourd’hui et pour demain », qui est l’objectif de cet atelier, implique aussi la question du voisinage et la manière d’habiter les uns avec les autres. « La réponse une fois de plus se situe du côté de la typo­logie, en jouant sur la variété ou en systématisant la présence d’une pièce extérieure qui soit véritablement traitée comme telle, c’est-à-dire qu’elle permet à l’occasion des repas d’apprécier la vie au dehors, ce qui est très important pour éviter de se sentir enfermé dans son logement. » Et de nous exposer l’idée de faire profiter les logements les uns des autres. « Le travail typologique permet de faire en sorte que les logements se “serrent les coudes”. » « C’est ce qui se passe dans les meilleurs projets de logement collectif social, dans lesquels chaque logement habite mieux le monde grâce à ses voisins », avant de conclure que pour « dessiner un logement de qualité, il faut l’imaginer plongé dans un morceau de ville. De même que réciproquement, pour pouvoir dessiner un morceau de ville, il faut dessiner des logements. » Et même s’il admet que plus tard, en travaillant en agence, les étudiants rencontreront de nouvelles contraintes qui ne leur sont pas imposées à l’école – toutes les normes qui rendent la conception tellement plus difficile –, ils feront malgré tout de meilleurs logements…

« C’était la première fois qu’on faisait vraiment un logement, raconte Guillaume Hergat, participant de l’atelier Tenir la distance d’Olivier Gahinet. On n’avait pas de plan en tête, notre intuition vient des références qu’on a explorées en atelier, entre autres les unités d’habitation [de Le Corbusier, ndlr], et les logements d’Edith Girard. » Et de citer aussi Michel Kagan. « On ne peut pas y couper, tous ces bâtiments donnent un statut à la ville. » C’est bien l’enjeu : penser un morceau de ville qui dure dans le temps grâce à sa qualité architecturale. Le volume épais sur la maquette, c’est ce qu’Olivier Gahinet appelle la « paroi urbaine » : un élément stable, qui maintient la forme générale de la parcelle. Derrière, les logements ou d’équipements doivent pouvoir se transformer au gré des usages, condition sine qua non de la durabilité des bâtiments. « C’est une réflexion de résistance à ce qui se passe actuellement, précise Guillaume Hergat, une pensée théorique en résistance à la pression immobilière. » « C’est la première fois qu’on travaille vraiment sur le logement, conclut-il, et ce qui est intéressant, c’est que le propos d’Olivier Gahinet est de commencer par l’intérieur, non par la forme extérieure comme on l’avait déjà vu. En sortant de cet atelier, on comprend pourquoi on fait de l’architecture, et c’est d’abord pour habiter. Le logement est une grande puissance de fabrication de la ville, et peut-être la première. » (S.D.)


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PENSER LE LOGEMENT• DU GRAIN À MOUDRE

Sur la question du logement, quelques suggestions de lecture Proposition d’Anne-Sophie Kehr, architecte et enseignante à l’ENSAS

« À qui revient le droit de décision en matière d’archi­ Une philosophie tecture ? Comment assurer de la pauvreté, L’éclat ce droit à celui auquel il revient ? Comment le faire dans un monde qui va vers une pauvreté croissante ? Comment survivre dans un tel monde ? » Ce texte visionnaire, écrit en 1978, reste d’une brûlante actualité.

« L’éthique, selon son étymologie, est un ethos, de Chris Younès c’est-à-dire une « manière et Thierry Paquot d’être ». Séjour de l'homme La découverte, 2000 au monde, elle est un mode d'existence qui s’adresse à chacun et se distingue aussi bien d’une morale comme rapport à soi que d’une pensée moralisatrice pour l’Autre. […] Chaque jour, s’affirme l’idée selon laquelle il n’y a pas d’esthétique sans éthique. Les auteurs de ce livre - architectes, urbanistes, philosophes, sociologues, juristes, historiens - explorent les implications de l’éthique pour les « faiseurs de ville », ainsi que les interfaces entre opérations d’aménagement, pratiques démocratiques et exigences écologiques. »

Yona Friedman

Éthique, architecture,

L’Architecture de survie.

urbain, sous la direction

« Face à la forte demande de logements sociaux, quelle de nouveaux logements est l’offre architecturale sociaux (1 et 2) aujourd’hui ? Quelle réponse catalogues d’exposition, qualitative et innovante Silvana Editoriale donner à cet impératif ? Quelle doit être la part de l’expérimentation dans ce domaine reconnu comme laboratoire de l’architecture depuis l’époque moderne ? » Cité de l’architecture

et du patrimoine, Vers

Roger-Henri Guerrand,

Monique Eleb

Les origines du logement

et Philippe Simon,

social en France

Le logement contemporain.

Éditions ouvrières, 1966

Entre confort, désir et normes Eyrolles, 2013


062

PENSER LE LOGEMENT• EXTRA-MUROS

Vers un logement qualitatif ?

01— Le point de vue de l’Eurométropole de Strasbourg Avec Syamak Agha Babaei, Vice-Président de l’Eurométropole en charge de la politique de l’habitat

02— Le point de vue d’un promoteur Avec Jean-Sébastien Scharf, Scharf immobilier


063 01—— Lorsqu’on évoque le « bon logement » avec Syamak Agha Babaei, le premier constat est que la préoccupation est presque neuve, encore en développement. Pendant les 20 dernières années, jusqu’à 2014, le logement « n’était pas une priorité politique » à Strasbourg. Les besoins criants mis en lumière par des études de l’ADEUS* et la prise de conscience d’une ville hautement inégalitaire ont décidé Roland Ries et ses équipes à en faire une priorité depuis quatre ans. Syamak Agha Babaei puise son inspiration sur le logement dans le travail sur l’habitabilité de l’architecte Beatriz Ramo, notamment à Ivry. « Elle affirme qu’en France, l’architecture se concentre sur les façades mais qu’à l’intérieur les logements se ressemblent tous, ce qui ne répond pas à la diversité des populations et des modes de vie. Il faut d’autres dimensions que le nombre de pièces ou la division des espaces jour/nuit, que les logements puissent être modulables. Nous demandons donc aux acteurs de l’immobilier d’avoir recours à des consultants sur l’habitabilité et l’ergonomie, à engager une assistance à la maîtrise d’usage. » Une incitation à mettre en balance avec « la défiscalisation, la drogue dure de la politique du logement en France, qui fait qu’on ne produit pas du logement pour les gens ». Syamak Agha Babaei pense que la maîtrise d’usage peut recentrer le débat autour d’un loge­ment de qualité, qu’il soit social ou privé. « La question de l’usage, c’est celle du vivre ensemble, de la conception à la livraison. Pour faire émerger cette pratique, l’Eurométropole a imposé l’accompagnement par une assistance à la maîtrise d’usage dans les derniers concours. » Les architectes ne l’anticipent pas forcément, parce que, selon Syamak Agha Babaei, ils arrivent souvent trop tard dans le processus, après les promoteurs. « Il faut que tous les acteurs évoluent vers d’autres cadres, le rôle de la puissance publique est de l’affirmer. On en est encore loin mais on se donne des outils pour y arriver. »

02—— « Un bon logement, du point de vue des promoteurs, va se vendre parce que des gens ont envie d’aller y vivre. L’acquéreur, au final, est le juge de paix. C’est lui qui sait si les idées sont bonnes. » Voilà les bases posées par Jean-Sébastien Scharf, pour son agence de promotion immobilière. L’appréciation de la qualité du logement se fait donc souvent a posteriori, en échange avec les clients après la livraison. Il y a quelques années, à Illkirch, il avait proposé des potagers partagés attenants aux appartements : cela n’a pas fonctionné. A contrario, si les promoteurs interrogent parfois la pertinence d’attacher systématiquement des balcons ou des terrasses aux logements, ils sont régulièrement détrompés par les clients : tout le monde veut un espace extérieur, c’est « une volonté profonde », que Syamak Agha Babaei [cf. article ci-contre] expliquait par un besoin de retrouver un peu l’intimité de la maison individuelle. Le rôle du promoteur, « au plus proche du client, après le syndic », est d’être à l’écoute et de « faire l’interface entre le client et l’architecte. L’architecte est le garant du fonctionnement global de l’appartement et du respect des règles. Aller vers des solutions propices à la qualité est dans sa nature profonde. » « La grosse faiblesse historique » des promoteurs pour l’amélioration du logement reste plutôt dans le dialogue avec « les décideurs, les élus. Jusqu’à présent les promoteurs s’impliquaient peu dans la réflexion urbanistique, ne disaient pas assez ce qui a marché ou pas ». Cela évolue, tout comme le fait d’être plus prescripteur, lorsque c’est possible, de solutions qualitatives et écologiques comme les pompes à chaleur, réversibles ou non. Il cite l’exemple de Trianon qui a fait un gros travail sur la qualité de l’air intérieur, lequel devient un argument de vente. L’assistance à maîtrise d’usage préconisée par l’Eurométropole ? Il trouve la démarche intéressante, mais n’en a pas encore l’expérience. Il avait fait appel à une sociologue sur le projet Deux rives, ce qui a été « apprécié par les décideurs » - pas assez cependant pour être retenu. * Agence de développement et d’urbanisme de l’agglomération strasbourgeoise


AGENDA 30.03

08.09.19

Balkrishna Doshi [Vitra Design Museum | Weil-am-Rhein]

L’architecte et urbaniste Balkrisha Doshi est le premier Indien à avoir obtenu le Pritzker Prize. En 2018, ce « Nobel de l’architecture » récompense une œuvre au confluent des influences modernistes et des techniques de construction locales, portée par une vision humaniste qui prend forme dans des bâtiments publics comme dans le quartier de logement social à Indore. Le Vitra Design Museum lui consacre sa première expo­ sition monographique. www.design-museum.de 08.04

17.05.19

Remoteness / Reiulf Ramstad Architects [CAUE]

L’architecte norvégien cultive un penchant pour les paysages sauvages et imposants, les terres reculées, comme coupées de la civilisation. En résulte une architecture radicale et simple, à la fois audacieuse et humble. www.caue67.com

19.04

15.09.19

Laboratoire du logement : éloge de la méthode [Cité de l’architecture et du patrimoine | Paris]

L’exposition éclaire la démarche spécifique de l’opération de la Gare d'Auteuil. Pièce urbaine unique, inscrite dans la lignée des expérimentations qui ont marqué l’histoire du logement en France et fruit d’un concours international lancé par la Ville de Paris en 2008, cette opération est réalisée par un « collectif d’auteurs » constitué de quatre architectes et un paysagiste : Anne Démians, Francis Soler, Rudy Ricciotti, Finn Geipel et Louis Benech. www.cite-architecture.fr 18-19 + 25 + 26.05.19

Ateliers ouverts

064

19.05.19 / 12H

La Fabricasens [Place des Tripiers]

3 Jours, 5 Sens, 1 Matériau. En 2019, La Fabricasens revient pour sa 6e édition avec les étudiants de l’ENSAS, de l’INSA et de la Faculté d’Arts Visuels pour investir la place des Tripiers. Créé par et pour les étudiants, le workshop développe des structures éphémères à partir d’un matériau unique de récupération. 21.05.19 / 18H30

Ana Tostoes [ENSAS – La Fabrique]

Présidente de Docomomo Internatinal, Ana Tostoes propose une conférence sur l’architecture moderne en Afrique noire, Mozambique et Angola en particulier, et sa préservation.

[Alsace]

20 ans que les Ateliers ouverts, portés par l’association Accélérateur de particules, nous permettent de rencontrer les artistes dans leur antre, de découvrir leur œuvre, de mieux comprendre leur travail en particulier et le processus de création en général. Cette année : 2 weekends, 132 a­ teliers, 372 artistes dans toutes l’Alsace et même Outre-rhin. www.ateliers-ouverts.ne

22.05.19 / 18H30

Augustin Rosenstiehl [ENSAS –La Fabrique]

Augustin Rosenstiehl est architecte et urbaniste, et commissaire de l’exposition Paris, capitale agricole, présentée en début d’année au Pavillon de l’Arsenal. Sa conférence portera sur les rapports entre production urbaine et production agricole.


065

24.05.19 / 18H30

06.06

Du droit à la ville à l’art urbain

Capter la ville

[ENSAS – La Fabrique]

Une table-ronde sur le thème de l’intervention artistique en milieu urbain. Comment ces actions permettent-elles de questionner la ville et le rapport à ses habitants ? 27.05

30.06.19

Trophée béton [ENSAS – La Fabrique]

En janvier 2019, Enzo Sessini et Aline Cousot ont remporté le premier prix du Trophée béton des écoles. Et depuis plusieurs années, les étudiants de l’ENSAS sont systématiquement classés dans le top 10 du concours organisé par CimBéton. Retour en exposition sur six années de projets étudiants. Vernissage le 14 juin à 18h. www.trophee-beton.com 28.05.19 / 18H30

Roland Schweitzer ENSAS – La Fabrique

Dominique Gauzin-Muller et Daniel Le Couedic reviennent sur l’œuvre de l’architecte et enseignant et son impact sur le 20e siècle.

17.06.19

[Syndicat potentiel]

Une exposition qui croise les approches de l’artiste et de l’urbaniste autour de la question de l’investissement de l’espace public, avec notamment des travaux de Stalker, Anne Jauréguiberry et Camille Hagège, Alexandra Pignol, et d’autres produits d’enseignements artistiques de l’ENSAS de ces dernières années. Elle sera complétée d’une table-ronde sur le même thème le 6 juin à 17h. http://syndicatpotentiel. free.fr 15.08

29.08.19

08.09.19

Tag des offenen Denkmals [Karlsruhe]

À l’occasion des 100 ans du Bauhaus, qui a laissé avec la Dammerstock Siedlung de Walter Gropius une empreinte fondamentale dans la ville, Karlsruhe veut marquer sa place dans l’histoire de la modernité, et valorise à l’occasion de cette journée du patrimoine tous les bâtiments d’avant-garde sur son territoire. www.tag-desoffenen-denkmals.de 13.09.19 / 17H

Masterclass Longevity

Nuit des PFE

[Jardin des Deux-Rives]

Cette année à nouveau l’ENSAS ouvre ses portes pour présenter les travaux de fin d’études de ses étudiants. Une centaine de projets d’archi­­tecture et d’urbanisme seront exposés uniquement le temps de la soirée jusqu’à 23h.

L’ENSAS et Longevity proposent une masterclass – accessible à tous – de construction de micros-archi­tectures, sous la direction l’architecte Noël Picaper, diplômé de l’ENSAS. Un programme de rencontres avec des architectes, paysagistes, artisans et artistes est prévu dans le cadre du projet. Inscriptions : communication@ strasbourg.archi.fr www.longevity-festival.com

[ENSAS – La Fabrique]


AGENDA 13

22.09.19

Ososphère

[Quartier Laiterie et dans toute la ville]

À l’occasion de son 20e anni­versaire, l’Ososphère établit à nouveau son QG dans son site historique. Au programme : 4 nuits de musiques électroniques, une exposition d’art numériques, des cafés conversatoires, des espaces et des événements à construire, qui entendent bien se déployer dans toute la ville. www.ososphere.org

15.10.2019

18.10.19 / 17H

Françoise Fromonot / Criticat

Inauguration du laboratoire Lumière

Françoise Fromonot revient à l’école pour le troisième épisode de ses « critiques détectives ». Comment les archi­tectes trouvent-ils l’inspiration pour leur projet ? Pour répondre à cette question, la co-fondatrice de la revue Criticat offre des interventions extrêmement documentées.

L’ENSAS inaugure son laboratoire d’expérimentations sur la lumière en architecture et en urbanisme. Développé en partenariat avec Telecom Physique Strasbourg, le dispositif a bénéficié du soutien de la Région Alsace et est labellisé Investissement d’avenir.

[ENSAS – La Fabrique]

14.10.19

Les Cordées

[ENSAS – La Fabrique]

Une exposition panorama des activités menées par l’ENSAS dans cinq établissements d’enseignement secondaire alsaciens. En partenariat avec l’Académie de Strasbourg. 08.10.19 / 18H30

Gauthier Bolle [ENSAS – La Fabrique]

En partenariat avec l’association Archi-Strasbourg, Gauthier Bolle, enseignant à l’ENSAS présente une conférence sur l’héritage du 20e siècle face aux enjeux contemporains.

[ENSAS – Le Garage]

18 17.10.19 / 18H30

26.09.19

066

Cycle de conférences AJAP : Albums des jeunes architectes paysagistes [ENSAS – La Fabrique]

En 2019-2020, l’ENSAS propose des conférences mettant à l’honneur les lauréats des AJAP. Le cycle sera ouvert le 17 octobre par un enseignant de l’école Loïc Picquet (agence LPAA), suivront en novembre Thomas Raynaud et l’agence BAST.

20.10.19

Journées nationales de l’architecture 4e édition de la manifestation lancée par le ministère de la Culture, avec pour objectif de développer la connaissance architecturale du grand public. Elle dévoile les richesses de l’architecture contemporaine, raconte l’histoire du bâti patrimonial, éveille les curiosités et valorise l’apport culturel, scientifique, technique et social de l’architecture. Au programme : rencontres et débats avec les acteurs de l’architecture, visites de chantiers et balades urbaines, expositions techniques et artistiques ou encore ateliers pédagogiques. www.culture.gouv.fr




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